Campus n°122

La Suisse pollue (encore) trop. surtout ailleurs

Le mode de consommation des Suisses n’est pas compatible avec les ressources disponibles sur Terre. La situation est critique pour le climat, la biodiversité, l’acidification des océans et le cycle de l’azote

«Y’en a point comme nous», disent les Vaudois. Et c’est peut-être mieux ainsi. Car l’impact environnemental de la consommation de la Suisse dépasse clairement les limites considérées comme sûres dans plusieurs domaines. C’est le principal résultat d’une étude menée au sein de l’Institut des sciences de l’environnement (ISE) sur mandat de la Confédération dans le cadre du «Plan d’action Economie verte» adopté par le gouvernement en 2013. Basé sur la notion de limite planétaire, ce travail montre également que si la Suisse a réalisé des progrès tangibles à l’intérieur de ses frontières en matière de protection de l’environnement, il reste beaucoup à faire pour limiter les impacts liés aux importations, en particulier dans les pays pauvres. Explications avec Hy Dao, professeur au Département de géographie et environnement et à l’ISE, et coauteur de l’étude.

Tous les experts s’accordent aujourd’hui sur le fait que la pression mondiale exercée sur l’environnement ne cesse de s’accroître. Le phénomène est cependant difficile à quantifier avec exactitude et de manière synthétique compte tenu du nombre gigantesque de variables à prendre en compte.

Plusieurs méthodes permettent cependant de mesurer l’impact du développement humain sur l’environnement. Promu depuis 2003 par le «think tank» américain Global Footprint Network, dont le bureau européen est à Genève, le concept d’empreinte écologique est, à ce jour, le plus connu.

Ce modèle comptabilise la pression exercée par les hommes envers les ressources naturelles et les «services écologiques» fournis par la nature (production d’oxygène, pollinisation, épuration naturelle des eaux, etc.).

Plus précisément, il mesure les surfaces de terres productives nécessaires pour produire les ressources qu’un individu, une population ou une activité consomme et pour absorber les déchets générés. En les comparant aux surfaces disponibles, on peut ainsi constater que pour assumer une consommation équivalente à celle de la Suisse à l’échelle du monde entier, il faudrait trois planètes comme la Terre.

Plus récente, la méthode des limites planétaires, qui a été utilisée et développée dans la présente étude – après une première application à la Suède –, est basée sur un ensemble d’indicateurs plus étendu. Elle permet de mettre en évidence la charge que l’environnement peut supporter à l’échelle de la planète dans différents domaines sans dépasser un certain seuil de sécurité (safe operating space) qui compromettrait la poursuite du développement humain. Elle propose également un mécanisme pour allouer à chaque pays une part des limites planétaires, selon un principe de poids démographique et, pour certains domaines comme le climat, de «dette environnementale» (soit la prise en compte des impacts du passé).

La méthode a par ailleurs l’avantage de prendre en compte les impacts tout au long du cycle de vie des produits et services consommés, que ce soit en Suisse ou à l’étranger, ce qui est particulièrement pertinent dans le cas d’un pays à l’économie très ouverte sur l’extérieur comme le nôtre.

«Le concept d’empreinte écologique est assez porteur sur le plan de la communication, précise Hy Dao. Son inconvénient, c’est qu’il n’est pas toujours facile de faire le lien entre les résultats obtenus et des actions potentielles. L’objectif de la méthode des limites planétaires développée dans la présente étude est précisément de lier les indicateurs retenus aux données de consommation afin de pouvoir identifier les secteurs les plus problématiques et engager des actions concrètes. Cela étant, ces deux approches ne sont pas exclusives, mais ­complémentaires: la première permet de mobiliser, la seconde, d’orienter les choix politiques.»

Neuf limites planétaires ont été abordées par les chercheurs de l’ISE: le changement climatique, l’acidification des océans, l’anthropisation de la couverture des sols, la perte de la biodiversité, les pertes d’azote et de phosphore dans l’environnement, l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique, l’augmentation des aérosols atmosphériques, l’utilisation de l’eau douce, la pollution chimique. Les quatre dernières limites n’ont pas été quantifiées soit parce que la situation est stabilisée (ozone), soit parce que les justifications scientifiques manquent pour fixer une limite (aérosols et pollutions chimiques), soit parce que la notion de limite mondiale n’est pas pertinente (utilisation de l’eau douce).

Les résultats obtenus donnent toutefois une image assez nette de la situation dans les cinq domaines restants, qui sont également les plus préoccupants (voir encadré ci-contre).

A titre d’exemple, en ce qui concerne les gaz à effet de serre, les conclusions des chercheurs montrent que la Suisse ne devrait pas émettre plus de 4,8 millions de tonnes d’équivalent-CO2 par an pour rester compatible avec la limite planétaire du climat (qui correspond à une élévation de la température moyenne globale de 2°). Or, elle en rejette actuellement près de 110 millions de tonnes par an, tendance qui est en hausse constante.

Vu autrement, si rien ne change, les chercheurs estiment que la Suisse atteindra le seuil de sécurité défini par le modèle dans moins de cinq ans pour ce qui est du changement climatique. Concernant l’acidification des océans, le Rubicon sera, quant à lui, franchi dans six ans.

Autre enseignement essentiel: l’étude rappelle qu’environ trois quarts des impacts environnementaux de la Suisse sont générés à l’étranger, proportion qui, là encore, est en augmentation constante. «Ce que nous avons surtout mis en évidence, commente Hy Dao, c’est que le comportement des habitants d’un pays comme la Suisse dont l’économie, résolument axée sur les services et globalement interconnectée, a des répercussions aux quatre coins de la planète, qu’il s’agisse des fèves de cacao indispensables à la production du fameux «chocolat suisse» ou du coltan extrait des mines africaines et dont est issu le tantale que l’on trouve dans les téléphones portables.»

Préoccupante, la situation n’est toutefois pas désespérée. D’abord parce que l’expérience a montré qu’il est possible d’inverser la tendance. Moyennant une forte mobilisation de la communauté internationale, c’est ce qui a été réalisé avec la couche d’ozone, hier sévèrement menacée et qui est en train de se reconstituer.

Ensuite, parce que l’impact environnemental de la Suisse à l’intérieur de ses frontières est resté globalement stable ces vingt dernières années malgré une augmentation notable de la population et de la consommation, ce qui traduit les importants progrès accomplis en termes d’efficience.

«Les impacts du développement humain sur l’envi- ronnement sont inévitables, conclut Hy Dao. La question qui se pose est donc de savoir jusqu’où on peut aller sans perturber de manière irréversible notre écosystème planétaire. Et même s’il est impossible pour l’heure de déterminer un point de rupture précis, ce travail a permis de fixer un ordre de grandeur pour chaque domaine considéré. Et ce n’est qu’une première étape. Grâce à un financement de la Fondation Boninchi, nous allons répliquer les calculs pour une quarantaine d’autres pays qui, réunis, représentent 95 % du PIB mondial. D’ici à la fin 2015, nous devrions donc avoir une vue d’ensemble de la situation et comparer les bons et les mauvais élèves.»

Vincent Monnet

www.bafu.admin.ch