Campus n°126

L’utopie entre rêve et cauchemar

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Un demi-millénaire après l’ouvrage fondateur de Thomas More,
trois historiens romands – Bronislaw Baczko, Michel Porret et François Rosset – publient un « Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières ». Plongée dans le monde du bonheur obligatoire

L’enfer est souvent pavé de bonnes intentions. Et, à vouloir faire le bonheur des gens, on risque souvent de verser dans la tyrannie. C’est une des leçons essentielles du monumental Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières. Une somme de 1400 pages, réalisée sous la direction de Bronislaw Baczko, professeur d’histoire moderne à la Faculté des lettres entre 1974 et 1989, de Michel Porret, professeur ordinaire au Département d’histoire général et François Rosset, professeur à l’Université de Lausanne. Proposant un tour d’horizon en 54 étapes de ce concept né au XVIe siècle sous la plume de Thomas More (lire ci-contre), l’ouvrage met en lumière la très grande richesse d’un genre littéraire qui a abondamment nourri l’esprit des Lumières, parfois pour le meilleur et souvent pour le pire.
Le choix de traiter de l’utopie dans cette époque particulière, celle des auteurs de L’Encyclopédie, s’est imposée aux trois historiens comme une évidence.
D’abord parce que ce dictionnaire critique n’existerait pas sans le prix Balzan attribué en 2011 à Bronislaw Baczko, décédé le 29 août dernier à l’âge de 93 ans. Or, cette récompense est assortie de l’obligation pour son récipiendaire de financer un projet de recherche dans son domaine de prédilection, en l’occurrence les Lumières, Jean-Jacques Rousseau et la Révolution française. Ensuite parce que le XVIIIe siècle, comme l’a montré Bronislaw Baczko dans son grand livre intitulé Les Lumières de l’utopie (Payot, 1978), constitue un temps particulièrement « chaud » dans l’histoire de ce concept.
Deux siècles après la parution du texte fondateur de Thomas More, on assiste en effet à une véritable explosion du genre avec la publication de plus de 120 titres en français. Ce mouvement éditorial connaît son apogée à l’aube de la Révolution française avec la publication entre 1787 et 1789, par le compilateur parisien Charles-Georges-Thomas Garnier, des 39 volumes des Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques. Le genre est pourtant alors déjà condamné par la marche de l’histoire.
« Le récit utopique repose sur un déplacement géographique, analyse Michel Porret, Il met en scène une société où le bonheur est déjà réalisé et où le futur n’existe pas. Or, la promesse révolutionnaire, c’est précisément de donner à l’homme la possibilité de transformer le monde. »
Ce changement de paradigme a été perçu par un auteur comme Louis-Sébastien Mercier en 1771 déjà. Avec son livre intitulé L’an 2440, rêve s’il en fut jamais, le romancier parisien invente en effet un nouveau genre littéraire qui s’inscrit dans la généalogie de l’utopie tout en s’en détachant sur un aspect essentiel. Dans cette toute première uchronie, puisque c’est de cela qu’il s’agit, Mercier propose un déplacement non plus géographique mais temporel. « En projetant ses personnages dans un futur lointain, commente Michel Porret, il réintroduit l’histoire en tant qu’agent du progrès et remplace « l’ailleurs » par le demain », marquant en cela une importante rupture dans l’histoire des idées et en particulier dans la tradition utopique. »
Quant à la forme de cet imposant pavé – 54 essais, comme le nombre d’îles décrites dans le livre de Thomas More, oscillant entre une dizaine et une trentaine de pages –, elle répond à une double volonté. Celle, tout d’abord, de ne pas reproduire ce qui a déjà été fait à maintes reprises en produisant une simple recension des œuvres existantes et celle, ensuite, de refléter la très grande diversité des thèmes abordés par les auteurs qui se sont essayés à l’exercice.
« L’utopie est un objet multidimensionnel en forme d’œil de mouche, poursuit Michel Porret. Ce qu’on appelle aussi le « roman d’Etat » peut adopter une approche très sérieuse pour défendre de grandes idées réformistes comme l’égalité, l’abandon de la propriété privée ou l’abolition de la peine de mort en se posant comme le miroir de la société réelle. Mais beaucoup de ces textes se situent dans un registre délibérément ludique et possèdent une dimension qui est de l’ordre de la chimère, de la fable ou du délire. Loin de ressasser toujours les mêmes schémas, l’utopie peut, à cet égard, être perçue comme un formidable musée de l’inventivité humaine. »
Reflet de ce large éventail, les entrées du dictionnaire alternent entre des sujets relativement attendus (Amérique, Economie, Révolution, Voyage, Droits de l’homme, Nature) et d’autres beaucoup plus insolites (Animaux, Amour, Pirates, Police, Luxe, Mathématiques et géométrie…).
L’ensemble conserve néanmoins une très grande cohérence, tant il est vrai que le corpus utopique respecte un canevas aux contours bien dessinés. « Le scénario est toujours le même, confirme Michel Porret. Comme dans le livre fondateur de Thomas More, le récit utopique suit de manière quasiment systématique un certain nombre d’étapes bien balisées : un narrateur, un voyage, l’arrivée dans un endroit imaginaire – le plus souvent une île, qui peut être flottante, volante ou enfouie dans les entrailles de la Terre – l’acculturation de ce voyageur, l’observation des mœurs de l’utopie et le retour dans le monde réel. Nourrissant une multitude de récits fabuleux, cette trame permet de réinventer le monde en faisant table rase de l’ordre établi. Ce faisant, elle va jouer un rôle capital dans l’histoire des idées en servant notamment de ferment aux idées révolutionnaires qui vont prendre corps à partir de la fin du XVIIIe siècle. »
Là où le bât blesse, c’est que dessiner les contours d’un monde parfait est un exercice des plus délicats. Et, à y regarder de plus près, il est vrai que les sociétés « idéales » imaginées par les utopistes du XVIIIe siècle ressemblent davantage à l’enfer qu’au paradis. L’utopie est en effet un pays où le bonheur est en quelque sorte obligatoire et où tous les comportements sont strictement codifiés par la loi. « Cette approche trahit la défiance d’une époque envers l’arbitraire, complète l’historien. Mais elle conduit aussi à des systèmes où règne une terrible normalité. En utopie, il y a certes de l’égalité, mais au prix d’une absence de liberté. C’est un monde dans lequel les passions ont été rabotées et détruites par la mise au pas des individus, lesquels doivent se fondre dans la masse, au risque de devenir suspects. »
Cette tyrannie du collectif a rapidement suscité de très vives critiques, notamment au sein des milieux libéraux anglo-saxons. Ce qui a rapidement donné naissance à un contre genre : l’anti-utopie.
Avec Les Voyages de Gulliver, Jonathan Swift fut un des premiers à ouvrir le feu sur ce nouveau champ de bataille littéraire. Dans ce roman satirique écrit en 1721, l’écrivain irlandais prend en effet le total contre-pied de la tradition utopique française en montrant que le meilleur des mondes possibles tourne systématiquement au cauchemar, que les hommes sont par nature égoïstes et qu’ils seront toujours obsédés par l’envie de grandeur et la vénalité.
« Dans ce livre, note Michel Porret, le seul endroit où il existe une société qui fonctionne bien est une société dominée par les chevaux, où les hommes sont des esclaves et où le seul mot qui manque dans le vocabulaire est le mot guerre. » C’est dans cette même veine de la dystopie que viendront s’inscrire les grandes utopies socialisantes du XIXe siècles, les romans scientifiques, puis, dans le courant du XXe siècle, un certain nombre d’œuvres majeures comme le Nous autres de Ievgueni Zamiatine (1920), le Brave New World d’Aldous Huxley (1932), le 1984 de George Orwell (1949) ou encore l’hallucinant Brazil du réalisateur américain Terry Gilliam (1985).

Vincent Monnet