Campus n°138

« Les possibilités sont sans limites »

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Personnalisation, prévention, prédiction et participation sont les quatre piliers de la médecine de précision. Une approche qui, dans de nombreux domaines, a d’ores et déjà révolutionné l’art de soigner.

Campus : Qu’est-ce que la santé personnalisée ?
Antoine Geissbuhler : Il s’agit d’une approche émergente qui prend en compte les variabilités individuelles aussi bien génétiques, environnementales que de style de vie dans le traitement et la prévention de maladies. Elle est émergente car on en est encore aux prémices et parce que, malgré toutes ses promesses et déjà quelques avancées, on ignore encore jusqu’à quel point elle peut s’avérer utile à la société. Cela dit, le terme « personnalisée » n’est pas très heureux.

Pourquoi ?

Cela fait tout de même au moins 3000 ans que les médecins personnalisent leurs soins. C’est justement l’idée de la consultation, ce colloque singulier entre le patient et son soignant, qui est censée aboutir à la meilleure prise en charge possible dans un contexte donné. Je préfère par conséquent parler de médecine de précision.


À quels besoins répond la médecine de précision ?

Aujourd’hui, le taux de réponse moyen aux traitements existants, toutes maladies confondues, est très faible. Pour près de la moitié des patients, le médicament qui leur est prescrit ne fonctionne pas mieux qu’un placebo (un produit dénué de principe actif). C’est faible. À cela s’ajoute le fait que, selon l’Organisation mondiale de la santé, la moitié des malades chroniques n’adhèrent pas ou mal à leur traitement. La médecine de précision a pour ambition de comprendre pourquoi il existe de telles différences entre les individus, de trouver des solutions tout en impliquant les patients dans le processus, ce qui permettra entre autres d’améliorer leur adhésion au traitement. Les solutions seront individualisées puisqu’il s’agit de choisir ou de développer des traitements qui seront davantage adaptés à chacun d’entre nous et non plus à de vastes catégories de personnes, comme cela se pratique actuellement. En d’autres termes, il convient de trouver, quand c’est possible et nécessaire, le bon remède pour le bon patient au bon moment.


Comment réaliser cette prouesse ?

Nous vivons actuellement deux révolutions conjointes. La première est numérique. Elle a vu, depuis les années 1970, le développement des ordinateurs, d’internet, de la téléphonie mobile et des réseaux sociaux. Ces outils fournissent aujourd’hui des monceaux de données personnelles dont on peut tirer des informations ayant un lien avec la santé. Les possibilités sont sans limites. La géolocalisation est susceptible de fournir des indications sur des comportements potentiellement à risque (visite de lieux d’approvisionnement en drogue tous les soirs, par exemple), les applications de santé accumulent sur le smartphone des données sur l’activité physique ou autre, des capteurs de toutes sortes se branchent sur – voire dans – le corps ou dans son environnement et permettent de suivre tous les paramètres que l’on veut (battements du cœur, qualité du sommeil, composition de l’air, etc.) et bien d’autres choses encore.


Quelle est l’autre révolution ?

Il s’agit de celle des techniques médicales que sont l’imagerie, les réseaux d’information de la santé et, surtout, le séquençage du génome (l’ensemble des gènes) humain. Non seulement du génome d’ailleurs, mais aussi du transcriptome (l’ensemble des ARN messagers produits par les gènes), du protéome (l’ensemble des protéines synthétisées à partir de l’ARN messager), du métabolome (l’ensemble des métabolites présents dans les cellules comme les sucres, les acides aminés, les polyphénols, etc.), voire même du microbiote (l’ensemble des microbes qui colonisent notre tube digestif et de son matériel génétique).


Cela fait beaucoup d’informations…

En effet. L’un des enjeux de la médecine de précision consiste à combiner et à intégrer ces masses de 0 et de 1 (le code binaire), d’A, de G, de T et de C (les lettres du code génétique) pour dresser le profil le plus complet possible d’un patient afin de prédire les risques de maladies, de les prévenir, de personnaliser une prise en charge et un traitement sans oublier d’impliquer le patient dans toute cette démarche. On parle d’ailleurs aussi de la médecine des « 4P », pour personnalisation, prévention, prédiction et participation.


La médecine de précision va donc demander de nouvelles compétences aux médecins.

La médecine de précision a une forte composante numérique. On commence ainsi à voir apparaître de plus en plus de médecins qui sont aussi bio-informaticiens et de nouvelles filières comme les sciences biomédicales. L’enseignement de la médecine est un domaine qui progresse rapidement. Il y a quelques années seulement, il a été profondément remanié afin d’adopter le concept d’apprentissage par problème dont le but est d’apprendre à apprendre. Désormais, les étudiants devront, en plus, apprendre à utiliser et à intégrer des outils qui apprendront à leur place, c’est-à-dire des programmes informatiques qui géreront, trieront et analyseront de grandes quantités de données. À l’UNIGE, nous venons d’ailleurs de finaliser un MOOC (cours en ligne ouvert et massif) sur la médecine de précision qui sera proposé dès la rentrée prochaine aux étudiants en médecine et en biologie de 3e année.


Quels sujets abordera-t-il ?

Il traitera des maladies monogéniques (qui sont notamment à l’origine de certaines malformations congénitales), des maladies complexes dans lesquelles plusieurs gènes sont impliqués (diabète, maladies cardiovasculaires, etc.), du cancer, de la recherche médicale, de la pharmacogénétique, de la santé publique ou encore des composantes éthiques et légales. Il comportera bien sûr également une importante partie numérique.


La médecine de précision est-elle déjà en pratique aujourd’hui ?

Oui, même si elle n’en est qu’au début. Par exemple, pour de nombreuses pathologies, on effectue déjà des tests biochimiques préalables pour savoir si tel ou tel traitement sera efficace ou pas. L’oncologie est la discipline qui a le plus progressé dans ce domaine. Le génome des cellules tumorales est de plus en plus souvent séquencé pour déterminer si un traitement spécifique (souvent très cher) fonctionnera. Aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), on a aussi pris l’habitude de faire des « tumor boards », c’est-à-dire des réunions multidisciplinaires autour d’un cas qui intègrent le radiologue, l’oncologue, le pathologue, le radiothérapeute mais aussi le généticien. Ce dernier établit le profil génétique du patient et explore la littérature scientifique à la recherche du traitement le plus efficace. Des protocoles similaires commencent à apparaître pour d’autres maladies, notamment les affections chroniques. On détermine ainsi au préalable le bon dosage de certains anticoagulants, prescrits dans certaines pathologies cardiaques, grâce à des tests génétiques. Ce domaine en plein essor est celui de la pharmacogénétique (lire aussi notre dossier).


Y a-t-il autant de maladies que de patients ?

Presque. La médecine de précision entraîne en tout cas un changement radical dans la définition de la maladie. Au début, le diabète, par exemple, était considéré comme une maladie unique. Assez rapidement, on s’est rendu compte qu’il existait deux formes différentes, le type I et le type II. Avec l’avancement des recherches en génomique, on s’est aperçu qu’il y avait en réalité de nombreux sous-types.


Cela ne pose-t-il pas de problèmes pour la recherche de nouveaux traitements ?

Il est vrai que plus on cherche les causes précises d’une maladie – et donc des remèdes spécifiques –, moins il y a de patients qui souffrent exactement de la même pathologie. Du coup, une population comme celle de Genève, par exemple, avec ses 500 000 habitants, pourrait ne plus suffire pour mener certaines études cliniques. Autrement dit, la collaboration entre institutions devient incontournable ne serait-ce que pour augmenter le nombre de patients potentiels. C’est d’ailleurs l’objectif d’un projet important, le SPHN (Swiss Personalized Health Network), qui cherche à faire en sorte que tous les établissements universitaires du pays puissent mener des recherches cliniques ensemble.


Est-ce qu’on peut imaginer des tests cliniques sur un seul patient ?

Ce n’est pas exclu. Mais il faut réfléchir à l’intérêt d’une telle démarche. Si on arrive à développer un médicament capable de soigner totalement un patient dans un contexte précis, c’est bien pour le malade mais un tel produit coûtera à coup sûr très cher à développer. On peut pondérer ce fardeau en calculant ce qu’aurait coûté ce patient s’il avait dû suivre un traitement toute sa vie. On peut aussi chercher à généraliser le médicament individuel à d’autres patients. Le problème se pose d’ailleurs déjà. Des molécules très chères destinées à de toutes petites populations de malades arrivent en effet de temps en temps sur le marché (par exemple des anticorps monoclonaux ou les cellules CAR-T utilisés dans l’immunothérapie). Les patients, on les comprend, mettent la pression sur les hôpitaux pour les obtenir. Seulement, en moyenne, entre la commercialisation d’un traitement et son remboursement par les assurances (qui ne sont jamais très pressées dans ce genre de cas), il faut compter trois ans. Entre-temps, l’hôpital perd des millions.


Le dossier électronique du patient (DEP) devrait entrer en vigueur au printemps 2020 dans toute la Suisse. Cela signifie que l’on va progressivement numériser les informations médicales d’une population de plus de 8 millions de personnes. N’est-ce pas un outil qui pourrait contribuer à la recherche ?

Cela représente en effet un matériel formidable pour réaliser des études épidémiologiques. En raison des débuts poussifs du DEP, le volet recherche a cependant été mis en arrière-plan pour ne conserver que les aspects pratiques, notamment l’accès aux données à distance et à tout moment par les professionnels de la santé. Pour l’instant en tout cas. Il est possible que cela change à terme, du moins si la société y voit plus d’avantages que d’inconvénients, notamment en termes de protection des données. Il faut d’ailleurs que les patients donnent leur consentement éclairé à l’utilisation de leurs informations à des fins de recherche scientifique.


Est-ce que le séquençage du génome d’un individu coûte cher ?

Aujourd’hui, il faut compter environ 1000 francs pour séquencer un génome. On a de bonnes raisons de penser que cela deviendra un test de routine dans une dizaine d’années. Bien entendu, une telle évolution ne va pas sans poser de problèmes. Un profil génétique, ce n’est pas comme une simple prise de sang. Votre génome vous constitue, il dévoile énormément de choses sur vous que vous ne voulez pas forcément révéler ni même connaître, parfois.


Que faire si le séquençage du génome d’un patient produit une mauvaise surprise ?

Le médecin a l’habitude d’annoncer des mauvaises nouvelles ou de découvrir des maladies inattendues au détour d’un test de routine. Ce qui est nouveau avec la génétique, c’est qu’elle permettra – elle le permet déjà dans certains cas particuliers, comme pour une forme de cancer du sein liée à la mutation des gènes BRCA1 et 2 – de déterminer des probabilités que des maladies se développent, y compris celles contre lesquelles il n’existe aucun traitement. Faut-il annoncer à un patient qu’il a 80% de risques de développer la maladie d’Alzheimer ? Ce serait une nouvelle angoissante car même s’il reste une petite chance qu’elle ne se déclare pas, la maladie est pour le moment incurable. Elle fournirait toutefois l’occasion de se préparer à une telle éventualité, d’écrire un testament, de s’inscrire chez Exit, de mettre de l’ordre dans ses affaires avant de commencer à perdre la mémoire, etc. Quoi qu’il en soit, une réflexion éthique sur cette problématique est incontournable.


La participation active du patient fait-elle partie du concept de médecine de précision ?

Oui, c’est un élément très important. Et c’est pourquoi il faudra le former à ce nouveau concept et le sensibiliser, notamment, aux capacités mais aussi aux limites de la génétique. Le séquençage d’un génome permet de dévoiler des prédispositions à certaines maladies mais pas de savoir si un enfant sera beau et intelligent ou qui étaient ses ancêtres il y a 2000 ans. L’Université de Genève et les HUG mènent un projet (le bus « À notre santé! » Lire ci-dessous) qui va d’ailleurs dans ce sens.


Est-ce que les nouvelles technologies favorisent aussi l’émancipation du patient ?

Le smartphone est devenu l’outil par excellence de l’implication du patient dans sa propre prise en charge médicale. Celui-ci peut, par exemple, prendre des photos de ses grains de beauté pour les faire expertiser à distance par des dermatologues (ou par des algorithmes d’intelligence artificielle) capables de reconnaître les mélanomes. Un jour, on prescrira des applications comme remèdes ou méthodes de prévention. Un progrès notable consisterait d’ailleurs à concevoir de tels logiciels qui soient adaptés à des patients dont le niveau de lecture est assez modeste, afin de toucher de la manière la plus équitable possible toutes les couches de la population. De manière générale, le fait que le patient participe à sa prise en charge augmente aussi considérablement son adhésion au traitement et ce, d’autant plus si ce dernier est taillé sur mesure.


Est-ce que la médecine de précision permettra enfin le développement d’une médecine véritablement préventive ?

On espère que le pouvoir prédictif de la génétique aura une incidence sur les patients. Si le médecin annonce à son patient qu’il a tant de risques de développer telle maladie dans tel délai, alors peut-être que ce dernier réussira à changer son comportement (augmenter l’exercice physique ou diminuer sa consommation d’alcool, de tabac, de sucre, de graisses, etc.) pour tenter de faire mentir les statistiques. Pour y parvenir, le corps médical devra de toute façon l’accompagner.


Est-ce que cela ne risque pas d’entraîner une stigmatisation des mauvais comportements ?

Le risque est réel. Pour l’instant, on est encore dans une logique inverse avec des assureurs qui aimeraient offrir des remises de primes aux clients qui ont des comportements vertueux, comme faire un certain nombre de pas par jour. Mais je pense que le système suisse de l’assurance santé atteint ses limites. Les primes sont devenues tellement élevées que l’on parle de remettre en cause l’obligation de contracter (tous les médecins sont remboursés par l’assurance). Il est également possible que le catalogue des prestations de soins (très large actuellement) soit revu à la baisse. Et si le système actuel doit disparaître, il faudra bien en concevoir un nouveau. Dans ce contexte, la personnalisation de la médecine risque de mener à la personnalisation du risque, calculé en fonction des habitudes potentiellement nocives pour la santé de chacun. Ceux qui en ont les moyens pourront s’offrir des assurances complémentaires pour se couvrir complètement. Les autres ne bénéficieront que du minimum que la société voudra bien leur donner. Quant aux personnes dotées d’un génome de mauvaise qualité, je pense que la société résistera encore un bout de temps avant de les stigmatiser. Hériter de tares est surtout la faute à pas de chance.


Est-ce que la médecine de précision va réduire les coûts de la santé ?

Un des objectifs de la médecine de précision est de gagner en efficacité et de réduire le gaspillage. Mais jusqu’à présent, tous les progrès technologiques en médecine ont plutôt eu tendance à faire monter les prix.

 

 

Un Bus promène la santé personnalisée à travers 11 villes romandes


Cet été, le Bioscope de l’UNIGE et le Musée de la main à Lausanne ont totalement réaménagé le « bus santé » – l’unité mobile de consultation des HUG – pour le transformer en une exposition itinérante dédiée à la santé personnalisée. Rebaptisé pour l’occasion « À notre santé ! »,
le semi-remorque parcourra 11 villes de Suisse romande entre septembre et novembre, à la rencontre du grand public et en particulier des classes de l’enseignement secondaire auxquelles des après-midi sont spécialement consacrés.
« Le thème de la santé personnalisée est mal connu, il intrigue et fait parfois peur, explique Mona Spiridon, adjointe scientifique au Bioscope et coresponsable du projet. C’est pourquoi nous voulons présenter au plus grand nombre les promesses mais aussi les limites de ce à quoi pourrait ressembler la médecine de demain. »
L’exposition se divise en trois parties. Dans la première, le visiteur peut écouter des témoignages d’individus ayant expérimenté une des facettes de la santé personnalisée. Il peut s’agir aussi bien de l’utilisation d’une application santé que l’on peut télécharger sur son téléphone mobile que d’un patient ayant bénéficié d’un traitement ciblé pour traiter ses propres cellules tumorales.
Dans la deuxième partie, le visiteur découvre comment ses propres données peuvent être exploitées dans différents domaines de la santé tels que la nutrition ou le stress. L’objectif consiste à montrer que les gens ne réagissent pas tous de la même manière à des stimuli environnementaux, à des prises de nourriture et, à plus forte raison, à des médicaments. Des différences dont il faut tenir compte dans une optique de santé personnalisée.
La dernière partie, elle, est consacrée aux questions éthiques telles que celles touchant la protection des données, notamment génétiques, le droit de savoir ou d’ignorer ce que le séquençage de son génome pourrait révéler sur sa propre santé mais aussi sur celle de ses proches parents, les choix que la collectivité peut faire à partir de la collecte des données issues du self-tracking, etc.
Deux médiateurs seront présents en continu pour guider les visiteurs dans les entrailles du bus –
assez exigu mais tout de même capable de recevoir une dizaine
de personnes – et dans des espaces temporaires aménagés à l’extérieur.


Informations pratiques
 
Du 4 septembre au 17 novembre,
mercredi, jeudi et vendredi, de 12 h à 18 h
et le samedi, de 10 h à 16 h.
Entrée libre.

Parcours
Genève (4 au 7 septembre),
Yverdon-les-Bains (11 au 14 septembre),
Neuchâtel (18 au 21 septembre),
Delémont (25 au 28 septembre),
La Chaux-de-Fonds (2 au 5 octobre),
Fribourg (9 au 12 octobre),
Bulle (16 au 19 octobre),
Vevey (23 au 26 octobre),
Payerne (30 octobre au 2 novembre),
Renens (6 au 9 novembre)
Martigny (14 au 17 novembre).

Le projet est soutenu par la Fondation Leenaards dans le cadre de l’initiative Santé personnalisée & Société.