Campus n°142

Il n’y a pas de bonheur heureux

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À contre-courant de l’hédonisme ambiant, des travaux menés dans le cadre du projet « Feel bad, live well! » visent à réhabiliter les émotions dites négatives comme la peur, la colère ou la culpabilité qui participent, selon les chercheurs, activement à une vie meilleure.

Tout autant que la joie, la vertu ou le plaisir, la colère, la honte ou la tristesse sont des ingrédients indispensables au bonheur. Au-delà de leur utilité instrumentale, les émotions dites « négatives » contribuent en effet de manière intrinsèque au bien-être et au sentiment de vivre une « vie bonne ». À contre-courant de l’hédonisme ambiant, c’est l’idée qui structure le projet Feel bad, live well !. Une étude soutenue par le Fonds national suisse de la recherche scientifique pour la période 2018-2021 et dirigée par Julien Deonna et Fabrice Teroni, tous deux philosophes au sein du Centre interfacultaire en sciences affectives.
« Les conceptions traditionnelles et contemporaines du rôle joué par les émotions dans le bien-être et/ou le bonheur, mettent un accent presque exclusif sur les émotions positives comme la joie, l’espoir, l’amusement ou la fierté, commente Fabrice Teroni. A l’inverse, les émotions négatives (peur, colère, angoisse, tristesse, culpabilité…) sont systématiquement considérées comme quelque chose dont il faudrait se débarrasser au motif qu’elles constitueraient une entrave à une vie heureuse. En nous appuyant sur la littérature existante et sur les travaux déjà menés au sein du CISA, l’idée de ce projet est de remettre ce dogme en cause. »
Pour questionner la thèse hédoniste, selon laquelle seul le plaisir compte et plus il y en a mieux c’est, plusieurs arguments peuvent être avancés. Le premier s’appuie sur une célèbre expérience de pensée mise au point par le philosophe américain Robert Nozick dans les années 1970 et baptisée La « machine à expériences » ou « machine à plaisir ». À l’image de ce qui se passe dans le film Matrix, il est proposé aux participant-es d’imaginer une machine capable de réaliser tous leurs souhaits jusqu’au dernier jour de leur existence sans qu’il leur soit possible de se rendre compte qu’ils ne vivent pas dans le monde réel. Afin d’éviter tout sentiment d’accoutumance, la mémoire du sujet est effacée régulièrement. Suite à la présentation de ce scénario, pourtant, la plupart des gens ne souhaitent pas profiter des prestations offertes par l’engin.
Cette réaction suggère qu’il existe quelque chose qui compte visiblement plus que les plaisirs, en l’occurrence le fait que ceux-ci soient ancrés dans le réel et qu’ils revêtent du sens à nos yeux. Cette hypothèse semble d’ailleurs corroborée par d’autres études menées au CISA (lire en page 30).
« On ne veut pas seulement penser par exemple que l’on est un grand écrivain, observe Julien Deonna, on veut vraiment écrire un grand livre. Je ne veux pas seulement faire l’expérience de sauter en parachute mais me jeter d’un avion qui ne soit pas factice. »
Selon Fabrice Teroni, la première impression de beaucoup de gens sur le bonheur, c’est qu’il s’agit d’un état purement subjectif lié à ce que chacun ressent. « Les expériences comme celle de la « machine à plaisir » ont pour but de montrer qu’en fait ce n’est pas si simple que cela, précise-t-il. Notre façon de concevoir spontanément le bonheur présuppose de nombreux rapports au monde extérieur. Les plaisirs jouent certes un rôle essentiel dans notre appréciation du bien-être, mais uniquement s’ils sont fondés et liés au monde de la bonne façon. »
Dans le même ordre d’idées, une autre expérience de pensée consiste à considérer deux vies générant deux sommes de plaisirs identiques. La seule différence est la distribution de ces plaisirs au sein de ces vies : dans le premier cas, le plaisir augmente avec le temps, tandis que dans le second, il décroît. Là encore, le résultat est sans appel : pour la majorité des personnes confrontées à ces deux situations, c’est la première qui est la plus heureuse.
« Ce petit exercice mental tend à démontrer que ce n’est pas la somme de plaisir, qui suffit au bonheur, ponctue Fabrice Teroni. À l’évidence, la manière dont celui-ci est structuré et distribué au fil de l’existence entre, elle aussi, en ligne de compte. »
Enfin, soulignent les deux philosophes, il ne faut pas perdre de vue le fait que tous les plaisirs ne se valent peut-être pas. Quelles que soient les normes sociales, on admet en effet généralement qu’il existe une hiérarchie des plaisirs selon laquelle les satisfactions liées à certaines activités (plus exigeantes et/ou plus complexes) sont supérieures à d’autres. Autrement dit, il serait par exemple plus gratifiant de lire un bon roman dans un décor idyllique que de regarder une émission de téléréalité affalé sur son sofa, le combo bière-chips à la main.
« Si l’on accepte ce raisonnement, cela signifie qu’il y a des choses incommensurables qui entrent dans la définition d’une vie bonne, argumente Julien Deonna. Comment quantifier les plaisirs sensoriels, les plaisirs intellectuels, la connaissance, l’autonomie, l’amour ou l’amitié ? On peut arriver à une évaluation globale de la qualité de l’existence d’un individu mais il paraît difficile de les traduire dans un modèle mathématique. »
Et quand bien même la chose serait possible, qui faudrait-il interroger ? La personne concernée paraît l’option la plus logique. Sauf que nous sommes tous victimes d’un certain nombre de biais réflexifs qui font que l’on se déclare souvent plus heureux ou plus malheureux qu’on ne l’est objectivement. Quant aux gens qui nous entourent, comment être certain qu’ils perçoivent de nous la même image que celle que l’on voudrait donner ?
Plutôt que de s’enferrer dans cette impasse théorique, Julien Deonna et Fabrice Teroni privilégient une approche plus dynamique qui, sans nier l’importance du plaisir, assume l’idée que le bonheur est aussi fonction de nos vertus et de la poursuite de certaines tâches qu’on estime être de valeur. L’idée est loin d’être neuve, puisqu’on la trouve déjà chez Aristote, et elle a l’avantage de donner une place de choix aux émotions supposées négatives, sujet de prédilection des deux chercheurs genevois.
« Les émotions nous permettent de nous ajuster à la réalité du monde, d’en tenir compte et d’agir en conséquence, avance Fabrice Teroni. Contrairement à ceux qui estiment qu’il faut se débarrasser de la colère ou de la honte parce qu’elles nous empêcheraient d’être bien avec nous-mêmes, nous considérons qu’il faut vivre avec ces émotions négatives. D’une part, parce que beaucoup d’éléments que l’on considère comme des biens centraux dans notre vie, comme les relations sociales ou la connaissance du monde, suscitent un mélange constant d’émotions positives et négatives qui sont liées de façon consubstantielle. De l’autre, parce que les émotions dites « négatives » nous sont profitables tant d’un point de vue instrumental que pour leur valeur intrinsèque. »
Selon le philosophe, la première partie de cette affirmation se démontre sans trop de difficultés. Même si la peur est un sentiment désagréable, nul ne peut contester qu’elle est utile pour éviter les dangers et donc préserver son intégrité physique et psychologique. De la même manière, la culpabilité pousse à demander pardon, à réparer les relations sociales, à se réintégrer dans la communauté morale, ce qui constitue naturellement un bienfait.
« En ce qui concerne la deuxième partie, à savoir la valeur intrinsèque d’une émotion négative, celle-ci est indépendante du plaisir ou du déplaisir qu’elle provoque, poursuit Julien Deonna. Voir le mal et y répondre par de l’indignation pourrait être un bien en soi. Selon cette approche, son statut de bien intrinsèque est lié à la connaissance des valeurs. L’indignation est un accès premier, primitif, irremplaçable à la perception de l’injustice. »
Par ailleurs, dans un important ouvrage consacré à la honte (In Defense of Shame : The Faces of An Emotion, J. Deonna, R. Rodogno et F. Teroni, Oxford University Press, 2011), les deux chercheurs ont argumenté que cette émotion, longtemps soupçonnée de conduire à l’isolement et à la dépression, avait également une influence positive sur notre capacité à nous réformer.
« Cette émotion est de prime abord douloureuse, puisqu’elle nous met face à certains traits négatifs endurants de notre personnalité, précise Fabrice Teroni. Mais simultanément, le signal est suffisamment désagréable pour nous forcer à prendre la mesure de nos défauts et, idéalement, à amorcer des changements importants afin de rétablir l’accord avec soi-même. »
Dans le cadre du projet de recherche Feel bad, live well !, Juliette Vazard, doctorante au Département de philosophie de la Faculté des lettres, s’est, de son côté, intéressée au rôle de l’anxiété dans le bien-être et la connaissance. Ses travaux montrent que loin de ne constituer qu’un obstacle à l’épanouissement personnel, les états d’anxiété permettraient non seulement d’éviter de se lancer dans des actions inconsidérées mais également, dans certaines situations,
de manifester nos vertus.
Illustration avec un dernier cas bien connu de la littérature philosophique : celui d’une personne qui doit décider de placer sa mère en maison de retraite. Dans le premier scénario, le choix est fait sans aucun affect, tandis que, dans le deuxième, les nombreuses incertitudes liées à la décision génèrent une grande anxiété.
« Face à ces deux comportements, beaucoup de gens ont l’intuition que lorsque la personne est anxieuse, elle fait preuve d’une certaine vertu épistémique et morale en la circonstance, parce que, dans ce type de situation, ce qui est juste c’est d’être pris de doutes, commente Fabrice Teroni. Le comportement inverse, par contre, apparaît comme une forme de vice. Au final, tout cela conduit à penser qu’il n’y a pas une différence si nette entre la vie vertueuse, c’est-à-dire être en phase avec soi-même et avec le monde qui nous entoure, aussi complexe soit-il, et ce qu’on entend généralement par être heureux. »