« L’argent fait un peu le bonheur. Le bonheur fait aussi l’argent »
Le sociologue Gaël Brulé se livre, dans son dernier ouvrage, à une analyse du bonheur sous le prisme des caractéristiques culturelles françaises. Entretien.
Dans son dernier livre, Petites Mythologies du bonheur français, Gaël Brulé, chercheur au Centre interfacultaire de gérontologie et d’étude des vulnérabilités, analyse comment certains traits culturels peuvent entraver ou au contraire favoriser le bonheur individuel. À partir de quelques caractéristiques très marquées en France et de résultats d’enquêtes internationales, il dessine « un bonheur hédoniste, libertaire, utopique qui s’appuie volontiers sur les « petits instants », le familier, le confort, l’authenticité et qui est en permanence mis en péril par la verticalité, la peur du risque, l’ego, le manque d’empirisme et la confrontation ».
Campus : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la thématique du bonheur ?
Gaël Brulé : J’ai été ingénieur avant mon doctorat en sociologie et j’ai vécu une période pas très heureuse lors de mon entrée dans le monde du travail. J’ai occupé des postes dans deux entreprises, en France et aux Pays-Bas, avant de retrouver le monde académique. J’ai ressenti à chaque fois des obstacles au développement de mon bonheur, comme le fait de se voir imposer une identité par son environnement de travail. Mais comme c’est le lot de tout le monde, j’ai songé que le problème était chez moi. J’ai aussi repéré des blocages au niveau organisationnel de l’entreprise. Étant ingénieur, porté sur l’analyse, il m’a semblé qu’il devait s’agir d’un problème à résoudre comme les autres et je me suis intéressé aux théories existantes, à la façon de mesurer le bonheur, etc.
Vous avez une approche très empirique des phénomènes de société et vous vous appuyez sur des enquêtes factuelles. Cette approche est-elle liée à votre parcours ?
J’ai très souvent travaillé dans des milieux anglo-saxons qui privilégient une approche quantitative de la sociologie. La plupart de mes collègues étaient des économistes ou des psychologues. J’ai donc baigné dans l’univers de la statistique. Cela n’est pas toujours bien reçu en France où le sujet est habituellement traité de manière très théorique et critique.
Dans votre livre, vous partez de l’hypothèse qu’il existe des caractéristiques culturelles prédisposant au bonheur. Pouvez-vous préciser ?
Les valeurs et les récits collectifs ont une influence sur les relations interpersonnelles au quotidien et sur les institutions. Ils facilitent ou freinent l’assouvissement de besoins physiologiques et sociaux et, par conséquent, l’épanouissement individuel. On peut ainsi observer des différences par pays à travers des mesures objectives. Cela dit, on peut difficilement réduire de façon systématique ces éléments culturels à un État, souvent constitué d’une myriade de cultures qui s’interpénètrent et forment une dynamique.
On ne peut donc pas distinguer une culture qui faciliterait le bonheur et une autre qui le freinerait ?
Les études permettent quand même d’identifier deux ensembles culturels particulièrement favorables au bonheur, dans des typologies assez différentes. Il s’agit, d’une part, du monde scandinave et, de l’autre, du monde latino-américain. En Amérique latine, les affects positifs jouent un rôle très important. On n’y trouvera pas les taux de satisfaction à l’égard de sa vie les plus élevés. Les habitants estiment que leur existence est largement améliorable. Néanmoins, en termes de plaisir de vie, c’est une région du monde qui présente des traits positifs forts. Des enquêtes ont mis en évidence des déterminants tels que la famille, la religion, etc. L’autre sphère favorable au bonheur, la Scandinavie, se situe sur une tout autre galaxie. Cette région nordique a un bonheur cognitif très élevé, avec des points d’appui qui n’ont rien à voir avec ceux de l’Amérique latine. Le bonheur y est avant tout perçu comme le résultat d’un parcours individuel, atteint notamment à travers la réalisation professionnelle.
Qu’en est-il des cultures où l’on est moins heureux ?
On peut également identifier certains pays où les gens se disent moins heureux que ce à quoi l’on pourrait s’attendre au regard des conditions de vie objectives. On trouve dans ce groupe la France, l’Allemagne et les pays d’Europe de l’Est.
Vous faites la distinction entre liens forts (familiaux, entre amis, avec l’autorité) et les liens faibles (contacts plus sporadiques du quotidien, les liens de voisinage...).
Où se situent les Français dans ce paradigme ?
Ils sont très attachés aux liens forts mais très méfiants quand il s’agit des liens faibles. On se méfie de l’étranger. Tout l’inverse de ce qu’on observe aux États-Unis, par exemple, où, en caricaturant, on fait pratiquement autant confiance au vendeur de hot dogs qu’à sa propre mère. Le peu de confiance des Français envers les personnes hors du cadre familier conditionne pas mal de choses. Les liens faibles sont souvent des vecteurs d’opportunités, qu’elles soient professionnelles ou associatives, et le niveau de défiance observé en France entraîne certainement un manque à gagner en termes de bonheur.
Comment expliquez-vous cette caractéristique ?
On peut invoquer des raisons historiques. Durant la Seconde Guerre mondiale, il y a eu de nombreuses dénonciations entre résistants et collaborateurs en France. Cela a fortement marqué les esprits et contribué à alimenter un climat social de défiance. Mais on peut remonter plus en arrière dans le temps et faire une étude socio-historique. Dans mon livre précédent, j’ai abordé le lien existant entre le type d’économie et l’organisation sociale, à travers une comparaison entre le nord et le sud de l’Europe. Dans le nord, on a plutôt affaire à de petites communautés, des sociétés marchandes et maritimes rassemblant au maximum quelques centaines d’individus. Le sud est davantage dominé par des sociétés agraires, des communautés élargies, avec des liens verticaux hiérarchiques beaucoup plus forts.
Vous distinguez deux conceptions du bonheur. Selon l’une, le bonheur est perçu comme un gâteau dont la taille serait finie et il appartient à chacun d’être assez habile pour s’en servir la meilleure part. Selon l’autre, le bonheur total à disposition peut croître. La première, dites-vous, prédomine en France. Qu’est-ce que cela signifie ?
Ces deux conceptions du bonheur sont surtout intéressantes du point de vue de l’individu. Lorsque celui-ci se situe dans la première, il est perdant en termes de bonheur, même s’il se situe du bon côté de la barrière de la société, parce que cela le place dans une situation peu propice à l’épanouissement. Les études montrent que l’attachement au statut, à la possession ou au pouvoir, toutes choses qui sont en quantités finies, constituent un frein au bonheur. Lorsque la seconde conception prédomine, les gens se disent plus volontiers heureux, certainement parce que la valorisation des rapports horizontaux les incite davantage à s’investir socialement, à construire du lien.
Vous faites donc la distinction entre le bonheur immédiat, le plaisir et le bonheur durable, celui qui nous intéresse ?
Nous allons sortir une étude qui montre qu’il existe tout de même un lien positif, parmi les seniors, entre la valeur de la voiture et le bien-être subjectif. Il semblerait que ce ne soit pas le cas pour les générations plus jeunes. Mais les enquêtes montrent un lien entre le patrimoine, le niveau d’éducation et le degré de satisfaction à l’égard de sa vie. L’argent fait quand même un peu le bonheur. Mais inversement le bonheur fait aussi l’argent.
Comment cela ?
Des études longitudinales ont permis d’observer des adolescents et leur niveau de bonheur. En contrôlant un certain nombre de caractéristiques comme le niveau d’éducation, on a pu observer que, une fois adultes, les plus heureux gagnaient davantage que leurs camarades moins heureux.
Est-ce que le fait de dire qu’on est heureux est plutôt « in » ou « out » ?
Ça dépend. Si vous dites que vous êtes malheureux aux États-Unis, ce sera très pénalisant, vu qu’on y considère que l’individu, et lui seul, est responsable de son bonheur. En revanche, dans certains milieux intellectuels, il peut être pénalisant de se dire heureux. Cela équivaut à dire qu’on est un peu idiot, qu’on ignore à quel point on est conditionné. Ce type de réactions est très courant en France.
La Suisse romande est-elle marquée par l’influence française ?
Si je croise mes impressions et les enquêtes, certains éléments sont effectivement très proches. L’indice de verticalité dans l’organisation sociale est assez élevé en Suisse romande, de même que le besoin d’autonomie et l’hédonisme, encore plus élevé qu’en France. Pour ce qui est de mon ressenti, il me semble qu’il existe des divergences quant à la valorisation des liens faibles, plus élevée en Suisse romande que dans la plupart des régions françaises. On constate également un niveau de matérialisme assez important qui pénalise à mon avis le bonheur suisse.