Fred Boissonnas, histoire d’une odyssée photographique
Premier artiste à avoir fait entrer la photographie dans le « temple des beaux-arts genevois », Fred Boissonnas y revient un siècle plus tard dans le cadre d’un accrochage retraçant ses nombreux périples dans l’espace méditerranéen.
Le 18 avril 1912, grâce à une autorisation exceptionnelle délivrée par le Conseil administratif de la Ville de Genève, Fred Boissonnas devenait le premier photographe à voir ses œuvres accrochées sur les cimaises du Musée Rath. Un peu plus d’un siècle plus tard, il est de retour dans ces mêmes murs au travers d’une exposition centrée sur les multiples périples effectués par le Genevois dans l’espace méditerranéen au début du XXe siècle. Une odyssée visuelle reconstituée par Estelle Sohier, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté des sciences de la société, dans le cadre d’un projet soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Présentation.
« En 2011, j’ai repris le chantier laissé par l’écrivain Nicolas Bouvier (qui a consacré un ouvrage à la dynastie Boissonnas en 2003, ndlr) avec l’idée de m’appuyer sur l’œuvre du photographe genevois pour mieux comprendre comment l’imaginaire géographique des Européens sur la Méditerranée évolue en cette période de profonds bouleversements politiques, explique la chercheuse. Moment crucial dans la carrière de Boissonnas, ce virage vers le sud ouvre en effet une fenêtre tout à fait inédite sur la culture visuelle de l’époque. »
Né en 1858, l’année durant laquelle le Français Nadar réalise la première photographie aérienne depuis un ballon suspendu à 80 mètres au-dessus des toits de Paris, Frédéric Boissonnas – qui réduira son nom d’artiste au simple « Fred » – est initié très tôt aux mystères de la chambre noire. Formé par son père (Henri-Antoine Boissonnas), il reprend les rênes de l’atelier familial, sis au quai de la Poste, alors qu’il n’a pas encore 30 ans.
Même s’il n’a rien d’un gestionnaire d’exception, il parvient en quelques années à doubler le chiffre d’affaires d’une entreprise pourtant déjà florissante.
Médaillée d’or à l’Exposition nationale de Genève en 1896, puis lauréate du Grand Prix de l’Exposition universelle de Paris en 1900, la maison Boissonnas ouvre des filiales à Paris, Lyon, Reims, Saint-Pétersbourg et Marseille où elle se paie même le luxe de reprendre l’atelier du célèbre Nadar.
Mais le Genevois rêve d’autres horizons que ceux des salons dans lesquels il immortalise les sujets de la bonne société dans de savantes compositions puisant leur inspiration dans le répertoire de la peinture.
Choc esthétique
Attiré, comme beaucoup d’autres artistes de l’époque, par la beauté des paysages et la qualité de la lumière, il embarque pour la première fois à destination de la Grèce en 1903. Le choc est tel qu’au cours des trois décennies suivantes, il y retournera à une douzaine de reprises. Équipé de ses précieuses plaques de verre et de sa chambre technique, trimballées tantôt à dos de mulet, tantôt par les militaires locaux, il sillonne également le sud de l’Italie, l’Égypte, la Tunisie ou encore Gibraltar.
« Bien avant ce premier séjour grec aux accents initiatiques, Boissonnas explore les usages et les limites de la photographie pour en faire un moyen d’expression artistique à part entière mais aussi un instrument au service des scientifiques ou un outil documentaire, développe Estelle Sohier. Autant de pistes que ses expéditions dans l’espace méditerranéen vont lui permettre de développer grâce à de multiples collaborations. »
Fred Boissonnas voyage en effet rarement seul. En 1903, c’est l’historien Daniel Baud-Bovy qui lui sert de compagnon de route. Ensemble, les deux hommes visitent l’Acropole et autres vestiges antiques incontournables, mais aussi de nombreux villages de campagne où ils saisissent en instantané le visage « réel » de la Grèce contemporaine en immortalisant des paysans se rendant aux champs ou posant devant leur maison.
Ils en reviendront avec, dans leurs valises, le matériel nécessaire à la publication d’un livre d’art monumental intitulé La Grèce par monts et par vaux qui est salué tant par Anatole France que par l’empereur Guillaume II à sa parution en 1910.
Manifeste pour une nation
À Athènes, l’enthousiasme est tel que le gouvernement conduit par Elefthérios Venizélos – le « fondateur de la Grèce moderne » – passe commande d’une série de 24 albums composés de planches photographiques commentées en français, en anglais, en allemand et en grec. Un mandat qui a des allures de manifeste puisqu’il s’agit avec ces images de soutenir une politique d’expansion territoriale visant à réunir toutes les populations grecques au sein d’un même État-nation tout en assurant la « régénération culturelle » de celui-ci. Pour ce faire, Boissonnas visite successivement l’Épire, la Macédoine, la Crète et les côtes de l’Asie mineure. Avec Daniel Baud-Bovy toujours, il s’attaque en 1913 à l’ascension du mythique mont Olympe dont personne n’a encore officiellement foulé le sommet.
Sur les traces d’Ulysse
Dans l’intervalle, le Genevois s’engage dans un autre projet aux ambitions plus poétiques, puisqu’il consiste à dresser un inventaire photographique des lieux évoqués dans l’Odyssée en compagnie du philologue et géographe français Victor Bérard.
« La thèse que défend Bérard repose sur l’idée que l’ouvrage d’Homère peut se lire comme une réinterprétation poétique des périples effectués par les marins phéniciens et que les lieux qui y sont cités peuvent être retrouvés dans les paysages contemporains de la Méditerranée, complète Estelle Sohier. Une manière d’accéder non pas à un passé héroïque mais à la vie quotidienne des Anciens, à leurs déplacements, à leurs habitudes, à leurs modes de subsistance ainsi qu’à toute la gamme des affects provoqués par le contact avec la nature, de la terreur à la fascination. »
En 1912, les deux hommes voguent donc vers les rivages d’Ithaque, puis le repaire supposé de Calypso (situé non loin de Gibraltar) avant de faire voile vers le pays des Lotophages (en Tunisie).
À la veille de la Première Guerre mondiale, Boissonnas met le cap sur l’Algérie, cette fois sur les traces de saint Augustin. Mais le conflit et les difficultés financières qui s’ensuivent compliquent singulièrement les choses. À tel point qu’en 1923, la maison d’édition mise sur pied pour créer et diffuser ses ouvrages est déclarée en faillite.
Cette déconvenue ne marque pas pour autant la fin du voyage pour Fred Boissonnas. En 1929, le photographe genevois est en effet sollicité par le roi Fouad Ier pour réaliser un nouveau livre photographique monumental destiné à donner au lecteur rien de moins qu’« une figure exacte et vivante de l’Égypte et de son passé millénaire ».
Pour assurer le succès de la mission, le gouvernement égyptien prend en charge tous les besoins, assurant les déplacements en train, en voiture, en bateau ainsi qu’à dos de chameau de façon à couvrir toutes les régions du pays.
Dans une Europe sévèrement touchée par la crise économique, le luxueux ouvrage tiré de cette expédition au long cours peine cependant à trouver preneur, signe que ce type de produit n’est sans doute plus dans l’air du temps.
Le passage de la mer Rouge
Cela n’empêche pas Boissonnas de se lancer dans un dernier défi. Malgré l’âge qui avance – il a désormais plus de 70 ans – il s’engage dans deux voyages supplémentaires à travers le désert du Sinaï en vue de retrouver le lieu du passage de la mer Rouge par les Hébreux.
« Ce projet, qui va le tenir en haleine pendant près de quinze ans, repose sur une tentative de lire la Bible à l’aune des paysages contemporains, développe Estelle Sohier. Sur la base d’une analyse géographique et topologique poussée de la région, Boissonnas, en bon protestant qu’il est, parvient à la conclusion que cet épisode fameux n’a rien d’un miracle mais qu’il a été rendu possible grâce à un phénomène naturel lié aux mouvements de flux et de reflux des eaux. » Boissonnas travaillera à un projet de livre sur le sujet, sans jamais aboutir, jusqu’à ce que la mort l’emporte, le 17 octobre 1946, à l’âge de 88 ans.
Vincent Monnet
Fred Boissonnas et la Méditerranée. Une Odyssée photographique, exposition au Musée Rath, Genève, du
25 septembre 2020 au 31 janvier 2021. www.mah-geneve.ch