Campus n°142

Quand le bonheur prend de l’âge

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Avec l’âge, les émotions négatives ont naturellement tendance à augmenter. Mais ce n’est pas une fatalité. Il est possible de maintenir un degré de bien-être élevé tout au long du parcours de vie, et cela même lorsque les ressources de diverses natures se font plus rares.

À l’échelle du parcours de vie, le bonheur suivrait une courbe en « U ». Important dans les premières années de l’existence, il décroîtrait ensuite pour atteindre son point le plus bas autour de la fin de la quarantaine, avant de remonter lentement jusqu’à l’âge de 70 ans environ. Bien connue des sociologues et des psychologues, cette thèse due à Andrew Oswald, pionnier des « sciences économiques du bonheur », a connu un important succès depuis sa présentation au début des années 1990. Sans être totalement erronée, elle ne reflète pourtant que partiellement la réalité, selon Clémentine Rossier, professeure associée à l’Institut de démographie et socioéconomie de la Faculté des sciences de la société et membre du Pôle de recherche national Lives. Et ce, notamment, parce que la mesure utilisée (la satisfaction de vie) reflète à la fois les émotions mais aussi des phénomènes de comparaisons sociales.

Illusion d’optique

Confirmée par une étude menée récemment par Clémentine Rossier et ses collègues sur la base des données du Panel suisse des ménages (qui récolte des informations sur l’évolution sociale en Suisse depuis 1999), la remontée de la courbe de satisfaction après 50 ans relève en fait d’une forme d’illusion d’optique. C’est en effet surtout après la retraite que cette tendance se manifeste. Les gens, s’estimant chanceux de ne plus avoir à travailler, ont alors tendance à se sentir privilégiés et donc à se déclarer comme tels, ce qui dénote un phénomène de comparaison sociale davantage qu’un réel état de plénitude.
Les résultats obtenus sont tout à fait différents dès lors qu’on interroge les gens non plus sur leur satisfaction personnelle mais sur leur ressenti émotionnel. Dans ce cas de figure-là, en effet, la courbe ne remonte pas. « C’est somme toute assez logique dans la mesure où la plupart des spécialistes considèrent que nos capacités à réguler nos émotions négatives se dégradent progressivement avec l’âge, constate la chercheuse. Mais ce qui est intéressant, c’est que ce n’est pas une fatalité. » Moyennant des exercices de méditation en pleine conscience, par exemple (lire également en page 39), il est en effet possible de renforcer sa capacité à réguler ses émotions. De la même manière, on peut s’entraîner à mobiliser notre appareil cognitif en vue d’utiliser l’intellect pour relativiser et remettre nos émotions à leur juste place. On peut aussi revoir ses objectifs à la baisse pour les aligner avec les ressources et opportunités en présence, et cela particulièrement à des moments de la vie où de nombreuses possibilités et soutien disparaissent, par exemple quand on perd un conjoint, ou lorsque l’on voit son cercle de relations diminuer suite à des limitations physiques.
Dès lors, la question qui se pose est de savoir pourquoi certaines personnes y arrivent et d’autres pas. La réponse apportée par les démographes et les autres spécialistes du parcours de vie renvoie aux ressources matérielles, relationnelles, psychologiques et sociales à disposition ou construites par les individus pour faire face aux événements critiques du parcours de vie et à la capacité de ces derniers à les mobiliser pour se reconstruire.
« Un apport intéressant dans ce sens est celui de la psychologie du développement qui met l’accent sur tout ce qui est lié à nos motivations et à nos objectifs de vie, éclaire Clémentine Rossier. Les émotions que l’on ressent au quotidien ne sont qu’un produit final. Elles sont profondément liées à ce qu’il y a en dessous. Pour se sentir bien, l’être humain a en effet besoin de sentir qu’il progresse vers les objectifs qu’il s’est lui-même fixé. Et cette motivation autonome – qui fait qu’on est content de se lever le matin – est le meilleur moyen de contrebalancer les affects négatifs sur le long terme. » À cet égard, une autre étude menée par le groupe de Clémentine Rossier a montré que ce que la dimension la plus bénéfique pour le fonctionnement cognitif des personnes âgées dans le fait de maintenir des relations sociales était de donner du soutien plutôt que d’en recevoir. Les relations sociales sont donc bénéfiques aussi (et parfois surtout) en tant que sphères d’investissement personnel.

Le poids de la norme

Dans une veine plus sociologique, un autre élément qui a son importance dans notre rapport au bonheur est la capacité dont chacun dispose à s’accommoder ou au contraire à s’affranchir de la multitude de normes qui pèsent sur le quotidien : être actif, avoir une belle maison, réussir sa carrière, être un bon parent…
« Nous vivons dans un monde qui nous donne l’impression d’être maître de notre destin, poursuit la démographe. Mais en réalité, nos goûts, nos choix et nos valeurs sont largement conditionnés par le ou les attentes des groupe(s) au(x)quel(s) on appartient. Et pour certaines personnes, ces attentes sociales se révèlent trop lourdes et induisent une pression qui est difficile à supporter et menant à des échecs. On le voit par exemple dans l’étude de la conciliation difficile entre vie familiale et professionnelle. Il est d’autant plus difficile de refuser d’entrer dans cette compétition sociale et d’en faire moins qu’aujourd’hui, c’est à chacun qu’il revient de créer ses propres appartenances et d’être le « manager » de son insertion dans la collectivité. »
Enfin, il n’est pas exclu que l’espèce humaine connaisse quelques difficultés à apprécier pleinement la vie dans les contextes d’abondance, comme si le bonheur se vivait mieux quand il était rare. C’est du moins ce que l’on pour
rait penser en voyant la capacité de certaines populations parmi les plus pauvres de la planète à profiter de l’instant présent, tandis que dans les pays figurant en tête des divers classements analysant le bien-être (satisfaction), la dépression et le suicide font des ravages considérables.
« Dans un contexte où la mortalité est élevée comme dans les quartiers informels des villes africaines que j’ai étudiés, conclut Clémentine Rossier, on est content de soi si on arrive tout simplement à vivre. Parvenir à être en bonne santé, subvenir aux besoins de sa famille, c’est déjà un accomplissement en soi. Tout le reste, c’est du bonus et donc potentiellement du bonheur supplémentaire. Mais si trouver une motivation quand la vie est dure ne pose pas de problème, cela en devient un dès lors que nos besoins élémentaires sont satisfaits. Nous avons longtemps vécu sur l’idée qu’il suffirait d’apporter des sécurités minimales, plus de justice et des connaissances pour que les choses aillent ensuite de soi. Mais dans les contextes où on a fait des progrès de ce côté-là, on s’aperçoit que la réalité est malheureusement un peu plus compliquée. »