Campus n°142

Un esprit vagabond est un esprit malheureux

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La méditation en pleine conscience, enseignée à l’Université de Genève depuis bientôt quinze ans, entraîne l’esprit à « être là, maintenant ». Et les gens qui pensent à ce qu’ils font à un instant précis sont plus heureux que ceux dont l’esprit vagabonde.

«Un esprit humain est un esprit vagabond et un esprit vagabond est un esprit malheureux. » Telle est la conclusion d’un article paru dans la revue Science en novembre 2010. Les auteurs, deux chercheurs en psychologie sociale de l’Université Harvard, se sont basés sur des données collectées via une application pour téléphones portables qu’ils ont eux-mêmes développée. Celle-ci envoie à un instant aléatoire un signal à l’utilisateur en lui demandant ce qu’il fait, ce à quoi il pense et comment il se sent à ce moment précis. Des centaines de milliers de réponses provenant de 2250 adultes habitant dans des dizaines de pays différents (majoritairement aux États-Unis, toutefois) ont été analysées. L’étude a révélé trois faits : d’abord, l’esprit des participantes et des participants vagabonde fréquemment. Dans 46,9% des cas, la personne admet qu’elle pense à des choses qui ne se passent pas autour d’elle, qu’elle réfléchit à des événements qui se sont produits dans le passé, qui pourraient se produire à l’avenir ou qui ne se produiront jamais. Et ce, de manière indépendante de l’activité du moment (sauf quand elle fait l’amour, une pratique qui semble requérir toute son attention). Ensuite, les gens sont moins heureux quand leur esprit vagabonde que dans le cas contraire. Enfin, ce à quoi ils pensent est un meilleur indicateur de leur bonheur que ce qu’ils font.
« La faculté de penser à ce qui ne se passe pas est un accomplissement cognitif remarquable, car elle permet aux gens d’apprendre, de raisonner et de planifier, argumentent les auteurs. Mais elle implique aussi un coût émotionnel. De nombreuses traditions philosophiques et religieuses enseignent que le bonheur se trouve dans le moment présent et les praticiens de ces traditions sont formés pour résister à l’errance de l’esprit et pour « être ici, maintenant ». Nos résultats semblent leur donner raison. »
Il se trouve que « être ici, maintenant » est également l’objectif de la méditation en pleine conscience. Apparue dans la seconde moitié du XXe siècle, cette dernière reprend nombre de pratiques méditatives développées par les philosophies et religions traditionnelles mais en les débarrassant de toute dimension religieuse. Guido Bondolfi, professeur au Département de psychiatrie (Faculté de médecine), l’utilise à l’Université de Genève depuis plus de quinze ans, pour traiter des patient-es des Hôpitaux universitaires de Genève mais aussi comme outil de travail et de gestion du stress enseigné aux étudiant-es et aux professionnel-les de soin. L’article de Science, même s’il ne traite pas spécifiquement de la méditation en pleine conscience, a contribué à légitimer sa place dans les sciences médicales.
 
Accepter, lâcher prise, compatir

« La méditation en pleine conscience (MPC), c’est l’inverse d’un esprit qui vagabonde, commence Guido Bondolfi. En fait, ce n’est rien d’autre que l’entraînement de la capacité à être présent à un moment donné. Cette pratique développe donc en premier lieu les facultés attentionnelles. Celui qui médite en pleine conscience observe son esprit, qui tend de manière naturelle à s’accrocher sans cesse à d’autres pensées, et le ramène, à chaque fois, à ce qu’il fait à l’instant présent. Mais il n’y a pas que ça, bien sûr. »
En se familiarisant avec les errances et les caprices de son esprit, la MPC permet par exemple de mieux gérer ses emportements. Typiquement, le fait de se retrouver coincé dans un embouteillage et de se rendre compte que l’on va rater un rendez-vous urgent déclenche souvent des réactions automatiques de stress, d’angoisse, de colère, etc. L’humain est une machine à résoudre les problèmes. Quand c’est impossible, il s’énerve. Dans ce genre de circonstances, l’entraînement à la MPC aide à modifier cette réaction, à accepter la réalité, voire même à la contempler avec curiosité plutôt que de s’emporter contre elle en vain. En ajoutant à cela une dose de bienveillance et de compassion à son propre égard – une autre qualité que la MPC promeut – on peut alors lâcher prise et sortir de la situation inextricable dans laquelle on se trouve en allumant la radio pour écouter un peu de musique et couvrir ainsi les klaxons et les cris des autres usagers de la route. Au moins, on n’ajoute pas une couche supplémentaire d’angoisse inutile à une vie qui en produit déjà suffisamment par ailleurs.

Cinquante ans de méditation laïque

La méditation en pleine conscience a d’ailleurs justement été développée à la fin des années 1960 pour améliorer la condition des patients sortant de l’hôpital, soigné-es sans être totalement guéri-es car souffrant d’une maladie chronique ou de douleurs persistantes. C’est Jon Kabat-Zinn, professeur à l’Université médicale du Massachusetts, qui a l’idée d’utiliser la pratique ancestrale de la méditation, de tradition plutôt orientale, pour aider ces Occidentaux et en la modifiant de manière à ce qu’il ne soit pas nécessaire de se convertir au bouddhisme.
Il fonde un programme laïque, le Mindfulness-Based Stress Reduction Program (MBSR), dont l’objectif est, grâce à la pratique méditative, d’éviter que ces personnes n’ajoutent à leur condition médicale déjà défavorable une couche supplémentaire de stress ainsi que les effets psychophysiologiques indésirables qui lui sont associés. Pour y parvenir, les patientes et les patients apprennent à contempler leurs souffrances, à les accepter avec plus sérénité et à se débarrasser de l’anxiété qu’elles provoquent.
« Dans les premières décennies, les études sur l’efficacité de la MPC dans le traitement de l’angoisse sont peu nombreuses, de petite taille et n’intéressent qu’une petite communauté d’initiés, explique Guido Bondolfi. Les choses évoluent grâce à un groupe anglo-canadien qui, dans les années 1990, met sur pied un programme de prévention de la rechute de la dépression, une maladie mentale qui représente un problème majeur de santé publique, et qui se montre intéressé par la MPC. »
Après avoir suivi un stage complet de huit semaines à Boston, comprenant au moins deux heures de méditation quotidienne, les psychologues et cognitivistes anglo-canadiens intègrent la MPC dans leur programme et réalisent, plusieurs années après, une étude pour en évaluer la pertinence. Les résultats, parus dans la revue JAMA Psychiatry en avril 2016, montrent que la pratique méditative en pleine conscience permet de réduire de moitié les risques de rechute de la dépression. Une autre étude, parue dans la revue The Lancet du 21 avril 2015, précise que le recours à la MPC permet d’obtenir sur la rechute de la dépression des résultats comparables à ceux produits par la poursuite d’un traitement avec des antidépresseurs.
À cette époque apparaissent aussi les premières études neuroscientifiques, dont un article paru dans le numéro de Nature Reviews Neuroscience d’avril 2015 fait un examen exhaustif. À l’aide de l’imagerie à résonance magnétique, certaines mettent en évidence des différences structurelles et fonctionnelles dans le cerveau de moines très entraînés à cette pratique préconisant la bienveillance, le bonheur et la sérénité par rapport à celui du commun des mortels.
La méditation en pleine conscience est désormais devenue populaire. Les scientifiques poursuivent leurs travaux et mesurent les bienfaits – réels ou supposés – de cette pratique sur un nombre croissant de problématiques : l’alimentation, le vieillissement cérébral, l’addiction, etc. « On présente désormais la MPC comme étant bonne pour tout, commente Guido Bondolfi. Il faut un peu se méfier de cet engouement. Cela dit, mis à part quelques rares effets secondaires possibles (comme de l’anxiété ou de la dissociation, des effets qui disparaissent vite), la méditation ne peut pas faire de mal. »

Mieux dans sa peau, mieux dans sa blouse

Aujourd’hui, le chercheur genevois participe, avec des collègues de l’Université d’Oxford, au développement d’un nouveau programme sur la méditation en pleine conscience : le Mindfulness Based Cognitive Therapy for Life. De manière générale, il ne s’agit pas de soigner quelque défaut chez un patient mais d’améliorer le bien-être des gens.
« Dans un premier temps, nous aimerions proposer la méditation en pleine conscience aux étudiant-es de médecine, de sciences biomédicales et de pharmacie de l’UNIGE, explique Guido Bondolfi. L’idée consiste à développer chez elles et eux des compétences pro-sociales (l’altruisme, le fait de prendre soin des autres, la compassion…). Ce sont des qualités qu’un-e futur-e médecin ou professionnel-le dans un système de soin devrait posséder, surtout à une époque où la médecine devient de plus en plus technologique et où la relation patient-médecin a tendance à suivre la même évolution. »
Le chercheur genevois dispose déjà des données préliminaires, tirées de ses années de pratique, qui semblent indiquer que des étudiant-es qui ont suivi ses programmes de MPC durant plusieurs années ont davantage développé ces compétences pro-sociales. Une étude plus importante est néanmoins nécessaire pour en avoir le cœur net.
« Nous testons également cette approche sur le personnel hospitalier pour voir si cela permet de réduire le stress, d’améliorer la cohésion sociale et de mieux gérer les conflits au sein des équipes, souligne le chercheur. Un personnel mieux dans sa peau soigne mieux ses patient-es. »

 

L’enfer, c’est Penser et rien d’autre


Daniel Gilbert, professeur à l’Université Harvard, un des auteurs de l’étude parue dans la revue Science en 2010 (lire l’article principal), a poursuivi ses travaux sur l’esprit vagabond. Lui et ses collègues ont réalisé 11 expériences dans lesquelles des volontaires étaient placés dans des pièces vides et n’avaient rien d’autre à faire que penser ou laisser leur esprit divaguer. Comme le rapporte un article paru dans la revue Science du 4 juillet 2014, ils ont constaté que les participantes et les participants n’apprécient généralement pas de telles séances qui ont duré entre six et quinzeminutes, qu’ils aiment nettement plus s’adonner à des activités extérieures banales et que beaucoup préfèrent s’administrer des chocs électriques (douloureux mais pas dangereux) à eux-mêmes plutôt que d’être laissés seuls avec leurs pensées – un volontaire s’est même infligé 190 chocs électriques mais son cas n’a pas été pris en compte dans l’analyse. Et les auteurs de conclure : « La plupart des gens semblent préférer faire quelque chose plutôt que de ne rien faire, même si ce quelque chose est négatif. »