Campus n°142

Au-delà de la « vallée de larmes »

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La tradition chrétienne n’a pas évacué toute possibilité de bonheur terrestre en chassant Adam et ève du paradis. Comme tous les grands courants de pensée, le christianisme recèle de nombreux éléments permettant de guider ses fidèles face aux souffrances de l’existence

Quelle place existe-t-il pour le bonheur au sein d’une religion qui a chassé ses premiers enfants du paradis, condamnant leurs descendants à errer dans une « vallée de larmes » et qui a vu le propre fils de Dieu mourir dans d’horribles souffrances, cloué sur une croix romaine au milieu des collines de Jérusalem  ? Éléments de réponse avec Michel Grandjean, professeur à la Faculté de théologie.


Campus : Adam et Ève ayant été chassés du paradis, on a souvent l’impression que, pour un chrétien, la vie terrestre est une longue suite de souffrances, de persécutions et de malheurs. Est-ce à dire que le bonheur est réservé à l’au-delà  ?

Michel Grandjean : Cette façon de voir les choses n’est pas totalement fausse mais c’est une conception assez manichéenne et trop schématique de la tradition chrétienne. Se limiter à cela serait donc erroné. Tous les grands courants de pensée, qu’ils soient philosophiques ou religieux, se sont posé la question du bonheur. Et tous ont dû faire face au même problème : Où placer le curseur temps  ? Est-ce que je veux le bonheur tout de suite, pour la vie ou pour l’éternité   ?


Qu’est-ce que le bonheur pour un chrétien  ?

On trouve dans la tradition biblique plusieurs visions de ce qu’est le bonheur. La première et la plus évidente est celle qui consiste à mener une vie droite, dans le respect des Dix commandements.


N’est-ce pas paradoxal puisqu’il s’agit avant tout d’une suite d’interdits et de restrictions  ?

Je ne le pense pas. Dans le Deutéronome, livre qui contient le récit des derniers discours de Moïse, il est dit : « Garde ces lois et les commandements que je te donne aujourd’hui pour ton bonheur et pour celui de tes enfants. » Puis plus loin : « Afin que tes jours se prolongent, obéis à ces commandements. » De même, dans l’Évangile de Jean, on met dans la bouche de Jésus la recommandation suivante : « Gardez les commandements pour que votre joie soit parfaite. » Et il n’est pas ici question de l’au-delà mais bien de la vie terrestre. Car, in fine, ce que visent en premier lieu ces interdits, c’est bel et bien de permettre à chacun de régler son comportement et de contrôler ses pulsions primaires de manière à trouver la place qui lui revient dans la société et de vivre ainsi dans un monde plus harmonieux.


Ce bonheur ne se conçoit donc pas seul mais en interaction avec autrui  ?

Selon cette optique, toutes les personnes avec qui je suis en contact font en effet partie de mon identité. Je crois que la tradition biblique est parfaitement consciente du fait que si je n’ai pas l’autre en face de moi, je suis moi-même amoindri. Comme le chantait Jacques Brel, « celui des deux qui reste se retrouve en enfer » (Les Vieux, 1963, ndlr).


Existe-t-il une hiérarchie entre les Commandements  ?

Lorsqu’on interroge le Christ sur ce sujet, il répond que ce qui importe avant tout, c’est, d’une part, d’honorer Dieu et, d’autre part, d’aimer son prochain comme soi-même. Sans que les évangélistes en aient forcément eu conscience, cela rejoint certaines intuitions de Platon qui dit que la personne qui est bienveillante et juste est généralement plus heureuse que les individus méchants et malhonnêtes.


Quelle place occupe la fameuse « charité chrétienne » dans ce positionnement  ?

Dans la tradition chrétienne, l’attention aux pauvres apparaît toujours fondamentale. Ce qu’on appelle hôtel-Dieu ou maison-Dieu au Moyen Âge, ce n’est d’ailleurs pas l’église mais l’hôpital ou l’hospice pour les pauvres. Dans son Traité de la liberté chrétienne, écrit il y a 500 ans tout juste, Luther développe cette idée en expliquant que si le chrétien est maître de la création, il est également le serviteur de tous. Pour être un bon chrétien, il faut donc, selon lui, devenir un « Christ pour l’autre ». De son côté, le philosophe chrétien Boèce, expliquait il y a près de 1500 ans dans son testament rédigé dans la prison où il attend son exécution que le bonheur ne saurait résider dans la possession de biens matériels, ajoutant que « l’argent ne prend de valeur que lorsqu’il passe dans d’autres mains et qu’il cesse d’être possédé par l’effet de la générosité ». C’est aussi ce qu’affirment déjà les Actes des apôtres lorsqu’ils proclament qu’il y a « plus de joie à donner qu’à recevoir ». Mais au-delà de ces préceptes qui visent à conduire au bonheur ici et maintenant, on trouve aussi dans la Bible de nombreux éléments pour guider le fidèle face aux inévitables souffrances de l’existence.


Pouvez-vous préciser  ?

Prenons par exemple le livre de Job. Ce récit relate l’histoire d’un homme qui est aussi heureux qu’on peut l’être dans un conte oriental. Il est à la tête d’une famille nombreuse qui le respecte et qui l’apprécie, il possède de grands troupeaux, des domaines, de l’argent et il est en parfaite santé. Mais voilà que, pour éprouver sa foi, Dieu autorise Satan à le priver de tout ce qu’il possède. Job se retrouve soudainement sans rien. Mais il continue cependant à aimer Dieu, ce qui, pour lui, est source d’une joie profonde. Thomas d’Aquin ne dit rien d’autre lorsqu’il dit que le bonheur parfait, c’est la contemplation de l’essence de Dieu. La béatitude céleste est un concept qui ne nous parle sans doute plus beaucoup aujourd’hui mais dont les gens qui se réclament du christianisme ont fait l’expérience génération après génération.


Cela veut-il dire qu’il revient à chacun de trouver le bonheur en soi  ?

D’un point de vue chrétien, le vrai bonheur dépend en effet de ce que chacun éprouve dans son cœur, de sa capacité à être en paix avec lui-même. Cela ne signifie pas qu’il faut être fataliste ou passif mais que l’on doit être capable d’accepter l’adversité sans se plaindre des inévitables contrariétés. La vraie joie ne réside pas dans le temps qu’il fait, dans l’état de mon compte en banque ou dans le prestige social dont je dispose mais dans ma faculté à accepter le monde tel qu’il est et non pas tel que je souhaiterais qu’il soit. C’est quelque chose que François d’Assise avait parfaitement compris.


C’est-à-dire…

Aux alentours de 1220, un membre de l’ordre que François a fondé lui demande ce qu’est la vraie joie. Le saint homme lui répond par une parabole assez saisissante. Imagine, dit-il, que nous recevions toutes les richesses d’Orient et d’Occident. Ce ne serait pas la vraie joie. Imagine, poursuit-il, que le roi de France et l’empereur rejoignent nos rangs. Ce ne serait pas la vraie joie. Imagine maintenant que je revienne de voyage glacé par le froid et écorché par le trajet, que je frappe à la porte de notre couvent et que l’on me réponde de m’en aller parce qu’on n’a plus besoin de moi. Et bien si à ce moment précis, je n’éprouve aucune rancune contre celui qui m’a rejeté, quand bien même j’aurais de bonnes raisons de lui en vouloir, alors je serais dans la vraie joie.


Le protestantisme a souvent été associé à une certaine austérité. Les adeptes de la religion réformée seraient-ils moins aptes au bonheur que leurs cousins catholiques  ?

C’est la thèse que défendait Max Weber dans son livre célèbre, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Là encore, ce n’est pas totalement faux mais cela relève de la caricature. Je prendrais deux contre-exemples pour l’illustrer. Le premier concerne Martin Luther. Considéré comme le père de la Réforme, il n’avait rien d’un homme austère. Il travaillait certes beaucoup mais en dehors de cela, c’était plutôt un bon vivant qui aimait la bonne chère et les rendez-vous entre amis à la taverne.


Et le second ?

On accuse souvent la tradition calvinienne à Genève d’avoir joué les rabat-joie en interdisant les fêtes et les danses. Mais à la même époque, l’évêque de Genève, François de Sales, qui est logé à Annecy et qui est une très grande figure du catholicisme moderne, tient les mêmes propos que les pasteurs calvinistes : la danse, c’est quelque chose qui peut vous conduire en enfer. Et c’est en partie vrai dans la mesure où, au XVIe siècle, la danse, ce n’est pas un menuet dans un salon cossu, c’est une fête populaire ou l’on boit, ou il y a peu de lumière et ou les mains sont souvent baladeuses. Il n’est donc pas rare qu’une jeune fille s’y fasse violer. Plutôt que de brimer les foules, l’idée que partagent Calvin et François de Sales est donc de moraliser la société pour la rendre meilleure. De la même manière, Genève est alors une des seules villes d’Europe dans laquelle un mari violent ou un garçon harcelant une jeune fille ne jouit pas d’une totale impunité mais est tenu de rendre des comptes devant le Consistoire. Là encore, il s’agit de discipliner et de moraliser la collectivité, donc d’assurer une certaine forme de bonheur social.