2021

Il n’y aurait pas une maladie d’Alzheimer, mais trois

Une équipe de recherche européenne dirigée par l’UNIGE et les HUG propose un nouveau cadre d’analyse de la maladie d’Alzheimer et appelle à une prise en charge précoce et différenciée des personnes à risque.

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© DR

Selon le modèle communément admis, la maladie d’Alzheimer se caractérise par un enchaînement inéluctable, une accumulation de protéines toxiques dans le cerveau qui mène à la démence, conséquence de la neurodégénération. Or, si cette séquence déterministe se vérifie parfois, cela ne semble pas être le cas pour toutes et tous les malades. De plus, les résultats décevants de médicaments récemment mis sur le marché ont mis en évidence le besoin de reconsidérer cette maladie, qui touche près de 10 millions de personnes en Europe. Un consortium européen de médecins et de scientifiques, dirigé par l’Université de Genève (UNIGE) et les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et dont fait notamment partie l’INSERM, en France, a analysé les données présentées dans près de 200 études déjà publiées. Loin d’être une maladie monolithique où les mêmes causes produisent les mêmes effets, cette analyse propose une catégorisation des malades en trois groupes, chacun ayant sa dynamique propre. De plus, l’équipe de recherche appelle à un effort accru de dépistage des personnes à risque, afin de mettre en œuvre des mesures de prévention le plus précocement possible. Ces travaux, à découvrir dans la revue Nature Reviews Neuroscience, proposent un changement profond de paradigme sur la manière d’appréhender la maladie d’Alzheimer.

On décrit habituellement le déroulement de la maladie d’Alzheimer en une séquence en quatre étapes: un dépôt d’amyloïde apparaît dans le cortex cérébral, puis la protéine tau hyperphosphorylée augmente et s’agrège dans les neurones, provoquant une neurodégénérescence, et enfin un déclin cognitif, avec comme premier symptôme la perte de mémoire. Le premier médicament ciblant le dépôt de plaques amyloïdes dans le cerveau, approuvé il y a quelques mois par les autorités régulatrices européennes et américaines, s’est avéré relativement décevant. «Or, si l’on considère la maladie d’Alzheimer comme une cascade séquentielle d’événements biologiques, il aurait dû se montrer beaucoup plus efficace», explique Giovanni Frisoni, professeur au Département de réadaptation et gériatrie de la Faculté de médecine de l’UNIGE et directeur du Centre de la mémoire des HUG, qui a dirigé ces travaux. «L’arrêt de la production de bêta-amyloïde par un médicament devrait logiquement interrompre la perte neuronale et donc la perte de mémoire, ce qui n’a pas été massivement observé. De plus, nous avons constaté que certaines personnes présentant de l’amyloïde ne développent pas de symptômes cognitifs. Dès lors, qu’est-ce qui protège leur cerveau de la neurotoxicité?»


Pas une, mais trois maladies

Afin de mieux comprendre pourquoi le modèle déterministe de la maladie se retrouve dans certains cas mais pas dans d’autres, les scientifiques ont mené une revue de littérature systématique, dont certains articles tendent à confirmer ce modèle, tandis que d’autres l’infirment. «Notre cadre d’interprétation a montré que la maladie d’Alzheimer est plus complexe qu’il n’y paraît», continue Daniele Altomare, chercheur dans le groupe de Giovanni Frisoni, qui a participé à ces travaux. «Trois groupes de malades se distinguent selon leurs facteurs de risques, les caractéristiques de leur maladie et leur devenir.»

Ainsi, la prédiction en cascade ne se confirme que dans l’un de ces trois groupes, constitué de malades porteur-euses d’une mutation génétique héréditaire dite «autosomique dominante». Heureusement rare, cette mutation conduit au développement systématique d’un déficit cognitif précoce (entre 30 et 50 ans). Dans le deuxième groupe, qui souffre d’une forme sporadique de la maladie, le développement des symptômes de déficit cognitif est différent selon la présence ou non d’une variation génétique, l’allèle e4 du gène APOE, qui apparaît comme un facteur de risque important. En effet, deux personnes porteuses sur trois développeront, plus ou moins tardivement, les symptômes de la maladie d’Alzheimer. Et dans le troisième groupe, chez les personnes sans mutation génétique associée, la présence de protéines neurotoxiques apparaît comme un facteur de risque, certes important mais pas unique.
«Or, la moitié de nos patient-es appartient à ce troisième groupe», souligne Giovanni Frisoni. «Notre modèle probabiliste suggère ainsi de considérer l’ensemble des facteurs de risque génétiques et environnementaux. Le déficit cognitif se développe lorsque leur poids surmonte la résilience du cerveau, elle-même déterminée par des facteurs protecteurs d’origine génétique et environnementale.»


Comme dans le cas des maladies cardiovasculaires

Dans le cas de patient-es atteint-es de maladies cardiovasculaires, prévenir les risques (hypertension, obésité, etc.) chez les personnes qui n’ont encore jamais eu de crise cardiaque ou d’accident vasculaire cérébral entraîne une réduction très importante du nombre de cas dans les années suivantes. En revanche, un tel traitement après un AVC ou un infarctus n’apporte, en comparaison, que des bénéfices minimes sur la récupération. «A notre sens, le même raisonnement doit s’appliquer pour la maladie d’Alzheimer: il faudrait impérativement traiter les personnes à risques avant l’apparition des symptômes.»

L’identification des personnes à risque nécessitait jusqu’à présent des procédures coûteuses et invasives telles que la scintigraphie par émission de positons (TEP) et la ponction lombaire. Mais la récente mise au point d’instruments capables de détecter la présence de bêta-amyloïde et de tau hyperphosphorylée dans le sang est sur le point de changer la donne et pourrait permettre l’inclusion de ce dépistage dans des check-ups de routine. «Si la prise en charge des malades ne va pas changer du jour au lendemain, une compréhension plus fine des mécanismes biologiques à l’œuvre permet de développer des protocoles de recherche plus précis qui prennent en compte les différentes formes de la maladie d’Alzheimer», indiquent les auteur-es. Cette analyse s’inscrit dans la continuité des travaux menés par le professeur Bruno Dubois à l’INSERM, co-auteur de cette étude, visant à appliquer des critères de diagnostic clinique précis. «Dans les années à venir, nous espérons adapter les stratégies préventives et thérapeutiques en fonction de chacune et chacun, et non selon un protocole standardisé qui a déjà montré ses limites.»

Ces travaux ont été réalisés grâce au soutien du Fonds national suisse pour la recherche scientifique (FNS), H2020, Innovative Medicines Initiative, Foundation VELUX, ainsi que de plusieurs fondations et donateurs privés, notamment l’A.P.R.A. - Association pour la recherche sur Alzheimer, M. Ivan Pictet, la Fondation Segré, la Fondazione Agusta, la Fondation Chmielewski, la Fondation Minkoff, la Fondation Race Against Dementia.

23 nov. 2021

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