Centration et décentration perceptives et représentatives (1956) a

S’il nous fallait résumer en une seule proposition le résultat le plus général des recherches que nous avons pu faire depuis plus de 35 ans sur le développement de l’intelligence et des perceptions chez l’enfant, nous le formulerions comme suit : l’acquisition des connaissances ne procède pas par addition simplement cumulative, mais par réorganisation continuelle des connaissances antérieures lors de l’adjonction des éléments nouveaux. C’est cette proposition que nous aimerions brièvement commenter à l’occasion du jubilé de l’excellente Rivista di Psicologia et en hommage d’amitié très cordiale à son excellent Directeur, le Prof. C. Musatti.

I

À commencer par le domaine des représentations (qui n’est naturellement pas le plus primitif, mais qui est plus simple à analyser), nous connaissons aujourd’hui une quantité d’exemples d’acquisitions relativement spontanées de connaissances ; le terme « relativement spontanées » signifiant que ces connaissances n’ont pas fait l’objet d’un enseignement scolaire ou familial particulier, et qu’elles ont donné lieu, de la part de l’enfant, à une structuration dont on retrouve les mêmes lois d’évolution chez un grand nombre de sujets individuels et à propos de plusieurs questions différentes.

Prenons comme exemple la manière dont l’enfant se représente (nous disons bien se représente, ou conçoit, et non pas la manière dont il perçoit) la relation entre deux grandeurs linéaires à comparer : telles deux tours de plots dont il faut évaluer les hauteurs, le modèle étant dressé sur une table et la copie devant être construite de même hauteur mais sur une autre table de niveau différent 1 ; ou tels deux chemins rectilignes à parcourir dans le même sens selon des longueurs égales, mais avec des points de départ décalés ; ou encore deux chemins dont l’un est rectiligne et dont l’autre présente une série d’angles droits 2 ; ou telles enfin deux tiges droites à comparer en position horizontale 3, mais avec un décalage de quelques cm sur 15 ou 20.

Or, en chacun de ces cas (et bien d’autres encore), on retrouve le même processus d’évolution. En une première période, l’enfant ne juge des hauteurs des tours que par celle des sommets (sans s’occuper des niveaux de base) ; il n’évalue les chemins parcourus que par les points d’arrivée (deux chemins sont considérés comme égaux si les points d’arrivée sont superposés, même quand l’un des chemins était rectiligne, par exemple de 10 cm et que l’autre comportait deux segments à angle droit, de 20 cm au total) ; il n’évalue les tiges horizontales décalées qu’ en fonction du dépassement de l’une par rapport à l’autre d’un seul côté seulement (en général du côté en surplombement). Au cours d’une seconde phase, l’enfant commence à tenir compte des points de départ et plus seulement de ceux d’arrivée : de la base des tours, du point de départ des chemins ou de l’autre extrémité des horizontales décalées. Enfin une troisième période est marquée par la considération des intervalles entre les points de départ et d’arrivée, donc par la réponse juste du point de vue de l’adulte.

Notons d’emblée que les réactions des premiers stades sont bien d’ordre représentatif et non pas perceptif. Du point de vue de la perception, l’enfant voit fort bien que les tours n’ont pas leurs bases au même niveau ou qu’un des chemins est droit et l’autre pas, etc. Dans le cas des horizontales décalées nous avons même constaté récemment, avec S. Taponier 4 que les petits donnent des évaluations perceptives plus exactes que les sujets du stade III quand on leur fait évaluer les longueurs de deux traits dessinés en noir sur blanc au lieu d’utiliser des tiges que l’on déplace l’une par rapport à l’autre. Dans les cas où l’enfant ne considère que les points d’arrivée ou qu’une seule extrémité, etc., il s’agit donc bien d’une sorte d’abstraction conceptuelle parmi un ensemble de données correctement perçues et non pas d’une illusion perceptive.

Cela admis, il est alors facile d’expliquer ces réactions au moyen des renseignements que nous possédons sur la représentation de l’espace et sur la géométrie spontanée de l’enfant 5. Nous savons, en effet, que l’espace représentatif de l’enfant n’est pas d’emblée métrique ni projectif mais qu’il s’appuie initialement sur des intuitions topologiques dont l’une des principales est celle de l’ordre. Lorsque l’on parle à l’enfant de chemins à parcourir selon des longueurs égales (on dit « des chemins la même chose longs » ou « les mêmes longs chemins », etc., en indiquant éventuellement d’un geste un certain parcours pour insister sur l’intervalle à parcourir), il traduit alors la question dans son système de notions, c’est-à-dire en termes de schèmes d’ordre : un plus long chemin est celui qui mène plus loin, un chemin plus court mène moins loin et deux chemins égaux mènent au même point. Dans la suite, au contraire, au fur et à mesure que la représentation enfantine de l’espace s’oriente vers les préoccupations métriques, le point de départ puis surtout l’intervalle entreront en considération, de telle sorte que les questions posées finissent par acquérir un sens euclidien et non plus seulement topologique : égalité des distances et non plus simplement comparaison en termes de relation d’ordre.

On constate ainsi clairement dans ce groupe d’exemples que, sous l’aspect au premier abord exclusivement additif ou cumulatif de l’acquisition des trois notions de point d’arrivée, de point de départ et d’intervalle, on découvre en réalité tout un travail de réorganisation ou de restructuration. De l’espace topologique sans conservation des distances (et effectivement quand deux tiges horizontales, d’abord superposées, sont ensuite décalées, l’enfant imagine que l’une s’est allongée), à l’espace métrique euclidien avec conservation des distances et mesure des longueurs par congruence, déplacement d’une unité, etc., il y a, en effet, beaucoup plus qu’une simple addition de notions ou de connaissances : il y a construction d’un ensemble de relations nouvelles (mesure, axes de coordonnées, etc.) et d’un ensemble cohérent nouveau constituant une structure.

Ajoutons maintenant que cette description serait très incomplète et même franchement erronée si nous nous bornions à interpréter les exemples en invoquant le passage d’une structure topologique à une structure métrique. Il s’agit en réalité d’une structure topologique préopératoire, reposant sur quelques intuitions fragmentaires (voisinages et séparations, ouverture et fermeture, intérieur et extérieur, ordre, etc.) et non coordonnées en un système cohérent (comme le seront au contraire les réactions topologiques au niveau opératoire débutant vers 7-8 ans : emboîtement, sériation des relations de succession selon les deux sens possibles, etc.); et il s’agit, d’autre part, d’une structure métrique opératoire (constructions réversibles, etc.). Disons donc, pour être exacts, que l’évolution schématisée à l’instant marque le passage d’une intuition topologique peu structurée (ordre des points d’arrivée) à une comparaison euclidienne mieux structurée qualitative ou métrique, selon les cas, de nature opératoire. En d’autres termes, dans les cas particuliers de ces exemples spatiaux, la réorganisation progressive des notions s’est faite dans le sens d’un passage du topologique à l’euclidien, tandis qu’en autres domaines la restructuration prendra une autre forme. Mais dans tous les cas cette réorganisation consiste à substituer des structures plus cohérentes, de nature opératoire ou dirigée vers l’opération, à des intuitions moins cohérentes liées à certaines actions particulières (comme d’arriver au terme d’un chemin, etc.)

Si nous cherchons alors à décrire les caractères les plus généraux de ces processus d’acquisition cognitive, nous trouvons ce qui suit. Étant donnée une situation comportant un certain nombre de caractères a, b, c, … susceptibles d’être considérés en fonction du problème posé (dans le cas particulier ces caractères sont : le point d’arrivée, celui de départ, l’intervalle, etc.), l’enfant commence par n’en retenir qu’un seul, ou bien qu’un petit nombre, et par résoudre le problème selon une organisation des relations compatible avec ce choix. Dans la suite, au contraire, il découvre les caractères jusque-là négligés mais est alors contraint de changer de structure pour les incorporer dans le système, et de modifier par conséquent la signification qu’il attribuait jusque-là aux premiers caractères choisis.

Il est toujours difficile de trouver un vocabulaire adéquat en psychologie, car les termes qu’on emploie sont ou bien usuels et par conséquent chargés d’associations de tous genre, ou bien nouveaux et en ce cas difficiles à saisir en toutes leurs nuances. Mais, le processus de réorganisation dont nous parlons peut semble-t-il être décrit en termes adéquats sous les vocables de « centration » et « décentration ».

En effet, dans la phase initiale du processus que nous venons d’évoquer, l’enfant centre son attention ou son intérêt cognitif, etc., sur un seul des caractères a, b, c, etc., par exemple le caractère k, et il construit de ce point de vue un système de relations qui est lui-même centré sur le caractère k. Après quoi, il découvre les autres caractères (par d’autres centrations représentatives) et les met en relations avec le caractère k. Mais, comme nous venons d’y insister, il ne s’agit pas là d’une simple addition cumulative : cette mise en relations ultérieure transforme le système et enlève au caractère k sa position privilégiée pour le subordonner à une nouvelle structure. Autrement dit, par le fait même que le sujet décentre son attention à l’égard de k, ce caractère k est incorporé dans un système qui n’a plus à proprement parler de centre, puisqu’il consiste en l’ensemble des relations a, b, c, etc., en une totalité organisée.

Les termes de centration et de décentration comportent ainsi chacun deux significations complémentaires, l’une par rapport au sujet qui centre ou qui décentre, l’autre par rapport à l’objet (ou au caractère de l’objet) qui est centré, et occupe ainsi une position privilégiée dans un système relatif à lui, ou qui est décentré et devient l’élément d’un système ne comportant plus de centre.

Examinons d’abord le premier de ces aspects. Pourquoi le sujet centre-t-il d’abord un objet ou un caractère à l’exclusion des autres ? Par ce qu’à un certain niveau où il ne possède pas encore de structures opératoires, en général ou dans le domaine considéré, le sujet pense en termes d’actions ou de schèmes d’actions, et assimile ainsi la situation en fonction de l’un des schèmes familiers de ses actions propres. Dans le cas particulier cité plus haut, l’enfant pense en termes de point d’arrivée, parce que pour lui un chemin à parcourir est orienté vers son terme qui est le but à atteindre ou la « fin » des parcours (« fin » aux deux sens possibles de ce mot). Le sommet de la tour, le point d’arrivée du chemin, l’extrémité qui dépasse, etc., sont donc centrés parce qu’assimilés à des schèmes simples et familiers, et les relations de la situation donnée sont organisées en fonction de ce centre (si cette organisation est topologique et non pas euclidienne, c’est précisément parce que les intuitions topologiques élémentaires s’accordent avec les caractères généraux de l’action, comme les schèmes d’ordre, etc., et peuvent ainsi être utilisées avant toute structuration opératoire).

Nous avons jadis décrit cette assimilation des situations à l’action propre en nous servant du terme d’« égocentrisme intellectuel » (par analogie avec le géocentrisme, l’anthropocentrisme, etc.). Mais malgré toutes les précautions prises pour souligner qu’il s’agissait là d’une attitude inconsciente spontanée et non pas de l’expansion d’un moi conscient de lui, et surtout pour souligner qu’il s’agissait d’un processus cognitif ou épistémique et non pas d’une attitude morale, les mots sont plus forts que les hommes, et les associations d’idées plus puissantes que la logique. En réalité, il aurait fallu dire « centrisme » tout court. C’est pourquoi nous parlerons simplement de « centrations » et de « décentrations ».

Le sujet qui décentre, au contraire, le caractère k pour le mettre en relation avec a, b, c, etc., cesse d’assimiler la situation à tel ou tel schème d’action, mais s’efforce au contraire de coordonner ses schèmes en une totalité tenant compte de tous les aspects de la situation. Par le fait même sa pensée prend une forme opératoire, ou tend vers l’opération, celle-ci n’étant pas autre chose qu’une action intériorisée coordonnée à d’autres en systèmes mobiles et réversibles (pouvant être parcourus dans les divers sens possibles).

Quant à la signification des termes de centration et de décentration par rapport à l’objet, il faut ajouter ce qui suit. La centration sur un caractère k est source de déformations, en ce sens que, dans la mesure où k n’est pas mis en relation avec a, b, c, etc., il occupe, d’une part une place privilégiée, et acquiert, d’autre part, une valeur absolue qui exclut cette relativité indispensable à toute interprétation objective. La décentration, par contre, qui, du point de vue du sujet, constitue une structuration opératoire, exprime par rapport à l’objet la correction des déformations, autrement dit une orientation dans le sens de l’objectivité.

En bref, si l’acquisition des connaissances, au cours du développement de l’enfant, constitue davantage qu’un simple processus additif ou cumulatif, et nécessite de continuelles réorganisations, c’est que l’évolution de toute notion ou la construction de toute structure opératoire comporte un perpétuel passage des centrations aux décentrations représentatives, autrement dit un constant effort pour dépasser (l’italien dirait ici excellemment « superare ») le point de vue propre et limité, qui est le point de vue initial, en faveur d’une mise en relations atteignant simultanément la cohérence interne (opération) et l’objectivité extérieure.

II

Lorsque nous avons abordé il y a une quinzaine d’années l’étude du développement des perceptions chez l’enfant, nous avons décidé d’oublier par méthode toute conception tirée de nos recherches sur l’intelligence, de manière à « décentrer » au maximum nos nouvelles préoccupations. Nos deux premières recherches, l’une (avec Lambercier, Boesch et v. Albertini) sur l’évolution de l’illusion de Delbœuf avec l’âge et l’autre (avec Lambercier) sur les comparaisons de hauteur dans le plan fronto-parallèle chez l’enfant et chez l’adulte, n’avaient d’ailleurs aucun rapport avec l’évolution des notions.

Mais, en cherchant à expliquer l’illusion de Delbœuf et en examinant dans ce but les multiples figures utilisées par nos collaborateurs, nous nous sommes aperçus que les grandeurs apparentes variaient sensiblement selon le point fixé par le regard (centre du cercle intérieur ou zone comprise entre les deux cercles, etc.) 6. Pendant ce temps Lambercier qui mesurait l’erreur de comparaison sur des tiges à distances variables constatait que si l’une des tiges demeurait fixe (étalon) au su du sujet, il s’ensuivait une erreur systématique (positive ou négative), tandis que si cet étalon était chaque fois enlevé puis remis tel quel (sans que le sujet s’aperçoive de cette identité), l’« erreur de l’étalon » diminuait fortement 7 : cette erreur est donc fonction de la manière dont le sujet choisit ou ne choisit pas l’étalon comme élément de référence, donc à nouveau de la manière dont cet élément est fixé par le regard (durée, attention, etc.).

Il devenait alors tentant de constituer, en relation avec les seuls mécanismes perceptifs, et sans préjuger de leurs ressemblances ou différences avec les mécanismes représentatifs, un schéma théorique qui serait à vérifier par des expériences variées et dont les grandes lignes seraient les suivantes : la centration du regard sur un élément donné aboutirait à une déformation sous la forme d’une surestimation de cet élément (proportionnelle à sa grandeur), tandis que la décentration perceptive (ou coordination des centrations successives) conduirait à une compensation graduelle de ces déformations donc à une diminution des erreurs.

Deux groupes d’expériences devenaient alors possibles : ou bien vérifier cette hypothèse par ses conséquences dans l’interprétation des différentes illusions perceptives bien connues, ou bien contrôler directement l’existence de l’effet de surestimation par centration (et de compensation par décentration). Nous avons commencé par les expériences de la première catégorie et cela pour deux raisons. En premier lieu, l’effet de surestimation par centration nous a paru évident pour les raisons indiquées à l’instant (observations sur les figures de Delbœuf et erreur de l’étalon), et surtout parce qu’il semble découler d’une série de faits connus (en particulier le damier de Helmohltz qui, fixé au centre de la figure et de près donne lieu à une surestimation des surfaces centrales et à une dévalorisation des surfaces périphériques comprises entre les hyperboles de plus en plus accentuées sur le pourtour de la figure). Mais notre seconde raison était, il faut l’avouer, de caractère plus subjectif : nous avons toujours préféré vérifier une hypothèse par ses conséquences d’abord, pour n’en contrôler qu’après coup les points de départ, persuadé que la cohérence interne d’une théorie dont les résultats s’accordent avec les faits constitue à elle seule un gage de sécurité.

Nous avons donc commencé par essayer de fournir une explication des illusions optico-géométriques classiques en fonction de notre schéma hypothétique, ce qui supposait par ailleurs une analyse génétique de chacune d’entre elles pour décider en chaque cas s’il s’agissait bien d’une illusion primaire (= diminuant de valeur quantitative avec l’âge tout en conservant la même forme qualitative : Delbœuf, illusion des angles, des rectangles, etc.) ou d’une illusion secondaire (= augmentant de valeur quantitative avec l’âge, avec ou sans changements qualitatifs : illusion de la verticale, surestimation des éléments situés dans la partie supérieure du champ, etc.).

Or, pour ce qui est des illusions primaires, nous sommes parvenus à une formule quantitative très simple et assez générale pour s’appliquer à des figures aussi variées que celles de Delbœuf, d’Oppel-Kundt, des angles, des rectangles, des trapèzes, à l’illusion des courbures, etc 8. La formule en question ne fournit naturellement pas la valeur absolue de l’illusion (pas plus que la loi de Weber ne fournit la valeur de la constante h), puisque cette valeur dépend de celle de l’effet de centration qui varie avec l’âge et avec les individus (à moins que cet effet, d’ailleurs composé, ne soit pas si variable, comme le donnent à penser les mesures tachistoscopiques dont nous parlerons plus loin, mais qu’il soit compensé de façon très variable par une décentration qui augmente avec l’âge et varie avec les individus, avec l’exercice, etc.). Par contre, la formule donne la valeur relative de l’illusion, c’est-à-dire (étant donnée une figure, dont on fait varier différents éléments sauf celui qu’on mesure) les points d’illusion maximum en positif et en négatif, ainsi que le passage à 0, etc., bref, la courbe générale de l’illusion en fonction des variations de la figure. Or, les maxima ainsi trouvés ayant été vérifiés par l’expérience dans le cas de toutes les figures indiquées, nous avons baptisé notre formule « loi des centrations relatives » et continuons les recherches génétiques à son sujet.

C’est alors que s’est posé le problème du contrôle des effets de centration eux-mêmes. D’une part, on nous a fait remarquer (en particulier au Congrès international de psychologie de Stockholm où nous avions exposé notre « loi ») que la formule des courbes d’illusions peut être exacte sans impliquer nécessairement le mécanisme des centrations, ce qui est évident, puisque cette loi ne porte que sur des surestimations ou sous-estimations relatives et qu’on peut les expliquer de toutes les manières. D’autre part, un certain nombre de collègues et amis (notamment P. Fraisse, A. Rey et F. Metelli, pour ne citer que ceux qui ont publié ou dirigé depuis lors des travaux sur la question) nous ont exprimé leurs doutes sur la généralité ou l’existence même de cet effet.

Nous avons donc, d’une part, cherché à la vérifier directement en vision libre (avec A. Morf), et, d’autre part, cherché à en donner une interprétation probabiliste susceptible à la fois de faire comprendre le degré de probabilité de l’effet en question et la possibilité des fluctuations et exceptions. Commençons par examiner ce schéma stochastique puis nous en viendrons aux vérifications.

Le postulat sur lequel repose un tel schéma est le suivant : c’est que la perception (étant donnée la grande variabilité des estimations dans les comparaisons de grandeurs, variabilité interindividuelle mais surtout intraindividuelle) consiste en une sorte d’échantillonnage tel que les organes récepteurs (de la rétine au cortex) n’enregistrent pas simultanément tous les aspects ou toutes les parties de l’objet perçu, mais l’incorporent seulement par « rencontres » successives. L’effet de centration serait alors fonction de la probabilité de rencontre.

Soit, par exemple, une droite A que nous subdivisons en un nombre arbitraire de petits segments de longueurs égales (ce seront les éléments « rencontrés »). Peu importe alors le mécanisme des rencontres : il peut s’agir du nombre des cellules de la rétine ou du nombre des micronystagmus (si les petites oscillations du globe oculaire sont des mouvements d’exploration) ou de ce que l’on voudra. Les seules hypothèses sont que les segments de A ne sont pas tous rencontrés au même moment mais successivement et que de ce nombre va dépendre l’estimation de la longueur de A. Il est alors facile de montrer que la probabilité des rencontres obéit à une courbe logarithmique qui constituerait l’image de l’estimation de la longueur de A au moment de la centration sur cet élément (nous appellerons cet effet l’« erreur élémentaire I »).

Admettons maintenant que le sujet compare les longueurs de deux droites A et A’ et que le nombre des rencontres soit n sur A et n sur A’. Nous appellerons « couplages » les correspondances 1 à n ou 1 à n entre les points de rencontre des deux éléments et définirons par « couplages complets » les couplages entre points de rencontre homogènes sur les deux éléments (= même nombre de points de rencontre par unité de longueur). Les couplages incomplets constitueraient alors la raison de la surestimation relative de l’une des droites A ou A’ par rapport à l’autre et nous appellerons cette surestimation relative l’« erreur élémentaire II ».

Il est facile également de montrer que la probabilité de couplage complet obéit, pour son propre compte, à une loi logarithmique. Dans notre hypothèse, la loi de Weber ne serait pas autre chose, appliquée aux seuils, que cette seconde loi logarithmique, ce qui reviendrait à dire qu’elle constitue l’expression de l’erreur élémentaire II. D’autre part, la loi des centrations relatives constituerait de ce point de vue une simple loi probabiliste indiquant le rapport entre les couplages correspondant à la différence A − A’ des éléments à comparer (= les couplages dont le caractère incomplet provoque l’illusion) et l’ensemble des couplages possibles sur la figure considérée.

En bref, l’effet de surestimation par centration se traduirait ainsi en termes de probabilité de rencontres, tandis que la décentration exprimerait la probabilité des couplages complets (l’erreur, ou « illusion » perceptive correspondant au contraire au nombre des couplages incomplets).

Cela dit, examinons maintenant les vérifications et objections relatives à un effet de centration eux-mêmes :

1 — J. Piaget et A. Morf 9. Parmi les quatre facteurs possibles des effets de centration (position de l’objet perçu dans la région centrale ou la périphérie du champ, durée de centration, ordre de succession des centrations et intensité ou attention), nous avons cherché avec Morf à contrôler les trois premiers en vision libre (= vision non tachistoscopique). Pour le premier, nous avons fait comparer un intervalle A centré par le regard à un intervalle A demeurant dans la périphérie du champ et constaté la très forte proportion (presque 100 %) des surestimations de A. Pour les deux suivants (qu’on ne peut jamais dissocier complètement) nous avons fait comparer deux droites A et A apparaissant simultanément mais A demeurant plus longtemps visible que A, ou apparaissant l’une un peu avant l’autre et les deux disparaissant ensemble. Nous avons retrouvé naturellement l’effet connu selon lequel le dernier élément perçu est surestimé par rapport au précédent (ce qui s’explique aisément en termes de centration et de « rencontres »), mais nous avons trouvé en plus que l’élément centré le plus longtemps est surestimé par rapport à l’autre : quand les deux facteurs sont cumulatifs l’erreur est beaucoup plus forte que quand ils sont antagonistes, ce qui prouve donc l’existence du facteur de durée.

2 — A. Rey et M. Richelle 10. Rey a fait avec Richelle un certain nombre d’expériences introductives qui confirment toutes l’effet global de centration, sauf une que nous rapporterons au facteur attention. Il a d’abord (nous ne suivons pas l’ordre de l’article) construit un petit dispositif consistant en deux droites dessinées sur une plaque de verre, elle-même insérée entre deux épaisseurs de verre semi-transparent : lorsque l’on centre l’une des deux droites, elle est alors située au premier plan et agrandie, tandis que la droite vue en périphérie est rejetée à l’arrière-plan et rapetissée. Au vu d’autres expériences du même type, Rey a conclu que la dévaluation des éléments périphériques doit être due au manque de netteté et que la surestimation des éléments situés au centre du champ est attribuable à la netteté de cette région centrale (dite aussi région de « vision nette »). Il a de plus eu l’idée de faire comparer deux droites de même grandeur, centrées tour à tour, mais dont l’une est éclairée nettement et l’autre moins nettement : en ce cas aussi l’élément objectivement le plus net est surestimé et l’élément objectivement le moins net est dévalorisé.

Jusque-là les expériences de Rey-Richelle s’accordent avec nos interprétations. Le rôle du facteur de netteté, que ces auteurs considèrent comme le plus général, peut fort bien être ajouté à ceux de la topographie du champ, de la durée, de l’ordre de succession et de l’attention. Mais il va de soi que ce rôle de la netteté constitue une loi et non pas une explication : or, cette loi admet naturellement l’explication probabiliste fondée sur le schéma des rencontres et des couplages exposé plus haut. En effet, plus un élément est net, plus forte est la probabilité des rencontres sur cet élément : il s’ensuit que, comparé à un élément peu net, il y aura excédent de rencontrer sur le premier, donc couplages incomplets et surestimation relative de le premier élément.

L’expérience au résultat jugé défavorable à l’hypothèse de la centration par Rey et Richelle a été la suivante. Deux droites très légèrement divergentes ou convergentes sont présentées soit en vision libre (= sans centration obligée) soit avec centration sur l’une des extrémités de ce couple. En vision libre il faut que la comparaison porte sur une certaine longueur pour que le sujet s’aperçoive que les droites ne sont pas parallèles ; la mesure de l’effet de centration se fait alors au moyen de la longueur nécessaire pour parvenir au même résultat si l’extrémité seule est centrée. L’expérience a été faite aussi au moyen de couples de points. Or les résultats ont été favorables à l’hypothèse de la centration dans le cas de lignes divergentes (l’écart étant sous-estimé en périphérie, il faut alors un plus grand écart en vision avec centration obligée qu’en vision libre). Par contre, ils ont été en moyenne défavorables dans le cas de lignes convergentes, c’est-à-dire qu’un petit écart (de 2 à 6 mm) a été mieux perçu en vision périphérique qu’en vision libre.

Nous avons déjà répondu 11 que dans le cas de si petits écarts, le facteur topographique de la centration peut-être compensé par le facteur d’attention : surveillant d’autant plus attentivement le petit écart en périphérie qu’il n’a pas le droit de le centrer, le sujet peut le surestimer par une sorte de centration de l’attention dédoublée de celle du regard (en tant que cette dernière ne dépend que du facteur topographique, c’est-à-dire de l’opposition entre les régions centrales et périphériques). Cette explication pouvait faire l’effet de l’une de ces hypothèses supplémentaires que l’on imagine pour sauver une théorie en danger, autrement dit d’un « coup de pouce ». Mais les expériences de Fraisse, ont au contraire mis brillamment en évidence la possibilité d’un tel dédoublement.

3 — P. Fraisse, S. Ehrlich et E. Vurpillot 12. Après trois années de recherches (et après avoir exprimé publiquement ses doutes à la Société française de Psychologie en 1952), P. Fraisse et ses collaborateurs sont parvenus à des résultats décisifs en mettant au point une méthode tachistoscopique plus précise que les précédentes. En présentant deux segments de droite en prolongement l’un de l’autre pendant 1/10 de seconde environ, mais dont l’un est centré et dont l’autre demeure périphérique, ils ont d’abord constaté une surestimation de l’élément centré s’étendant de 3 à 17,6 % en moyenne. De même, en mettant le point de fixation à l’extrémité des deux segments formant une seule droite, ils ont trouvé de 8, 9 à 17 % de surestimation en faveur du segment le moins périphérique. Par contre, ils ont observé que quand les sujets ne savent pas d’avance si le segment périphérique (ou le plus périphérique) apparaitre à gauche ou à droite, l’effet de centration, est presque annulé, d’où l’hypothèse que devant surveiller les deux cotés à la fois les sujets dispersent leur attention, la « centration » du regard présentant en ce cas un effet dominé par la « centration (dispersée) de l’attention ». Les auteurs, après diverses autres expériences de contrôle, ont alors eu l’idée de la vérification décisive suivante. Le sujet est mis en présence de deux sur trois segments de droite (avec un intervalle entre eux un peu plus grand que les segments eux-mêmes), l’un au centre (élément fixé) et les deux autres à gauche et à droite (un seul apparaissant à la fois) : on impose, d’autre part, soit un seul point de fixation sur le segment central, soit deux points simultanés (des points de surveillance, pourrait-on dire) situés à l’extrémité proximale des segments périphériques. En un tel cas, on trouve, lors d’un point de fixation unique, une petite surestimation de l’élément central (3 %), mais lors des deux points de fixation simultanés, une forte surestimation des éléments périphériques (17 %) !

De ces faits, les auteurs concluent qu’il existe, en plus des effets de la « centration du regard » (effets topographiques), d’autres effets dus à ce que l’on peut appeler pour abréger la « centration de l’attention ». Ces deux effets, habituellement cumulés, peuvent être dissociés et en ce cas les seconds priment les premiers. Mais les seconds comme les premiers peuvent s’interpréter par le schéma de la probabilité de rencontres « qui permettrait parfaitement d’expliquer l’ensemble de nos résultats. La probabilité de rencontres, en effet, peut être envisagée aussi bien au niveau de l’excitation en relation avec l’hétérogénéité de champ rétinien qu’à un niveau central déterminé par l’attitude des sujets » (loc. cit. p. 211) Enfin, réexaminant l’hypothèse de Rey et Richelle sur le rôle de la netteté, ils concluent que cette loi n’est elle-même qu’un cas particulier d’une loi plus générale, puisque « ce à quoi nous sommes attentifs est perçu plus distinctement » (loc. cit., p. 212).

4 — J. Piaget et J. Rutschmann 13. Nous avons repris avec Rutschmann la technique tachistoscopique de Fraisse et fait varier l’excentricité (= distance angulaire entre un point et le point de fixation) dans les proportions de 1 ; 0,5 et 0,25 à partir de 17°. Nous avons trouvé pour 17° des erreurs très fortes (36,6 % de moyenne sur 53 adultes à 0,08 -0,09 secondes de temps de présentation), avec diminution de l’erreur à 26 % et à 23,5 % quand on diminue l’excentricité (les erreurs angulaires correspondantes sont de 25,1 %, 22,7 % et 21,9 %). Le problème est alors de savoir si, aux temps très courts d’exposition le sujet juge encore les longueurs comme telles ou s’il fait ses évaluations en termes d’angles (avec une erreur angulaire relativement plus constante). Comme notre second résultat est la diminution des erreurs de longueurs avec la répétition de l’expérience (passage d’une erreur relative de 36 % à 26 % de la première à la troisième expérience) cela signifierait qu’avec la répétition (ou l’augmentation des temps de présentation) le sujet juge alors moins en termes d’effets angulaires qu’en termes de longueurs et s’achemine ainsi vers une sorte de constance de la longueur (qu’il n’atteint d’ailleurs jamais puisque, en réduisant les mouvements oculaires, l’effet de centration subsiste en vision libre). Il est alors aisé d’interpréter ces résultats en termes de centration et décentration au moyen du schéma stochastique des probabilités de rencontres et de couplages.

5 — J. Piaget et V. Bang 14. Le but général des recherches que nous avons entreprises avec Bang est de comparer la valeur quantitative des illusions en tachistoscope et en vision libre, ceci dans l’espoir de nous renseigner davantage sur les probabilités de rencontres et de couplages en graduant le temps de présentation. Fraisse et ses collaborateurs avaient déjà signalé (loc. cit., p. 208) que, par la méthode de reproduction, des segments de 10 cm présentés 1/10 de sec. donnent une moyenne générale de 8,2 cm seulement dans les dessins de 20 sujets adultes, ce que nous expliquerions (d’ailleurs en accord avec ces auteurs : cf. p. 209) par la plus faible probabilité de rencontres en un temps si réduit. Il était donc intéressant de rechercher d’une manière plus générale si les illusions augmentent ou diminuent avec le temps de présentation. Nous n’indiquerons ici que deux (les seuls publiés) parmi l’ensemble des résultats déjà obtenus.

L’un de ces résultats se rapporte directement aux effets de centration. Nous avions expliqué jadis l’illusion d’Oppel-Kundt 15 (espaces divisés) en considérant que le nombre des intervalles augmente celui des centrations virtuelles, ce que nous pouvons maintenant traduire de manière plus simple en disant que le nombre des intervalles de la ligne divisée accroît la probabilité des rencontres (par opposition à l’espace non divisé). Or, chez l’adulte on trouve (à 1/10 de sec.) une illusion de 6,5 % quand le point de fixation est situé entre la ligne divisée et la ligne non divisée, −4,3 % quand le point de fixation est situé sur la ligne non divisée et +20,3 % quand il est situé sur la ligne divisée !

L’autre de ces résultats est plus important. En passant de 2/100 de seconde à 10/100 et à la vision libre, l’adulte donne une illusion de respectivement +3,0 ; +8,4 et +9,8, c’est-à-dire qu’elle augmente avec le temps de présentation jusqu’à la vision libre rapide. Mais on sait qu’en augmentant encore le temps (vision libre prolongée avec exploration) l’illusion diminue à nouveau. Au total elle passe donc par un maximum (qui pour cette illusion d’Oppel est donc la vision libre rapide tandis que pour d’autres elle est de 100/100 sec. ou 50/100 ou même 20/100).

Fig. 1

Or ce phénomène s’explique aisément par le schéma des probabilités de rencontres et de couplages. Le nombre des rencontres probables augmente rapidement selon une loi logarithmique (I) ; celui des couplages complets augmente plus lentement selon une autre loi logarithmique (II) dont la courbe tend à rejoindre la première mais avec retard. Entre deux (voir la fig. 1) se trouve alors un espace à forme de lentille, qui représente les couplages incomplets, donc l’illusion et la probabilité de ces couplages incomplets passe bien par un maximum intermédiaire entre les temps courts et les temps longs !

6 — G. Tampieri 16. Nous abordons maintenant l’examen d’une recherche dont les résultats sont d’après l’auteur « incompatibles avec la théorie de la centration-décentration » (résumé). Mais nous espérons montrer en quelques mots qu’il s’agit là d’une simple erreur d’interprétation.

Tampieri a repris les expériences que nous avions faites avec Lambercier sur la comparaison de la hauteur de tiges verticales placées au même niveau de base dans le plan fronto-parallèle (expériences qui avaient donné heu à la mise en évidence de l’erreur de l’étalon). Mais son but est de confronter l’hypothèse de la centration-décentration avec une interprétation par la tendance centrale de Hollingworth et de Nelson. Pour départager entre ces deux solutions, Tampieri imagine une intéressante contre-épreuve consistant à modifier la longueur des tiges et à compléter notre série initiale (étalon de 10 cm) par une série plus petite (étalon de 5 cm) et par une série plus grande (étalon de 50 cm) mais en conservant les mêmes distances de comparaison (1°43’ à 80°). D’après l’auteur, si l’hypothèse de la centration est exacte, cette modification de la grandeur des tiges ne doit rien changer à surestimation de l’étalon observée par nous avec la distance, tandis que si l’autre solution est la bonne, on doit trouver une surestimation des petits éléments et une sous-estimation des grands.

Il convient de faire deux remarques sur cette position du problème, avant d’examiner les faits eux-mêmes.

La première de ces remarques est que l’hypothèse de la centration se rapporte exclusivement aux effets perceptifs dits primaires, c’est-à-dire qui diminuent de valeur avec l’âge, tandis que les mécanismes relatifs au point d’indifférenciation, aux impressions absolues et à la tendance centrale comportent des activités perceptives secondaires et augmentent d’importance avec l’âge (nous avons avec Lambercier une étude génétique en préparation sur ce point). Il est donc fort légitime de se demander si la comparaison des tiges à distances relève de l’un ou de l’autre de ces domaines ou se trouve à mi-chemin entre eux, mais la solution de ce problème dans le cas de l’expérience discutée ici ne prouverait rien quant au rôle de la centration dans des situations plus « primaires ».

La deuxième remarque est plus importante, car c’est ici qu’intervient l’erreur d’interprétation au sujet de la centration dont nous parlions à l’instant 17. Le raisonnement de Tampieri, selon lequel la modification de grandeur des tiges ne devrait, dans l’hypothèse de la centration, rien changer à la surestimation de l’étalon en fonction de la distance, serait parfaitement correct si l’on modifiait corrélativement les distances de manière à conserver constantes les proportions du dispositif figurai. Mais en modifiant les grandeurs des tiges sans modifier les distances entre elles on aboutit à d’autres configurations et cela change tout du point de vue des centrations, comme nous allons le voir.

Fig. 2

Notre raisonnement à nous était, en effet, le suivant : (1) quand la variable est éloignée de l’étalon, le sujet est obligé de se référer sans cesse à cet étalon, qui est alors centré plus souvent en moyenne et par conséquent surestimé ; (2) quand l’étalon et la variable sont proches, le sujet les voit simultanément et n’a donc pas besoin de centrer spécialement l’étalon : son attention se porte donc de préférence sur la variable, qui est alors surestimée ; (3) cette vision simultanée de l’étalon et de la variable, lorsqu’ils sont proches, est favorisée par le fait que le sujet peut alors construire une figure : il relie directement les sommets de l’étalon et de la variable par une ligne virtuelle et le meilleur indice de la construction de cette figure est que les enfants n’y parviennent que jusqu’à 25 cm de distance environ 15°) tandis que les adultes y arrivent jusque vers 1 m (environ 65°).

Examinons maintenant les effets probables du changement de dimension des tiges. Lorsque les tiges sont deux fois plus petits (5 cm d’étalon) il est plus difficile de juger en une seule figure de l’égalité ou de la non-égalité des éléments comparés, puisque dès la distance de 50 cm cette figure aura la forme d’un rectangle de 5 × 50 (de mêmes proportions que celui de 10 × 100 cm à partir duquel nos adultes cessaient d’utiliser cette méthode par comparaison globale) : il y aura donc pour de plus petites distances référence à l’étalon qui sera ainsi davantage centré que la variable, d’où la surestimation moyenne de cet étalon sauf aux distances très courtes : c’est bien ce que trouve Tampieri (fig. 2). Lorsque les tiges sont cinq fois plus grandes que nos 10 cm (soit 50 cm d’étalon), il est au contraire très facile de comparer directement par figure globale : à 500 cm encore on est dans la zone proportionnellement équivalente à la distance de 100 cm pour un étalon de 10 cm. Dans la mesure où le sujet peut centrer la variable, puisqu’elle est reliée à l’étalon par une figure globale, il y aura donc sous-estimation moyenne de l’étalon à toutes les distances étudiées, et c’est encore ce que trouve Tampieri. On constate ainsi que les nouveaux faits mis en évidence par cet auteur n’ont rien d’« incompatible » avec l’hypothèse de la centration. Quant à sa courbe pour l’étalon de 10 cm l’auteur ne retrouve pas la sous-estimation moyenne pour les petites distances. Mais il est à remarquer que :

1) Tampieri obtient l’équivalent de ce même phénomène avec la sous-estimation des grands étalons (50 cm) puisque nous venons de voir qu’on peut assimiler, toutes proportions gardées, cette situation à celle des comparaisons sur 10 cm aux petites distances.

2) L’auteur trouve comme nous deux groupes d’erreurs, selon que le sujet surestime l’étalon ou la variable. Tandis que pour les petits étalons de 5 cm il y a 17 sujets surestimant l’étalon contre 7 la variable et que pour les grands étalons les proportions sont renversées (6 et 20), Tampieri trouve 14 cas de chaque catégorie pour l’étalon de 10 cm. On voit qu’il suffirait de peu de choses pour modifier les moyennes ! Or, cette variabilité va de soi si elle dépend de l’élément pris comme référence (et par conséquent davantage centré) par le sujet, tandis que nous le comprenons moins bien dans l’explication par la tendance centrale d’Hollingworth.

Enfin, s’il voulait vérifier l’hypothèse de la centration, il est curieux que Tampieri n’ait pas essayé les contre-épreuves qui avaient si bien réussi à Lambercier : lorsqu’un sujet surestime systématiquement l’étalon E par rapport à une variable V objectivement égale (donc subjectivement E > V) il suffit souvent d’inverser le sens de la question (comparer E à V et non pas V à E) pour obtenir V > E parce que la centration est alors modifiée ; et il suffit de faire semblant de changer E à chaque présentation pour annuler l’erreur ou presque. Pour conclure la discussion entre Tampieri et nous, on pourrait surtout refaire les mêmes mesures mais en introduisant des points de fixation obligés (comme l’ont fait tous les auteurs cités sous les n° 1 à 5) : on verra bien alors si l’effet de centration, vérifié d’une manière si générale par les expériences exposées plus haut ne se retrouverait pas à propos de l’une des deux expériences qui nous conduit à soupçonner son rôle…

III

Admettant ainsi que les recherches récentes effectuées sur les effets de centration perceptive ont confirmé — ou n’ont pas suffi à infirmer — l’existence de tels mécanismes, il nous reste, pour conclure, à jeter un bref regard en arrière et à nous demander quelles sont les ressemblances et les différences entre la centration ou la décentration perceptives et la centration ou la décentration représentatives.

La principale différence s’impose avec évidence : dans le cas de la représentation, la décentration aboutit à la construction de structures nouvelles, qui sont les structures opératoires caractérisées par leur réversibilité (à chaque opération directe correspond une opération inverse qui l’annule ou une opération réciproque qui la compense), tandis que, dans le cas de la perception, la décentration n’aboutit qu’à une compensation ou annulation partielles des déformations entraînées par la centration, et non pas à l’élaboration de structures nouvelles.

Cependant deux circonstances modèrent cette opposition entre le perceptif et le représentatif, et rétablissent une continuité relative entre ces deux paliers d’organisation mentale.

La première de ces circonstances est l’existence d’intermédiaires entre la perception et la représentation proprement dites, car ni l’une ni l’autre ne sont distribuées sur un seul plan et chacune des deux présentent des formes ou des degrés multiples d’organisation. C’est ainsi que, à côté de la perception « primaire » ou des effets de champ, on peut distinguer de multiples activités perceptives impliquant l’intervention de la motricité, etc. Or, ces activités (comparaison à distances dans l’espace et dans le temps, transpositions, anticipations, systèmes de références, etc.) débutent avec la décentration élémentaire et conduisent à des décentrations toujours plus étendues dans lesquelles on peut discerner le début d’activités quasi représentatives.

La seconde de ces circonstances est que, dans le domaine — ou les domaines — perceptifs comme dans le ou les domaines représentatifs, le passage de la centration à la décentration peut être conçu comme une forme d’équilibration, comme le passage des transformations non compensées à des structures impliquant soit des compensations plus poussées, soit des compensations entières et complètes (opérations). D’un tel point de vue l’opposition signalée à l’instant cesse alors d’être une opposition de nature pour prendre la forme d’une différence de degrés.

L’énoncé seul de tels problèmes suffit d’ailleurs, espérons-le, à montrer la fécondité éventuelle d’une telle perspective, dont les divers aspects sont d’ailleurs loin d’avoir encore donné lieu à une exploration suffisamment systématique.