Campus n°156

Indrit Bègue, stimulante guérisseuse

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Récompensés par un prix de la Fondation Leenaards, les travaux de la chercheuse d’origine albanaise visent à contrer les symptômes négatifs de la schizophrénie tels que l’apathie. Avec une méthode novatrice basée sur une stimulation individualisée d’une région du cervelet.

Donner vie à la vie. C’est l’objectif que s’est fixé Indrit Bègue. Professeure assistante au sein du Département de psychiatrie (Faculté de médecine) depuis novembre 2023 et lauréate du Prix pour la recherche biomédicale translationnelle décerné par la Fondation Leenaards cette même année, la chercheuse travaille sur une méthode novatrice de stimulation cérébrale non invasive visant à lutter contre l’apathie qui frappe les personnes souffrant de schizophrénie. Un symptôme fortement handicapant pour les patient-es concerné-es et contre lequel les traitements existants restent souvent sans effet.

Née en 1980 à Fier, ville de 120 000 habitants située à quelques encâblures de la mer Adriatique, Indrit Bègue grandit dans un monde aujourd’hui disparu: celui de l’Albanie sous dictature communiste. Cependant, malgré la nationalisation des terres et des champs d’oliviers que possédaient ses grands-parents, le rationnement des denrées alimentaires, l’omniprésence de la propagande d’État et de la censure, elle est loin de sentir la chape de plomb qui recouvre son pays. Sa jeunesse a le parfum des arbres sur lesquels elle se plaît à grimper et des parties de jeux avec les copains du quartier. Le tout sous le regard bienveillant d’un frère de douze ans son aîné, d’une mère institutrice et d’un père qui partage son temps entre l’enseignement de la langue albanaise et la rédaction d’articles journalistiques. Une existence paisible et bien réglée aux yeux de la petite fille qu’elle est alors – à condition de savoir tenir sa langue en public – qui va soudainement basculer dans l’insécurité avec l’effondrement du régime en 1990. «Tout à coup, plus rien ne fonctionnait, témoigne la chercheuse. Toutes les institutions se sont écroulées comme un château de cartes. Beaucoup de gens ont quitté le pays, tandis que mes parents, qui ont choisi de rester, ont dû reconstruire leur vie du tout au tout.»

Malgré l’incertitude ambiante, Indrit Bègue sait pourtant déjà ce qu’elle souhaite faire de son existence. En fouinant dans la vaste bibliothèque familiale, elle avait en effet déniché, alors qu’elle n’avait pas encore dix ans, les œuvres d’un certain Sigmund Freud. Le déclic fut immédiat. Elle serait psychiatre.

«Freud figurait parmi les auteurs interdits par le régime parce qu’il était perçu comme un auteur bourgeois dont les théories allaient à l’encontre du modèle de l’homme nouveau communiste, qui est dénué de pulsions ou de désirs, qui ne doute pas et dont le comportement est dicté par une série de principes et de valeurs intangibles, commente l’intéressée. C’est sans doute en partie ce qui m’a fascinée dans sa pensée. Même si je ne comprenais pas la moitié de ce que je lisais. J’étais complètement médusée par le monde qu’il dépeignait, dans lequel évoluaient des gens dont les motivations étaient en partie inconscientes. Dans ma tête d’enfant, je me suis dit: il est cool, ce Freud. Je veux étudier la médecine pour pouvoir exercer le même métier que lui. Et aujourd’hui encore, je suis convaincue que si on aime dialoguer avec les gens, écouter des histoires de vie, éprouver ce qui fait de nous des êtres humains, la psychiatrie reste la meilleure façon de pratiquer la médecine.»

Excellente élève, Indrit Bègue figure sur le podium national dans plusieurs disciplines à l’issue du collège, ce qui lui ouvre en grand les portes de l’Université de Tirana, au moment même où le pays bascule dans la guerre civile à la suite d’une crise spéculative qui voit le PIB national s’effondrer de moitié.

Qu’à cela ne tienne, elle quitte les bancs de l’Académie six ans plus tard avec des résultats qui la placent dans les dix meilleures de sa volée et la conviction qu’elle a visé juste. «L’intérêt d’étudier la médecine dans un pays comme l’Albanie, c’est que pour une multitude de raisons liées à la qualité du système de soins, on dispose d’une très bonne formation clinique, complète la chercheuse. C’est très exigeant mais en même temps, cela permet de se confronter avec des personnes qui se trouvent dans une très grande vulnérabilité et de leur être utile, ce qui est très valorisant.»

Malgré un parcours sans faute, la jeune diplômée doit dès lors s’armer de patience. Dans le système de soins albanais, comme en France d’ailleurs, l’entrée dans une spécialité se fait par le truchement d’un concours. Or, les places sont rares. Indrit Bègue attendra la sienne quatre ans durant.
Un long délai qu’elle met à profit pour nouer ses premiers contacts avec la Suisse puisque, dans l’intervalle, elle travaille pour le compte de la compagnie pharmaceutique Roche, en tant que responsable des essais cliniques. Une expérience qui, outre un revenu, lui fournit l’occasion de maîtriser la procédure complexe des essais en double aveugle randomisés.

À 28 ans, elle peut enfin pousser les portes de l’hôpital psychiatrique au sein duquel elle effectuera sa spécialisation. Le travail est ardu dans la mesure où l’institution accueille beaucoup de cas très sévères. Et les conditions sont loin d’être idéales, comme lorsqu’il faut assurer des gardes de nuit en étant seule dans l’établissement. Mais l’expérience permet à Indrit Bègue d’affiner ses attentes tout en la confortant dans sa volonté de concilier recherche et activité clinique.

«Je suis sortie de ces deux ans de formation avec une double interrogation, précise la chercheuse. Que peut-on faire pour aider les quelque 30% de patients atteints de dépression, de troubles psychotiques ou de schizophrénie qui deviennent résistants aux traitements et comment les sortir de l’enfermement pour leur permettre de renouer des contacts sociaux et briser leur isolement?»

Pour se donner les moyens de répondre à ces questions, Indrit Bègue décide de quitter son pays afin de découvrir d’autres façons de faire, avec l’idée de revenir ensuite en Albanie. La suite en décidera autrement.

Grâce à l’obtention d’une bourse de la Confédération qui finance ses études pendant un an et demi, elle pose ses valises à Fribourg en juillet 2010. Elle qui parle albanais, anglais et italien, mais pas un mot de français, dispose de trois mois pour se familiariser avec la langue de Molière avant d’intégrer l’équipe du professeur Patrik Vuilleumier à l’UNIGE pour y effectuer un master en neurosciences.

«Pour moi, c’était le grand saut dans l’inconnu, confie-t-elle aujourd’hui dans un français tout juste mâtiné d’une pointe d’accent. Mais ça l’était aussi pour les gens qui ont accepté de me faire confiance. Soutenir une femme d’origine albanaise devenue psychiatre à 30 ans ne va pas forcément de soi. Selon la plupart des critères qui font foi dans un monde très linéaire où tout doit être fait très vite, j’étais un peu hors des clous. Je suis donc très reconnaissante que l’on m’ait donné une chance de faire mes preuves malgré mon profil atypique.»

Chance que la nouvelle recrue ne manque pas de saisir à bras ouverts. Travaillant sans relâche – «je passais mes jours à et mes nuits à travailler dans le labo» –, elle découvre avec passion les possibilités offertes par l’IRM fonctionnelle et décide d’enchaîner avec un doctorat visant à étudier les liens entre confiance et processus de décision au moyen de la neuro-imagerie.

Le défi est certes passionnant, mais il ne suffit pas à combler son appétit pour la médecine clinique. En 2014, Indrit Bègue s’engage donc en tant que médecin interne au sein du service de psychiatrie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Quatre ans plus tard, elle intègre le laboratoire de Stefan Kaiser, chef du service de psychiatrie adulte, en tant que chercheuse postdoctorante tout en gardant une activité clinique, avant de passer les examens nécessaires à la validation de son cursus albanais en Suisse, puis de terminer la formation FMH en psychiatrie et psychothérapie en 2022. Soutenue par une bourse de la fondation Cloëtta et des HUG, elle effectue la même année un stage de perfectionnement d’un an à la Harvard Medical School de Boston, au sein d’un laboratoire pionnier dans le domaine de la neuromodulation non invasive par stimulation magnétique (TMS). Une procédure développée par le neuroscientifique Mark Halko et le psychiatre Roscoe Brady afin de traiter la schizophrénie.

La jeune chercheuse fonde beaucoup d’espoir dans cette technique qui utilise le champ magnétique pour engendrer une stimulation électrique permettant d’inhiber ou d’activer certaines zones du cortex cérébral en fonction du protocole choisi.

«Les patientes et patients atteints de schizophrénie sont surtout connus pour les symptômes «positifs» dont ils souffrent comme la paranoïa, le délire ou les hallucinations, qui répondent relativement bien aux traitements, replace Indrit Bègue. Par contre, il n’y a pas vraiment de thérapie efficace pour lutter contre les symptômes `négatifs´ de cette maladie qui se traduisent par le retrait social, l’absence de motivation ou la perte de plaisir. Or, cette forme d’apathie est très handicapante pour eux dans la mesure où elle impacte directement leur relation aux autres, leur capacité à trouver un emploi ou un appartement ainsi qu’à prendre soin de leur personne. Au cours de mes travaux de recherche, j’avais récolté de nombreux indices laissant penser que le cervelet jouait un rôle important dans les phases précoces de la psychose et que l’on pourrait apporter d’importants bénéfices en trouvant la méthode adéquate pour le stimuler. C’est le bien-fondé de cette intuition que je souhaitais vérifier en me rendant à Boston.»

Les expériences cliniques conduites dans le laboratoire de Mark Halko et Roscoe Brady apportent effectivement de l’eau à son moulin. Les divers protocoles mis en place par les deux chercheurs américains fournissent à Indrit Bègue la preuve que la méthode fonctionne et apporte des bénéfices quasiment immédiats. La plupart des patient-es témoignent qu’ils ou elles pensent désormais plus clairement, comme si un voile s’était soudainement soulevé dans leur esprit. D’autres racontent qu’après quelques sessions, ils ont retrouvé l’envie de faire quelque chose, qu’il s’agisse de se lever le matin, de se remettre à leurs factures ou de sortir de chez eux pour rencontrer d’autres personnes. Cerise sur le gâteau, le procédé n’a aucune influence néfaste sur les symptômes «positifs» de la maladie.
 
La piste est donc bonne. Reste à la creuser. Ce à quoi s’emploie aujourd’hui Indrit Bègue, dans le cadre d’une bourse de la Fondation Leenaards finançant ses travaux pour une durée de trois ans, doublée d’un poste de professeure assistante avec prétitularisation conditionnelle au sein du centre Synapsy de la Faculté de médecine.

«Sachant que le cervelet est relié au système de récompense et que plus ce système est actif, moins le patient est apathique, notre objectif est de mettre au point une méthode non invasive susceptible de stimuler cette partie du cerveau de façon aussi précise et efficace que possible», résume la chercheuse.

Le défi est de taille. Pour en venir à bout, il s’agit tout d’abord de mieux comprendre la nature même de ces fameux symptômes négatifs. Une tâche qui requiert le développement d’un modèle animal à laquelle s’est d’ores et déjà attelée l’équipe de Camilla Bellone, professeure associée au Département de neurosciences fondamentales. En parallèle, Indrit Bègue et Jonas Richiardi, du Laboratoire d’apprentissage automatique translationnel de l’Université de Lausanne et du CHUV, sont en train de lister un certain nombre de paramètres permettant d’aller au-delà d’une évaluation subjective ou clinique de ces mêmes symptômes, tels que l’expression faciale, la fréquence de clignements des yeux ou la vitesse articulaire. Autant d’éléments qui ont des liens avec le système impliqué dans les symptômes négatifs et qui aideront les chercheurs à établir un phénotypage approfondi de l’apathie.

La réelle nouveauté du projet est cependant ailleurs. Elle réside dans le fait que les travaux d’Indrit Bègue visent à identifier, pour chaque individu traité, la cible optimale sur laquelle intervenir en s’appuyant sur des techniques de neuro-navigation.

«Comme le cerveau de chaque personne est différent, précise la psychiatre, nous pensons que cette variabilité anatomique est peut-être à l’origine du fait que les résultats obtenus jusqu’ici avec des techniques de stimulation ne soient pas toujours aussi positifs qu’espéré pour tout le monde.» Tout cela prendra sans doute du temps, mais Indrit Bègue n’est pas pressée, puisque pour elle, «ce qui compte, ce n’est pas tant la destination que le chemin».

Vincent Monnet