Campus n°118

Les rêveries de l'étrange Monsieurs Gosse

Pharmacien de son état, Henri-albert gosse a vécu 1000 vies avant de jouer un rôle clé dans la création de ce qui est aujourd’hui l’académie suisse des sciences naturelles. Portrait

Ermite et progressiste, libraire puis pharmacien, Henri-Albert Gosse aimait la botanique et la chimie, les monstres et l’ésotérisme. Négociant en eaux minérales artificielles, copropriétaire d’une fabrique de faïences fines, il a également cherché à développer un procédé permettant d’imperméabiliser les chaussures, tout en se penchant sur les propriétés curatives des lézards dans le traitement des maladies cancéreuses. Ce n’est pourtant pas à son curriculum saugrenu que l’apothicaire de Longemalle doit sa place dans l’Histoire. Si son nom n’est pas tout à fait oublié, c’est parce que c’est dans sa propriété de Mornex, sur le Petit-Salève, que s’est tenue, il y a près de deux siècles, la première réunion de ce qui est aujourd’hui l’Académie suisse des sciences naturelles. Un événement intervenu moins de cinq mois après l’entrée officielle de Genève dans la Confédération et qui marque le début d’une immense entreprise scientifique visant à donner à la Suisse moderne une connaissance précise de son milieu naturel.

Pauvre Gosse L’existence d’Henri-Albert Gosse ne débute pas sous les meilleurs auspices. Ne possédant pas la bourgeoisie de la ville, la famille Gosse, originaire de Strasbourg, appartient, en effet, à la catégorie des Natifs, ce qui fait de ses membres des citoyens de seconde zone. Qui plus est, placé en pension dès sa naissance, Henri-Albert est jeté dans le feu par sa première nourrice, suite à une dispute de cette dernière avec son mari. Il en est quitte pour quelques brûlures au visage. Confié à une servante par une seconde matrone, il est ensuite lâché dans un ruisseau, d’où il ressort avec une fracture du fémur qui le fera boiter toute sa vie. Ce qui n’empêche pas le jeune garçon d’avoir l’esprit vif.

Commis-libraire Le futur pharmacien montre en effet dès le collège une aptitude pour l’étude des sciences naturelles, discipline très en vogue à l’époque des premiers voyages d’Horace-Bénédict de Saussure dans les Alpes. Les difficultés matérielles de son père l’obligent toutefois à se résoudre à entrer dans la vie professionnelle en tant que commis dans la librairie familiale.

Henri-Albert Gosse trouve malgré tout le moyen de poursuivre sa formation, en se liant notamment avec Marc-Auguste Pictet, professeur de philosophie naturelle à l’Académie de Genève et cofondateur de la Bibliothèque britannique. Son obstination est visiblement payante puisque, comme l’explique Danielle Plan dans l’ouvrage qu’elle a consacré au personnage (Un Genevois d’autrefois, ed. Kundig), ce sont les professeurs d’Henri-Albert qui, voyant en lui un garçon d’avenir, auraient convaincu son père de l’envoyer à Paris pour y étudier l’anatomie et la chimie.

Le cercle de Paris Sans pour autant acquérir une stature scientifique de premier plan, Henri-Albert Gosse récolte dans la Ville-Lumière le sésame nécessaire à son entrée dans le monde des savants. Outre l’apprentissage de l’anglais et de l’allemand, qu’il étudie afin de pouvoir lire dans leur langue originale les ouvrages scientifiques de premier ordre qui paraissent à l’époque, il y décroche un titre de membre correspondant de l’Académie des sciences de Paris. Dans la capitale française, le Genevois noue, en outre, de nombreuses relations, non seulement avec de grands noms de la science comme le chimiste Antoine-François Fourcroy, le botaniste Antoine-Laurent de Jussieu ou le naturaliste Jean-Baptiste de Lamarck, mais également avec des figures politiques comme Jean-Marie Roland de La Platière, ministre de l’Intérieur du gouvernement girondin et son épouse Manon, qui sera guillotinée en 1793.

De retour à Genève, non sans avoir brillamment réussi ses examens, Henri-Albert Gosse se lance dans divers travaux sur le suc gastrique et la digestion, tout en rêvant de créer une pharmacie modèle. Un projet que son statut de Natif et les troubles qui secouent alors Genève – en 1782, des troupes françaises, sardes et bernoises assiègent la ville et entraînent le retour au pouvoir de l’aristocratie – l’empêchent pour l’heure de concrétiser. Durant cette période, Gosse est par ailleurs primé à deux reprises par l’Académie des sciences de Paris pour ses travaux sur les maladies auxquelles sont exposés les doreurs sur métaux, d’une part, et les employés des fabriques de chapeaux, d’autre part.

Le tournant de 1788 Un an avant la prise de la Bastille, la vie d’Henri-Albert Gosse connaît sa propre révolution. En 1788, coup sur coup, il accède à la bourgeoisie de Genève, se marie et ouvre une pharmacie à Longemalle. Les années qui suivent sont celles d’une activité frénétique. Outre la gestion de son officine, qu’il conduit de manière à « rendre la pharmacie utile aux hommes », Gosse est sur tous les fronts : il poursuit ses recherches en botanique et en minéralogie tout en s’associant temporairement avec un certain Johann Jakob Schweppe (un bijoutier allemand installé à Genève, dont la marque connaîtra le succès que l’on sait) pour se lancer dans le commerce d’eaux minérales artificielles. Dans le même temps, il monte une fabrique de faïences fines dans le quartier des Pâquis qui fera faillite. A ses heures perdues, il s’intéresse à la reproduction des êtres vivants et collectionne les curiosités, parmi lesquelles un « minotaure empaillé » [sic] et la momie de saint Benoît.

Le sommet du « Mont Gosse » Modéré politiquement, Gosse devient par ailleurs adjoint au maire de Genève entre 1800 et 1801, tout en poursuivant ses efforts pour mettre en contact les scientifiques de son temps. Comptant déjà parmi les promoteurs de la Société de physique et d’histoire naturelle créée à Genève en 1791, il participe également à la fondation de la Société des naturalistes en 1803, puis à celle de la Société helvétique des sciences naturelles qui voit le jour dans son ermitage le 5 octobre 1815.

Ce jour-là, 33 scientifiques suisses (19 Genevois, 7 Bernois et 7 Vaudois) se retrouvent sur le « Mont Gosse » au milieu des plantes et des animaux que son propriétaire a tenté d’acclimater.

Gosse a voulu donner à ce moment, qui crée un premier lien institutionnel entre les savants de la Confédération récemment élargie, toute la solennité qu’il convient. C’est donc dans le « Temple de la Nature » – une sorte de kiosque octogonal orné des bustes de Linné, Haller, Bonnet, Saussure et Rousseau – que le repas, puis la cérémonie officielle se déroulent.

« L’idée d’une société helvétique des sciences naturelles n’était ni neuve ni de Gosse», précise Michel Grenon, professeur au Département d’astronomie (Faculté des sciences) et actuel président de la Société de physique et d’histoire naturelle. En réalité, le premier à avoir émis cette proposition, en 1797, est le naturaliste bernois Jakob Samuel Wyttenbach. A ce moment-là, les relations entre les savants genevois et leurs homologues de la Confédération ont d’ailleurs une histoire déjà ancienne, qui a simplement été interrompue par l’annexion de Genève à la France.

« Même si le 5 octobre 1815 marque l’annexion de la science genevoise à celle de la Confédération – la Société étant d’emblée dominée par les Bernois –, ce qu’elle a entrepris à partir de cette date est absolument exemplaire, poursuit Michel Grenon. En cherchant à décrire les diverses facettes du territoire, en utilisant des moyens comme la cartographie ou la météorologie, les savants de cette époque ont développé toutes les disciplines qui ont permis à l’Etat fédéral de se construire sur des bases scientifiques et non plus à partir de considérations purement géopolitiques. »

Vincent Monnet