Campus n°147

Le chant du signe

Irene Strasly s’est vu décerner la Médaille de l’innovation de l’Université lors du dernier Dies academicus. Une récompense qui salue la mise en place de plusieurs formations académiques à destination des personnes sourdes et malentendantes. Portrait.

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On dit souvent des Italiens qu’ils parlent avec les mains. C’est on ne peut plus vrai dans le cas d’Irene Strasly. Originaire du Piémont, cette chercheuse affiliée au Département de traitement informatique multilingue de la Faculté de traduction et d’interprétation (FTI) est en effet une spécialiste reconnue de la traduction de la langue des signes vers des langues vocales telles que le français ou l’italien. Un savoir qui a tendance à devenir de plus en plus précieux compte tenu d’une demande en forte augmentation pour ce type de prestation et qu’elle entend bien partager aussi largement que possible. C’est dans cette optique que la jeune femme s’est engagée dans la coordination de plusieurs nouveaux programmes de formation universitaire basés sur l’utilisation de la langue des signes et ne connaissant actuellement pas d’équivalent en Suisse romande. Une initiative saluée par la Médaille de l’innovation de l’Université, distinction remise à Irene Strasly le 15 octobre dernier lors de la cérémonie du Dies academicus qui – pour la première fois – a été intégralement traduite en langue des signes.

Le tournant de Milan

L’introduction officielle de la langue des signes dans un cursus académique constitue, à elle seule, un joli pied de nez à l’histoire. Dans la plupart des pays européens, son usage a en effet été proscrit de l’école durant près d’un siècle à la suite du Congrès de Milan en 1880. Aux yeux des délégués présents lors de cette réunion, ce mode de communication avait le tort « de ne pas constituer une véritable langue, de ne pas permettre de s’adresser à Dieu ou encore de favoriser la tuberculose en empêchant le locuteur de respirer convenablement » (sic). Durant des décennies, la langue des sourds a ainsi été condamnée à la clandestinité, sa pratique se limitant à la sphère privée et aux milieux associatifs.
« La réalité de la surdité a fort heureusement beaucoup évolué au cours des dernières décennies, note la spécialiste. Depuis les années 1980, de nombreux États ont reconnu la langue des signes comme une langue à part entière. Et aujourd’hui, même si la situation n’est pas idéale, d’importants efforts sont consentis pour favoriser l’accès des sourd-es et des personnes malentendantes aux informations liées à leur vie quotidienne. Le problème, c’est qu’il n’y a pas assez de gens formés pour répondre à l’ensemble de ces besoins. »
Actuellement, on dénombre en effet une trentaine d’interprètes pour l’ensemble de la Suisse romande, ce qui est bien trop peu pour répondre aux demandes simultanées de la Confédération, qui a multiplié les messages de prévention en langue des signes durant la récente pandémie de covid, de la Radio télévision suisse (RTS), qui s’est engagée à proposer davantage de programmes accessibles aux sourd-es et aux malentendant-es, ou encore des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), qui sont en train de développer un système de traduction automatique du discours médical vers des langues minoritaires, dont la langue des signes. Le tout sans compter le fait que les personnes sourdes et malentendantes ont en principe le droit d’exiger la présence d’un interprète lorsqu’elles sont confrontées à une urgence médicale ou à des difficultés avec l’administration.

Méthodologie de haut niveau

D’où l’intérêt des deux nouvelles formations proposées par l’Université. Intégrée au baccalauréat en communication multilingue depuis la rentrée de septembre, la première permet aux étudiant-es dont le français est la langue active – soit celle vers laquelle ils traduisent – de choisir la langue des signes comme langue passive, en plus de l’allemand, de l’anglais, de l’italien, de l’espagnol ou du russe.
Comme c’est le cas pour les autres idiomes, les candidats doivent toutefois posséder des bases en langue des signes pour pouvoir prétendre à intégrer ce cursus étalé sur trois ans et financé pour les cinq prochaines années par la Fédération suisse des sourds et Procom, une fondation qui emploie des interprètes de langue des signes à l’échelle nationale.
Reposant sur une méthodologie de haut niveau, ce programme – qui sera enrichi à partir de 2023 d’un volet consacré à la langue des signes italienne – ne suffira toutefois pas à devenir interprète à part entière.
« Ce baccalauréat constitue une première étape, confirme Pierrette Bouillon, doyenne de la FTI et codirectrice, depuis sa création en 2017, du Centre de recherche suisse pour une communication sans barrière. Et pour l’instant, les étudiant-es qui souhaiteraient se former à l’interprétation en niveau master devront se rendre en France. »
Les personnes d’ores et déjà titulaires d’un diplôme en traduction et interprétation qui seraient intéressées par cette filière pourront, quant à elles, s’inscrire à un certificat de communication en langue des signes d’une durée de trois ans alternant enseignements spécifiques sur la langue des signes et cours à option.
Destiné cette fois spécifiquement aux personnes sourdes et malentendantes qui souhaitent devenir traductrices professionnelles, le second programme se présente sous la forme d’un Diplôme d’études avancées (DAS) en langue des signes dispensé dans le cadre de la formation continue. Accessible à partir du mois de février 2022, ce cursus débouchera sur un travail de mémoire et ouvrira à ses participant-es les portes des associations professionnelles réparties sur l’ensemble du territoire national. Faute de personnel formé en Suisse, l’enseignement sera donné par des professionnels sourds qui travaillent actuellement en France ou en Italie. Concrètement, les deux premiers semestres sont dédiés à l’acquisition des techniques de base de la traduction générale, tandis que la deuxième année est centrée sur la traduction audiovisuelle, la RTS, la RSI et Swiss TXT mettant gracieusement leurs locaux à disposition pour l’occasion.
« Outre les complications qu’elles rencontrent pour accéder aux services publics au sens large, les personnes sourdes ou malentendantes sont également défavorisées sur le plan de l’éducation, explique Irene Strasly. Elles ont souvent des difficultés avec la langue écrite, ce qui pousse la plupart d’entre elles à se diriger vers un apprentissage, par exemple dans le domaine de l’horlogerie, parce qu’elles sont précises et méticuleuses, en général. Avec cette formation, qui prend en compte l’expérience professionnelle, on espère pouvoir élargir leur accès au monde universitaire. A terme, j’aimerais d’ailleurs bien travailler avec une personne sourde qui pourrait être issue de ce programme et qui pourrait m’épauler. C’est important que nous puissions travailler ensemble, notamment pour que les projets que nous menons soient acceptés par la communauté des sourds. »

De la grâce et des glaces

Née en 1988 dans un village de la campagne turinoise, Irene Strasly ne semblait en rien prédestinée pour suivre un tel parcours. Élevée par une mère employée de banque et un père photographe aux côtés d’un frère de trois ans son cadet, elle traverse sa scolarité sans grande difficulté, manifestant un goût précoce pour les langues qui lui donne très tôt l’envie d’œuvrer dans les métiers de la traduction et de l’interprétation à Genève.
Avant d’intégrer la Faculté de traduction et d’interprétation, dont une enseignante lui a vanté les qualités, ses seuls contacts avec le monde des sourds se limitent aux émissions interprétées en langue des signes qui passent à la télévision et à la fréquentation hebdomadaire d’un groupe de sourds qui viennent se restaurer dans la glacerie où elle travaille en parallèle à ses études. « Il y avait quelque chose qui me fascinait dans cette gestuelle, explique-t-elle. Une sorte de grâce qui me faisait penser que c’était une belle langue. »
Ce n’est toutefois qu’au moment de son arrivée à Genève, en 2007, qu’elle se décide à franchir le pas, un peu par hasard, un peu par curiosité. « Inscrite en traduction spécialisée, je ressentais le besoin d’apprendre l’allemand, une langue qui m’aurait ouvert plus de portes au niveau professionnel, précise-t-elle. Je me suis donc lancée dans cette voie jusqu’à ce que je tombe sur une brochure évoquant des cours en langue des signes. Cela a été une sorte de déclic. J’ai aussitôt abandonné l’allemand pour me consacrer à l’étude de cette langue. »

Plongée en « pays sourd »

Commencé en 2010, l’apprentissage débute entre Genève et Lausanne, avant de passer par Paris pour une série de stages intensifs. Il est bientôt complété par de fréquents séjours à Bologne afin de maîtriser les spécificités propres à la langue des signes transalpine.
« Lorsqu’on veut apprendre l’anglais ou l’allemand, on peut se rendre sur place et s’immerger dans la langue et la culture locales pour faciliter l’apprentissage, commente la principale intéressée. Mais comme il n’y a pas de pays sourd, c’est plus compliqué pour la langue des signes. Si on veut parvenir à une certaine aisance et être au clair avec les références propres à chaque communauté, il n’y a pas d’autre choix que de s’investir dans des activités associatives et de participer à des événements (rencontres, festivals) organisés par et pour des sourds. »
De même que toutes les langues orales, la langue des signes est en effet en constante évolution. Outre les particularités locales, le lexique s’enrichit régulièrement de nouveaux termes pour lesquels il s’agit de trouver une façon de signer appropriée. Le récent mouvement Black Lives Matter a, par exemple, donné lieu à un vaste débat destiné à déterminer la meilleure façon de signer le mot « noir », tandis que depuis quelques années, on ne signe plus le mot « téléphone » en ouvrant le pouce et l’auriculaire avant de diriger la main vers l’oreille, mais en reproduisant le geste du déroulement utilisé communément sur les écrans tactiles (scroll).
Son diplôme de maîtrise en traduction spécialisée achevé, Irene Strasly obtient un poste d’assistance à la FTI. En marge de ses charges de cours et d’une thèse de doctorat qu’elle choisit de consacrer aux personnes sourdes qui traduisent des textes du français écrit vers la langue des signes (travail encore en cours aujourd’hui), elle s’engage dans divers projets liés à la langue des signes, à la technologie et à l’accessibilité.
Outre une participation active au développement du Centre suisse pour une communication sans barrière, elle coordonne ainsi, également en collaboration avec la professeure Pierrette Bouillon, le projet Trainslate. Celui-ci vise à traduire les annonces vocales dans les gares de Suisse Romande en langue des signes à l’aide d’un avatar virtuel.
« Ce type d’outils a déjà été mis en place dans des pays comme la France et l’Autriche, précise Irene Strasly. C’est un système flexible et relativement peu coûteux puisqu’il est possible d’utiliser un avatar déjà existant. Sa mise en place aurait évité à pas mal de sourds de se retrouver dans le mauvais train ou d’arriver à un autre endroit que la destination prévue parce qu’ils ou elles n’ont pas eu accès à la bonne information, mais le projet a malheureusement été suspendu en 2020. »
Dans un registre similaire, Irene Strasly est aussi impliquée dans le projet Babel Dr, un système innovant de traduction automatique du discours médical vers des langues peu pratiquées dans le milieu hospitalier comme le dari, le tigrinya, l’arabe, l’albanais, l’espagnol, le farsi et, depuis 2017, la langue des signes. Porté par les Hôpitaux universitaires de Genève et la Faculté de traduction et d’interprétation, le projet repose sur le développement d’un logiciel utilisant la reconnaissance vocale pour identifier et traduire au patient les questions du médecin.
« Cet outil vise à donner un premier diagnostic au patient, précise la chercheuse. Il est extrêmement utile dans le cas de personnes sourdes car pour ces dernières, l’hôpital est en général un lieu hautement inaccessible. D’ordinaire, quand ils arrivent aux urgences, ils ne comprennent pas ce qui se passe et personne n’a beaucoup de temps à disposition pour tenter de leur expliquer. Ils repartent donc souvent sans avoir compris en profondeur la nature de leur problème. »

À la table du silence

Parallèlement à ses activités académiques, Irene Strasly a également trouvé le moyen de donner un peu de son temps à l’association Signons ensemble, qui propose des ateliers de langue des signes aux familles ne connaissant pas de problème d’audition et souhaitant développer une communication positive avec leurs jeunes enfants.
« L’idée, c’est que l’enfant puisse utiliser certains signes avant d’être en capacité de parler, complète la spécialiste. Il peut ainsi manifester son envie de manger, de boire, de dormir ou de prendre un bain, ce qui tend à diminuer les frustrations, non seulement chez l’enfant, mais aussi chez les parents. C’est une méthode qui nécessite un peu de temps d’apprentissage mais qui donne de très bons résultats et qui est de plus en plus répandue dans les crèches et au sein des familles. »
Toujours de manière bénévole, elle tient le rôle de secrétaire pour le compte de la Société des sourds de Genève et donne divers coups de main à l’équipe du Vroom. Ce restaurant, dont la gestion et le service seront entièrement assurés par des personnes sourdes ou malentendantes, devrait ouvrir ses portes début 2022 à Genève et sera le premier établissement du genre en Suisse.
Dans l’intervalle, que vous soyez sourd ou non, Irene Strasly sera sans doute ravie de vous recevoir pour une petite séance de thérapie par le son, puisqu’elle s’est lancée depuis quelques années dans un master en harpe-thérapie au sein d’une école de Milan. À bon entendeur…


Vincent Monnet