Campus n°148

« Flipper » ou les palmes du succès

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Les scientifiques du Pôle de recherche national « Biologie chimique » ont développé une sonde moléculaire capable de mesurer une force physique invisible et aussi petite que la tension qui règne dans les membranes cellulaires. Une invention qui doit autant au homard qu’au plongeur.

L’idée vient du homard. La carapace de ce crustacé contient en effet de l’astaxanthine, un pigment de la famille des caroténoïdes. Lorsque l’animal est vivant, cette molécule est enfermée dans une protéine qui la contraint à s’aplanir et à se polariser fortement (c’est-à-dire que la différence de charge électrique régnant entre les deux extrémités de la molécule est élevée). Dans cette configuration, le pigment donne à l’animal une couleur bleu ou brun-noir. Mais quand le homard est plongé dans l’eau bouillante, la chaleur dénature la protéine-cachot qui relâche alors son emprise. Libérée, l’astaxanthine adopte immédiatement sa forme naturelle, à savoir torsadée et faiblement polarisée, ce qui permet de produire la couleur orange du crustacé quand il est cuit.
C’est de cette propriété que Stefan Matile, professeur au Département de chimie organique (Faculté des sciences), s’est inspiré pour développer, avec l’aide de plusieurs de ses collègues du Pôle de recherche national (PRN) « Biologie chimique », les sondes moléculaires Flipper. Celles-ci sont de minuscules composés capables de se fixer dans les membranes internes ou externes des cellules vivantes et permettant notamment de suivre en direct les variations de tensions qui y règnent. Ayant ouvert un domaine d’investigation inédit pour les biologistes, le développement de ces outils biochimiques est la réussite scientifique et technologique la plus emblématique du PRN Biologie chimique, cohébergé par l’Université de Genève et ­l’EPFL et dont les activités cesseront cet automne. L’histoire de la découverte, semée d’embûches, a commencé il y a dix ans. Récit.


Chimie fascinante

L’astaxanthine est connue depuis longtemps. Sa transformation est en effet étudiée depuis plus de 70 ans, bien que de nombreuses questions fondamentales demeurent ouvertes. Son existence revient à l’esprit de Stefan Matile en 2010 au moment de la création du PRN Biologie chimique, tandis que plusieurs biologistes insistent sur l’importance de pouvoir disposer de sondes fluorescentes capables de rendre visibles les forces physiques régnant sur et dans les cellules. Ces forces, ou tensions, influencent certains processus biologiques, que ce soit dans la création de vésicules, la division cellulaire ou la transduction des signaux chimiques. Aucune technique ne permet alors de les mesurer. En développer une pourrait représenter un axe de recherche novateur, selon le chimiste genevois.
« J’ai repensé à cette chimie fascinante des caroténoïdes et à ces molécules dont les transformations mécaniques peuvent se traduire par des changements optiques, se souvient Stefan Matile. Je me suis demandé s’il était possible de concevoir, sur cette base, de toutes petites sondes mécano-­fluorescentes. C’était une belle façon pour les chimistes d’apporter quelque chose d’utile aux biologistes. J’ai donc proposé mon idée au PRN. Sans savoir si ça allait fonctionner, bien sûr. »
Le concept est simple. Les futures sondes se dirigent dans la membrane et s’y fixent. Lorsque la tension est élevée, les molécules de lipide qui la composent s’écartent les unes des autres et les sondes restent libres (c’est-à-dire torsadées). Dans le cas contraire, la membrane est plus compacte et les sondes s’aplatissent. Entre les deux configurations, la fluorescence change, ce qui peut se mesurer par microscopie tout en conservant les cellules vivantes.
Au début, le panel d’évaluation des projets de recherche du PRN critique l’idée qui paraît trop compliquée et irréaliste. On craint que l’effort de synthèse chimique nécessaire pour mettre au point de telles sondes soit excessif. Même les pairs chargés de la relecture des articles pour les meilleures revues en chimie se montrent très négatifs. Pour elles et eux, ces recherches sont carrément inutiles, se souvient le chimiste genevois.
« Je ne peux pas leur donner tout à fait tort, cependant, estime Stefan Matile. La première molécule, ou mécanophore, que mon équipe a mise au point est présentée dans un article de 2012 de « Angewandte Chemie ». Elle ne fait pas rêver. L’effet obtenu est très faible et la fluorescence quasi indétectable par des techniques de microscopie. »
En fait, le chimiste sait déjà qu’il a choisi le mauvais modèle de molécule pour ses premières expériences. Il n’empêche qu’il est parvenu à apporter une preuve de principe : les effets sont certes minimes mais ils existent. Pour le reste, il suffit de perfectionner le système.
La plongée à la rescousse Le perfectionnement s’avère toutefois plus ardu que prévu. Jusqu’au jour où Marta Dal Molin, une postdoctorante qui travaille aujourd’hui chez DuPont de Nemours, arrive à une réunion de laboratoire avec à la main une photo de plongeur. « Les énormes palmes luisantes du plongeur représentaient pour moi l’image parfaite de la sonde que j’avais en tête, explique-t-elle. Elle devait être brillante et présenter de grandes surfaces pour être plus sensible aux forces environnantes. Pour le design, j’ai donc imaginé deux palmes moléculaires pouvant tourner l’une par rapport à l’autre en fonction des forces environnantes. Des mouvements qui font, à leur tour, varier la fluorescence de la sonde. »
Les scientifiques construisent le composé atome par atome et la première sonde voit le jour en 2015. Elle est immédiatement baptisée Flipper (flipper signifie palme de plongeur en anglais) et son nom officiel devient Flipper-TR® (pour FLIPPER Tension Reporter).
Malheureusement, la première version de la sonde présente un fâcheux inconvénient : elle tue les cellules, les unes après les autres. C’est une doctorante de l’époque, Saeideh Soleimanpour, qui, après de nombreux essais, découvre finalement la structure parfaite permettant à la sonde de rester au sein de la membrane sans être toxique pour les cellules. Sa thèse, obtenue en 2017, est consacrée à ce travail.


Résultats utilisables

Les expériences sur des cellules démarrent en 2016 dans le laboratoire d’Aurélien Roux, professeur au Département de biochimie (Faculté des sciences). Mais l’interprétation des résultats est difficile. Les membranes cellulaires représentent en effet des environnements complexes, déformables, très peu homogènes, avec de vastes régions plus ou moins élastiques parsemées de domaines qui le sont beaucoup moins. Alors, de quoi exactement les signaux envoyés par Flipper sont-ils le reflet ?
En collaboration avec Andreas Zumbuehl, professeur à l’Université de Fribourg et membre du PRN, et Éric Vauthey, professeur au Département de chimie physique (Faculté des sciences), et grâce à beaucoup de modélisation computationnelle, les scientifiques vérifient que les sondes non seulement ne perturbent pas l’ordre de la membrane en s’y accrochant mais, en plus, fournissent des résultats utilisables et potentiellement novateurs.
Robbie Loewith, professeur au Département de biologie moléculaire (Faculté des sciences) et actuel directeur du PRN Biologie chimique, est le premier à utiliser les sondes Flipper comme outils de recherche. Il s’en sert pour démontrer que ces réorganisations membranaires sous tension peuvent avoir des conséquences sur des fonctions biologiques, notamment en matière de transduction des signaux chimiques. Son papier, publié le 27 août 2018 dans Nature Cell Biology, paraît le même jour que celui qui présente formellement les sondes Flipper dans Nature Chemistry. Ce dernier article fait sensation. En une semaine, plus de 50 messages du monde entier demandant d’acquérir les mécanophores palmés arrivent dans la boîte aux lettres électronique d’Aurélien Roux. La preuve qu’un tel outil était très attendu par la communauté scientifique.


Les 1000 facéties de Flipper

Face à la demande, la commercialisation des sondes s’organise. Pour cela, les scientifiques font appel à Spirochrome, une start-up installée à Schaffhouse active dans la production de molécules chimiques de très haute qualité.
Dans les laboratoires du PRN, le travail ne s’arrête pas pour autant. Les idées foisonnent. La première consiste à développer des sondes de deuxième génération qui mesurent la tension membranaire des organelles, c’est-à-dire les structures qui se trouvent à l’intérieur des cellules et qui sont donc beaucoup plus petites. Les premières cibles sont les lysosomes, les centres de recyclage des cellules. Une nouvelle sonde Flipper, légèrement modifiée, est ainsi développée et fait l’objet d’une publication par Aurélien Roux et Jean Gruenberg, professeur honoraire au Département de biochimie, dans Nature Cell Biology en août 2020. Suivent alors les mitochondries (les « centrales énergétiques ») et le réticulum endoplasmique (le siège principal de la synthèse des lipides et des protéines). Les trois nouvelles venues sont également commercialisées par Spirochrome.
Ces sondes de deuxième génération ont permis de mieux comprendre le processus de division des mitochondries. Disposant de leur propre ADN, ces dernières ne sont en effet pas fabriquées de novo à l’intérieur des cellules mais se reproduisent par division. Dans la revue Cell Reports du 13 avril 2021, l’équipe de Suliana Manley, professeure assistante à l’EPFL, en collaboration avec Stefan Matile et Aurélien Roux, montre que, durant ce processus, la membrane de l’organelle se retrouve sous tension, notamment sur le site de constriction, ce qui faciliterait sa séparation en deux entités. D’ailleurs, lorsque la tension est perturbée de manière artificielle, la probabilité que la mitochondrie se divise diminue significativement.
Dans cet exemple, les sondes sont capables de mettre en évidence des forces minuscules, de l’ordre de quelques piconewtons, c’est-à-dire de quelques millièmes de milliardième de newton. À titre de comparaison, sur Terre, une masse de 100 grammes génère une force d’environ 1 newton.


HaloFlipper et PhotoFlipper

Poursuivant sur leur lancée, les scientifiques du PRN Biologie chimique s’attaquent à des sondes de troisième génération. Le but, cette fois-ci, c’est que les mécanophores soient capables de fixer à des endroits précis des membranes plutôt que de s’y glisser un peu aléatoirement. C’est chose faite avec HaloFlipper, que Stefan Matile et Howard Riezman, professeur au Département de biochimie (Faculté des sciences), présentent dans la revue de l’ACS du 20 juillet 2020. Cette sonde améliorée est munie d’une sorte de « hameçon » moléculaire, un accessoire qui lui permet de s’arrimer très précisément à la cible souhaitée.
Le dernier-né de la famille Flipper est (pour l’instant) le PhotoFlipper. Celui-ci non seulement s’accroche à une cible spécifique, comme le HaloFlipper, mais, en plus, peut être libéré sous l’action d’un flash lumineux. Décrite dans la revue Angewandte Chemie du 4 novembre 2021, la sonde ainsi relâchée au bon moment peut alors se glisser dans des endroits jusqu’à présent inaccessibles tels que la couche interne de la membrane de la cellule ou du noyau. Elle permet ainsi de visualiser les changements de tension à des moments spécifiques du trafic de molécules à travers la membrane ou d’explorer sa structure asymétrique.


Pour voir une animation expliquant le fonctionnement et la genèse des sondes Flipper, voir « Science behind the scenes : how the first universal tool to image a physical force was born »