Campus n°149

Quand Byblos retrouve sa mémoire

Acquises en 1984 par l’UNIGE, les archives de Maurice Dunand concernant le site antique de Byblos sont de retour au Liban. entretien avec Patrick Michel, qui a piloté de bout en bout ce processus de longue haleine.

 

Au quai du Seujet, dans les murs des Archives administratives et patrimoniales de l’Université de Genève, neuf cartons contenant des palmes académiques, un buste en terre cuite, ainsi que des milliers de documents attendent d’être acheminés vers Beyrouth. Imminent à l’heure où nous publions ces pages, leur envoi marquera le terme d’une procédure de transfert engagée depuis près de deux décennies et visant à rendre au Liban les archives de l’archéologue français Maurice Dunand (mort en 1987) relatives à ses travaux sur le site de Byblos. Sur place, elles permettront de nourrir de nouveaux travaux scientifiques, mais aussi d’enrichir la grande exposition dédiée au centenaire du premier coup de pioche donné par les archéologues dans cette cité qui figure parmi les plus anciennes au monde et qui sera présentée prochainement à Beyrouth, au Louvre et à Leiden. Entretien avec Patrick Michel, aujourd’hui maître d’enseignement et de recherche au Département archéologie et sciences de l’Antiquité de l’Université de Lausanne, qui a piloté ce processus de manière largement bénévole, avec l’appui du professeur Antoine Cavigneaux, alors qu’il était étudiant, puis doctorant au sein de l’UNIGE avant de se spécialiser dans les questions liées à la valorisation du patrimoine, notamment par le biais des outils numériques.

Campus : Quelle est la valeur scientifique du fonds Dunand ?

Patrick Michel : Ancien directeur de la Mission archéologique française au Liban, Maurice Dunand a mené des fouilles sur le site de Byblos de 1924 à 1975. C’est en grande partie grâce à lui que cette ville antique, aujourd’hui classée au patrimoine mondial de l’Unesco, a pu être dégagée dans son ensemble. Ses archives regroupent des centaines de plans de site, plusieurs milliers de photographies ou dessins, ainsi que des fiches originales d’objets découverts par ses soins. On y trouve également des documents relatifs à ses travaux archéologiques menés à Sidon, à Echmoun, à Oumm el-Amed et à Tell Kazel, en Syrie. Maurice Dunand avait également en sa possession des documents reçus de Pierre Montet, son prédécesseur, ainsi que des carnets concernant les fouilles menées en Syrie par François Thureau-Dangin, un dossier sur le Sandjak d’Alexandrette et de nombreux rapports rédigés pour l’Unesco.


Le 8 février, vous étiez à Beyrouth pour rencontrer le ministre de la Culture libanais ainsi que le directeur général des Antiquités du pays avec l’ambassade de Suisse. Quel était l’objet de cette rencontre ?

Il s’agissait d’officialiser la remise au gouvernement libanais des derniers documents concernant les travaux menés par Maurice Dunand à Byblos ainsi que certains de ses objets personnels comme son appareil photo, son matériel de bureau ou encore le compas avec lequel il dessinait ses plans que j’ai pu leur confier en main propre à cette occasion.


Ce geste fait suite à un premier envoi effectué en 2010. Que contenait ce dernier et pourquoi un tel laps de temps entre les deux ?

En 2010, à la suite d’une proposition de la direction de ce qui était alors le Centre d’études du Proche-Orient ancien, l’Université de Genève a décidé de renvoyer l’ensemble des documents scientifiques produits dans le cadre des recherches menées par Maurice Dunand sur le territoire libanais qui étaient conservés jusque-là au dernier étage de l’aile Jura. Ensuite, au moment où des travaux ont été effectués dans les sous-sols de ce même bâtiment, on y a retrouvé des plans ainsi que quelques cartons d’archives qui avaient été oubliés là depuis le transfert du fonds à l’Université de Genève. Nous en avons informé les Libanais, qui avaient entre-temps réclamé à plusieurs reprises le retour de ce fonds, et, dans l’attente de garanties quant à leur devenir, ces éléments ont été transférés au dépôt des archives administratives et patrimoniales du quai du Seujet, où un important travail de mise en valeur du fonds, consultable en ligne, a été effectué.


Comment ce fonds a-t-il atterri à l’Université de Genève ?

Maurice Dunand a été très marqué par l’éclatement de la guerre civile au Liban, en 1975. Et lorsque son appartement a été bombardé, il a pris la décision de quitter le pays, ce qu’il a vécu comme un profond déchirement. Avec l’accord de l’émir Maurice Chéhab, alors responsable de la direction générale des Antiquités au Liban, il a organisé le transfert pour étude de toutes ses archives privées et scientifiques, des meubles de son bureau, de son matériel de recherche, de ses décorations académiques et sa bibliothèque privée, qui contenait près de 10 000 ouvrages, dans la maison qu’il possédait à Loisin, en Haute-Savoie. Il a alors entamé des négociations en France pour le rachat de ce fonds mais elles n’ont pas abouti. Dunand s’est alors tourné vers Genève où il possédait des contacts via le Centre d’études du Proche-Orient ancien. L’affaire a finalement été conclue en 1984, pour la somme de 50 000 francs.


Quelles étaient les motivations de l’Université à l’époque, sachant que le fonds lui-même n’a guère été valorisé dans les années qui ont suivi ?

Elle voyait sans doute dans ces archives un intérêt pour la recherche, avec la possibilité de lancer des thèses, de créer des collaborations, d’organiser des colloques. Mais les choses sont assez rapidement devenues problématiques dans la mesure où le Ministère de la justice français a très vite envoyé plusieurs communications officielles à l’Université de Genève affirmant que Maurice Dunand avait légué les archives au Centre de recherches archéologiques de Valbonne (France) en échange de subventions. Ces subventions avaient été effectivement touchées par Maurice Dunand, qui avait ainsi obtenu une sorte de pension pour sa retraite, mais comme aucun accord formel n’avait visiblement été conclu, l’État français a finalement renoncé à poursuivre l’Université pour récupérer les archives. Ensuite, lorsque la situation s’est stabilisée au Liban, leur envoi sur place a pu être organisé. Genève n’a cependant pas tout perdu, puisque l’alma mater a conservé la bibliothèque privée de Dunand, qui était d’une très grande richesse et qui a rapidement été ventilée dans les collections d’archéologie, d’études du Proche-Orient et d’égyptologie.


Reste-t-il aujourd’hui à l’UNIGE d’autres pièces ayant appartenu à Dunand ?

Deux tapis kilims d’une très grande beauté et qui auraient sans doute leur place dans un musée demeurent stockés aux archives du Seujet, de même que les photographies privées prises par Maurice Dunand ainsi que toute la documentation qui concerne des sondages en Turquie, des travaux en Syrie ou encore des voyages effectués dans l’ensemble de l’espace méditerranéen. Enfin, les 32 crânes issus des tombes énéolithiques (datant de l’âge du cuivre) de Byblos qui ont été transférés au Département d’anthropologie de la Faculté des sciences en 1973 à la demande de Maurice Dunand y sont toujours. Nous en avons informé nos partenaires libanais qui jusqu’ici n’ont manifesté aucun intérêt pour leur retour mais la Faculté des sciences s’est dite prête à entrer en matière en cas de demande de restitution.


Aujourd’hui maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne, vous continuez à travailler sur des projets liés à la valorisation du patrimoine archéologique...

Je suis effectivement impliqué dans deux projets d’une certaine envergure liés au site de Palmyre, en Syrie. Le premier porte sur le fonds d’archives de Paul Collart. Professeur à Lausanne et à Genève, il a notamment fouillé le sanctuaire de Baalshamîn qui a été dynamité par Daesh en 2015. Sur la base de cette documentation, nous avons numérisé près de 5000 documents afin de reconstituer le temple en 3D et de proposer des visites par le biais de la réalité virtuelle.


Et le second ?

En collaboration avec le programme InZone de l’UNIGE, nous avons travaillé sur la transmission de la mémoire culturelle avec des réfugiés syriens se trouvant dans le camp d’Azraq en Jordanie. Dans ce cadre, nous leur avons proposé diverses formations autour des outils de traitement d’images (avec l’Université ILUM de Milan) et de réalité virtuelle. Nous avons également monté des ateliers de broderie dédiés à la manufacture d’objets artisanaux (pochettes, sacs, embrases de rideau) reprenant des motifs issus du temple détruit. C’est un moyen d’ancrer matériellement la mémoire tout en permettant de transmettre un savoir artisanal qui est celui du point de croix. Un livret pédagogique en langue arabe présentant l’atelier a également été produit. Ce projet, qui est toujours en cours, a été présenté en 2021 au pavillon suisse de l’Exposition universelle de Dubaï et il a été récompensé cette année par le Prix de l’Université de Lausanne.

 

Propos recueillis par Vincent Monnet

 

UNE PLATEFORME POUR LA DIPLOMATIE CULTURELLe

 

Tableaux, sculptures, céramiques, vestiges archéologiques : de nombreux biens culturels issus de spoliations passées dorment encore dans les réserves des musées et dans les greniers de certains particuliers. Mais quelles sont les démarches pour restituer un bien culturel détenu illicitement, de manière volontaire ou non ? Après avoir mis en ligne la base de données ArThemis (2010), destinée à répertorier les décisions prises en la matière, le Centre universitaire du droit de l’art de l’Université de Genève a lancé au mois de mars dernier une plateforme pour la diplomatie du patrimoine culturel. L’objectif est de proposer aux États, communautés, institutions et particuliers un lieu à la fois physique et virtuel pour déclarer la possession d’un objet de provenance délicate en toute confidentialité.
La plateforme fournira également un accompagnement tout au long du processus de restitution.

« Nous souhaitons inciter les personnes détenant ce type de biens à les restituer, explique Marc-André Renold, directeur du Centre universitaire du droit de l’art de l’UNIGE et instigateur du projet. Celles qui souhaitent récupérer des objets dont elles ont été dépossédées pourront aussi faire appel à nous. Nous proposerons également des formations aux principes juridiques permettant d’obtenir une restitution. »