3 novembre 2022 - Jacques Erard

 

Analyse

Le fabuleux destin des langues au XXIe siècle

Le MOOC «Langues et diversité: de la variation au plurilinguisme», proposé depuis cette année par l’École de langue et de civilisation françaises, offre un éclairage inédit sur les pratiques contemporaines de la communication langagière.

 

 

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Au guichet de la gare de Bâle, un employé des CFF renseigne un client lusophone.

- Guete tag.
- Pardon.
- Pardon, oui, oui.
- Je parle portugês.
- Oh, je ne parle pas portugês.
- Brasilia.
- Okey. Italien ou français…
- Duos passagem para Freiburg deutsch.
- Freiburg, jä okey! Voilà si vous faire la carte à la machine? Oui, va bene.
- Pincode ?
- C’est sans une code, si vous fais votre signature pour cinquante-huit?
- Ok.
- Voilà. Il prossimo treno, binario cinco, hum? Dodici diciotto.
- Merci obrigado!
- Bitte schön, service.

Cette anecdote1 est utilisée dans le MOOC «Langues et diversité: de la variation au plurilinguisme», proposé depuis cette année par l’École de langue et de civilisation françaises (Faculté des lettres), afin d’interroger nos conceptions des langues et leurs usages.

 

Il est généralement admis que le français, l’allemand ou le portugais forment des entités bien définies et relativement cloisonnées. Dans leur pratique quotidienne, toutefois, les locuteurs/trices se livrent souvent à des formes de bricolage linguistique qui n’entrent pas dans le moule des langues standardisées, telles qu’enseignées dans les écoles. Les langues sont hybridées, comme dans la conversation ci-dessus, ou elles font appel à des particularismes propres à une région, à une profession ou à un statut social.

Parmi les quelque 7000 langues parlées sur terre, le français est présent sur tous les continents. Mais qu’il s’agisse d’un Québécois, d’une Sénégalaise, d’une Parisienne ou d’un Genevois, le français n’est pas tout à fait le même. «La notion de langue est un point de repère idéalisé. Or, il est parfois difficile d’établir des frontières nettes entre les langues et entre les différents usages d’une même langue», résume le professeur Laurent Gajo, l’un des trois responsables du MOOC, avec Mariana Fonseca Favre, maître-assistante, et la professeure Isabelle Racine.

Il existe 1000 façons d’investir la langue et de parler. Une partie des habitant-es du nord de l’Inde converse en hinglish (mélange de hindi et d’anglais), des Ukrainien-nes parlent russe et les immigré-es maghrébin-es en France un français mâtiné d’arabe. Les locuteurs/trices n’ont parfois même pas conscience de passer d’une langue à l’autre, comme l’employé de la gare de Bâle qui indique «binario cinco» sans se rendre compte qu’il mélange un terme italien avec un autre espagnol (ou portugais). Pourtant, du point de vue de la communication, l’échange a fonctionné, même si, sur le moment, les deux interlocuteurs estimeraient certainement qu’ils ont été à la peine.

 

Apprendre plusieurs langues simultanément

Ces différents registres plurilingues ont amené les chercheurs/euses à s’intéresser à la didactique du plurilinguisme dans le contexte scolaire. Comment prendre en compte la réalité plurilingue des élèves en milieu urbain notamment? Les spécialistes ont forgé le concept d’intercompréhension pour désigner cet aspect. «On peut assez facilement aborder plusieurs langues simultanément avec des apprenant-es, surtout quand elles appartiennent aux mêmes familles ou à des familles proches, relève Mariana Fonseca Favre. Environ deux tiers du lexique anglais, par exemple, ont une origine latine ou française. Cette approche didactique se développe beaucoup en Europe et en Amérique latine. En relativement peu de temps, un-e apprenant-e peut acquérir des clés qui lui permettent de comprendre plusieurs langues d’une même famille. Plutôt que d’apprendre chaque langue séparément, ils/elles apprennent à reconnaître ce qui varie de l’une à l’autre, dans la perspective d’un continuum.»

En analysant des situations de communication, le MOOC met également en évidence la pluralité des compétences langagières. «Il est souvent admis que connaître une langue, c’est être capable de la parler, note Laurent Gajo. Mais la compréhension est tout aussi importante. Dans l’interaction à la gare de Bâle, l’employé dit qu’il ne parle pas portugais, mais lorsque le client finit par s’adresser à lui en portugais, il en comprend suffisamment pour capter la demande du voyageur. Cette compétence n’est pas aussi valorisée que celle de parler. Pourtant, dans un contexte comme celui de la Suisse, il est important de comprendre les langues nationales, plus que de les parler toutes.»

 

Parler pour avoir l'air suisse

Le Burkina Faso comptabilise plus d’une soixantaine de langues nationales. «Cela met les choses en perspective, enchaîne Isabelle Racine. La normalité du monolinguisme n’a pas beaucoup de sens dans un contexte tel que celui-ci, où les emprunts et les mélanges sont la norme. Dans le MOOC, nous interrogeons aussi la notion de variation à l’intérieur d’une même langue et la tendance, présente à l’école et dans la société, à dévaloriser certaines variations, au nom d’une langue standardisée, modélisée sur l’écrit mais qui correspond rarement aux pratiques langagières. Quel est le français correct? Celui parlé en France? Lorsque le Dictionnaire suisse romand, élaboré au Centre de dialectologie de Neuchâtel, a été réédité en 2004, il s’est trouvé épuisé en quelques jours seulement... Par ailleurs, les jeunes font souvent l’objet de critiques en raison de leur façon de s’exprimer, parce qu’ils tiennent à se démarquer de la langue standard.»

Les variations linguistiques correspondent à des marqueurs identitaires très puissants, dont des apprenant-es du français savent d’ailleurs se jouer. Une étude a ainsi montré que certains traits locaux, comme le «éye» dans «annéye» – qui est genevois, vaudois et valaisan, mais pas du tout neuchâtelois ou jurassien, précise Isabelle Racine –, sont utilisés par des immigré-es albanophones ou lusophones pour «avoir l’air suisse». Il arrive également qu’un-e même locuteur/trice adapte son parler en fonction du contexte social. On ne parle pas forcément de la même manière au travail et à la maison. Dès lors, doit-on apprendre aux non-francophones à dire soixante-dix ou septante lorsqu’on enseigne à l’Université de Genève? Quel français faut-il enseigner aux Asiatiques qui travaillent dans le commerce avec l’Afrique et cherchent à converser en français avec des locuteurs/trices locaux/ales?

Raison de plus d’être attentif/ve aux variations: il existe un lien entre la variation au sein d’une même langue et le plurilinguisme. Plus les locuteurs/trices seront conscient-es que leur propre langue varie, plus ils/elles accepteront les variations entre différentes langues.

La diversité linguistique est-elle menacée? Non, parce que les langues se nourrissent continuellement au contact les unes des autres. «Parce qu’elles occupent une place centrale dans l’organisation des communautés humaines, les langues s’exposent à toutes sortes de pressions sociales et de pouvoirs qui les modifient, relève Laurent Gajo. Ces évolutions sont généralement à peine perceptibles, et seule une comparaison d’une génération à l’autre permet de les mettre en évidence. Mais elles subissent parfois des interventions plus brutales destinées à établir de nouveaux standards, qui finiront à leur tour par tomber en désuétude. Une langue sans variation est une langue morte.»

(1) L’interaction à la gare de Bâle a été enregistrée dans le cadre du projet Dylan (EU integrated project 028702, FP6). Pour plus d’informations, voir http://www.dylan-project.org/

 

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