23 mai 2024 - UNIGE

 

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Le double pouvoir addictif du fentanyl

Une étude montre comment le fentanyl active, via un même type de récepteurs, deux populations distinctes de neurones, entraînant l’effet euphorisant pour l’une et le malaise lors du sevrage pour l’autre.

 

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Image: AdobeStock

 

Opiacé de synthèse et antidouleur très puissant, le fentanyl a été détourné de son usage médical initial pour devenir une drogue mortelle responsable des trois quarts des décès par overdose aux États-Unis. Une étude parue le 22 mai dans Nature et dirigée par Christian Lüscher, professeur au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine), apporte un éclairage biologique sur le pouvoir d’addiction redoutable de cette substance. L’article montre en effet que le fentanyl agit, au travers d’un même récepteur cellulaire, sur deux populations de neurones distinctes se projetant dans deux régions différentes du cerveau et entraîne ainsi un effet euphorisant dans un cas et un malaise intense lors du sevrage dans l’autre. Cela expliquerait à la fois la double dépendance des individus au fentanyl, à savoir la recherche du bien-être que cette substance procure ainsi que l’évitement du sevrage qui s’ensuit, et pourquoi les opioïdes sont plus addictifs que les autres drogues. En plus de remettre en cause les modèles actuels de l’addiction, ces résultats ouvrent une nouvelle piste pour améliorer les traitements de substitution et développer des antidouleurs puissants, mais avec moins d’effets secondaires.

 

 

Injecté par voie intraveineuse, le fentanyl agit en moins de dix secondes. Il est de 20 à 40 fois plus puissant que l’héroïne et 100 fois plus que la morphine. Comme les autres opiacés, il induit un bien-être massif, entraînant la répétition de la prise de produit (renforcement positif). Mais après une consommation répétée, l’absence de la drogue se manifeste par des symptômes de sevrage extrêmement pénibles. Apparaissant quelques heures après la dernière prise, ceux-ci sont à la fois physiques (avec des tremblements, une sudation excessive et des douleurs) et psychiques (avec un mal-être intense qui n’existe pas avec les autres drogues) et poussent le consommateur à s’administrer de nouveau la substance pour les faire disparaître (renforcement négatif).
Du point de vue cellulaire, le produit se lie à des récepteurs aux opiacés, dont ceux appelés «mu» qui se trouvent notamment à la surface des neurones dopaminergiques du système de la récompense (en l’occurrence du système mésolimbique qui comprend l’aire tegmentale ventrale et le noyau accubens). Cela déclenche une activation de ces cellules qui libèrent une grande quantité de dopamine. En même temps, les opiacés bloquent les «neurones inhibiteurs GABA» censés contrôler les neurones dopaminergiques, ce qui augmente encore l’activité de ces derniers et provoque la phase euphorique.
«Jusqu’ici, on pensait que les mécanismes du renforcement positif et du renforcement négatif avaient lieu dans la même zone cérébrale, à savoir le système mésolimbique, explique Christian Lüscher. Or, notre idée est que l’origine du renforcement négatif est à chercher dans des cellules qui expriment le récepteur mu ailleurs dans le cerveau.»
Afin de tester cette hypothèse, les scientifiques ont d’abord étudié des souris dépendantes au fentanyl chez lesquelles le récepteur mu a été supprimé dans l’aire tegmentale ventrale. Chez ces rongeurs, le renforcement positif disparaît, mais pas le sevrage dont les symptômes restent inchangés. Les scientifiques ont ensuite reproduit l’expérience dans différents réseaux neuronaux et c’est ainsi qu’ils ont identifié une population de cellules encore inconnues qui expriment le récepteur mu dans une autre région du cerveau, l’amygdale centrale, qui est liée à la peur et à l’anxiété. En supprimant le récepteur mu dans ces cellules-là, les symptômes de sevrage disparaissent chez les souris droguées, mais pas le renforcement positif.
Grâce à une collaboration avec des équipes des universités de Strasbourg et de Montpellier et à deux lignées de souris permettant d’activer et de désactiver le récepteur mu de manière sélective dans le cerveau, les scientifiques ont pu répéter les mécanismes neuronaux des opiacés avec une précision jamais atteinte.
Puis, pour confirmer leurs résultats, ils ont utilisé l’optogénétique et agir de cette manière sur des cellules individuelles. Les chercheuses et les chercheurs ont ainsi pu stimuler spécifiquement chez des souris les neurones de l’amygdale centrale. En accord avec leur hypothèse, cet acte a déclenché les mêmes symptômes et les mêmes comportements qu’un état de manque.
Les rongeurs, certains sous opiacés et d’autres pas, ont ensuite été placés en présence d’un dispositif doté d’un levier sur lequel ils pouvaient appuyer pour stopper cette stimulation des neurones de l’amygdale centrale. Ceux qui n’ont pas consommé de fentanyl, gênés par les symptômes du sevrage, y ont recours, tandis que ceux sous drogue, pas du tout, confirmant que l’opiacé de synthèse agit sur ce même réseau neuronal.
Selon les scientifiques, ces résultats modifient radicalement le modèle de compréhension de l’addiction aux opiacés. Le fait que les renforcements positif et négatif passent par deux réseaux différents expliquerait en effet le potentiel d’addiction particulièrement élevé de ces substances. Les deux mécanismes s’additionneraient pour pousser encore davantage vers une consommation irraisonnée. Ces découvertes sont également susceptibles d’alimenter des études visant à affiner les traitements de substitution et à faire avancer la recherche vers des antalgiques dépourvus de risques d’addiction.

 

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