La Formation du symbole chez l’enfant : imitation, jeu et rêve, image et représentation ()

Chapitre IV.
La naissance du jeu a

Dans la première partie de cet ouvrage nous avons analysé les conduites successives qui caractérisent la genèse de l’imitation et qui s’étagent durant les six stades dont nous nous sommes servi jadis pour décrire le développement de l’intelligence sensori-motrice. Il importe maintenant de nous livrer au même travail en ce qui concerne le jeu. Mais, celui-ci constituant simplement, durant les phases initiales, le pôle des conduites défini par l’assimilation (tandis que l’imitation s’oriente vers le pôle défini par l’accommodation), presque tous les comportements que nous avons étudiés à propos de l’intelligence (N. I. et C. R.) sont susceptibles de tourner en jeux dès qu’ils se répètent par assimilation pure, c’est-à-dire par simple plaisir fonctionnel. Il nous sera donc possible d’être beaucoup plus bref dans cette analyse des débuts du jeu que dans celle de l’imitation naissante et de n’insister que sur les stades IV à VI. Mais il n’en faudrait nullement conclure que le jeu se constitue après l’imitation ou qu’il soit moins vite différencié qu’elle par rapport aux conduites d’adaptation proprement dites. Il est simplement plus facile à interpréter, quoique s’affirmant de manière tout aussi précoce.

En effet, si l’accommodation déborde sans cesse le cadre de l’adaptation proprement dite (ou équilibre entre l’accommodation et l’assimilation), il en est de même de l’assimilation. La raison en est simple : les schèmes momentanément inutilisés ne sauraient disparaître sans plus, menacés d’atrophie par défaut d’usage, mais vont s’exercer pour eux-mêmes, sans autre fin que le plaisir fonctionnel lié à cet exercice. Tel est le jeu à ses débuts, réciproque et complément de l’imitation. Celle-ci exerce les schèmes lorsqu’ils se trouvent accommodables à un modèle conforme aux activités habituelles, ou qu’ils peuvent être différenciés en présence de modèles nouveaux mais comparables à ces activités. L’imitation est donc ou devient tout au moins une sorte d’hyperadaptation, par accommodation à des modèles utilisables de manière non pas immédiate mais virtuelle. Le jeu procède, au contraire, par relâchement de l’effort adaptatif et par entretien ou exercice des activités pour le seul plaisir de les dominer et d’en tirer comme un sentiment de virtuosité ou de puissance. L’imitation et le jeu se rejoindront, c’est entendu, mais seulement au niveau de la représentation, et constitueront ainsi l’ensemble de ce que l’on pourrait appeler les adaptations inactuelles, par opposition à l’intelligence en acte et en travail. Durant les stades sensori-moteurs purs, ils sont par contre encore disjoints, et même en quelque sorte antithétiques, et c’est pourquoi nous les étudions séparément.

Quand faut-il faire débuter le jeu ? La question se pose dès le premier stade, qui est celui des adaptations purement réflexes. Pour une interprétation du jeu comme celle de K. Groos, selon qui le jeu est un préexercice des instincts essentiels, il faudrait faire remonter le jeu jusqu’à ce stade initial, puisque la succion donne lieu à des exercices à vide, en dehors des repas (N. I., chap. I, § 2). Mais il est bien difficile, semble-t-il, de considérer comme de vrais jeux les exercices du réflexe, alors qu’ils prolongent simplement le plaisir de la tétée et consolident le fonctionnement même du montage héréditaire, témoignant ainsi d’un rôle adaptatif réel. Tout au moins, faute d’éléments acquis dans la conduite, la délimitation entre l’assimilation intervenant dans le montage adaptatif héréditaire et une assimilation qui déborderait ce cadre est impossible à faire.

Au cours du second stade par contre, le jeu semble déjà doubler une partie des conduites adaptatives. Mais il prolonge ces dernières de façon si continue et indistincte que l’on ne saurait dire où il commence exactement, et cette question de frontière pose d’emblée un problème intéressant toute l’interprétation des jeux ultérieurs. Les « jeux » de la voix lors des premières lallations, les mouvements de la tête et des mains s’accompagnant de sourires et d’amusement, appartiennent-ils déjà au « jeu » ou sont-ils d’un ordre différent ? D’une manière générale, les « réactions circulaires primaires » sont-elles ludiques, adaptatives, ou toutes deux à la fois ? Or, à utiliser sans plus les critères classiques, depuis ce « préexercice » de Groos jusqu’au caractère « désintéressé » et (comme dit Baldwin) « autotélique » du jeu, on devrait dire (et Claparède allait presque jusque-là) que tout est jeu durant les premiers mois de l’existence, à part certaines exceptions seulement telles que la nutrition ou des émotions comme la peur et la colère. En effet, lorsque l’enfant regarde pour regarder, manipule pour manipuler, balance ses mains et ses bras (et au stade suivant lorsqu’il agitera les objets suspendus, secouera ses hochets, etc.) il se livre à des actions centrées sur elles-mêmes, à l’instar de tous les jeux d’exercices, et qui ne sont insérées dans aucune série d’actes imposés par autrui ou par les circonstances extérieures : elles n’ont pas plus de but extérieur que n’en auront plus tard des exercices moteurs — lancer des cailloux dans une mare, faire gicler l’eau d’un robinet, sauter, etc. — que tout le monde considère comme des jeux. Mais il s’en faut de beaucoup que toutes les activités autotéliques constituent des jeux. La science présente ce caractère, et singulièrement les mathématiques pures dont l’objet est immanent à la pensée elle-même : or, on a beau le comparer à un jeu « supérieur », il tombe sous le sens qu’elle diffère du jeu tout court par son adaptation obligée à une réalité, externe ou interne. D’une manière générale, toute assimilation est autotélique, mais il faut distinguer l’assimilation avec accommodation actuelle, et l’assimilation pure, ou se subordonnant les accommodations antérieures et assimilant le réel à l’activité propre sans effort ni limitation. Or, ce dernier cas seul paraît être caractéristique du jeu, sinon, à vouloir confondre celui-ci avec le « préexercice » en général, on y engloberait pratiquement l’activité enfantine tout entière.

Mais, si les réactions circulaires ne présentent donc pas en elles-mêmes de caractère ludique, on peut dire que la plupart se prolongent en jeux. On constate, en effet, quoique sans pouvoir naturellement tracer aucune frontière précise, que, après avoir témoigné par son sérieux d’une grande attention et d’un effort réel d’accommodation, l’enfant reproduit ensuite ses conduites simplement pour le plaisir, avec une mimique de sourire ou même de rire, et sans cette attente des résultats, si caractéristique de la réaction circulaire qui instruit. On peut soutenir que parvenue à ce point, la réaction cesse de constituer un acte d’adaptation complète pour ne plus engendrer qu’un plaisir d’assimilation pure, d’assimilation simplement fonctionnelle : c’est le « Funktionslust » de K. Bühler. Bien entendu, les schèmes dus à la réaction circulaire ne donnent pas uniquement lieu à des jeux : une fois acquis, ils peuvent aussi bien entrer ultérieurement, à titre de moyens, dans des adaptations plus complètes que fonctionner de manière ludique. Autrement dit, un schème n’est jamais en lui-même ludique ou non ludique et son caractère de jeu ne provient que du contexte ou du fonctionnement actuel. Mais tous les schèmes sont susceptibles de donner lieu à cette assimilation pure, dont la forme extrême constitue le jeu. Le phénomène est clair en ce qui concerne des schèmes tels que ceux de la phonation, de la préhension (regarder ses doigts qui remuent, etc.) et certains schèmes visuels (regarder à l’envers, etc.) :

Obs. 59. — On se rappelle comment T., dès 0 ; 2 (21) a pris l’habitude de renverser sa tête en arrière pour regarder les tableaux familiers dans cette nouvelle position (voir N. I., obs. 36). Or, dès 0 ; 2 (23 ou 24), il semble qu’il répète la chose avec toujours plus d’amusement et toujours moins d’intérêt pour le résultat extérieur : il redresse sa tête puis la renverse à nouveau des séries de fois en riant avec éclat. Autrement dit, la réaction circulaire cesse d’être « sérieuse » ou instructive, si l’on peut s’exprimer ainsi pour un bébé de moins de trois mois, pour devenir un jeu.

Dès 0 ; 3 T. joue de sa voix, non seulement par intérêt phonique, mais par « plaisir fonctionnel » riant pour lui-même de son propre pouvoir.

Dès 0 ; 2 (19) et (20), il sourit à ses mains et dès 0 ; 2 (25) aux objets qu’il secoue de la main tandis qu’en d’autres occasions il les regarde avec un sérieux profond.

En bref, durant ce second stade, le jeu ne s’esquisse encore que sous la forme d’une différenciation légère de l’assimilation adaptative. Ce n’est même que grâce à la suite du développement que l’on peut, par récurrence, parler de deux réalités distinctes. Mais l’évolution ultérieure du jeu permet de marquer dès maintenant cette dualité, de même que l’évolution de l’imitation contraint de distinguer l’imitation naissante dès l’imitation de soi-même contenue dans la réaction circulaire.

Durant le troisième stade, ou stade des réactions circulaires secondaires, le processus reste le même, mais la différenciation entre le jeu et l’assimilation intellectuelle est un peu plus poussée. En effet, dès le moment où les réactions circulaires portent non plus seulement sur le corps propre ou les tableaux perceptifs liés à l’activité sensorielle élémentaire, mais sur les objets manipulés avec une intentionnalité croissante, il s’ajoute au simple « plaisir fonctionnel » de K. Bühler, ce « plaisir d’être cause » souligné par K. Groos. L’action sur les choses, qui débute lors de chaque nouvelle réaction secondaire, dans un contexte d’intérêt objectif et d’accommodation attentive, souvent même d’inquiétude (lorsque l’enfant balance de nouveaux objets suspendus ou secoue de nouveaux jouets sonores), se transforme ainsi immanquablement en jeu dès que le phénomène nouveau est « compris » de l’enfant et n’offre plus d’aliment à recherche proprement dite :

Obs. 60. — Il suffit de relire les obs. 94 à 104 du vol. N. I. pour trouver tous les exemples voulus de passage de l’assimilation propre aux réactions secondaires à l’assimilation pure caractéristique du jeu proprement dit. Ainsi, dans l’obs. 94, L. découvre la possibilité de faire balancer les objets suspendus au toit de son berceau. Au début, entre 0 ; 3 (6) et 0 ; 3 (16) elle étudie le phénomène sans sourire, ou souriant légèrement, mais avec une mimique d’intérêt attentif, comme si elle étudiait le phénomène. Dans la suite, au contraire, à partir de 0 ; 4 environ, elle ne se livre plus à cette activité, qui a duré jusque vers 0 ; 8 et même au-delà, qu’avec une mimique de joie exubérante et de puissance. En d’autres termes, l’assimilation ne s’accompagne plus d’accommodation actuelle et ne consiste donc plus en un effort de compréhension : il y a simplement assimilation à l’activité propre, c’est-à-dire utilisation du phénomène pour le plaisir d’agir, ce en quoi consiste le jeu.

On pourrait répéter ces remarques à propos de chacune des réactions circulaires secondaires. Mais il est plus curieux de noter que même les « procédés pour faire durer un spectacle intéressant », c’est-à-dire les conduites résultant d’une généralisation des schèmes secondaires (N. I., obs. 110-118), donnent lieu à une activité proprement ludique. En effet, des gestes tels que se cambrer pour conserver un tableau visuel ou un son, d’abord exécutés avec un grand sérieux et une attente presque anxieuse du résultat, sont ensuite employés en toute occasion et presque « pour rire ». Non seulement, lorsque le procédé réussit, l’enfant l’utilise avec le même « plaisir d’être cause » que dans les réactions circulaires simples, mais encore il semble que, là où le procédé échoue aux yeux mêmes du sujet, celui-ci finisse par répéter le geste sans y croire et simplement pour s’amuser. Il ne faut pas confondre cet acte avec les gestes de récognition sensori-motrice dont nous avons parlé antérieurement (N. I., obs. 107) : la mimique de l’enfant suffit à montrer s’il joue ou s’il cherche à reconnaître l’objet.

Au cours du quatrième stade, ou stade de la coordination des schèmes secondaires, on peut signaler l’apparition de deux nouveautés relatives au jeu. En premier lieu, les conduites les plus caractéristiques de cette période, ou « application des schèmes connus aux situations nouvelles » (voir N. I., obs. 120-130) sont susceptibles, comme les précédentes, de se prolonger en manifestations ludiques dans la mesure où elles sont exécutées par pure assimilation, c’est-à-dire pour le plaisir d’agir et sans effort d’adaptation en vue d’atteindre un but déterminé :

Obs. 61. — Après avoir, dès 0 ; 7 (13) appris à repousser l’obstacle pour saisir l’objectif, T. commence, vers 0 ; 8 (15) — 0 ; 9, à prendre plaisir à ce genre d’exercices. Lorsque j’interpose plusieurs fois de suite ma main ou un carton entre la sienne et le jouet qu’il convoite, il en arrive à oublier momentanément ce jouet pour repousser l’obstacle en éclatant de rire. — Ce qui était adaptation intelligente est donc devenu jeu par déplacement de l’intérêt sur l’action elle-même, indépendamment de son but.

En second lieu, la mobilité des schèmes (voir N. I. § 5, etc.) permet la formation de véritables combinaisons ludiques, le sujet passant d’un schème à l’autre, non plus pour les essayer successivement, mais pour s’en assurer sans plus et sans aucun effort d’adaptation !

Obs. 62. — J. à 0 ; 9 (3), est assise dans son berceau et je suspends au-dessus d’elle son canard en celluloïd. Elle tire une ficelle pendant du toit et secoue ainsi le canard un moment, en riant. Les mouvements qu’elle fait involontairement s’impriment sur son édredon : elle oublie alors le canard, tire à elle l’édredon et ébranle le tout avec les pieds et les bras. Le toit du berceau étant lui-même secoué, elle le regarde et se cambre pour se laisser tomber violemment, ce qui ébranle tout le berceau. Après avoir répété ce geste une dizaine de fois, J. aperçoit à nouveau son canard : elle saisit alors une poupée également suspendue au toit et la secoue indéfiniment, ce qui fait balancer le canard. Remarquant ensuite le mouvement de ses mains, elle lâche tout pour les joindre et les secouer (en prolongeant le geste précédent). Puis elle prend son oreiller de dessous sa tête et, après l’avoir secoué, elle le frappe violemment, en frappe les parois du berceau ainsi que la poupée elle-même. En tenant l’oreiller, elle en aperçoit les franges, qu’elle se met à sucer. Ce geste, qui lui rappelle ce qu’elle fait chaque jour pour s’endormir, la conduit à se coucher sur le côté, dans la position du sommeil, tenant un coin de frange dans sa main, tout en suçant son pouce. Mais cela ne dure pas une demi-minute et J. reprend les activités précédentes.

Que l’on compare cette succession de comportements à celle de l’obs. 136 du vol. N. I., et la différence entre le jeu et l’activité proprement intelligente apparaît d’emblée. Dans le cas des schèmes essayés successivement en présence des objets nouveaux (obs. 136) J. cherche simplement à assimiler ceux-ci, et, en quelque sorte, à les « définir par l’usage ». Il y a donc intelligence proprement dite parce qu’adaptation des schèmes à une réalité extérieure constituant un problème. Dans le cas présent au contraire les schèmes, tout en s’associant les uns aux autres selon un processus analogue et en s’appliquant chacun aussi scrupuleusement dans le détail, se succèdent sans but extérieur. Les objets auxquels ils s’appliquent ne constituent plus de problème, mais servent simplement d’occasion à l’activité propre. Quant à celle-ci elle n’implique plus d’apprentissage, mais un simple déploiement joyeux de gestes connus.

Mais il y a plus, dans de telles conduites, qu’une suite de combinaisons sans but ni effort d’accommodation actuelle. Il y a ce que nous pourrions appeler une sorte de « ritualisation » des schèmes, qui, en sortant de leur contexte adaptatif, sont comme imités ou « joués » plastiquement. À remarquer, en particulier, comment J. exécute rituellement tous les gestes habituels des débuts du sommeil (se coucher, sucer son pouce, tenir la frange), simplement parce que ce schème est évoqué au hasard des combinaisons. On saisit d’emblée comment cette « ritualisation » prépare la formation des jeux symboliques : il suffirait, pour que le rituel ludique se transforme en symbole, que l’enfant, au lieu de dérouler simplement le cycle de ses mouvements habituels, ait conscience de la fiction, c’est-à-dire « fasse semblant » de dormir. C’est ce que nous verrons précisément au stade VI.

Or, au cours du cinquième stade, certaines nouveautés vont précisément assurer la transition entre ces conduites du stade IV et le symbole ludique du stade VI, et accentuer par cela même ce caractère de ritualisation que nous venons de noter. En relation avec les « réactions circulaires tertiaires » ou « expériences pour voir », il se produit souvent ceci, en effet, qu’à l’occasion d’un événement fortuit, l’enfant s’amuse à combiner des gestes sans rapport entre eux et sans chercher réellement à expérimenter, pour répéter ensuite ces gestes rituellement et en faire un jeu de combinaisons motrices. Mais, contrairement aux combinaisons du stade IV, qui sont empruntées aux schèmes adaptés, celles-ci sont nouvelles et d’emblée ou presque d’emblée ludiques :

Obs. 63. — J., à 0 ; 10 (3) approche son nez de la joue de sa maman, et finit par l’y coller, ce qui la force à respirer beaucoup plus fortement. Elle s’intéresse aussitôt à ce phénomène, mais, au lieu de le répéter simplement, ou de le faire varier pour l’étudier, elle le complique très vite pour le plaisir : elle s’écarte de quelques centimètres, plisse son nez, renifle et souffle alternativement très fort (comme si elle se mouchait), puis se précipite à nouveau dans la joue de sa maman en riant aux éclats. — Ces gestes ont été répétés rituellement durant plus d’un mois, au moins une fois par jour.

À 1 ; 0 (5), elle se tient les cheveux de la main droite, durant son bain. Mais la main, étant mouillée, glisse et vient frapper l’eau. J. recommence alors aussitôt, en posant d’abord délicatement sa main sur ses cheveux puis en la précipitant sur l’eau. Elle varie les hauteurs et les positions et l’on pourrait penser à une réaction circulaire tertiaire si la mimique de l’enfant ne montrait pas qu’il s’agit simplement de combinaisons ludiques. — Or les jours suivants, à chaque bain, le jeu est reproduit avec une régularité rituelle. Par exemple, à 1 ; 0 (11) elle frappe directement l’eau, sitôt dans son bain, mais elle s’arrête comme si quelque chose manquait à son mouvement : elle porte alors les mains à ses cheveux et retrouve son jeu.

À 1 ; 3 (19) elle pose aussi loin que possible une épingle d’une main, pour la reprendre de l’autre. Ce comportement, lié à l’élaboration des groupes spatiaux est devenu un jeu rituel, déclenché à la seule vue de l’épingle. — De même, à 1 ; 4 (0), elle a sa jambe prise sous l’anse d’un panier. Elle la sort pour la remettre aussitôt et étudier la position. Mais, l’intérêt géométrique une fois épuisé, le schème devient ludique et donne lieu à une série de combinaisons au cours desquelles J. prend le plus vif plaisir à exercer son nouveau pouvoir.

À 1 ; 3 (11), J. demande un certain ustensile et rit beaucoup lorsqu’on le lui présente. Elle se livre à un certain nombre de gestes rituels, avec un air farceur et le jeu s’arrête là, pour recommencer les jours suivants.

À 1 ; 1 (21), elle s’amuse à faire balancer une pelure d’orange, renversée sur une table. Mais, comme elle avait regardé sous la pelure juste avant de la mettre en mouvement, elle répète rituellement ce geste au moins vingt fois : elle prend la pelure, la retourne, la repose, la fait balancer et recommence.

Ces conduites sont curieuses, par leur caractère de combinaisons inadaptées aux circonstances extérieures. Du point de vue objectif, en effet, il n’est pas nécessaire de se plisser le nez pour se moucher ensuite dans la joue de sa mère, de se toucher les cheveux pour frapper l’eau ni de regarder sous une pelure d’orange (que l’on connaît déjà fort bien) pour la faire balancer. La liaison apparaît-elle, par contre, nécessaire à l’enfant lui-même ? Nous ne le pensons pas, bien que des rituels analogues puissent s’accompagner plus tard d’un certain sentiment d’efficace, sous l’empire de l’émotion (comme cela est bien connu du jeu qui consiste à éviter de marcher sur les lignes séparant les dalles des trottoirs). Dans leur contexte actuel, de tels comportements n’ont d’adapté que le point de départ, lequel consiste en réactions circulaires, secondaires et tertiaires. Seulement, tandis que, dans la réaction circulaire normale, le sujet tend à répéter ou à faire varier le phénomène pour mieux s’y accommoder et le mieux dominer, dans le cas particulier l’enfant complique les choses puis répète minutieusement tous ses gestes, utiles ou inutiles, pour le seul plaisir d’exercer son activité de la manière la plus complète possible. En bref, durant le présent stade comme précédemment, le jeu se présente sous la forme d’une extension de la fonction d’assimilation au-delà des limites de l’adaptation actuelle.

Les rituels de ce stade prolongent donc ceux du précédent, à cette différence près que ceux du stade IV consistent simplement à répéter et à associer des schèmes déjà constitués dans un but non ludique, tandis que ceux-ci se constituent presque d’emblée en jeux et témoignent d’une plus grande fertilité de combinaisons (fertilité due sans doute aux habitudes résultant de la réaction circulaire tertiaire). Or, ce progrès dans le sens de la ritualisation ludique des schèmes, entraîne un développement corrélatif dans le sens du symbolisme. En effet, dans la mesure où le rituel englobe des schèmes « sérieux » ou des éléments empruntés à ces schèmes (comme les gestes de se moucher, de réclamer l’ustensile, etc.), il a pour effet de les détacher de leur contexte et par conséquent de les évoquer symboliquement. Sans doute, il n’intervient pas encore nécessairement, dans ces conduites, la conscience de « faire sémillant », puisque l’enfant se borne à reproduire tels quels les schèmes en question sans les appliquer symboliquement à des objets nouveaux mais, à défaut de représentations symboliques, c’est là déjà presque du symbole en action.

Avec le sixième stade, enfin, le symbole ludique se détache du rituel, sous forme de schèmes symboliques, grâce à un progrès décisif dans le sens de la représentation. Or, ce progrès s’accomplit précisément lors du passage de l’intelligence empirique à la combinaison mentale et de celui de l’imitation extérieure à l’imitation interne ou « différée », d’où l’ensemble des problèmes que l’on aperçoit d’emblée. Mais examinons d’abord les faits, et cherchons en quoi ils prolongent ceux des stades antérieurs :

Obs. 64. — Chez J., que nous avons surtout citée au cours des obs. précédentes, le symbole ludique, vrai, avec toutes les apparences externes de la conscience du « comme si » a débuté à 1 ; 3 (12), dans les circonstances suivantes. Elle aperçoit un linge, dont les bords frangés rappellent vaguement ceux de son oreiller : elle s’en empare, en retient un volant dans sa main droite, suce le pouce de la même main et se couche sur le côté en riant beaucoup. Elle garde les yeux ouverts, mais cligne de temps en temps comme pour faire allusion aux yeux fermés. Enfin, riant de plus en plus, elle s’écrie « Néné » (= nono). — Le même linge déclenche le même jeu les jours suivants. À 1 ; 3 (13) elle se sert, dans le même but, du col d’un manteau de sa mère. À 1 ; 3 (30) c’est la queue de son âne en baudruche qui figure l’oreiller ! Enfin, dès 1 ; 5, elle fait faire « nono » à ses animaux, un ours et un chien en peluche.

De même, dès 1 ; 6 (28) elle dit « avon » (= savon) en se frottant les mains et en faisant semblant de se les laver (à sec).

À 1 ; 8 (15) et les jours suivants elle fait semblant de manger des objets quelconques, p. ex. une feuille de papier en disant « Très bon ».

Obs. 64 bis. — Le développement de ces symboles impliquant la représentation n’exclut naturellement pas celui des rituels simplement sensori-moteurs. Ainsi, J., à 1 ; 6 (19), fait le tour d’un balcon en frappant les barreaux à chaque pas, en un mouvement rythmé avec pauses et reprises : un pas (pause), frappe, un pas (pause), frappe, etc.

Or, il s’établit de fréquentes connexions entre les rituels et le symbolisme, ceux-ci donnant naissance à celui-là grâce à un détachement progressif de l’action. Par exemple, vers 1 ; 3, J. a appris à se balancer sur une planche gondolée, qu’elle faisait osciller debout, avec ses pieds. Mais dès 1 ; 4 elle a pris l’habitude de marcher sur le sol les jambes écartées, en faisant semblant de perdre l’équilibre, comme si elle était sur la planche. Elle riait beaucoup et disait « Bim bam ».

À 1 ; 6 elle balance elle-même, en riant, des morceaux de bois ou des feuilles et répète « bim bam » et enfin ce terme devient un schème mi-générique mi-symbolique s’appliquant aux branches, aux objets suspendus et jusqu’aux graminées.

Obs. 65. — Chez L., le « faire semblant » ou symbole ludique a débuté à 1 ; 0 (0) en procédant, comme chez J., du rituel moteur. Elle était assise dans son berceau lorsque, sans le vouloir, elle tombe en arrière. Apercevant alors un oreiller, elle se met en position de dormir sur le côté, en saisissant l’oreiller d’une main pour se l’appliquer contre la figure (son rituel est différent de celui de J.). Seulement, au lieu de mimer la chose à demi sérieusement, comme J. dans l’obs. 62, elle a le plus large sourire (elle ne se sait pas observée) : elle présente donc la mimique de J. dans l’obs. 64. Elle demeure un moment dans cette position, puis se relève enchantée. Durant la journée, elle reproduit la chose une série de fois, bien que n’étant plus dans son berceau : elle rit d’avance (à noter cet indice du symbole représenté), puis se lance en arrière, se tourne sur le côté, met ses mains sur sa figure comme si elle tenait un oreiller (il n’y en a pas) et reste immobile, les yeux ouverts, en souriant silencieusement. Le symbole est donc constitué.

À 1 ; 3 (6), elle fait semblant de mettre un rond de serviette dans sa bouche, puis elle rit, fait « non » de la tête et le retire. — Ce comportement est encore intermédiaire entre le rituel et le symbole, mais, à 1 ; 6 (28) elle fait semblant de boire et de manger, sans rien avoir dans la main. À 1 ; 7, elle fait semblant de boire en se servant d’une boîte quelconque et l’applique ensuite contre la bouche de tous les assistants. — Ces derniers symboles ont été préparés depuis un à deux mois par une ritualisation progressive dont les principales étapes ont consisté à s’amuser à boire dans les verres vides puis à répéter la chose en mimant le bruit des lèvres et du gosier.

On voit en quoi consistent ces conduites, dans lesquelles nous avons cru discerner, pour la première fois la fiction ou sentiment du « comme si », caractéristiques du symbole ludique par opposition aux simples jeux moteurs. L’enfant utilise des schèmes habituels, et même pour la plupart, déjà ritualisés au cours des jeux de types précédents, mais : 1° au lieu de les actionner en présence des objets auxquels ils sont appliqués ordinairement, il leur assimile des objectifs nouveaux, ne leur convenant pas du point de vue d’une adaptation effective ; 2° en outre, ces objets nouveaux, au lieu de donner lieu à une simple extension du schème (comme c’est le cas dans l’assimilation généralisatrice propre à l’intelligence), sont utilisés à la seule fin de permettre au sujet de mimer ou d’évoquer les schèmes en question. C’est la réunion de ces deux conditions — application du schème à des objets inadéquats et évocation pour le plaisir — qui nous paraît caractériser le début de la fiction. C’est ainsi que le schème de s’endormir donne déjà lieu à des ritualisations ludiques dès le stade IV, puisque, dans l’obs. 62, J. le reproduit en présence de son oreiller. Mais il n’y a alors ni symbole ni conscience de « faire semblant » puisque l’enfant se borne à appliquer ses gestes ordinaires à l’oreiller lui-même, donc à l’excitant normal de la conduite : il y a bien jeu, dans la mesure où le schème n’est exercé que pour le plaisir, mais non pas symbolisme. Au contraire, dans l’obs. 64, J. mime le sommeil en tenant un linge quelconque, le col d’un manteau ou même la queue d’un âne, en guise d’oreiller, et, dans l’obs. 65 L. fait de même en feignant de tenir un oreiller, alors qu’elle n’a rien en mains : on ne peut donc plus dire que le schème a été évoqué par son excitant usuel, et il faut admettre inversement que ces objets servent simplement de substituts de l’oreiller, substituts rendus symboliques par les gestes simulant le sommeil (ces gestes atteignent même, dans le cas de L. le niveau de la fiction sans support matériel). Bref, il y a symbole, et non plus seulement jeu moteur, parce qu’il y a assimilation fictive d’un objet quelconque au schème, et exercice de celui-ci sans accommodation actuelle.

La parenté de ces « schèmes symboliques » ou premiers symboles ludiques avec l’imitation différée et représentative propre au même stade IV est bien claire. D’un point de vue général, on retrouve en ces deux sortes de conduites un élément représentatif dont l’existence est attestée par le caractère différé de la réaction : l’imitation différée du modèle nouveau a lieu après sa disparition et le jeu symbolique représente une situation sans rapport direct avec l’objet qui lui sert de prétexte, cet objet présent servant simplement à évoquer la chose absente. Du point de vue de l’imitation elle-même, on trouve, d’autre part, un élément que l’on pourrait considérer comme imitatif dans les conduites 64 à 65 : dans l’obs. 64 J. imite ses propres gestes précédant le sommeil, ou les actions de se laver et de manger, etc. et dans l’obs. 65 L. imite les mêmes mouvements. Cependant, et indépendamment du fait qu’il n’y a là que des imitations de soi-même, ce ne sont pas des conduites d’imitation pure, même à titre de jeux, puisque l’objet présent (les franges du linge, le col du manteau et la queue de l’âne pour l’oreiller, la boîte de L. servant d’assiette, etc.) est assimilé sans plus, et au mépris de ses caractères objectifs, à l’objet habituel des gestes imités (à l’oreiller ou à l’assiette, etc.). Il y a donc, et c’est le propre du jeu symbolique par opposition au jeu simplement moteur, imitation, au moins apparente, et assimilation ludique à la fois. Cela pose une question sur laquelle nous reviendrons à l’instant, mais il faut auparavant examiner les rapports du symbole ludique avec l’indice, avec le signe, avec le concept et avec le développement du jeu d’exercice sensori-moteur lui-même.

Il est évident, tout d’abord, que les schèmes symboliques en cause dans les obs. 64 à 65 dépassent en complexité l’« indice » sensori-moteur, bien que celui-ci serve d’instrument à l’intelligence dès les stades antérieurs. L’indice n’est qu’une partie ou un aspect de l’objet ou du processus causal dont il permet l’assimilation : p. ex. dans l’imitation des mouvements invisibles sur le corps propre un indice sonore permet au sujet de trouver la correspondance entre le modèle visuel et son visage à lui. En tant que partie de l’objet, l’indice permet alors d’anticiper celui-ci sans représentation mentale et par simple activation du schème intéressé : ainsi un enfant de huit à neuf mois déjà saura retrouver un jouet sous une couverture lorsque la forme bombée de celle-ci sert d’indice à la présence de l’objectif. Au contraire le symbole repose sur une simple ressemblance entre l’objet présent, qui joue le rôle de « signifiant » et l’objet absent « signifié » par lui symboliquement, et c’est en quoi il y a représentation : une situation non donnée est évoquée mentalement, et non pas seulement anticipée pratiquement comme un tout en fonction de l’une de ses parties.

Le schème symbolique d’ordre ludique atteint donc presque le niveau du « signe », puisque, contrairement au cas des indices, dans lesquels le signifiant est une partie ou un aspect du signifié, il y a dorénavant dissociation nette entre deux. Mais, nous l’avons vu, le « signe » est un signifiant « arbitraire » ou conventionnel, tandis que le « symbole » est un signifiant « motivé » c’est-à-dire représentant une ressemblance avec le « signifié » : en tant qu’arbitraire le signe suppose donc un rapport social, comme cela est clair dans le langage ou système des signes verbaux, tandis que la motivation (ou ressemblance entre le signifiant et le signifié) propre au symbole pourrait être le produit de la pensée simplement individuelle.

Seulement, nous retrouvons ici le même problème qu’à propos du stade de l’imitation différée ou représentative. Il se trouve, en effet, qu’au niveau où apparaissent ces premiers symboles ludiques l’enfant devient capable de commencer à apprendre à parler, de telle sorte que les premiers « signes » semblent être contemporains de ces symboles. C’est ainsi que J. faisant semblant de dormir comme si les franges d’un linge étaient celles d’un oreiller (ce qui constitue un système de symboles ludiques), dit en même temps « Néné » ou « Nono » qui sont déjà des signes verbaux. Voir, de même, les signes « (s)avon », « bimbam », etc. Ne pourrait-on donc pas conclure que le symbole, même sous sa forme ludique, suppose le signe et le langage en tant que reposant, comme ces derniers, sur un facteur d’ordre représentatif ? Celui-ci serait alors à concevoir comme un produit social, dû à l’échange et à la communication intellectuels. Or, de même que nous avons pu écarter cette solution dans le cas de l’imitation, au nom d’arguments tirés, les uns de la continuité entre les conduites du stade VI et celles des niveaux antérieurs, et les autres de la comparaison avec les Anthropoïdes, de même certaines raisons en partie parallèles aux précédentes, nous empêchent de l’adopter pour ce qui est du symbole ludique.

En premier lieu, le mot ni le contact avec autrui n’accompagnent pas toujours la formation d’un tel symbolisme. Par exemple L. (obs. 65), contrairement à J., fait semblant de dormir en souriant largement, sans prononcer un mot ni se savoir observée, etc. Assurément cette raison à elle seule ne prouve rien, car il pourrait déjà y avoir conduites verbo-sociales intériorisées. Jointe aux autres, elle a cependant sa valeur.

En second lieu, on trouve chez le chimpanzé certains jeux symboliques tels que de prendre « une de ses jambes dans ses mains », et de la traiter « comme quelque chose d’étranger, comme un véritable objet, peut-être comme une poupée, en la berçant de côté et d’autre dans ses mains, en la caressant, etc. » (Koehler, loc. cit., trad. Guillaume, p. 298).

En troisième lieu, l’effet le plus caractéristique du système des signes verbaux sur le développement de l’intelligence est assurément de permettre la transformation des schèmes sensori-moteurs en concepts. La destinée normale du schème est, en effet, d’aboutir au concept puisque les schèmes, en tant qu’instruments d’adaptation à des situations toujours plus variées, sont des systèmes de rapports susceptibles d’abstraction et de généralisation progressives. Mais pour acquérir la fixité de signification des concepts et surtout leur degré de généralité, qui dépasse celle de l’expérience individuelle, les schèmes doivent donner lieu à une communication inter-individuelle et par conséquent être exprimés par des signes. Il est donc légitime de considérer l’intervention du signe social comme marquant un tournant décisif dans la direction de la représentation, même si le schème devient déjà représentatif de lui-même dans les limites propres au stade VI. Mais le schème symbolique d’ordre ludique n’est nullement un concept ni par sa forme, c’est-à-dire en tant que « signifiant », ni par son contenu c’est-à-dire en tant que « signifié ». Par sa forme il ne dépasse pas le niveau de l’image imitative ou de l’imitation différée, c’est-à-dire justement de ce niveau d’imitation représentative, propre au sixième stade indépendamment du langage. Par son contenu, il est assimilation déformante et non pas généralisation adaptée, c’est-à-dire qu’il n’y a pas accommodation des schèmes aux connexions objectives, mais déformation de celles-ci en fonction du schème. Par exemple lorsque la queue d’un âne sert d’oreiller (obs. 64) ou qu’une boîte remplace une assiette (obs. 65) on ne peut pas parler de généralisation adaptée, mais seulement d’assimilation toute subjective, c’est-à-dire précisément ludique, tandis que quand le même enfant emploie une cuiller pour attirer à lui un objet, on ne peut pas considérer la cuiller comme un symbole ludique du bâton habituel et il faut considérer cette conduite comme une assimilation généralisatrice. Or, seule l’assimilation généralisatrice conduira au concept, par l’intermédiaire du signe, c’est-à-dire par le moyen de l’échange social, alors que le symbole ludique demeure assimilation égocentrique, et cela même longtemps après l’apparition du langage et des concepts les plus socialisés dont le petit enfant soit capable.

Si donc la formation du symbole ludique n’est pas due à l’influence du signe ou de la socialisation d’ordre verbal, il faut bien qu’elle s’explique par le travail antérieur de l’assimilation. Il est clair, en effet, que, pas plus que l’imitation représentative, ce type de symbole ne saurait surgir ex abrupto à un moment donné du développement mental : dans ce nouveau cas tout autant que dans celui des conduites imitatives, il y a continuité fonctionnelle entre les stades successifs, même lorsque les structures (par opposition aux fonctions) diffèrent autant les unes des autres que celles de schèmes entièrement sensori-moteurs et de schèmes en partie intériorisés et en partie représentatifs.

De ce point de vue, le symbole ludique est en germe (nous ne disons pas préformé à titre de structure, mais fonctionnellement préparé) dès l’assimilation généralisatrice du second stade. Lorsqu’un schème est appliqué à des objectifs toujours plus éloignés de son objet initial, il peut y avoir détachement progressif de l’action à l’égard de celui-ci en ce sens que tous les objectifs nouveaux et anciens seront mis sur le même plan : il y a alors généralisation du schème, avec équilibre entre l’assimilation et l’accommodation. Mais dans la mesure où l’objectif nouveau est pris comme substitut de l’objet initial, ce primat de l’assimilation conduit à un rapport qui, s’il était conscient ou intériorisé mentalement, serait symbolique. Il ne l’est naturellement pas encore, faute d’intériorisation possible, mais, du point de vue de la fonction, un tel rapport annonce le symbole. Par exemple, lorsque le bébé suce son pouce à la place du sein (nous ne disons d’ailleurs nullement qu’il y ait ainsi substitut toutes les fois qu’il suce son pouce), il suffirait que le premier lui serve à évoquer le second pour qu’il y ait symbole : cette évocation, si elle se produit un jour, prolongera, en effet, simplement l’assimilation du pouce au schème de la succion en faisant du premier un signifiant et du second le signifié. C’est faute de différenciation suffisante entre le signifiant et le signifié que l’on ne saurait encore parler de symbole au stade II, et nous ne pouvons donc pas suivre, dans la voie de la préformation, certains psychanalystes qui voient du symbolisme, conscient ou « inconscient », dès cette assimilation sensori-motrice. Mais nous reconnaissons que, fonctionnellement, l’assimilation ludique des stades II et III est le point de départ du symbole.

Durant les stades IV et V, il y a progrès dans la direction du symbole, et cela pour autant que le développement de l’assimilation ludique conduit à une différenciation un peu plus poussée entre le signifiant et le signifié. Au cours de la ritualisation ludique des schèmes, en effet, il arrive que l’enfant reproduise telles quelles des actions habituellement insérées en de tout autres contextes : par exemple se mettre en position de dormir en voyant son oreiller (mais pour un très court instant et sans aucun sommeil), ou se moucher dans la joue de sa maman (mais sans non plus le faire réellement). De tels actes ne sont certainement pas encore proprement symboliques, puisque le geste esquissé ne représente que lui-même et demeure donc à la fois signifiant et signifié. Cependant, le geste n’étant qu’esquissé, et en outre dans le seul but de s’en amuser, il est clair qu’il faut y voir une ébauche de différenciation entre le signifiant — constitué par les mouvements réellement exécutés et demeurant à l’état d’esquisse ludique — et le signifié qui est ici le schème complet tel qu’il se déroulerait s’il aboutissait « sérieusement ». Autrement dit, il y a comme une allusion symbolique et même exactement comparable à ces soi-disant « fictions » ou « sentiments du comme-si » prêtés un peu trop généreusement par Karl Groos aux animaux et qui sont également de simples esquisses de conduites non déroulées jusqu’à leur achèvement : les petits chats qui se battent avec leur mère et la mordillent sans la blesser ne font pas « semblant » de lutter, faute de se représenter ce que serait la lutte réelle, pas plus que J. en mimant les actions de dormir ou de se moucher n’atteint encore la représentation ou le symbole, faute de fiction intériorisée, mais ce serait assurément faire preuve d’un parti pris arbitraire que de se refuser à reconnaître que ces symboles joués, pour ainsi parler, préparent les symboles représentatifs.

Lorsque donc, au cours du sixième stade, le schème proprement symbolique apparaît par assimilation d’un objet quelconque au schème joué et à son objectif initial (par exemple par assimilation de la queue d’un âne à un oreiller et au schème de s’endormir), cette nouveauté se présente en réalité comme le terme sensori-moteur ultime d’une différenciation progressive entre le « signifiant » et le « signifié » : le signifiant est alors constitué par l’objet choisi (la queue de l’âne) pour représenter l’objectif initial du schème ainsi que par les mouvements exécutés fictivement sur lui (imitation du sommeil), tandis que le signifié n’est autre que le schème lui-même tel qu’il se déroulerait sérieusement (s’endormir en réalité) ainsi que par l’objet auquel il est appliqué habituellement (l’oreiller). Les mouvements servant à s’endormir ne sont donc plus seulement sortis de leur contexte ordinaire, et simplement esquissés comme par allusion, ainsi que dans les ritualisations ludiques des stades IV et V, ils sont appliqués à des objets nouveaux et inadéquats, et déroulés par une imitation minutieuse, mais entièrement fictive. Il y a donc représentation puisque le signifiant est dissocié du signifié et que celui-ci est constitué par une situation non perceptible et simplement invoquée au moyen des objets et gestes présents. Mais cette représentation symbolique, comme dans le cas des imitations différées, n’est que le prolongement de toute la construction sensori-motrice antérieure.

Comment donc expliquer, dans le cas particulier du symbole ludique, le passage du sensori-moteur au représentatif ? Nous avons déjà constaté, à propos des imitations différées dont ces faits sont contemporains, que tous deux sont simultanément corrélatifs des transformations de l’intelligence elle-même, laquelle, au sixième stade, devient elle-même susceptible de procéder par schèmes intériorisés, donc représentatifs, par opposition aux schèmes à déroulement extérieur ou empirique. Or, ces trois sortes de transformations s’appuient à coup sûr les unes sur les autres. D’une part, il faut invoquer comme nous l’avons fait jadis pour l’intelligence (N. I., chap. VI), le progrès des schèmes dans le sens de la mobilité et de la rapidité, de telle sorte que leurs coordinations et différenciations n’exigent plus de tâtonnements externes ou effectifs mais s’effectuent avant le déploiement des mouvements eux-mêmes. Cette intériorisation des schèmes de l’intelligence rend alors possible l’imitation différée, puisque l’imitation est une accommodation des schèmes et que son caractère différé résulte de son intériorisation. Mais l’imitation différée rejaillit alors sur l’intelligence en rendant possible la représentation (obs. 56-58), c’est-à-dire précisément en facilitant l’accommodation intérieure des schèmes aux situations qu’il s’agit d’anticiper. Or, de même que, par choc en retour, l’imitation, dont les progrès sont dus à l’intelligence, renforce ainsi cette dernière, de même l’assimilation ludique dont le caractère à la fois plus mobile et différé se développe au stade VI en vertu des mêmes causes générales, est appuyée par l’imitation elle-même, qui lui fournit les éléments représentatifs nécessaires à la constitution du jeu symbolique proprement dit.

En effet, lorsque la queue d’un âne est assimilée à un oreiller, ou une boîte de carton à une assiette (obs. 64 et 65), il y a dans ce symbolisme tout à la fois une assimilation ludique qui déforme ainsi les objets jusqu’à les plier à la fantaisie la moins objective, et une sorte d’imitation puisque l’enfant imite les gestes du sommeil ou du repas. Il est même clair que c’est précisément grâce à cette espèce particulière d’imitation de soi-même que le symbolisme ludique devient possible, car sans elle il n’y aurait ni représentation des objets absents ni par conséquent fiction ou sentiment du « comme si ». D’une manière générale, on retrouve en tout symbole ludique, cette union sui generis d’une assimilation déformante, principe du jeu lui-même et d’une sorte d’imitation représentative, la première fournissant les significations ou schèmes « signifiés » et la seconde constituant le « signifiant » comme tel du symbole. Or, nous avons caractérisé jusqu’ici le jeu et l’imitation par deux fonctions en quelque sorte antithétiques, l’une d’assimilation des choses au moi, ou entre elles selon les intérêts du moi, et l’autre d’accommodation des schèmes de l’action propre aux choses ou aux modèles extérieurs : comment donc concevoir que, d’opposés, les deux processus deviennent ainsi solidaires dans le cas du symbole, à partir du sixième stade, c’est-à-dire dès les débuts de la pensée et de l’intelligence intuitive ou représentative ?

Que l’imitation et le jeu s’élaborent au cours des mêmes stades et passent par les mêmes phases de construction, y compris la phase représentative, cela s’explique aisément puisqu’ils procèdent tous deux, quoique en sens inverse, d’une même différenciation du complexus originel d’assimilation et d’accommodation réunies. En effet, les premières adaptations sensori-motrices, aussi bien que les actes d’intelligence proprement dits, supposent l’un et l’autre processus, équilibrés selon des dosages divers. Il est donc naturel que l’intelligence, qui les équilibre, l’imitation et le jeu, qui font primer l’une ou l’autre, évoluent concurremment étape par étape. Mais comment expliquer que, d’antithétiques au début l’imitation et le jeu puissent devenir complémentaires ?

Il faut d’abord noter qu’aucun schème n’est jamais comme tel et une fois pour toutes adaptatif, imitatif ou ludique, même si sa fonction initiale l’a orienté vers l’une de ces trois directions. C’est pourquoi un schème d’imitation peut devenir ludique autant qu’un schème adaptatif. De plus, il faut se rappeler que tout schème participe toujours à la fois de l’assimilation et de l’accommodation, puisque chacun de ces deux processus est nécessairement inséparable de l’autre : ce ne sont donc que leurs rapports qui déterminent le caractère adaptatif, imitatif ou ludique du schème. Cela dit, on peut se représenter les divers rapports comme suit.

Dans l’acte d’adaptation intelligente, chaque objet ou chaque mouvement donné est assimilé à un schème antérieur qui s’accommode en retour à lui, l’assimilation et l’accommodation suivant ainsi pas à pas le déroulement actuel des événements tout en pouvant les anticiper, d’une part, ou remonter leur cours, d’autre part. Dans le jeu d’exercice sensori-moteur l’objet est simplement assimilé à un schème connu et antérieur, sans accommodation nouvelle ni anticipation accommodatrice des séquences causales ultérieures. Dans l’imitation, par contre, le schème antérieur est transformé par accommodation au modèle actuel, ce qui permet de le reconstituer immédiatement ou après coup. Mais l’assimilation étant ainsi subordonnée à l’accommodation, le modèle n’est pas incorporé sans plus à des actes complets d’intelligence, l’assimilation seule lui fournissant tôt ou tard une signification qui le dépasse. Or, cette signification peut être d’ordre adaptatif si la copie imitative est incorporée ensuite à des actes d’assimilation accompagnés d’accommodations nouvelles, auxquelles l’imitation sert précisément de supports ou d’adjuvants. Mais cette signification peut aussi être d’ordre ludique, si l’assimilation ultérieure n’est qu’une incorporation déformante de l’objet perçu à des schèmes antérieurs portant initialement sur un autre objectif.

La différence essentielle entre le symbole ludique et la représentation adaptée est donc la suivante. Dans l’acte d’intelligence l’assimilation et l’accommodation sont sans cesse synchronisées et par conséquent équilibrées l’une avec l’autre. Dans le symbole ludique, au contraire, l’objet actuel est assimilé à un schème antérieur sans rapport objectif avec lui, et c’est pour évoquer ce schème antérieur et les objets absents qui s’y rapportent qu’intervient l’imitation à titre de geste « signifiant ». Bref, dans le symbole ludique, l’imitation ne se rapporte pas à l’objet présent mais à l’objet absent qu’il s’agit d’évoquer et ainsi l’accommodation imitative reste subordonnée à l’assimilation. Dans l’imitation différée, au contraire, l’accommodation imitative demeure un but en soi et se subordonne l’assimilation reproductrice. Dans l’acte d’intelligence, enfin, l’imitation se rapporte à l’objet même qu’il s’agit d’assimiler et l’accommodation, même si elle se prolonge en imitation représentative, demeure ainsi en équilibre avec l’assimilation.

En conclusion, tant qu’il s’agit d’intelligence, d’imitation et de conduites ludiques toutes trois exclusivement sensori-motrices, l’imitation prolonge l’accommodation, le jeu prolonge l’assimilation et l’intelligence les réunit sans interférences compliquant cette situation simple. Avec les conduites différées et intériorisées à la fois qui marquent les débuts de la représentation, l’imitation, qui développe alors une accommodation aux objets absents et pas seulement présents, acquiert par le fait même une fonction formatrice de « signifiants » par rapport aux significations (aux « signifiés ») adaptées ou ludiques selon qu’elles émanent de l’assimilation accommodée actuellement ou de l’assimilation déformante, caractéristiques de l’intelligence ou du jeu.