La Formation du symbole chez l’enfant : imitation, jeu et rêve, image et représentation ()
Chapitre IX.
Des catégories pratiques aux catégories représentatives
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Après avoir examiné l’évolution générale qui, du schème sensori-moteur aboutit au concept par l’intermédiaire des préconcepts encore imagés et voisins du symbole ludique, il convient d’analyser enfin le même développement en ce qui concerne les catégories essentielles de la causalité, de l’objet, de l’espace et du temps.
À partir de la conquête du langage, ces catégories évoluent selon deux processus distincts, quoique reliés de façon assez continue. D’une part, elles continuent à se développer dans le champ des manipulations pratiques, en fonction spécialement des actions des solides et des liquides entre eux, et donnent ainsi lieu à des constructions spatio-temporelles imprégnées d’abord de toutes sortes d’éléments subjectifs (force active, rôle de la perspective propre, etc.), puis de plus en plus objectivées. Mais, d’autre part, les diverses connexions causales et spatio-temporelles débordent ce domaine de l’action (espace lointain, effets de l’air et du vent, etc.) et donnent lieu, en particulier sous l’influence des « pourquoi » et des questions d’origine que le langage permet de multiplier, à un foisonnement de représentations spatiales et temporelles, de mythes pseudo-explicatifs, etc., que nous avons étudiés jadis dans La Représentation du monde chez l’enfant et La Causalité physique chez l’enfant. Il peut être intéressant, à propos des faits spontanés du même ordre observés sur nos enfants, de reprendre sommairement le problème pour le mettre en liaison avec la question de la pensée symbolique.
§ 1. Les mythes d’origine et l’artificialisme🔗
Il est, en effet, frappant de constater, avant l’âge où l’on peut interroger utilement l’enfant (quatre ans, c’est-à -dire l’âge le plus jeune envisagé dans les ouvrages cités à l’instant), l’apparition de nombreux mythes spontanés qui se situent à mi-chemin entre le symbolisme ludique ou imaginatif et la recherche propre à l’intelligence :
Obs. 115. — On se rappelle (obs. 101 et 102) comment l’adulte devient instrument pour obtenir ce que le sujet désire (voir « panana » chez J. et « maman » chez T). En relation avec cette tendance on observe très vite que les phénomènes naturels eux-mêmes sont reliés par l’enfant à l’activité adulte.
À 1 ; 8 (11), J. voyant par la fenêtre des brouillards qui se forment sur la montagne (à 200 m environ) s’écrie : « Brouillard fumée papa » par allusion à la fumée de ma pipe. Le lendemain, dans la même direction, elle dit simplement : « Brouillard papa. » À 1 ; 8 (14) ; dans son bain, elle montre la vapeur en disant : « Brouillard fumée. » De 1 ; 9 à 1 ; 10 elle dit sans cesse : « Nuages papa » ou « brouillard papa » en revoyant des brumes.
À 1 ; 10 (19), à 20 m d’un tramway arrêté, elle me demande « Pil pil plaît partir » pour que je le mette en marche et sans désir de partir elle-même. Mêmes réactions pour les suivants comme si j’étais intervenu dans le mouvement des précédents.
À 2 ; 0 (1) elle s’exprime dans le langage que l’on devine en voyant couler l’eau d’une fontaine. La même qualification se reproduit devant des gouttières, des cascades en montagne (2 ; 7), etc.
À 2 ; 1 (4), elle se réveille dans l’obscurité et demande la lumière, mais il y a panne d’électricité. Une heure après le soleil s’annonce par une belle aurore sur les montagnes d’en face : « Lumière plus cassée ! » À 2 ; 7 (30) je souffle sur ses pieds nus : « Il est froid le vent. — Quel vent ? — Celui de la fumée. —  Quelle fumée ? — Dans ta bouche. » À 2 ; 11 (19) : « Papa si on marche au bord du lac, on peut décrocher l’aurore ? —  Qu’est-ce que tu crois ? — Je crois que oui. » À 2 ; 11 (17) elle se réveille au petit jour et voudrait s’habiller. On refuse. Un moment après elle trouve la clarté suffisante et dit : « Maintenant, on a allumé dehors. »
Obs. 116. — À 3 ; 3 (10) J. pose sa première question d’origine, sous forme d’une question sur la provenance de L. (qui À 1 ; 8) : « Papa où est-ce que tu as trouvé le petit bébé dans un berceau ? — Quel bébé ? — Nonette (= L) » Je réponds simplement que maman et papa lui ont donné une petite sœur. À 3 ; 6 (13) elle demande à sa grand’maman, en lui touchant les yeux, le nez, etc. : « C’est comme ça que c’est fait, les grand’mamans ? Est-ce que tu t’es faite toi-même ? » Et après : « Est-ce qu’elle s’est faite elle-même ? Qu’est-ce qui l’a faite ? » Le soir du même jour, devant L. : « Mais pourquoi ils ont des petites mains, des petites dents, des petits yeux, une petite bouche, les bébés ? » Le lendemain, elle s’écrie spontanément : « Oh non, moi je crois pas qu’elle s’est faite toute seule, grand’maman. » À 3 ; 7 (11) : « Comment c’est fait les bébés ? », et deux jours après : « Comment c’est fait les pruneaux ? » puis « … les cerises ? » À 3 ; 7 (18) : « D’où ce qu’il vient ce petit bébé-là  ? (= L.) — Qu’est-ce que tu crois ? — J’sais pas. De la forêt (émue). Avant, il n’y avait pas de petit bébé. » Le lendemain : « Elle vient de la forêt. Très loin, très loin dans les arbres 1. C’est maman qui l’a apportée dans (= de ? ou dans ?) la forêt. » À 3 ; 8 (1) alors que nous sommes dans la forêt et croisons une dame avec deux petits : « Elle a cherché des petits bébés. » À 3 ; 11 (12) : « On l’a acheté le petit bébé là (= toujours L.), on l’a trouvé dans un magasin et on l’a acheté. Avant elle était dans la forêt. Et avant dans un magasin. J’sais pas tout le reste. » À 4 ; 1 (0) elle vient « de la forêt » et « d’un magasin ». À 4 ; 3 (2) : « C’est papa qui a été la chercher. Il l’a trouvée au bord de l’eau dans la forêt. » À 4 ; 10 (18) les bébés viennent « de la clinique. Il y a une maman dans la clinique. Tous les bébés de la clinique ont la même maman, et après ils changent de maman. Elle les prépare cette maman, et après ils poussent. On leur plante des dents et une langue. » À 5 ; 3 (0) J. découvre des petits chats derrière les fagots : « Mais comment ils sont arrivés ? — Qu’est-ce que tu crois ? — Je crois que la maman est allée les chercher » À 5 ; 3 (21) : « On les a achetés dans une fabrique, les bébés. » À 5 ; 3 (23), à propos des cobayes qu’on vient de lui donner pour faciliter la découverte de la solution vraie : « D’où ils viennent les petits cobayes ? —  Qu’est-ce que tu crois ? — D’une fabrique. » À 5 ; 4 (17) : « Qu’est-ce qu’on est, avant qu’on est né ? — Tu sais ? — Une fourmi. Des quantités de petites fourmis (rit). » À 5 ; 4 (19) : « Est-ce qu’on est une poussière, avant qu’on est né ? On n’est rien du tout, on est en air ? » À 5 ; 5 (7) les petits cobayes issus du couple offert à J. sont nés pendant la nuit, dans une caisse à l’intérieur d’un petit poulailler bien fermé et ne contenant pas d’autres animaux : « La maman cobaye est allée les chercher. — Par où elle a passé ? — Ah le poulailler est fermé ! Alors elle les a faits ! — Mais oui, c’est ça. — Mais où ils étaient avant ? — C’est facile à trouver. — Dans la maman cobaye ! Dans son ventre ! Dans son estomac ! » À 5 ; 5 (8) : « Est-ce qu’ils étaient dans le ventre de leur maman, les petits cobayes ? Je crois que oui. » Mais le surlendemain : « Ils viennent de la fabrique. » Sa mère lui répond : « Tu sais bien que non. » Alors J. répond aussitôt : « D’où ils viennent les bébés ? —  Qu’est-ce que tu crois ? — De dedans toi ! » À 5 ; 6 (20) : « Comment ça se fabrique, les bébés ? — … — C’est une bulle d’air. C’est tout petit, tout petit. Ça devient toujours plus grand. Quand c’est assez grand, ça sort du ventre de la maman. » À 5 ; 6 (22) : « N’est-ce pas, les bébés, c’est d’abord de l’air. C’est tellement petit. Alors c’est d’abord de l’air. Il y a quand même quelque chose, dans l’air des bébés : un tout petit peu comme ça (montre de la poussière). » Voir la suite de ces propos dans l’obs. 127 à 5 ; 6 (22) également.
Obs. 117. — En relation étroite avec ses intérêts pour la naissance et sa découverte d’une solution, J. a passé de l’artificialisme diffus de l’obs. 115 à un artificialisme mythique, dont voici les principales manifestations (à commencer par un cas d’artificialisme ludique et un résidu d’artificialisme diffus) :
À 4 ; 3 (28) J. joue à faire une graine en terre : « C’est ici qu’on fabrique les graines ! » À 4 ; 6 (15) : « Pourquoi il y a des grandes pierres comme ça, au Salève ? — Tu sais ? — Parce qu’on va les chercher pour faire des maisons. »
À 5 ; 5 (20) : « Pourquoi il y a un soleil ? Pourquoi il y a une boule rouge pour le soleil ? — Tu sais ? — Je crois que c’est la lune. Je crois que c’est le ciel qui fait la lune. » Même jour : « Elles sont nées dans le lac, les pierres ? » À 5 ; 5 (26) : « Comment ils sont faits les étangs de la forêt ? » À 5 ; 5 (27) : « Pourquoi il y a une lune ? — … — C’est le ciel qui la fait. Quand les nuages avancent, elle devient grosse. »
À 5 ; 6 (20) : « Dis, maman, comment on fabrique l’eau ? Comment on l’a fait ? — Que crois-tu ? — Elle vient du ciel ? — Oui, c’est juste. — Mais comment elle entre dans les robinets ? » Même jour : « Comment est-ce qu’on a fait pour remplir le lac ? — Tu sais ? — Oui, on prend des arrosoirs. » Même jour : « La pluie, je crois qu’elle se fait avec le ciel : je crois qu’il s’ouvre, et puis l’eau sort. Le clair (= la lumière), il vient du ciel aussi, tout le clair qui vient ici ? —  Mais oui. — Comment ça se fabrique ? Ça se fabrique tout seul ? Non, c’est l’étudiante de papa (= l’admiration actuelle de J.) qui a tout fabriqué, le ciel et l’eau, et le clair, et tout (air sérieux). » Le lendemain : « L’étudiante de papa, elle fabrique les nuages (rit) ? »
À 5 ; 6 (22) : « Les bébés ça ne se fabrique pas : c’est de l’air. Ça se fabrique dans la poule, la coquille d’œuf. Je crois que c’est aussi avec de l’air. Les petits cobayes ça se fabrique dans la maman. — Qu’est-ce qui se fabrique ? — Les pipes, les arbres, les coquilles d’œuf, les nuages, le portail. Ça ne se fabrique pas tout seul. Il faut qu’on les fabrique. Les arbres, je pense que ça se fabrique seul. Ça se fabrique aussi les soleils. Dans le ciel, ça se fabrique très bien tout seul. » À 5 ; 7 (11) : « L’eau je crois que c’est les nuages. C’est la pluie. Ça coule dans le lac. Il y a un grand creux et l’eau coule dedans. Les nuages c’est le ciel qui les fait. » Le même jour : « Comment on fait le ciel ? Je crois qu’on le taille, on le coupe. On l’a peint, le ciel. » À 5 ; 7 (12) : « Comment on les fait les pierres ? Comment on les colle ? Comment on les construit ? — … — Je crois avec du ciment. » À 5 ; 7 (22), au coucher du soleil derrière une crête de montagne : « Alors il bouge aussi le soleil ? Comme la lune ? C’est quelqu’un qui le fait bouger, quelqu’un derrière la montagne, un géant, je crois. »
Obs. 118. — L., à 3 ; 2 (18) : « Je pense que le ciel, c’est un monsieur qui monte en ballon et qui fait les nuages et tout. » Ce propos est sans doute inspiré de J. qui a alors 5 ; 7. À 3 ; 3 déjà la naissance n’est plus un problème pour L. qui tient la solution de J. On lui annonce, à 3 ; 3 (7) la naissance d’un cousin ; L. répond du tac au tac : « Eh bien moi, mon Christian (= sa poupée) il est sorti par mon pied. » À 3 ; 4 (0) L. dit spontanément : « Le soleil était là (haut), maintenant il est là (presque couché). Ça lui fait trop de chagrin, au soleil, quand il y a l’eau. — Mais quelle eau (il fait grand beau) ? — L’eau du ciel. — Il y a de l’eau dans le ciel ? — Mais oui, quand on l’a plantée (mise). On l’a planté sur le vernis bleu. » À 3 ; 10 (2), L. est au lit, le soir, et il fait encore jour : « Tu veux éteindre, s. t. p. — Mais le ciel n’est pas allumé, tu vois (j’allume et éteins la lumière électrique). — Mais oui, il ne fait pas nuit. — Mais regarde dehors : il fait jour. — Alors éteins. — Mais je ne peux pas éteindre dehors. — Mais oui, tu peux faire la nuit. — Comment ? — Éteindre très fort. — Mais c’est dehors qu’il fait jour. — Oui. — Alors ? — Il faut éteindre très fort. Il fera nuit et il y aura des petites lumières partout (étoiles). »
À 4 ; 0 (0) : « Qu’est-ce que c’est ces boules (rochers du Salève, au cours d’une promenade) ? — Qu’est-ce que tu crois ? — C’est pour faire joli. » À 4 ; 2 (8) : « Il n’aime pas la pluie, le soleil. Quand il pleut, il part, il va se cacher derrière une couverture (= brouillards) et il est tout blanc. » À 4 ; 2 (11), au Salève : « On les a mis là , ces rochers. C’est des gens très forts qui les ont mis. — J’aurais pu, moi ? — Non, pas toi, mais des gens très forts. Ils (les rochers) étaient d’abord petits, et ils sont devenus gros. » À 4 ; 3 (16) : « C’est des petites pierres, les montagnes, qui sont devenues très grosses. C’est resté petit longtemps, puis c’est devenu très gros, toujours plus gros. C’est peut-être quelqu’un qui a jeté une petite pierre ici, et c’est devenu le Solève (L. l’appelle Solève. Voir obs. 123). » À 4 ;3 (26) : Pourquoi il y a deux Solèves ? 2 — Tu sais, toi ? — Pour s’amuser. »
À 4 ; 2 (26) : L’eau des rivières (à la montagne) « vient du lac (de Genève). » À 4 ; 3 (0) idem, mais, le même jour L. dit que la maison au bord de la rivière « c’est plus vieux, parce que les torrents et les rivières et le lac, c’est bien plus difficile à faire. On a d’abord fait les maisons, et après le lac. » Et, à 4 ; 3 (22) : « Elles coulent les rivières, parce qu’elles sont faites pour couler. La plage (= le lit) les fait couler. Elles coulent toujours plus fort, parce qu’elles viennent d’une fontaine. » À 4 ; 10 (4) devant la vallée du Rhône, sur Sion : « On a fait un gros trou, on a creusé, creusé, et puis on a fait les maisons. »
À 5 ; 10 (6) : « La lune, c’est le soleil, parce qu’il n’a pas toujours ses rayons : la nuit, on n’a pas besoin de soleil, parce qu’on dort. »
Telles sont les réactions d’artificialisme que nous avons pu observer à l’état spontané chez J. et L. Il est intéressant de les comparer à celles que nous avions jadis obtenues par interrogatoire, dans La Représentation du monde chez l’enfant, et de les analyser du point de vue des mécanismes symbolique et préconceptuel de la pensée.
On constate d’abord que, si nous retrouvons dans les grandes lignes l’existence des tendances artificialistes et leur évolution de l’artificialisme diffus à l’artificialisme mythique puis immanent, les âges des réactions de J. et de L. ne se correspondent cependant pas entre eux et divergent tous deux de ceux de bien d’autres sujets. La raison de ces écarts est claire. D’une part, les questions d’origine étant liées à la curiosité pour la naissance (par une connexion d’ailleurs complexe et sans doute bilatérale), leur développement dépendra beaucoup de l’éducation reçue, laquelle peut soit favoriser l’adaptation au réel soit entretenir les explications mythiques. D’autre part, les aînés agissent sur les cadets : L. aborde ainsi les questions plus précocement que J. et en particulier se trouve renseignée sur la naissance dès 3 ; 3 tandis que J. ne résout la question que vers 5 ; 5 et d’elle-même. On comprend donc pourquoi les stades de l’artificialisme n’ont rien de cette régularité qui caractérise ceux de l’acquisition du nombre, des quantités, etc., et le développement opératoire en général.
Mais il y a plus. Il est immédiatement visible que, s’il existe chez J. et chez L. une certaine continuité dans les questions et les préoccupations, il n’y a par contre aucune systématisation dans les affirmations, qui sont contradictoires d’un jour à l’autre ou même d’un moment à l’autre. La vérité, dans ce domaine, est d’un tout autre ordre que dans celui des intuitions logiques, numériques ou spatiales, qui relèvent de la manipulation et de la vérification perceptive. C’est de la causalité verbale et non pas intuitive. En particulier, il est intéressant pour notre propos actuel, de constater que tous les intermédiaires relient, sur ce terrain, le jeu proprement dit et la croyance « sérieuse ». Quand J. attribue par exemple la création des cieux et de la terre à une étudiante réelle, pour laquelle elle se sent un faible, il va de soi qu’une forte proportion d’imagination ludique intervient dans ces propos, tandis que, là où l’enfant se borne à dire qu’« on » a construit les montagnes et les lacs, il y croit davantage. Tout se passe donc comme si l’assimilation de la nature à l’activité propre ou humaine donnait lieu à toute une gamme d’états s’étendant du jeu symbolique à la croyance réelle selon le degré d’accommodation (aux choses et à la pensée d’autrui) qui l’accompagne.
Il convient dès lors de se demander quels procédés de pensée interviennent dans la construction de l’artificialisme. Il y a, avant tout, une assimilation continue des processus naturels à l’activité humaine. Mais cette assimilation procède à la manière de celle du préconcept, c’est-à -dire par participation directe et sans classes générales, d’où la continuité possible avec le symbole ludique dont le type d’assimilation est le même à un moindre degré d’accommodation.
C’est ainsi que le terme de « fabriquer », chez J. signifie à la fois que l’« on fabrique » le ciel, par exemple, et que le soleil « se fabrique » tout seul. Pourquoi ne pas dire alors qu’il se fait de lui-même ? C’est que la vis fabricatrix naturae procède précisément comme l’action humaine : si le soleil « se fabrique », c’est qu’« on » a fabriqué le ciel et que cette fabrication se poursuit d’elle-même, à la manière de celle des bébés qu’on met d’abord au monde et qui croissent ensuite tout seuls.
Quant au support de cette assimilation, il n’est autre que le mythe ou récit symbolique. Le mythe artificialiste est donc un bon exemple de cette structure préconceptuelle, qui demeure proche du schème imagé parce qu’elle ignore à la fois la généralité vraie et l’identité individuelle propres aux concepts et à leurs éléments. C’est ainsi que l’enfant dit « l’ » eau, « le » clair, « la » pluie, mais « les » soleils (obs. 117). Il y a à la fois plusieurs soleils et plusieurs lunes, et cependant identité (au sens d’une participation) entre « le » soleil (« le » étant donc semi-individuel et semi-générique) et « la » lune. Étant ainsi assimilatrice au sens égocentrique du terme et imagée parce que son accommodation reste insuffisante pour atteindre la généralité du schème conceptuel, cette pensée artificialiste n’est donc encore nullement opératoire. Elle le deviendra cependant lorsque l’assimilation propre à l’artificialisme immanent (c’est-à -dire attribué à la nature elle-même) se prolongera en identifications des corps naturels entre eux : la composition spatio-temporelle conduira alors simultanément à l’idée de partition atomistique et à la conservation des totalités. Mais cette forme de compréhension n’est possible que vers sept ans, après une phase de pensée intuitive reliant le préconcept à l’opération. Examinons auparavant l’évolution de l’animisme.
§ 2. L’animisme🔗
Aux mêmes niveaux que l’artificialisme et en étroite corrélation avec lui puisque reliées également aux idées de naissance et de développement vivant, s’observent les réactions suivantes :
Obs. 119. — J. à 1 ; 11 (20) dit « non, noon » à ses plots sur des tons variant entre le dépit et la supplication, comme à des personnes qui résistent. À 2 ; 1 (0) elle dit : « Lune courir » en marchant le soir le long du lac (illusion d’être suivie par la lune). À 2 ; 5 (8) : « Tu entends le vent qui chante. Comment est-ce qu’il fait ? » ; et : « Il n’y a pas de bateaux sur le lac : ils dorment les bateaux. » À 2 ; 7 (11), parlant à sa balle qui roule : « Viens, mignon, mignon, j’aimerais toi. » À 2 ; 7 (20), elle cherche sa pelle perdue et demande sérieusement : « Est-ce qu’il faut l’appeler ? » À 2 ; 10 (13) : « Est-ce qu’elles aiment danser (les feuilles mortes) ? À 3 ; 3 (11) : « Pourquoi les nuages avancent ? —  Tu sais ? — Pour cacher le soleil. » Le lendemain : « C’est drôle, le soleil bouge. Pourquoi il est parti ? Pour aller se baigner dans le lac ? Pourquoi il se cache ? »
À 3 ; 5 (29), dans un pré, alors que le vent plie les herbes : « Est-ce qu’elle est vraie l’herbe ? Elle bouge ! 3 — Qu’est-ce que tu veux dire “vraie” ? — Vraie. —  “Radou” (son chat) est vrai ? — Mais oui, il marche. » À 3 ; 7 (19) regardant de l’huile qui tombe d’un moteur d’automobile : « C’est le lait de l’auto. » À 4 ; 0 (3) : « La lune bouge, elle bouge parce qu’elle est vivante. » Id. à 4 ; 0 (9). À 4 ; 6 (2) : « Les nuages vont très lentement, parce qu’ils n’ont pas de pattes et de jambes : ils s’allongent comme les vers et les chenilles, c’est pour ça qu’ils vont lentement. » À 5 ; 6 (23) : « La lune elle se cache de nouveau dans les nuages. Elle a froid. » Et : « Pourquoi elle doit (I) se cacher dans la montagne ? »
À 5 ; 7 (11) : « Une énorme pierre, ça resterait sur l’eau parce qu’elles sont très vieilles. Les vieilles dames, elles sont plus légères que les petits enfants. » Même jour : « Oh regarde les arbres là -bas : ils sont vivants, parce qu’ils bougent. » Le même jour encore, j’entends dire à  L. : « Elle est plus vivante que la tienne, mon auto. —  (L.) Qu’est-ce que ça veut dire ? — (J.) Ça veut dire qu’elles marchent quand elles sont vivantes. » À 5 ; 8 (0), en regardant les brouillards qui montent dans une vallée, puis stationnent à mi-hauteur : « Oh ! comme ils savent bien se tenir en l’air ! Comme ils savent rester longtemps à la même place ! » (en relation sans doute avec la théorie enfantine du vol plané qui explique la flottaison). À 5 ; 9 (25) : « Pourquoi les cailloux ne crèvent pas comme les insectes quand on les met dans une botte ? »
Vers 6 ; 0 il ne reste plus guère de manifestations d’animisme, sauf en cas de réactions affectives. P. ex. à 6 ; 5 (21), elle reçoit dans le dos la porte du poulailler, poussée par le vent, et crie de frayeur. Puis elle dit en pleurant : « Il est vilain, le vent, il nous fait peur. —  Mais pas exprès ? — Oui, exprès, il est vilain, il a dit que nous étions méchantes. — Mais il sait ce qu’il fait le vent ? — Il sait qu’il souffle. »
À 6 ; 7 (8), j’interroge J. sur ses propos antérieurs. Rien n’est plus vivant, sinon les personnes et les animaux. Même le soleil et la lune ne sentent ni ne savent rien. À 6 ; 7 (18), cependant, je lui dis que L. vient de me raconter que le soleil sait quand il fait beau temps : « Mais oui, elle a raison, puisque c’est lui qui fait le beau temps. C’est comme je t’ai dit l’autre jour (a dit le contraire I) — Et une pierre qui roule le sait ? — Ah non, c’est la personne qui jette, qui le sait. » Dans la suite, plus trace d’animisme.
Obs. 120. — L., après une série de propos, entre 2 ; 6 et 3 ; 4, analogues à ceux de J. et aux mêmes âges (p. ex. « le soleil se couche parce qu’il a du chagrin », etc.) commence à 3 ; 4 (3), comme J. à 3 ; 5 (29) à poser des questions explicites sur la vie des corps. Elle regarde un nuage qui se déplace : « C’est une bête, le nuage ? — Une bête ? — Mais oui, il avance. » À 3 ; 7 (14), nous manquons un train : « Est-ce que le train ne sait pas que nous ne sommes pas avec ? » Le même jour : « Il est vilain l’escalier, il m’a tapé. » À 4 ; 3 elle croit que les pierres poussent (voir obs. 118). À 4 ; 3 (18), en voyant la lune sortir derrière le Salève : « Je crois qu’elle a des petites pattes qu’on ne voit pas. » De même à 4 ; 3 (22) : « Oh, il se déplace, il se déplace le soleil. Il marche comme nous. Oui, il a des petites pattes et on ne les voit pas. — Il marche où ? — Mais sur le ciel. C’est dur le ciel. C’est en nuages » (voir la suite obs. 130). Puis elle découvre qu’il nous suit : « Il fait ça pour s’amuser, pour nous faire des farces, comme toi quand tu fumes la pipe et que tu fais des farces. — Pourquoi comme moi ? — Comme les grandes personnes. — Pas comme les enfants ? — Non, il s’amuse comme les grandes personnes. — Mais il sait qu’on est là  ? — Oh ! c’est bien sûr : il nous voit ! »
À 4 ; 3 (23), alors que l’automobile fait des contours difficiles dans un troupeau de vaches : « Elle sait ce qu’il faut faire, l’auto bleue. Elle sait tout faire maintenant. Avant elle savait pas. On lui a appris. » Et, après une fausse manœuvre à un croisement : « Tu vois, elle t’aide, l’auto. »
À 4 ; 3 (26) : « Ils bougent tout seuls, les nuages, parce qu’ils sont vivants. » À 4 ; 10 (0) : « Les nuages bougent parce qu’il fait froid. — Comment ça ? — Tout seuls. Ils viennent quand il fait froid. Quand il y a du soleil, ils sont pas là . Quand il fait froid ils reviennent. — Comment ça ? — Ils savent. »
Obs. 121. — À ces réactions animistes, il faut rattacher les notions de causalité et de forces calquées sur l’activité propre, physique, psychique et même morale. À 1 :10 (21) J. p. ex. dit indifféremment « lourd », « difficile » et « pas permis » pour désigner les résistances physiques qu’elle éprouve en remuant une table, en tirant un tapis, etc., même lorsqu’il n’y a jamais eu de défenses à leur sujet. Pour déboutonner un bouton qui tient bon, elle dit : « Trop lourd. » À 2 ; 11 (9) elle dit de même pour deux grands objets légers (brosse et tapette) mais qui l’encombrent : « Voilà , j’apporte des choses très fortes. »
L. de même à 3 ; 6 (12), devant l’Arve : « Tu vois, l’eau coule très fort. — … — C’est parce qu’il y a les pierres. Les pierres ça fait bouger l’eau. Ça fait couler le lac (= l’Arve). — Comment ça ? — Oui, les pierres ça lui aide. Tu vois l’eau sort de ce trou (un tourbillon derrière la pierre). Alors ça va très vite. » On reconnaît là la théorie des deux moteurs, que nous avions jadis signalée chez l’enfant 4 (Causalité physique, p. 105) et dont un autre exemple est l’explication de la flottaison sur l’eau ou dans l’air : à 4 ; 5 (1), p. ex. L. est en petit bateau et nous sommes immobiles depuis quelques minutes : « Rame, papa, rame vite, le bateau va tomber. — Pourquoi ? — Parce que quand on ne rame pas, il tombe au fond. — Et ce bateau-là (devant nous, immobile) ? — Parce que c’est un bateau sur le lac. Ils doivent (!) flotter les bateaux. — Et le nôtre alors ? — Il ne tombe pas à cause des rames. On peut rester un moment à cause des rames (source d’élan). » Puis L. presse des pieds contre le fond du bateau : « Je mets mon pied pour que ça ne tombe pas. » Et à 5 ; 0 (0) : « Le bateau reste sur l’eau parce que l’homme rame. — Et quand il n’y a pas d’homme ? — Il va au fond. — Et ceux-là  ? — Mais ils ne sont pas neufs. Les bateaux neufs ils vont au fond et, quand l’homme est monté dedans, ils ne vont plus au fond parce que l’homme donne la direction. — Et quand l’homme sort ? — La direction est restée dans le bateau. — Mais où ? — Au fond ; on peut pas la voir. C’est l’homme qui la donne, mais on peut pas la voir. »
Ces faits rappellent de façon frappante les résultats que nous avons recueillis jadis (La Représentation du monde chez l’enfant, chap. V-VII et La Causalité physique chez l’enfant, chap. III-IV) : un animisme né de l’assimilation des mouvements physiques (et spécialement des mouvements paraissant spontanés) à l’activité intentionnelle ; une notion de la force active née de l’assimilation des résistances extérieures aux schèmes de l’effort musculaire ; une causalité morale assimilant la loi physique à la règle obligatoire (les bateaux « doivent » flotter, etc.) : enfin une conception du mouvement rappelant les deux moteurs aristotéliciens, par assimilation de l’action d’un corps physique sur un autre à celle d’un vivant sur un autre.
Il serait intéressant de reprendre, du point de vue de la causalité, le détail de ces réactions, mais seule la forme de cette pensée nous importe ici. Or, non seulement on retrouve dans ces notions animistes la structure quasi symbolique du préconcept que nous avons signalée à propos de l’artificialisme (assimilation égocentrique rattachée à un mythe imagé, la première constituant le signifié et le second le signifiant), mais cette union du schème assimilateur avec l’image extérieure s’y révèle plus profonde encore et rappelle les mécanismes formateurs du symbole inconscient dont nous avons traité au chap. VII. On peut se demander, en effet, comment des impressions intérieures telles que le sentiment de l’effort, la conscience de l’intentionalité, etc., peuvent être projetées sur des objets inertes ou des mouvements physiques et constituer ainsi des schèmes d’assimilation qui déforment ces données extérieures en fonction du moi. Or, si l’assimilation égocentrique caractérisant les structures préconceptuelles, est bien en continuité avec l’assimilation symbolique caractéristique des symboles ludiques et même oniriques, cette attribution de caractères subjectifs à des objets matériels et externes ne pose plus de problème spécial et apparaît comme un simple cas particulier du mécanisme très général qui constitue la pensée symbolique. On se rappelle, en effet, comment le symbole inconscient d’ordre anatomique résulte de la fusion entre une impression musculaire ou kinesthésique et l’image visuelle d’un objet quelconque pouvant lui correspondre, cet objet étant choisi dans l’univers extérieur faute d’une conscience du moi suffisante pour localiser l’impression interne pendant le rêve ou le demi-sommeil. D’une manière générale, le symbole secondaire ou inconscient procède également, dans le jeu ou le rêve, d’une assimilation entre l’externe et l’interne faute d’équilibre avec l’accommodation, c’est-à -dire faute de conscience suffisante du moi. Or, dans le cas de l’animisme, il se produit un phénomène très analogue : faute d’une prise de conscience de la subjectivité de la pensée, de l’intentionalité, de l’effort, etc., ces éléments intérieurs sont attribués à n’importe quel tableau externe susceptible de correspondre aux mouvements et à l’activité propres, par une analogie immédiate et non pas conceptuelle. Cette absence de conscience subjective apparaîtra directement dans les faits du § 3. Mais, avant de les analyser il convient encore de voir comment évoluent l’animisme et l’artificialisme lorsque s’atténuent ces assimilations égocentriques vers la fin de la petite enfance.
§ 2 bis. Le déclin de l’artificialisme de l’animisme🔗
Entre la pensée préconceptuelle, qui engendre l’animisme et l’artificialisme, et la pensée opératoire, qui aboutit à une causalité par composition spatio-temporelle, s’étend une phase de pensée intuitive conservant le caractère imagé de la première et annonçant la seconde par ses articulations successives. Dans le domaine qui nous intéresse ici, on voit se constituer ainsi des formes d’explication par identification de substances, mais conservant la notion d’une sorte d’évolution vivante ou hylozoïque :
Obs. 122. — À 5 ; 7 (17) J., après avoir demandé trois jours auparavant si l’on fait les nuages avec du ciment, pose la question d’une manière nouvelle : « En quoi ils sont les nuages ? — Tu le sais ? — En liquide. — Très bien. — C’est de l’eau, de l’eau évapeurée. » À 5 ; 7 (20) : « Ils sont d’abord très petits, les nuages, puis très gros. Après ils éclatent… tu vois celui-là . Ils sont en quoi ? —  Mais tu sais. — En air (il commence à pleuvoir) Oh ! mais c’est le nuage qui fond. » Le lendemain : « Maintenant, elle est défaite, la lune ! (croissant). On avait dit l’autre jour (= la veille) que c’était en air, la lune, comme les nuages (l’a dit seulement de ceux-ci). Alors comment elle se tient dans le ciel ? Comme les ballons ? » À 5 ; 7 (22) : « Mais alors elle bouge, la lune ? Dis-moi ce qui la fait bouger. — Tu peux trouver toi-même. — C’est l’air. La lune c’est de l’air, je crois, de l’air qui devient doré le soir. De l’air qui se défait comme ça (croissant), puis il se refait. » Le même jour : « La nuit, d’où elle vient ? Je pense qu’elle vient du lac, plutôt de tous les petits ruisseaux, parce que ça vient des pierres : tu as vu, il y a de la nuit qui reste sous les pierres. C’est pour ça que les pierres sont noires quelquefois. La nuit, c’est de l’eau sale qui s’évapeure. » À 5 ; 7 (2) : « Comment c’est fait l’air ? », puis : « Ah ! je vois (des brumes passent), les nuages c’est de l’air tout blanc. » Même jour : « Les clairs (= la lumière), ça vient du ciel, non ça vient des étoiles : c’est toujours clair. Les étoiles, ça reste en l’air, parce que c’est aussi de l’air, comme la lune. » À 5 ; 7 (23) : « Comment on fabrique l’eau ? Non, on la fabrique pas : ça vient des nuages. » À 5 ; 11 (16) : « La neige, c’est de l’eau des nuages avec un peu de nuage autour. » À 6 ; 3 (4) : « Est-ce qu’on peut dire que le soleil est un grand nuage ? » À 6 ; 7 (9) : « Pourquoi c’est en feu, le soleil ? C’est un éclair qui fait le soleil ? — C’est une idée. — C’est vrai ? — On y réfléchira. » À 6 ; 7 (14) : « Les nuages c’est le ciel qui se gâte, parce qu’il fait mauvais temps. La pluie, c’est la neige qui fond et la neige c’est des petits bouts de nuages. Le ciel c’est de l’air, mais il est bleu parce qu’il est très loin et qu’on le voit de très loin (voir obs. 127). Et la pluie elle tombe dans la terre : ça fait les torrents, les nuages et les lacs. » À 6 ; 7 (15) : « Le vent et les nuages, c’est la même chose. C’est pour ça que les nuages bougent. La terre, c’est du sable très mouillé et très fin. Le sable c’est ce qui sort de l’eau du lac. Le lac, c’est l’eau des ruisseaux et les ruisseaux l’eau de la pluie. » Le même jour : « Le soleil et la lune, c’est du feu comme l’éclair » et « L’éclair c’est les orages quand il y a beaucoup de nuages, ça dépend de la couleur des nuages. » Le lendemain, nous trouvons du gypse. J. s’écrie : « C’est de la poudre du ciel, la poussière. C’est ce qui fait les rochers. La pierre c’est du sable en paquet. Le sable c’est des très petites pierres et quand c’est serré, c’est un caillou. Les montagnes c’est de très grands rochers. » À 6 ; 7 (28) même explication, puis : « Le sable est sorti de l’eau. C’est l’eau qui l’a fait. » À 6 ; 8 (4) : « Dis, papa, il poussera ce rocher, quand il pleuvra ? » À 6 ; 8 (23) : « Le feu c’est venu du ciel. C’est des éclairs. Ça vient de la lune et du soleil. »
On voit comment l’artificialisme devenu immanent à la nature et l’animisme se réduisent à une sorte d’évolution des corps toujours tenus pour vivants et actifs ; cette transformation des éléments (la terre sortant de l’eau, l’eau de l’air, etc.) engendre ainsi une causalité par identification, qui, complétée par les schèmes de la compression et de la décompression (le sable serré donne des cailloux et réciproquement les cailloux mis en poudre fournissent le sable), annonce la composition par partition atomistique. Entre le mythe préconceptuel et symbolique et la composition opératoire, la pensée intuitive assure ainsi tous les intermédiaires grâce à une équilibration progressive de l’assimilation avec une accommodation généralisée, la première cessant ainsi d’être directe et la seconde d’être imagée pour tendre toutes deux dans la direction du schème général et réversible 5.
§ 3. Les noms, les rêves et la pensée🔗
Comme nous l’avions remarqué jadis, au niveau où l’enfant anime les corps extérieurs inertes il matérialise en retour la pensée et les phénomènes mentaux, tandis que le déclin de l’animisme et de l’artificialisme est au contraire lié à la prise de conscience de son activité de sujet pensant, et à la découverte de l’intériorité des instruments spirituels. Nous avons constaté en outre (à la fin du § 2) comment cette explication de l’animisme rejoignait nos présentes interprétations de la formation du symbole, dans le cas des projections dues à l’absence de la conscience du moi. Voici quelques exemples de réactions spontanées illustrant cette évolution :
Obs. 123. — À 3 ; 6 (7) J., assise dans l’herbe, me demande les noms de quelques fleurs, araignées, etc. Je lui dis alors simplement : « Tu aimes que je te dise le nom des choses ? — Oui, j’aime quand tu me dis les noms… (silence). Où ils sont les noms des choses ? — Qu’est-ce que tu crois ? — Ici (montre autour de nous). — Et le nom de cette araignée ? — Dans son trou. »
À 5 ; 9 (0) devant la Dent Blanche : « Mais comment on a fait pour savoir le nom de la Dent Blanche ? — Tu sais ? — Non, je sais pas. C’est trop difficile. — On aurait pu l’appeler autrement ? — Non, il faut chacune son nom. »
À 6 ; 9 (15), par contre, alors que sa sœur L. prétend voir que le Salève s’appelle « Solève », comme elle a prononcé jusque-là , et non pas Salève, J. dit : « Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? C’est simplement parce que tout le monde l’a appelé Salève depuis très longtemps qu’on l’appelle comme ça, mais on ne l’a pas vu. — Mais au commencement ? — C’est quelqu’un qui l’a appelé comme ça, et il l’a dit aux autres gens, mais on ne l’a jamais vu. — Oui, mais L. est petite. Elle ne sait pas. Toi quand tu étais petite, tu croyais aussi des choses comme ça. Tu demandais où était le nom des choses, des araignées, tu te rappelles ? — (Rit) Non, je me rappelle plus. Je pense que le nom du Salève il est à pas d’endroit : on ne le voit pas, on le sait. »
Voici maintenant l’obs. de L. à 4 ; 3 (16) : « Pourquoi tu dis Salève pour le Solève ? — Mais on dit Salève et pas Solève. — Mais son vrai nom c’est Solève. —  Mais non, c’est Salève. — Mais moi j’ai vu. —  Qu’est-ce que tu as vu ? — J’ai vu que c’était le Solève. —  Quoi ? — J’ai regardé cette pointe-là . C’est le sommet du Solève et j’ai vu que c’est le Solève et pas le Salève. — Mais on ne voit rien. — Mais j’ai eu cette idée, moi. — Comment ? — Parce que j’ai vu que c’était le Solève. »
Obs. 124. — J. à 2 ; 9 (11) crie au milieu de la nuit : « Il a fait tout noir et j’ai vu une dame là -dessus (montre son lit) ». Elle a vu en outre un petit monsieur dans la chambre et l’y croit toujours, une fois réveillée.
Dès trois ans, elle admet que les rêves ne sont pas vrais, mais elle croit qu’ils existent dans la chambre à titre de tableaux visibles. À 6 ; 7 (21) elle croit encore à cette extériorité des rêves, puis découvre qu’ils sont « dans la tête ».
L. à 3 ; 10 (8) : « J’ai pas fait de rêve cette nuit, parce qu’il faisait tout clair. Il faut beaucoup de nuit pour les faire. Ils sont dans la nuit, les rêves. » Et à 3 ; 11 (24) : « C’est chic, la nuit. On prend tout ce qu’on veut dans la nuit, et après on remet. — Tu as rêvé cette nuit ? — Oui, qu’un bateau volait. Je l’ai vu dans la nuit. Il est arrivé avec la lumière. Je l’ai pris un moment. Après je l’ai remis : il est reparti avec la nuit. » C’est également vers six ans que L. localise le rêve dans la tête 6.
Obs. 125. — J. à 6 ; 7 (4) cherche sa poupée sans succès : « Tu n’as pas d’idée où tu l’as mise ? — Non, je n’ai plus d’idée dans mon ventre. Il faudra que ma bouche me donne une nouvelle idée. — Comment ta bouche ? — Oui, c’est ma bouche qui me donne des idées. — Comment ça ? — C’est quand je parle, c’est ma bouche qui m’aide à penser. » Le même jour nous délivrons une chèvre dont la corde est enroulée autour d’un tronc : « Tu vois elle n’a pas eu l’idée de tourner toute seule autour de l’arbre. — Mais non, c’est un animal, la chèvre. — Mais les animaux n’ont point d’idées ? — Non. Seulement les perroquets un tout petit peu, parce qu’ils parlent un peu. Mais pas les autres et pas les chèvres. » À 6 ; 7 (26), par contre : « On a encore des idées quand la bouche est fermée, mais on peut pas les dire. — Alors on n’a plus d’idées ? — Mais si, c’est la langue. »
On voit que les noms commencent par être localisés dans les choses, les rêves dans la chambre et la pensée dans la voix, tandis que, vers sept ans seulement, l’activité mentale tend à être conçue comme intérieure. Or, il est intéressant de mettre ces faits en relation avec le mécanisme même de la pensée symbolique de l’enfant. C’est à l’âge de l’apogée du symbolisme que les noms et les rêves sont projetés dans la réalité externe (ces derniers seraient même longtemps considérés comme vrais sans la nécessité où se trouvent les parents de détromper l’enfant à propos de ses cauchemars). Au contraire, c’est lorsque le symbolisme est en baisse et que les concepts vrais succèdent aux préconcepts imagés, que la pensée donne lieu à une prise de conscience suffisante pour que son fonctionnement acquière une localisation introspective relative. Il est clair que cette double corrélation n’est pas fortuite : le symbole est précisément l’expression de la nécessité où se trouve l’esprit de projeter son contenu sur les objets faute de conscience de soi, tandis que le progrès opératoire est nécessairement lié à un développement réflexif qui conduit à cette conscience et dissocie ainsi le subjectif de la réalité extérieure.
§ 4. Les conduites magico-phénoménistes, les réactions relatives à l’air et la coordination des points de vue🔗
Pour compléter les faits précédents, il nous reste à montrer comment la coordination des points de vue influe sur la structure des concepts en délivrant l’enfant de son égocentrisme symbolique pour l’amener à une socialisation de la pensée. Un exemple nous a paru particulièrement instructif à cet égard : le passage de certaines conduites magico-phénoménistes aux représentations cognitives adaptées, observé chez J. à propos de l’air et présentant une continuité remarquable entre le préconcept égocentrique et la coordination logique ou du moins intuitive :
Obs. 126. — Voici d’abord quelques exemples de conduites magico-phénoménistes, observées à partir des derniers niveaux sensori-moteurs, où elles prolongent sans plus, à titre résiduel, les formes initiales de causalité. À 1 ; 7 (28) J. joue dans une chambre dans laquelle je suis étendu, une pèlerine sur les jambes. Elle pose la tête sur la bosse faite par les pieds : je donne une petite secousse, et elle relève la tête, puis la remet, etc. Je m’arrête enfin : elle regarde alors uniquement l’endroit où se trouvent les pieds et branle la tête comme si ce procédé agissait directement sur la bosse ! À 1 ; 10 (16), de même, J. frappe avec une clef sur le fond d’un panier, derrière le lit où je suis étendu. Je fais « oh… » et elle rit, recommence, etc., avec six ou sept échanges réguliers. Lorsque je cesse enfin de répondre « oh… », elle retire sa clef du panier, le pousse de l’autre main quelques cm plus loin, l’ajuste et frappe à nouveau, plus fort qu’avant : elle se comporte donc comme si mon cri ne dépendait que de l’ajustement matériel du panier et des clefs.
À 3 ; 2 (20), c.-à -d. bien après le niveau précédent, L. entend un char sur une route perpendiculaire au chemin sur lequel nous nous trouvons, et est prise de peur : « Je veux pas qu’il vienne ici. Je veux qu’il aille là -bas. » Le char passe comme désiré : « Tu vois, il va là -bas, parce que je voulais pas qu’il vienne ici. »
À 4 ; 6 (2), J. a peur des ramoneurs. Un jour qu’elle tombe dans l’escalier en se sauvant, le ramoneur lui-même la console. Très touchée, elle n’en perd pas pour autant sa peur, mais, à 4 ; 6 (4), je la trouve qui tourne à toute vitesse autour d’une barre métallique verticale : « Je tourne comme ça pour apprendre à aimer les ramoneurs. Cette petite musique (frottement de la main sur le métal) me dit qu’ils sont gentils. » À 4 ; 6 (6) elle tourne à toute allure autour d’une petite plate-bande : « Je tourne autour de l’herbe pour avoir plus peur des ramoneurs. » Or, elle croit sans cesse qu’ils sont là , dans les caves, sous le toit, malgré nos dénégations, et alors elle tourne à nouveau pour se rassurer.
À 4 ; 6 (20) elle a peur en me voyant partir sur la motocyclette d’un ami. Elle met alors ses doigts à la bouche d’une certaine façon (nouvelle) et dit à sa mère : « Je mets mes doigts comme ça pour que papa revienne. » À la même époque, elle frappe du pied dans sa chambre, en disant : « Je fais des coups de pied, parce que sans ça la soupe est pas assez bonne. Si je le fais, la soupe est bonne. » Il va de soi que rien dans ces conduites ne peut avoir été suggéré par les adultes entourant J. : p. ex. ni ses parents ni même sa bonne n’ont l’habitude de frapper du pied !
À 5 ; 6 (11) j’entends une conversation entre J. et L., au lit. L. a peur de la nuit et J. la rassure : « D’où vient la nuit, demande alors L. ? — De l’eau, parce que, quand il fait jour, la nuit va dans le lac. » Or, à 5 ; 6 (22), j’entends J. seule au jardin, dire : « Je fais tout monter le clair (= la lumière du jour), je le fais monter (geste de lever quelque chose du sol). Maintenant, je le fais partir (geste de repousser), alors la nuit vient. Je fais tout monter la nuit, quand je vais au bord du lac : le monsieur (qui marche en dehors du jardin) en a encore un peu sur son habit. Je fais monter le clair. » Après quoi elle s’amuse le reste de la journée à « faire du clair » avec un bâton (geste d’attirer et de lancer) : « Le clair sort de ma baguette. » Ceci nous conduit aux idées relatives à l’air et à l’histoire de l’« amain » : voir l’obs. suivante à partir de 5 ; 7.
Obs. 127. — J. et L. se sont intéressées, chacune dès deux ans, au vent et à l’air. L. à 2 ; 0 (3) voit les feuilles d’un arbre remuer et dit : « vent. — Où ? — Da les feuilles. » À 3 ; 10 (17), elle rattache l’ombre au vent (voir obs. 132). À 4 ; 2 (12), elle voit un grand nuage qui monte : « C’est la forêt qui l’a apporté. —  La forêt ? — Mais oui : c’est le vent des arbres. »
De même J., à 2 ; 11 (14) voit de son lit des brumes sur les arbres du bord du lac : « Ils bougent les nuages. — Oui. — C’est pour aller très loin dans les arbres, parce que les arbres bougent : il y a des vents. » Une heure après, elle raconte à sa mère ce qu’elle a vu : « Les nuages bougeaient parce que les arbres bougeaient. » Le lendemain, elle remarque les vagues et dit : « Je comprends toutes les choses. Je comprends les vagues : c’est parce qu’il y a un arbre au bord du lac. Tu vois ce chose blanc dans l’arbre (elle montre de loin soit le tronc blanc d’un bouleau soit l’écume des vagues vue à travers le feuillage), c’est les vagues. C’est l’arbre qui fait les vagues : ils font du vent, les arbres. »
Or, à 4 ; 6 (15), à l’âge où l’on a vu ses conduites relatives aux ramoneurs et à la motocyclette (obs. 126), J. voit la lune se lever sur le Salève, vers 21 h : « Oh ! une (!) lune sur le Salève ! Elle bouge parce qu’il y a du vent. Elle glisse avec le ciel. Tout le ciel glisse. » J. essaie alors avec la main de faire de l’air dans la direction opposée, puis elle souffle par deux fois et s’écrie enchantée : « Elle était toute plate. Maintenant elle est grande. C’est avec l’air. Elle est gonflée maintenant ! »
À 5 ; 6 (6) : « Qu’est-ce qui fait bouger les nuages ? Je crois que c’est le ciel. Dis-moi, maintenant, que je t’ai dit ! — Quoi dans le ciel ? — Le vent… (puis spontanément) : Est-ce qu’on peut prendre l’air ? (geste de la main qui saisit) ».
À 5 ; 6 (21), elle tourne sur elle-même : « Ça bouge l’herbe. — Je ne vois pas. — C’est parce que je tourne : alors ça tourne aussi. »
À 5 ; 6 (22), en relation avec l’« air des bébés » (voir la fin de l’obs. 116 à 5 ; 6 (22) également : « les bébés, c’est d’abord de l’air », etc.), J. ajoute : « N’est-ce pas il y a de l’air dans ma bouche ? Je le fais sortir quand je fais comme ça (elle souffle). Je crois que ça vient des très grands arbres, la bise. » À 5 ; 6 (22) se place aussi le propos : « Je fais tout monter le clair… etc. » (fin de l’obs. précédente, n° 126).
À 5 ; 7 (11) : « Est-ce qu’on peut faire de l’air ? — … — Est-ce que tu peux faire de l’air, toi ? » Même jour : « Il est bleu, l’air du ciel, mais l’air contre la maison n’est pas bleu. — C’est juste. — Alors comment on fait l’air ? — Je ne sais pas bien, moi. » Le même soir : « Mais dis-moi vraiment comment on fait l’air ? » À 5 ; 7 (20) elle souille dans un verre et le retourne : « J’enferme de l’air, n’est-ce pas ? »
À 5 ; 7 (22) elle va et vient dans une chambre, seule, en battant des mains. Puis elle passe dans la chambre à côté en continuant et s’approche de moi en disant : « Je fais de l’air frais. »
À 5 ; 8 (24), enfin, J. tourne sur elle-même de plus en plus fort jusqu’à se donner le vertige et me dit ensuite : « Tu sens que ça tourne, toi ? —  Pourquoi ? — Parce que j’ai tourné. Pourquoi on ne sent pas, quand l’autre a tourné ? —  Qu’est-ce que tu penses ? — Oh ça, je peux vraiment pas trouver (pause). C’est l’“amain”. —  Quoi ? — Quand je tourne, c’est la main (ou l’“amain”) qui fait tourner l’air, et quand on tourne très vite, ça vole, tout vole, l’“amain” vole en l’air. Tu vois, quand je fais ça (geste de remuer l’air avec la main), l’air vient, et quand je fais ça (repousser), il part. La main fait lever l’air. — Alors pourquoi tu dis que ça ne tourne pas pour moi quand tu tournes ? — C’est l’“amain” bleu, c’est ton “amain”. —  Qu’est-ce que ça veut dire ? — … ». Un moment après, spontanément : « Je sais ce que c’est l’“amain” bleu et l’“amain” blanc. L’“amain”, c’est quand ça bouge. L’“amain” bleu, c’est quand ça bouge pas. Quand je fais ça avec la main (remuer), je fais de l’amain blanc et alors ça bouge les arbres, les nuages et tout l’air, et quand je fais ça (geste de lever du sol), ça lève l’air et c’est tout bleu après. —  Et qu’est-ce que c’est ce qu’on voit maintenant, de l’“amain” bleu ou de l’“amain” blanc ? — (Elle regarde le ciel) C’est l’“amain” blanc, c’est plein de nuages. C’est l’air qui est monté, qui bouge. Et quand on le lève, c’est tout bleu et ça ne bouge plus. » Puis elle court sans parler, se retourne et dit enfin : « Tu vois, ma main (geste de battre l’air), je fais de l’“amain” blanc, ça me fait courir très vite. Toi tu ne bouges pas, c’est l’“amain” bleu. Là (montre mon bras immobile), on ne voit rien. Maintenant, regarde (elle court, puis s’arrête), c’est l’“amain” bleu, je ne cours plus. »
Un moment après nous sommes en promenade et elle m’annonce ce qu’elle a compris, pourquoi je ne vois rien tourner quand elle tourne elle-même : « Tu vois, c’est ça : quand je fais ça (elle se met à tourner) c’est l’« amain » blanc et quand je fais ça (geste d’enlever et de faire monter), ça chasse l’air, il n’y a plus d’air blanc dans le ciel, et c’est l’“amain” bleu. » Donc, quand elle tourne, elle croit faire remuer objectivement les choses par le courant d’air qu’elle provoque, tandis que moi, qui suis immobile et plus haut qu’elle, je suis dans l’« amain bleu » et ne vois rien tourner. Pour vérifier l’interprétation je me promets d’attendre, ou de lui demander un jour un résumé rétrospectif. Comme il n’a plus été question de l’« amain », je lui dis alors simplement, à 5 ; 11 (2) : « Tu te rappelles ce que tu m’as raconté de l’“amain”, une fois ? J’ai oublié. — Oui, l’“amain” blanc, c’est quand on pousse l’air (geste). L’“amain” est blanc quand il est en bas, et en haut il y a de l’“amain” bleu. »
Obs. 128. — Voici maintenant la dernière phase des idées de J. sur l’air. À 5 ; 9 (25) : « L’Arve coule fort. C’est quand il y a beaucoup de vent. » À 5 ; 10 (21) elle regarde une canne en équilibre sur mon doigt : « Pourquoi elle se tient (droite) ? Je pense parce qu’elle est entourée d’air. »
À 6 ; 3 (10) J. tourne sur elle-même comme dans l’obs. précédente, mais elle ne croit plus aux effets objectifs : « On sent que ça tourne, mais ça (les choses extérieures) ne tourne pas vraiment. »
À 6 ; 7 (8) : « C’est l’air qui fait bouger les arbres, parce que l’air bouge tout le temps, et c’est les arbres qui font le vent quand ils bougent. C’est pour ça que les nuages avancent. C’est l’air qui fait bouger les arbres, et après l’air bouge tout seul : c’est ça qui fait marcher les nuages. » C’est donc presque la « réaction environnante » mais non encore bouclée en un cercle achevé. Le soir du même jour : « C’est l’air qui fait bouger les nuages. L’air bouge tout seul. Non, c’est les arbres. Mais là où il n’y a pas d’arbres, je ne comprends plus. »
À 6 ; 7 (11) : « Le vent et les nuages, c’est la même chose. C’est pour ça que les nuages bougent. Oui, parce qu’ils sont en air, et quand ils bougent, c’est à cause de leur vent. » Et à 6 ; 7 (12) : « C’est l’air, je crois, qui la fait avancer, la lune. »
Enfin, à 6 ; 7 (15) : « Le vent, c’est de l’air qui bouge. C’est les feuilles et l’herbe et l’air qui font le vent, et puis en haut c’est l’air et les nuages. — Quoi ? — Oui, c’est l’air qui les fait bouger les nuages. — Oui, c’est sûr. — Mais si. Ils font bouger l’air, les nuages : c’est l’air qui les pousse et puis ils font le vent. Tous les deux s’aident (!). — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Que le nuage aide au vent, qu’il le fait souffler, et que le vent aide au nuage à bouger. — Mais qui est-ce qui commence ? — Le vent pousse un peu le nuage, et puis le nuage avance et fait du vent. — Et quand il n’y a pas de vent ? — Mais le nuage avance un peu tout seul, puisque c’est de l’air. Et puis il fait du vent. — Et les herbes ? — Le vent les pousse, alors elles font encore plus de vent. »
À 6 ; 9 (1) : « L’air vient des feuilles et les (= le mouvement) feuilles du vent, voilà  ! » Et à 6 ; 9 (17) : « Les nuages, c’est le ciel qui se gâte, c’est de l’air qui se fait en nuages, et le nuage fait du vent en avançant. »
Ces faits sont aussi intéressants du point de vue de la structure de la pensée que de celui de leur contenu même. Il est difficile, en effet, de ne pas voir la continuité qui relie les faits initiaux de causalité magico-phénoméniste, apparaissant dès les niveaux sensori-moteurs (croyance en l’efficace du geste propre sur la réalité sans comprendre le détail des connexions spatiales) et les faits de production du « clair » (air « blanc » et lumière confondus) de la fin de l’obs. 126. Les premiers exemples de cette obs. ne sont que des résidus de la causalité sensori-motrice initiale. Puis viennent des combinaisons mi-sérieuses, mi-ludiques du même ordre. Enfin apparaît l’action de la main sur l’air, action incompréhensible pour l’enfant, puisque l’air n’est pas d’emblée pour lui une substance donnée à l’état immobile : l’air n’existe d’abord que quand il remue, donc quand on « le fait ». Or, cette liaison causale due à la fois à l’expérience phénoméniste et à l’activité propre est immédiatement généralisée par J. en une sorte d’action à distance exercée sur la nuit, le vent et les mouvements célestes (nuages, lune, etc.). L’épisode de l’« amain », ou de l’air produit par la main, constitue un admirable exemple à cet égard, dans lequel l’enfant va jusqu’à croire qu’il fait tourner tous les objets qui l’entourent grâce à son propre mouvement producteur de vent (obs. 127). Du point de vue de la structure de la pensée, on voit ainsi comment la causalité magico-phénoméniste, à base d’assimilation égocentrique, se traduit en un préconcept dans lequel le rôle de l’image imitative est évident et dont la structure logique demeure celle de la participation. De plus, selon le degré de croyance dont il s’accompagne durant les diverses phases de l’action, il présente toutes les transitions entre la représentation cognitive et le symbole ludique.
Or, comment l’enfant se dégage-t-il de ces préconcepts égocentriques pour atteindre les notions objectives, ou du moins un degré d’objectivité comparable à celle de la notion de « réaction environnante » dont se servait encore la physique grecque ? Sans doute commence-t-il dès deux à trois ans par constater que le vent est lié aux mouvements des arbres et des nuages, mais il s’agit là d’une production directe de substance par des objets doués d’activité spontanée et vivante, donc de notions préconceptuelles sans conservation d’ensemble ni identités individuelles. Au contraire, dans le cas de l’« amain » déjà , malgré l’égocentrisme initial dont témoigne ce préconcept, J. parvient peu à peu à dissocier, en connexion avec la socialisation naissante de sa pensée, deux points de vue distincts : le sien, c’est-à -dire celui du sujet qui tourne sur lui-même et produit ainsi l’« amain » blanc » (avec les mouvements des objets situés à l’échelle de celui-ci) ; et le point de vue de l’observateur adulte, c’est-à -dire du sujet immobile situé dans l’« amain bleu » (et ne voyant par conséquent rien tourner à l’échelle de ce second produit). C’est sans doute cette coordination des points de vue qui la conduit ensuite à renoncer à sa croyance subjective et à la réalité des mouvements provoqués par sa propre activité. Cherchant alors à mettre en relation les objets eux-mêmes (obs. 128), elle aboutit enfin à cette notion intuitive de la « réaction environnante » selon laquelle les corps en mouvement sont poussés par le courant d’air qu’ils produisent en se déplaçant : or, on retrouve en ce schème l’idée magico-phénoméniste initiale de l’air produit par le mouvement, mais l’air tend à l’état de substance susceptible de conservation. Ici comme partout la pensée intuitive fait donc transition entre les schèmes préconceptuels et imagés et les concepts proprement opératoires. C’est ce que nous allons voir mieux encore à l’instant.
§ 5. L’objet, les perspectives spatiales et le temps🔗
Nous avons constaté jusqu’ici comment l’artificialisme et l’animisme, formes de pensées préconceptuelles et intermédiaires entre le symbolisme et la pensée conceptuelle aboutissaient à des formes d’explication par composition opératoire après une phase, s’étendant de cinq à sept ans environ, d’identifications encore intuitives et imparfaitement réversibles. Nous avons ensuite vu (§ 3) comment, en corrélation avec cette transformation, les instruments de la pensée, d’abord projetés dans les choses, étaient ensuite « réfléchis » à titre de fonctions intérieures. Enfin nous venons de voir comment les formes initiales et égocentriques de causalité, notamment les formes magico-phénoménistes, étaient peu à peu décentrées par la coordination des points de vue, jusqu’à donner lieu à une cinématique intuitive annonçant l’interprétation opératoire. Pour conclure ce chapitre, nous allons enfin chercher à montrer comment les notions d’objet, d’espace et de temps évoluent, à partir des schèmes sensori-moteurs, à l’état de schèmes préconceptuels puis intuitifs, pour aboutir à des schèmes susceptibles de traitement opératoire (les formes supérieures de cette évolution devant naturellement être traitées ailleurs pour elles-mêmes).
C’est sans doute sur le terrain de l’objet, de l’espace et du temps que les continuités et oppositions entre les schèmes sensori-moteurs et la représentation sont les plus visibles. Comme nous l’avons constaté dans La Construction du réel chez l’enfant, il s’effectue une vaste construction spatio-temporelle dans l’esprit de l’enfant, entre la naissance et le dernier stade du développement de l’intelligence sensori-motrice, donc durant les dix-huit premiers mois environ : partant d’un monde sans objets ni permanences substantielles, à espaces sensoriels multiples et centrés sur le corps propre et sans autre temps que l’instant vécu par l’action propre, cette construction aboutit à un univers formé d’objets permanents, constitué en un espace pratique unique, relativement décentré (puisqu’il englobe le corps propre comme un élément parmi les autres), et se déroulant en séries temporelles suffisant à la reconstitution et à l’anticipation pratiques.
Or, pour constituer l’univers représentatif qui débute avec la coordination des images et des schèmes verbaux, deux sphères d’activités nouvelles sont à conquérir : 1° l’extension dans le temps et dans l’espace de l’univers pratique immédiat, c’est-à -dire la conquête des espaces lointains et des durées abolies, qui exigent les uns et les autres une représentation dépassant la perception, et non plus seulement le mouvement et le contact perceptif directs ; 2° la coordination de l’univers propre avec celui des autres, autrement dit l’objectivation de l’univers représentatif en fonction de la coordination des points de vue. La question est alors de savoir si l’intervention de la représentation implique une rupture brusque avec le passé, comme le veut M. Wallon en particulier sur le terrain de l’espace, ou si la représentation étend et coordonne les conquêtes de l’intelligence sensori-motrice, avec reconstruction sur le nouveau plan mais décalage entre cette reconstruction et les constructions antérieures sans discontinuité absolue. Or, les faits sont à ce sujet particulièrement clairs. S’il y avait discontinuité ou bien tout serait à reconstruire et la représentation débuterait, par exemple, elle aussi par un monde sans objet, sans espace unique, etc., ou bien tout s’organiserait dès le départ sur un mode entièrement distinct des constructions sensori-motrices tout en les intégrant d’emblée dans cette organisation nouvelle. Mais nous allons voir, au contraire, que l’on trouve à la fois une reconstitution partielle et une extension progressive des schèmes sensori-moteurs, passant l’une et l’autre par des phases analogues à celles que l’on observe dans le développement de l’activité sensori-motrice :
Obs. 129. — L. à 2 ; 4 (3) entend à l’étage l’eau à la salle de bain. Elle est au jardin avec moi et me dit à moi-même : « C’est papa là -haut. » À 2 ; 5 (0), accompagnant son oncle jusqu’à son auto, L. le voit partir le long de la route, puis rentre et va droit au salon, où il était auparavant, en disant : « Je veux voir si oncle C. est parti. » Elle arrive, regarde dans toute la pièce et dit : « Oui, il est parti. » À 2 ; 5 (9), elle reçoit la petite B. au salon alors que la visite se faisait d’habitude à la véranda : sitôt B. partie, L. qui l’a suivie jusqu’à la porte du jardin, rentre dans la maison, se dirige vers la véranda et dit : « Je veux voir si B. est là . » La scène se reproduit quelques jours après.
Nous notons les mêmes jours sur L. qu’en regardant des images elle se comporte de la manière signalée par M. Luquet et que nous avons également étudiée jadis 7 : tout en reconnaissant lesersonnages qui réapparaissent sur les différentes images représentant une histoire, elle les compte pour plusieurs : « Qu’est-ce qu’elle fait cette petite ? », etc., comme si ce n’était pas la même qu’elle vient de voir sur l’image à côté.
Tout se passe donc comme si les personnages réels en certaines situations bien tranchées et les personnages d’images en toutes situations constituaient des objets à plusieurs exemplaires, dont les doubles sont semi-identiques entre eux mais cependant distincts en tant que liés à des situations différentes. C’est le même phénomène qui a été signalé plus haut à propos du soleil et de la lune, dont chacun est à la fois multiple et unique, de même que l’un par rapport à l’autre (cf. également « la » limace du chap. VIII).
Obs. 130. — À 3 ; 3 (1) J. suit une route et nous nous mettons à droite à cause des autos. Au retour elle se met à gauche : « Mais c’était là la droite. —  Qu’est-ce que c’est la droite ? — C’est du côté de la main qui tient la cuiller. » Elle maintient cependant la droite absolue sur le chemin.
À 3 ; 7 (12) voyant un lever de soleil à la montagne à une place inattendue : « Alors il y a deux soleils ? »
À 3 ; 11 (13) L., en auto sur un chemin perpendiculaire au Salève : « Oh le Solève (elle dit encore « Solève » cf. obs. 123) bouge. — Mais vraiment ou on dirait seulement (il a en effet l’air de s’éloigner à mesure que nous marchons) ? — Il bouge vraiment. —  Cette dame qui est là sur le chemin le voit bouger ? — Mais bien sûr, parce que c’est l’auto qui le fait bouger. » Un moment après : « Il bouge même encore plus qu’avant, parce que l’auto va plus vite. » À 3 ; 11 (20) nous faisons en auto le même chemin mais en sens inverse et lentement : « Elle bouge de nouveau, la montagne parce que nous marchons. — Vraiment ou on dirait seulement ? — On dirait. —  Alors elle ne bouge pas ? — Non, parce qu’on marche pas assez vite. — Et l’autre jour, elle ne bougeait pas non plus vraiment ? — Oui, elle bougeait parce qu’on allait vite. »
L. à 4 ; 3 (22) : « Oh ! il se déplace vite, le soleil. Il se promène comme nous, il s’amuse à se promener comme nous. Oh ! Il va du même côté que nous. Bientôt il sera sur ces herbes. » Nous revenons et L. rit beaucoup de le voir revenir aussi : « Il fait ça pour s’amuser, pour nous faire des farces… (voir obs. 120). » Une heure après : « Oh ! Il court avec nous. » Puis à la descente : « Il va descendre maintenant. — Pourquoi ? — Parce qu’on descend. » Nous passons par une gorge à l’ombre, puis retrouvons le soleil : « Eh ! il est de nouveau là , et puis après, quand on sera dans l’auto, il sera de nouveau là et à la maison aussi : il va toujours avec nous. » À 4 ; 5 (1) : « Oh ! La lune, elle se promène avec nous, à cause du bateau. — Mais elle avance toute seule ? — Non, elle avance pas toute seule. C’est le bateau, c’est nous. » Le même jour L. se balance avec J. (6 ; 7) et une amie, de sept ans : L. croit que la lune bouge et se balance aussi, mais J. et l’amie ne l’admettent pas.
À 4 ; 6 (3) L. voit le Salève d’Archamp et non plus des endroits habituels : « Il a tout changé. — Mais on dirait seulement ou c’est vrai ? — Il a changé vraiment. — Les gens qui étaient ici hier le voyaient déjà comme ça ? — Non, autrement. — Mais hier il n’était pas comme ça ici ? — Il était autrement. » Un moment après, du même point : « Mais pourquoi on ne voit pas le Petit-Salève ? —  Que crois-tu ? — J’sais pas. — Il n’est plus là ou il est caché ? Par quoi ? — J’sais pas. Il devrait être là (montre un endroit au pied du Salève) ». Au retour (en auto) : « Le Salève nous suit. » Puis : « Il se déforme, comme le soleil quand il rentre dans les nuages, puis après il se reforme. »
À 4 ; 11 (4) en montant sur une colline, au pied de laquelle est un petit lac. Celui-ci est « plus grand quand on monte. — Pourquoi ? — Parce qu’on est plus loin. — Et les maisons ? — Plus petites. —  Et le lac ? — Plus grand, parce que l’eau du Rhône est venue et a fait le lac plus grand. »
Obs. 131. Vers six à sept ans, J. qui a partagé jusque-là les erreurs précédentes, s’en défait peu à peu. À 5 ; 11 (0) déjà  : « On dirait que les étoiles bougent, parce que nous marchons », mais elle ne sait pas si c’est réel ou seulement apparent.
À 6 ; 7 (8) : « Lausanne est bien plus loin que La Sage, et La Sage bien plus loin de Lausanne, n’est-ce pas ? — (Nous mesurons les distances réciproques entre deux points.) — Mais c’est ce que je voulais dire : La Sage est loin de Lausanne, comme Lausanne est loin de La Sage. » Elle exprimait donc la symétrie en termes de relations asymétriques égales.
À 6 ; 9 (15), en montant au Salève, elle voit des nuages qui passent à toute vitesse sur la crête : « Mais il bouge, le Salève, pourquoi ? — … — Ah ! Non, c’est les nuages qui bougent. C’est pas le Salève. » Le même jour : « Le lac est plus grand parce qu’on est plus haut : alors on voit plus profond. » À la descente, il devient plus petit : « C’est parce qu’on descend, alors la barrière (l’écran de la colline qui nous en sépare) monte. »
À 7 ; 3 (29) sur la colline d’où L. à 4 ; 11 (4) voyait un petit lac s’agrandir (obs. 130) : « C’est parce qu’il se découvre. »
Obs. 132. — À ces questions de perspectives il est intéressant d’adjoindre l’analyse des notions projectives se rapportant aux ombres, ces dernières soulevant également un problème relatif à l’objet.
À 1 ; 6 (6) déjà J. court après son ombre, au jardin, en la montrant du doigt. À 1 ; 7 (27), elle fait de même, mais essaie de la saisir : elle se baisse et se relève pour recommencer un peu plus loin, en la montrant parfois du doigt pour dire : « Acqueline. » Un moment elle fait de l’ombre avec sa main et dit : « Main. » L’après-midi, assise sur mes genoux elle revoit son ombre et dit à nouveau : « Acqueline. » Je réponds : « Où est J. ? » et alors, au lieu de se montrer elle-même elle descend de mes genoux, fait quelques pas au devant de son ombre qui fuit, puis se baisse et me la montre. Mêmes obs. à 1 ; 9 (28), puis, quand je fais une ombre de la main, dit « papa » en désignant l’ombre elle-même. À 2 ; 6 (5) elle me montre l’ombre d’un arbre, et dit « De l’arbre ».
Après des réactions analogues, il ne se passe plus rien d’intéressant jusque vers cinq ans. (Par contre, L. à 3 ; 10 (17) estime que « l’ombre vient du vent ».) À 5 ; 7 (21) J. demande d’un rocher en plein soleil : « Pourquoi il ne fait pas d’ombre ? » Nous voyons immédiatement après l’ombre d’un petit nuage isolé se projeter sur un village au-dessous de nous : « Tu vois cette ombre ? — Oui, c’est l’ombre du village. —  Ce n’est pas l’ombre de ce nuage (on le voit se déplacer et s’engager dans les prés) ? — Mais non, c’est l’ombre du village. » Elle croit encore que la nuit « ça vient des nuages » comme une substance qui en émane. À 5 ; 7 (22) au soir, elle voit le fond de la vallée déjà sombre alors que les montagnes demeurent dans le soleil : « Tu vois, la nuit elle vient d’en bas. C’est bien l’eau qui fait la nuit, c’est le torrent. » Puis : « Où se couche la nuit ? — … — Dans le lac, je crois. Alors c’est tout nuit, là où elle est. » À 5 ; 8 (0) : « Elle est toute noire, celte nuit, elle vient des nuages. »
À 5 ; 9 (0), elle voit l’ombre de petits nuages qui court sur la montagne : « C’est l’ombre des nuages ? Pourquoi ça fait aussi de l’ombre les nuages ? » Puis : « Est-ce qu’il y a aussi de l’ombre chez les nègres ? — Mais oui. Qu’est-ce que c’est l’ombre ? — C’est des choses qui courent. — Il y en a aussi la nuit ? — Oh oui, beaucoup. »
À 5 ; 9 (20), vers le coucher du soleil, l’ombre d’un pieu est plus longue que l’objet lui-même : « Mais pourquoi l’ombre est plus longue que ça (le pieu) ? À 6 ; 3 (2) même question : « Pourquoi l’ombre de la quille est plus longue que la quille ? » Nous sommes assis en cercle dans l’herbe et J. regarde mon ombre dans mon dos : « Et L. (en face) où sera son ombre ? — De l’autre côté parce qu’elle a aussi l’ombre dans son dos. » J. se retourne alors et ne comprend pas.
À 6 ; 7 (7), au coucher du soleil, nous sommes sur un monticule de dix mètres de haut et l’ombre de J. se projette sur un autre tertre de 5-6 m de haut séparé du nôtre par un fossé qui est naturellement dans l’ombre lui-même. J. remarque son ombre : « Elle est si loin, l’ombre, parce qu’on est monté sur la colline et elle est restée en bas. »
À 6 ; 7 (22), enfin, alors que les derniers rayons du soleil éclairent le sommet des montagnes, elle dit d’abord : « Il y a encore du soleil là et les nuages sont de l’autre côté pour la nuit » puis elle découvre que les rayons passent par-dessus la crête d’en face et qu’alors l’ombre de la vallée n’est que l’absence de lumière : « Mais c’est la montagne, là , qui cache le soleil : alors l’ombre c’est parce que les rayons ne peuvent plus arriver ici. »
Obs. 133. — À 1 ; 11 (10) J. traduit verbalement, pendant l’action, une succession temporelle en disant : « Soupe avant, pruneaux après. » De même entre 2 et 2 ; 6 elle comprend les durées exprimées par : « Un petit moment », « dans un moment », etc.
À 3 ; 10 L. demande si le jour où nous sommes, et dont on lui avait dit la veille que ce sera « demain » : « c’est demain de Pinchat (= notre quartier) ou c’est demain partout ? » J. à 5 ; 7 (11) : « C’est demain dimanche ? — Oui. — Chez les vrais nègres, c’est aussi dimanche ? — Oui. — Pourquoi c’est partout dimanche ? » À 5 ; 9 (0) : « Est-ce qu’il y a aussi un “hier” chez les nègres ? » À 5 ; 9 (2)  : « Est-ce qu’il y a des moments où il n’y a pas d’heures, ou bien il y a tout le temps tout le temps des heures ? »
À 4 ; 3 (0) elle dit d’une rivière qu’elle est « plus vieille qu’une maison. —  Comment tu sais qu’elle est plus vieille ? — Parce que ça m’intéresse plus, la rivière. » À 5 ; 11 (0) leur vieil oncle vient de se séparer d’une bonne trop âgée : « N’est-ce pas P. est partie de chez oncle A. parce qu’elle était trop vieille et fatiguée. Alors quand E. (la nouvelle bonne toute jeune) sera aussi vieille elle partira de chez oncle A. et il prendra quelqu’un d’autre. » Donc oncle A., conçu comme système de référence immobile, ne vieillit pas lui-même. À 6 ; 5 (9) : « Mais T. sera peut-être un jour plus grand que toi. — Ah oui, parce que c’est un garçon : alors il sera plus âgé. » Or, T. a dix-sept jours et il y a plus de six ans de différence entre J. et son petit frère !
La leçon de ces faits semble bien claire quant aux relations entre l’objet, l’espace et le temps représentatifs, d’une part, et les schèmes sensori-moteurs correspondants, d’autre part. On peut dire, en effet, d’une manière générale, que ce qui est acquis sur le plan pratique par l’intelligence sensori-motrice, c’est-à -dire la permanence de forme et de substance des objets proches ainsi que la structure de l’espace et du temps proches ne nécessite pas de réapprentissage sur le plan représentatif, mais se trouve directement intégrable dans les représentations, tandis que tout ce qui dépasse l’espace et le temps proches et individuels demande une construction nouvelle : or, cette élaboration, au lieu de procéder par généralisation immédiate à partir des structures pratiques déjà connues, constitue une nouvelle et véritable construction, laquelle, chose très intéressante, reproduit dans les grandes lignes le déroulement de la construction déjà achevée sur le plan sensori-moteur en ce qui concerne les structures proches. C’est précisément ce nouveau déroulement dont les étapes caractérisent le préconcept, puis l’intuition et enfin les mécanismes opératoires eux-mêmes.
L’exemple de la notion d’objet est à cet égard tout à fait caractéristique. Nous avons pu montrer antérieurement (La Construction du réel chez l’enfant) comment l’enfant débute par des comportements impliquant un univers sans objets permanents, formé de tableaux reconnaissables mais qui disparaissent et réapparaissent sans coordination des déplacements dans l’espace ni dans le temps. Vers 0 ; 8 à 1 ; 0 l’enfant commence à rechercher l’objet disparu, donc à lui accorder un début de permanence substantielle, mais sans tenir compte de ses déplacements visibles, comme si l’objet était lié à une situation particulière. Enfin entre 1 ; 1 et 1 ; 6 l’objet se constitue à titre de substance individualisée se conservant au travers des déplacements qui assure son retour possible. En corrélation avec cette construction de l’intelligence sensori-motrice, se constituent deux schèmes perceptifs fondamentaux : une certaine constance de la grandeur et une certaine invariance de la forme. Sur le premier point, les « Gestaltistes » ont cru, il est vrai, pouvoir affirmer l’existence à tout âge de la constance de la grandeur. Mais on a montré récemment qu’elle se construisait très progressivement durant les premiers mois 8. Quant aux expériences de H. Franck sur les bébés de 0 ; 11, leur reprise n’a pas confirmé une constance aussi bonne à cet âge que le pensait cet auteur. Nos propres expériences, en collaboration avec Lambercier, sur des enfants d’âge scolaire 9 ont confirmé, avec Beyrl et contre Burzlaff, qu’elle n’était pas achevée entre cinq et sept ans. Il faut donc conclure, dans l’état actuel des connaissances, que la constance de la grandeur ne fait que débuter vers la fin de la première année, en connexion étroite avec la construction de l’objet, et ne s’achève qu’à la fin de l’enfance pour les distances plus grandes 10. D’autre part, en corrélation avec cette même construction s’élabore le schème perceptif de la constance de la forme (voir par exemple les expériences sur le retournement du biberon, obs. 78 et 87 de l’ouvrage cité).
Mais si la construction de l’objet, avec sa forme et ses dimensions constantes, est ainsi achevée vers douze à dix-huit mois en ce qui concerne l’espace proche, qu’en est-il au niveau de deux à quatre ou 4 ; 6 ans, correspondant aux obs. 129 et 130 que l’on vient de lire ? Nous constatons d’abord que l’intervention du langage et de la représentation ne modifie en rien la perception des objets proches ; ce qui est acquis dans ce domaine par voie sensori-motrice donne d’emblée lieu à des jugements et représentations corrects. La discontinuité radicale que M. Wallon voudrait introduire, si nous l’avons bien compris, entre l’espace représentatif et l’espace sensori-moteur se heurte donc tout au moins à cette continuité du schème des objets permanents, qui structure directement la représentation en son noyau essentiel, comme d’ailleurs à toute la continuité des constructions perceptives dont on ne saurait négliger l’importance en ce qui concerne l’organisation des schèmes spatiaux intuitifs. Mais nous constatons ensuite que, dans le cas des objets éloignés (montagnes, arbres et même des personnages disparaissant dans le lointain), une nouvelle construction de l’objet permanent et de la constance de ses formes et dimensions, est alors nécessaire et qu’elle s’effectue en répétant de façon frappante les étapes de la construction sensori-motrice antérieure et relative aux objets proches.
Que l’on compare, par exemple, les réactions de L. à 4 ; 6 (3) en présence du Salève vu d’un point de vue nouveau à celles de T. à 0 ; 7 lorsqu’on lui présente son biberon à l’envers (op. cit., obs. 78) : dans les deux cas, l’objet est censé changer réellement de dimensions et de forme, le petit Salève caché derrière le grand « devrait être là  » comme la tétine de caoutchouc que T. cherche du mauvais côté du biberon, le Salève se « déforme » comme le soleil quand il semble se résorber dans les nuages, etc. De même un lac qui semble s’étendre lorsque l’on monte s’agrandit réellement, etc. Il est très curieux également de voir L. à 2 ; 5 encore (obs. 129), alors qu’il n’existe plus de problème pour elle quant aux déplacements et à la permanence des objets proches, se demander si un oncle qu’elle voit partir en auto ou un bébé qu’elle voit s’éloigner sur la route dans sa voiture ne se retrouveront pas immédiatement après dans la maison, à l’endroit où ils ont été vus antérieurement.
Quant aux notions relatives aux mouvements apparents des arbres et des montagnes, qui sont pris pour des déplacements réels jusque vers six à sept ans, elles reproduisent les attitudes du nourrisson de quelques mois en ce qui concerne les mouvements proches, par exemple lorsque remuant la tête il ne peut décider si les déplacements perçus sur les objets sont apparents ou réels. Or, dans les deux cas, la détermination des mouvements réels est due à une organisation des déplacements perçus prenant la forme d’un « groupe » c’est-à -dire permettant leur composition réversible (avec retour à la position initiale pouvant être assurée par un mouvement de l’objet ou du sujet lui-même). De même les comportements relatifs aux ombres, outre leur aspect intéressant la notion d’objets, rappellent à bien des égards l’évolution des conduites sensori-motrices se rapportant aux écrans et font appel à des relations projectives du même ordre.
Enfin, on constate que les mêmes mécanismes se retrouvent à propos du temps, les successions pratiques et estimations des durées d’action se transposant sans plus sur le plan de la représentation tandis que les successions et durées portant sur le temps lointain (sur le temps tel qu’il se présente dans l’espace lointain, par exemple « chez les nègres », ou sur les grandes durées telles que les âges relatifs de deux personnages) donnent lieu à une nouvelle construction. Or cette dernière reproduit d’abord le mécanisme des « séries subjectives » propre aux premiers niveaux sensori-moteurs, avant d’atteindre la sériation exacte et opératoire qui correspond aux séries pratiques objectives.
Au total, il apparaît donc que les catégories représentatives de l’objet, de l’espace et du temps, procédant à partir d’un noyau constitué par les schèmes sensori-moteurs d’ordre spatio-temporel et relatifs à l’action sur les objets proches, aboutissent à intégrer ces schèmes dans une nouvelle construction portant sur l’espace et le temps lointains aussi bien que proches, mais que cette nouvelle construction repasse par des phases analogues à celles du développement sensori-moteur. À cet égard, le niveau du préconcept, s’étendant de l’apparition du langage à quatre ans ou 4 ; 6, correspond à celui dans lequel les objets n’ont point encore d’identité permanente ni l’espace et le temps d’organisation objective ; le niveau de l’intuition fait transition comme les niveaux sensori-moteurs intermédiaires et celui des opérations achève l’édifice comme celui des coordinations pratiques du stade VI de l’intelligence sensori-motrice. Mais comment expliquer ces décalages et ces correspondances ? C’est ce qui nous reste à examiner brièvement.
§ 6. Conclusions : préconcept, intuition et opération🔗
Nous avons analysé jadis comment l’adaptation sensori-motrice dès les dix-huit premiers mois aboutit à la construction d’un univers pratique proche, par un équilibre progressif entre l’assimilation des choses aux schèmes de l’activité propre et l’accommodation de ceux-ci aux données de l’expérience. L’adaptation représentative prolonge en un sens exactement ce processus, mais à de plus grandes distances spatio-temporelles, rendues possibles grâce à l’évocation des objets et des événements en dehors du champ perceptif, par le moyen des images symboliques, des signes et de la pensée. Autrement dit, en plus des objets proches et perceptibles, elle a à s’adapter à l’univers lointain, dans l’espace et le temps, ainsi qu’à l’univers des autres.
Or, dans le cas des catégories réelles ou spatio-temporelles, comment s’effectue cette adaptation ? Par une extension progressive des schèmes sensori-moteurs, autrement dit des schèmes de mouvements et de perceptions. Mais c’est l’accommodation imitative propre à ces schèmes qui, nous l’avons vu au chap. III, engendre l’image et constitue ainsi les signifiants individuels qui servent de support à l’assimilation représentative. Il est donc très naturel que, une fois dissociés de leur point de contact avec le réel immédiat, donc de la perception et du mouvement actuels, les schèmes ainsi employés, soit à titre de signifiants soit à titre de significations, perdent, en s’assimilant de nouveaux domaines, l’équilibre qui les caractérisait sur le terrain de départ ; et il n’est pas moins compréhensible que la manière dont l’équilibre se retrouvera progressivement entre l’accommodation et l’assimilation représentatives reproduira alors, dans les grandes lignes, les phases de la construction sensori-motrice précédente.
Le premier stade (1 ; 6-2 ans à  4 ou 4 ; 6) sera donc caractérisé à la fois par une assimilation égocentrique, réduisant les données de l’espace et du temps lointains à celles de l’activité propre immédiate, et par une accommodation imitative symbolisant au moyen d’images particulières la réalité représentée faute de pouvoir s’accommoder aux transformations nouvelles en jeu. On reconnaît là la structure du préconcept dont nous avons vu qu’elle explique l’animisme, l’artificialisme et les participations magico-phénoménistes (l’« amain », etc.) de même que la propriété caractéristique des objets lointains d’être à la fois un et à plusieurs exemplaires selon les situations qu’ils occupent (« la » lune comme « la » limace ou comme l’oncle et le bébé qu’on pourrait retrouver après leur départ à leur place habituelle). Quant à l’espace et au temps eux-mêmes, ils sont réduits à leurs qualités perceptibles considérées à l’échelle proche ou pratique et ne présentent encore aucune des coordinations qui permettra de les structurer dans leur généralité 11.
Durant le second stade (quatre-cinq à sept-huit ans), l’assimilation et l’accommodation tendent à s’équilibrer, mais n’y parviennent que dans le cadre de certaines configurations privilégiées. Par exemple J. admet à 6 ; 7 (8) l’égalité des deux distances A B et B A jugées horizontales, tandis que cette égalité serait mise en doute en parcours verticaux ou obliques comme d’autres observations nous l’ont montré depuis. Mais précisément parce qu’elle reste liée à ces structures perceptives, donc à certains états perceptibles privilégiés par opposition aux transformations générales, la pensée demeure imagée et intuitive, c’est-à -dire que l’équilibre entre l’assimilation et l’accommodation n’est point encore permanent. Semi-réversible, par conséquent, mais sans compositions rigoureuses, c’est cette pensée intuitive qui assure la transition entre les préconcepts et les concepts dans la causalité par identification de substances encore conçues comme vivantes, dans les premières coordinations de points de vue (les « amains » bleu et blanc) et surtout dans les premières articulations correctes de l’espace lointain (obs. 131).
Enfin l’achèvement de l’équilibre entre l’assimilation et l’accommodation représentatives se marque à la réversibilité entière atteinte par la pensée, autrement dit à la constitution des opérations (période III). Mais dans le domaine spatio-temporel qui nous intéresse ici, ces opérations n’excluent en rien et semblent même appeler la représentation imagée, au point que l’on parle de l’« intuition » géométrique, non pas seulement dans un sens limitatif, pour l’opposer au raisonnement sur l’espace, mais souvent aussi dans le sens d’une faculté intermédiaire entre le sensible et l’opératoire (au sens de Kant). Il y a là un point très important à signaler des relations entre le schème imagé et l’opération. Comme nous avons cherché à le montrer ailleurs, le caractère d’objet unique propre au temps ou à un espace considéré ne s’oppose en rien à leur nature opératoire et ne légitime nullement la conception de « formes a priori de la sensibilité ». Il existe, en effet, deux sortes d’opérations intellectuelles : les opérations logico-arithmétiques qui consistent à relier les objets entre eux sous forme de classes, de relations et de nombres, conformément aux « groupements » et aux « groupes » qui s’y rapportent, et les opérations infra-logiques ou spatio-temporelles, qui consistent à relier non pas les objets, mais les éléments d’objets totaux : à l’emboîtement des classes correspond alors, dans l’infralogique, la partition ou l’emboîtement des parties ; aux relations asymétriques correspondent les opérations de placement (ordre) et de déplacement et au nombre correspond la mesure. Tout en constituant des objets uniques, l’espace et le temps sont donc des systèmes d’opérations, correspondant univoquement aux opérations logico-arithmétiques, mais distinctes par leur échelle. Or, comme toutes les opérations, ces opérations spatio-temporelles ne sont que des schèmes sensori-moteurs devenus intuitifs puis réversibles au terme d’un développement défini par l’équilibre progressif de l’assimilation et de l’accommodation. Seulement, à la différence des schèmes logico-arithmétiques, il s’agit ici de schèmes relatifs aux objets et non pas à leurs ensembles. Par conséquent, les images résultant de l’accommodation à ces objets se trouvent dans une tout autre situation, par rapport à ces opérations, que par rapport à celles qui portent sur les classes, les relations logiques et les nombres. Dans ce dernier cas, en effet, l’image d’un objet n’est qu’un symbole de l’ensemble, un symbole qui usurpe le rang de substitut ou d’exemple représentatif privilégié, au niveau du préconcept ou de l’intuition, mais qui, au niveau de la pensée opératoire, est réduit au rang de simple symbole, utile parfois mais inadéquat, et servant de simple adjuvant au signe verbal. Dans le cas des opérations spatio-temporelles, au contraire, l’image reste à l’échelle de l’opération, puisque celle-ci porte sur l’objet lui-même : l’image est alors l’expression d’une accommodation dont l’équilibre avec l’assimilation constitue précisément l’opération. C’est pourquoi il existe une intuition géométrique à peu près adéquate au raisonnement opératoire portant sur l’espace tandis que le langage courant présente quelque maladresse à en exprimer le détail. Mais nous disons seulement « à peu près » adéquate, car, née du schème sensori-moteur, l’image reste limitée par les cadres de l’échelle perceptive, tandis que l’opération, une fois constituée en sa capacité indéfinie de composition réversible, devient susceptible de toutes les généralisations. Aussi bien, la grande différence entre l’intuition spatiale naïve, du niveau de la pensée intuitive ou préopératoire, et l’intuition proprement géométrique subsistant au niveau des opérations infralogiques ou spatio-temporelles, est que la première tient lieu de raisonnement ou tout au moins le détermine, tandis que la seconde accompagne simplement le raisonnement opératoire jusqu’où elle le peut, et lui reste toujours subordonnée. On n’en constate pas moins, et c’est par là que nous pouvons terminer ce chapitre, l’admirable unité de développement qui, du schème sensori-moteur conduit à la représentation spatio-temporelle par l’intermédiaire des formes de pensée préconceptuelle et intuitive.