La Formation du symbole chez l’enfant : imitation, jeu et rêve, image et représentation ()
Chapitre premier.
Les trois premiers stades : absence d’imitation, imitation sporadique et débuts d’imitation systématique
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À quel niveau du développement faire débuter l’imitation ? Les variations des auteurs sur ce sujet montrent assez les difficultés d’une coupure nette entre l’imitation proprement représentative et ses multiples formes préparatoires (échocinésie, etc.). Wallon s’avance jusqu’à dire que l’« imitation ne survient pas avant la seconde moitié de la seconde année » 1, opinion admissible dans l’hypothèse d’une évolution mentale par paliers discontinus, mais qui suppose ainsi le problème résolu d’avance dans le sens d’une opposition absolue entre le représentatif et le sensori-moteur. En réalité, même si l’on parvenait sans arbitraire à rattacher les divers stades de la vie mentale à des étages neurologiques bien distincts (ce qui constitue une tâche fort légitime, mais au sujet de laquelle l’histoire des théories psycho-physiologiques nous enseigne quelque prudence), il restera toujours qu’à la discontinuité relative des structures correspond une certaine continuité fonctionnelle, telle que chacune d’entre elles prépare les suivantes tout en utilisant les précédentes. Ce n’est nullement une explication que de constater la mise en œuvre successive d’appareils psycho-neurologiques superposés, même en précisant comment chacun s’intègre les précédents. À ce point de vue, naturel au clinicien, le psychologue désireux de mettre à profit les enseignements de l’embryologie expérimentale ne peut qu’opposer celui d’une comparaison plus complète entre la psychogenèse et l’organo-genèse : les divers stades que l’embryologie discerne dans la construction d’un corps vivant ne sont pas seulement, en effet, caractérisés par une suite de structurations bien distinctes et discontinues, mais aussi par une dynamique, dont le fonctionnement requiert à la fois la continuité et une certaine direction, celle-ci étant à concevoir comme une tendance à l’équilibre ou état d’achèvement de la croissance 2.
C’est pourquoi, en étudiant la naissance de l’intelligence (voir N. I.) avons-nous dû remonter jusqu’au réflexe pour suivre sans pratiquer de coupures arbitraires l’activité assimilatrice qui aboutit à l’organisation des schèmes adaptés finaux, car seul un principe de continuité fonctionnelle permet d’interpréter la diversité indéfinie des structures. De même, si donc nous appelons imitation l’acte par lequel un modèle est reproduit (ce qui n’implique en rien la représentation de ce modèle, car il peut être simplement « perçu ») nous nous trouvons aussi dans l’obligation de suivre pas à pas, selon les mêmes stades que ceux des activités sensori-motrices en général, toutes les conduites pouvant aboutir à ce résultat, et cela dès les réflexes.
§ 1. Le premier stade : la préparation réflexe🔗
La reproduction d’un modèle semble impliquer un élément d’acquisition en fonction de l’expérience : aussi bien l’imitation paraît-elle devoir être exclue, en quelque sorte par définition, du niveau des purs réflexes. Mais tant de bons esprits ont cru à une hérédité de l’imitation (en tant que technique et non pas seulement de tendance) qu’il vaut la peine d’examiner la question. Partons des seuls faits que nous ayons pu recueillir à cet égard sur nos propres enfants 3 :
Obs. 1. — T., dès la nuit suivant sa naissance, est réveillé par les nouveau-nés voisins de sa couchette et se met à pleurer en chœur avec eux. À 0 ; 0 (3), il est dans un état de somnolence sans dormir à proprement parler, lorsque l’un des autres bébés se met à hurler : il ne tarde pas à pleurer lui-même. À 0 ; 0 (4) et 0 ; 0 (6) il se remet à gémir, puis commence à pleurer réellement lorsque j’essaie d’imiter ses gémissements interrompus. Un simple sifflement ou des cris quelconques ne déclenchent par contre aucune réaction.
On peut interpréter ces observations banales de deux manières, mais dont aucune ne nous paraît conduire à parler encore d’imitation. Il est possible, d’abord, que les pleurs de ses voisins réveillent simplement le nouveau-né et l’excitent désagréablement, sans qu’il établisse de rapport entre les sons entendus et les siens propres, tandis qu’un sifflement ou un cri le laissent indifférent. Seulement, il se peut aussi que les pleurs s’engendrent par leur répétition même, grâce à une sorte d’« exercice réflexe » analogue à celui que nous avons noté à propos de la succion 4, mais avec renforcement de la phonation par l’intermédiaire de l’ouïe (de l’audition des sons émis grâce à cette phonation même). En ce second cas, les cris des autres bébés renforceraient le réflexe vocal par confusion avec les sons propres.
Dans l’un et l’autre cas, on voit donc qu’il n’y a pas imitation mais simple déclenchement du réflexe par un excitant externe. Seulement, si les mécanismes réflexes n’engendrent ainsi aucune imitation, leur fonctionnement implique cependant certains processus qui rendront possible l’imitation au cours des stades suivants. Dans la mesure où le réflexe conduit à des répétitions, qui durent au-delà de l’excitation initiale (cf. la succion à vide, etc.) c’est qu’il s’exerce par assimilation fonctionnelle, et cet exercice, sans constituer encore une acquisition en fonction de l’expérience extérieure, la rendra possible avec les premiers conditionnements. La transition est même si insensible qu’il est bien difficile de savoir, dans le cas de cette obs. 1, s’il s’agit d’un début de conditionnement ou non. Mais, si la seconde des deux interprétations est la bonne, c’est-à -dire si les pleurs entendus renforcent les pleurs propres par confusion ou indifférenciation, on voit poindre le moment où l’exercice réflexe donnera lieu à une assimilation reproductrice par incorporation d’éléments extérieurs au schème réflexe lui-même : les premières imitations seront alors possibles.
§ 2. Le second stade : imitation sporadique🔗
Le second stade est précisément caractérisé par le fait que les schèmes réflexes commencent à s’assimiler certains éléments extérieurs et à s’élargir ainsi, en fonction d’une expérience proprement acquise, sous la forme de réactions circulaires « différenciées ». P. ex. dans le domaine de la succion, le schème réflexe s’enrichit de gestes nouveaux tels que d’introduire systématiquement le pouce dans la bouche. Il en est également ainsi lorsque les cris réflexes se différencient en vagissements ou en vocalises reproduits pour eux-mêmes, lorsque la vision se prolonge en accommodations aux mouvements de l’objet, etc. Or, c’est dans l’exacte mesure où les schèmes s’incorporent de la sorte des éléments nouveaux que l’accommodation à ces éléments est elle-même susceptible de se prolonger en imitation dans la mesure où les modèles proposés leur sont identiques : en effet, l’accommodation aux données nouvelles va de pair, durant ce second stade, avec la possibilité de les retrouver par assimilation reproductrice. C’est ainsi dans la mesure où l’enfant accommode son ouïe et sa phonation à un son nouveau différenciant ses vagissements, qu’il est capable de les reproduire par réactions circulaires. Dès lors il suffira que le sujet entende le son en question, même si ce n’est pas lui qui vient de l’émettre, pour que le son entendu soit assimilé au schème correspondant et que l’accommodation du schème à cette donnée se prolonge en imitation.
Deux conditions sont donc nécessaires pour qu’apparaisse l’imitation : que les schèmes soient susceptibles de différenciation en présence des données de l’expérience, et que le modèle soit perçu par l’enfant comme analogue aux résultats auxquels il parvient de lui-même, donc que ce modèle soit assimilé à un schème circulaire déjà acquis.
Ces deux conditions sont en particulier remplies dès le second mois dans le cas de la phonation :
Obs. 2. — T., à 0 ; 1 (4), est bien réveillé et regarde devant lui, immobile et silencieux. À trois reprises, alors, les pleurs de L. (4 ans) déclenchent les siens. Une telle réaction semble bien distincte de celles de l’obs. 1 : en effet, sitôt que L. cesse de pleurer, il s’arrête lui-même : il paraît donc y avoir contagion nette et non plus seulement ébranlement d’un réflexe par un excitant adéquat,
À 0 ; 1 (9) T. entretient pour la première fois, par réaction circulaire, un gémissement précédant en général ses pleurs. Je l’imite alors, du moment où son gémissement vient de tourner en pleurs : il cesse de pleurer, pour revenir au son antérieur 5.
À 0 ; 1 (22), il produit certains sons spontanément tels que eu, ê, etc. Or il paraît redoubler, avec ou sans sourire, lorsqu’on les reproduit devant lui après qu’il les a émis lui-même. Même remarque à 0 ; 1 (23), à 0 ; 1 (30).
À 0 ; 2 (11), après qu’il a fait la, le, etc., je reproduis ces sons. Il reprend alors sept fois sur neuf, longuement et clairement. Le même jour, je reproduis les sons qui lui sont habituels sans qu’il ait vocalisé lui-même depuis plus d’une demi-heure : il sourit silencieusement, puis se met à gazouiller, en cessant de sourire. Il ne reproduit pas chaque son pour lui-même, mais émet des sons sous l’influence de ma voix, lorsque je m’en tiens à ceux qui lui sont connus.
À 0 ; 2 (14), il écoute sans broncher les éclats de voix d’une demi-douzaine de fillettes. Mais dès que je produis quelques sons rappelant les siens, il se met à chanter.
À 0 ; 2 (17) il m’imite dès que j’émets des sons identiques aux siens (tels que arr) ou même lorsque mes intonations seules lui rappellent les siennes. Il m’imite encore lorsqu’il n’a pas lui-même chanté juste auparavant : il commence alors par sourire, puis fait effort avec la bouche ouverte (en restant un instant silencieux), puis enfin seulement produit un son. Un tel comportement indique clairement l’existence d’une recherche proprement dite d’imitation.
À 0 ; 2 (25) je fais « aa » : long effort impuissant, la bouche ouverte, puis léger son. Enfin, sourire large et imitation régulière.
En bref, il y a eu chez T., dès 0 ; 1 (4) une sorte de contagion vocale laquelle s’est prolongée en une excitation mutuelle globale, puis à 0 ; 2 (17) et 0 ; 2 (25) en un effort d’imitation différenciée. Mais, de là , jusqu’à la fin du stade, cette dernière ne s’est pas développée ; l’imitation mutuelle a subsisté seule et, sporadiquement, s’est présenté un essai de reproduire tel ou tel son particulier émis spontanément peu avant l’expérience.
Obs. 3. — Chez J. la contagion vocale semble n’avoir commencé que durant la seconde moitié du deuxième mois. À 0 ; 1 (20) et 0 ; 1 (27), par exemple, je relève des éclats de voix en réponse à la voix maternelle. À 0 ; 2 (3) elle répond une vingtaine de fois dans les mêmes circonstances, en s’arrêtant entre deux et, à 0 ; 2 (4) elle reproduit certains sons particuliers qu’elle a émis spontanément peu auparavant.
Puis, plus encore que chez T., il s’est produit une sorte de période de latence, durant laquelle J. a continué à présenter de la contagion vocale et parfois de l’imitation mutuelle, mais sans effort d’imitation des sons en tant que particuliers. À 0 ; 5 (5) encore je note que J. répond à la voix sans imiter le son spécialisé qu’elle entend.
À 0 ; 5 (12) J. est silencieuse depuis un long moment lorsque je fais « rra » deux ou trois fois : elle me regarde attentivement, puis brusquement se met à chanter sans imiter le son lui-même. Mêmes obs. à 0 ; 6 (0), à 0 ; 6 (6), à 0 ; 6 (16), etc.
À 0 ; 6 (25) par contre débute une phase d’imitation beaucoup plus systématique qui caractérise le troisième stade (J. est en retard par rapport à son frère et à sa sœur. Voir N. I.)
Obs. 4. — L. émet spontanément le son rra dès 0 ; 1 (21), mais ne réagit pas d’emblée lorsque je le reproduis. À 0 ; 1 (24), par contre, quand je fais « âa » d’une manière prolongée, elle émet deux fois un son analogue, bien que silencieuse depuis un quart d’heure.
À 0 ; 1 (25) elle me regarde alors que je fais « a, ha, ha, rra », etc. J’observe quelques mouvements de sa bouche, non de succion mais de vocalise. Elle aboutit une ou deux fois à des sons assez vagues, sans imitation proprement dite mais avec contagion vocale évidente.
À 0 ; 1 (26), lorsque je fais « rra » elle répond par une sorte de roulade « rr » : huit épreuves positives contre trois négatives. Elle ne dit rien durant les intervalles. — Même observation le lendemain, à 0 ; 2 (2), etc.
À 0 ; 3 (5) j’observe une différenciation dans son rire sous forme de certains sons bas et gras. Je les imite : elle répond en les reproduisant assez nettement, mais le fait ne se produit pas lorsqu’elle ne les a point émis juste auparavant.
À 0 ; 3 (24) elle imite aa et, vaguement, arr dans les mêmes circonstances, c’est-à -dire lorsqu’il y a imitation mutuelle.
Rien de nouveau jusque vers 0Â ; 5.
Trois caractères nous paraissent définir cette imitation vocale naissante, propre au second stade. En premier lieu, il y a contagion vocale nette dès le moment où le sujet devient capable de réactions circulaires relatives à la phonation. Autrement dit, la voix d’autrui excite la voix de l’enfant, soit qu’il s’agisse de pleurs soit qu’il s’agisse de sons quelconques. Dans le premier cas la contagion est presque automatique, étant donnée, sans doute, l’émotion concomitante au geste vocal. Dans le second, au contraire, la contagion est soumise à deux sortes de conditions restrictives. Pour exciter la voix du nourrisson, la voix d’autrui doit, d’une part reproduire certains sons familiers, déjà émis par l’enfant, ou certaines intonations, etc., sans que le sujet s’astreigne d’ailleurs pour autant à imiter ces sons eux-mêmes en leurs particularités. D’autre part, il faut que l’enfant s’intéresse aux sons entendus, la contagion n’ayant donc rien d’automatique, mais se présentant comme une sorte de réaction circulaire avec ses caractères de spontanéité. En bref, la contagion vocale n’est qu’une excitation de la voix de l’enfant par celle d’autrui, sans imitation précise des sons entendus.
En second lieu, il y a imitation mutuelle, avec un semblant d’imitation précise, lorsque l’expérimentateur imite l’enfant au moment où celui-ci est en train de répéter tel ou tel son particulier : dans ce cas, le sujet redouble d’efforts, et, excité par la voix d’autrui, il imite en retour le son imité par son partenaire. Il va de soi que, dans un tel cas (par exemple T. à 0 ; 2 (11) répétant la et le après avoir émis ces sons spontanément au début de l’expérience), l’imitation est précise dans la mesure seulement où l’expérimentateur imite l’enfant lui-même : ce dernier ne fait donc pas effort pour s’adapter au son entendu, mais simplement pour conserver celui qu’il émettait juste auparavant, et l’imitation prolonge sans plus la réaction circulaire.
En troisième lieu, il arrive sporadiquement, que l’enfant imite avec une précision relative un son connu (c’est-à -dire un son qu’il a déjà découvert spontanément) sans l’avoir émis tôt auparavant. Par exemple, T., à 0 ; 2 (17) imite le son arr sans exercice préalable et fait effort pour s’y adapter. Mais, durant ce stade, un tel comportement est très exceptionnel et épisodique. A fortiori l’enfant de ce stade ne cherche-t-il jamais à imiter un son nouveau en tant que nouveau.
Que conclure de ces faits ? M. Guillaume, tout en citant des observations analogues dès la fin du second mois (p. 33) dit que « dans les cinq premiers mois, il n’y a aucune apparence d’imitation, si l’on excepte des faits d’un caractère tout à fait exceptionnel » (p. 36) tels que ceux-ci : durant deux semaines, de 0 ; 2 (11) à 0 ; 2 (26) un de ses enfants imite les principaux sons qui lui sont familiers (gue, pou, re) (p. 44). Stern relève un fait analogue à deux mois, Ferretti à trois mois, dix à trois et quatre mois (p. 45), etc. On peut assurément se refuser à appeler imitation la simple excitation de la voix par celle d’autrui, mais la question qui se pose est de savoir si, comme semble l’indiquer M. Guillaume, il y a discontinuité entre cette conduite et l’imitation proprement dite, ou s’il y a continuité relative. Dans l’explication fondée sur les mécanismes de transfert, à laquelle a d’abord songé cet auteur, il est légitime d’admettre la discontinuité. Mais si l’imitation prolonge sans plus l’assimilation reproductrice en se bornant à développer toujours davantage l’élément d’accommodation inhérent aux réactions circulaires, la contagion vocale est bien le début de l’imitation phonique : tout au moins, tous les intermédiaires nous paraissent se présenter entre les faits précédents et ceux des stades ultérieurs.
Pour ce qui est maintenant de la vision, certains faits paraissent constituer de même, dès ce stade, un début d’imitation : ce sont les conduites au moyen desquelles l’enfant prolonge ses mouvements d’accommodation aux déplacements du visage d’autrui :
Obs. 5. — L., à 0 ; 1 (26) tourne la tête 6 spontanément de côté et d’autre. À 0 ; 1 (27), elle regarde ma figure alors que je penche rapidement la tête de gauche à droite : elle reproduit alors aussitôt ce geste, à trois reprises. Je reprends, après un arrêt : elle recommence, et, chose à noter, elle reproduit ce mouvement avec beaucoup plus de netteté lorsque j’ai terminé le mien que pendant la perception.
Je reprends l’expérience les jours suivants et le résultat en est constamment le même. À 0 ; 2 (2), en particulier, elle prolonge clairement et à chaque reprise le mouvement perçu. Le soir du même jour, elle se comporte de même à l’égard d’un mouvement différent : je baisse et relève la tête (par devant et non plus latéralement) et elle me suit des yeux tant que je remue, avec un léger mouvement de tête, puis, dès que je m’interromps, elle reproduit mon mouvement en le marquant beaucoup plus nettement. Tout se passe donc comme si, pendant la perception, elle se bornait à accommoder les mouvements de ses yeux et de sa tête au mouvement perçu et comme si, après la perception, son accommodation se prolongeait en une imitation nette.
Mais il ne s’agit pas d’une pure accommodation perceptive-motrice car, juste après le fait précédent, L. continue de baisser et de relever la tête alors que je recommence à la remuer latéralement : elle reste immobile à me regarder, tant que je remue latéralement, puis dès que je m’interromps, elle balance sa tête verticalement !
À 0 ; 2 (16), par contre, L. différencie nettement les deux mouvements. Elle est dans les bras de sa mère, le torse droit, et en face de moi. Je commence par remuer la tête de haut en bas et de bas en haut. L. reste immobile pendant la perception, sauf de légers mouvements pour suivre du regard mes propres déplacements. Sitôt que je m’interromps, elle reproduit nettement le mouvement et dans le même sens. Après quoi je remue la tête de gauche à droite et vice versa : L. déplace très légèrement sa tête pendant la perception, puis, sitôt que je m’arrête, reproduit mon mouvement dans le sens indiqué. Sa mère, qui la tenait, a senti nettement la différence des mouvements de l’épine dorsale et des muscles.
Mêmes réactions différenciées à 0 ; 2 (20), à 0 ; 2 (24), etc. Je note encore la chose à 0 ; 3 (18), à 0 ; 3 (30) et au cours du stade suivant.
Obs. 6. — Les réactions de T. m’ont paru plus indécises au début, mais se sont précisées dès 0 ; 3 environ.
À 0 ; 1 (30), je balance en face de lui la tête à gauche et à droite en faisant « ta, ta, ta, ta » (deux fois à gauche et deux fois à droite). Il me regarde avec attention et suit mon mouvement. Quand j’ai fini il émet quelques sons en souriant, puis, semble-t-il, exécute lui-même quelques mouvements de tête qui prolongent l’accommodation. Mais la chose est peu sûre car, dès qu’il cesse de fixer un objet, il exécute en général de lui-même des mouvements spontanés analogues. Tout ce que l’on peut dire (et j’ai repris la chose les jours suivants) est qu’il semble remuer davantage sa tête après que j’ai balancé la mienne.
À 0 ; 2 (7) l’imitation des mouvements latéraux semble plus claire : il me regarde en me suivant des yeux, puis sourit, puis balance sa tête assez distinctement. Même réaction à 0 ; 2 (23).
À 0 ; 3 (1) je déplace ma main horizontalement devant les yeux de T. : il la suit du regard, puis, quand je m’arrête, continue le mouvement en remuant sa tête latéralement. Même réaction avec un hochet.
À 0 ; 3 (4) T. est dans les bras de sa mère ; il se tient droit et immobile. Je penche la tête à gauche et à droite : il me suit du regard, avec de légers mouvements, puis, quand je m’interromps, imite nettement. Les jours suivants, la réaction se reproduit. Dès 0 ; 3 (21), en particulier, T. remue la tête dès que je remue la mienne, ou balance mes mains, etc. Dans la suite, ce geste, de plus en plus fréquent, se mue en procédé pour agir sur les hochets suspendus (troisième stade).
Un tel comportement, particulièrement net chez L., est bien de nature à nous faire comprendre ce qu’est l’imitation à ses débuts : le prolongement de l’accommodation au sein des réactions circulaires déjà en fonction, c’est-à -dire des activités complexes d’assimilation et d’accommodation réunies.
On se rappelle, en effet, que toute conduite perceptive initiale (visuelle, auditive, etc.) nous est apparue (N. I., chap. II), non pas comme un acte simple, mais comme une activité assimilatrice susceptible d’exercice ou de répétition et par là même de récognition et de généralisation. L’accommodation des organes des sens à l’objectif et des mouvements de ces organes à ceux des choses ne saurait donc constituer, s’il en est ainsi, une donnée première, mais demeure toujours relative à l’assimilation de l’objet à l’activité même du sujet 7. C’est pourquoi le sujet et l’objet commencent par ne faire qu’un, au point que la conscience primitive ne distingue en rien ce qui appartient à l’un et ce qui ressortit à l’autre.
Dès lors, toute accommodation aux données extérieures tend à se répéter puisque indifférenciée de l’assimilation reproductrice elle-même, et, sitôt que l’accommodation dépasse le niveau du pur réflexe pour tenir compte de l’expérience, cette répétition de l’acte entier constitue la réaction circulaire primaire. Dans les circonstances ordinaires, c’est-à -dire lorsque l’activité de l’objet n’entretient pas, par une convergence spéciale, celle du sujet, cette tendance à la répétition se manifeste simplement sous la forme d’un besoin d’entretenir la perception, mais celle-ci cesse avec, ou peu après, la disparition de l’objet ou du spectacle perçu. Mais lorsque, par exception, l’objet lui-même répond à l’activité assimilatrice du sujet en l’entretenant de l’extérieur, l’accommodation à l’objet se prolonge au-delà de la perception et c’est précisément ce phénomène qui constitue le début de l’imitation. C’est ainsi que la convergence entre la voix d’autrui et la phonation propre entretient celle-ci, comme on vient de le constater.
Mais si l’exemple de la phonation nous a simplement permis de constater le fait, celui de la vision des mouvements de la figure d’autrui nous permet d’en analyser le mécanisme. Dans ce cas, en effet, l’enfant est obligé, pour suivre les mouvements de la personne qu’il regarde, de faire exactement les mêmes mouvements de tête que ceux du modèle (et cela bien avant de savoir, il va de soi, qu’il existe une ressemblance entre le visage des autres et le sien). Dès lors, pour conserver sa perception des mouvements d’autrui (c’est-à -dire pour continuer à voir la figure d’autrui se déplacer), il suffit à l’enfant de reproduire ses propres mouvements d’accommodation : sitôt qu’il remue la tête, il constate que celle d’autrui paraît se balancer à nouveau. Cette imitation n’a d’ailleurs rien de spécifique par rapport au visage d’autrui, car les mouvements de la main, d’un hochet, etc., déclenchent la même réaction : c’est donc le mouvement comme tel, en tant que perçu visuellement, qui est imité ici, et non pas seulement les mouvements de la tête.
L’imitation naissante apparaît donc, en un tel exemple, comme un simple prolongement des mouvements d’accommodation, pour autant bien entendu que ceux-ci font partie d’une réaction circulaire déjà constituée ou d’une activité assimilatrice globale. Or, pour ce qui est de la phonation examinée précédemment, le phénomène est exactement le même, sauf en ce qui concerne le contenu de la perception à conserver. En vagissant ou en chantant l’enfant perçoit un son qu’il désire entretenir ou répéter, et, comme cette perception fait partie d’un schème global d’assimilation à la fois phonique et auditif (c’est au moment où se coordonnent la voix et l’ouïe que la réaction circulaire primaire, due à l’expérience, dépasse le simple réflexe vocal), le sujet parvient sans plus à reproduire ce son, l’accommodation auditive à la voix propre dépendant ainsi de l’assimilation vocale reproductrice. Lorsque maintenant, l’enfant entend chez autrui des sons analogues à ceux qu’il sait émettre lui-même, l’accommodation à ces sons est inséparable d’un schème d’assimilation déjà tout préparé et met ainsi sans plus ce schème en activité, d’où l’imitation. Dans le cas de la phonation comme dans celui de la vision, le modèle auquel s’accommode l’enfant est donc assimilé à un schème connu, et c’est ce qui permet à l’accommodation de se prolonger en imitation. L’accommodation et l’assimilation sont même si indifférenciées à ce stade que l’imitation pourrait être aussi bien conçue comme dérivant de la seconde que de la première. Mais, ainsi que nous le verrons dans la suite, l’imitation des modèles nouveaux développe de plus en plus l’accommodation elle-même. C’est donc seulement lorsque l’imitation demeure limitée à la reproduction des sons ou des gestes déjà exécutés spontanément par l’enfant que la distinction est malaisée.
Un troisième exemple confirmera ces premières hypothèses : c’est celui de la préhension. Si les interprétations qui précèdent sont fondées, il nous faut s’attendre, en effet, à ce que toute coordination nouvelle ou réaction circulaire récemment acquise donne lieu à quelque imitation dans la mesure où les mouvements d’autrui peuvent être assimilés par analogie globale à ceux qui sont perçus sur le corps propre. Or, c’est ce qui se produit précisément dans le domaine de la préhension : dès que, durant la troisième des cinq étapes que nous avons distinguées dans l’apprentissage de la préhension (N. I., chap. II, § 4), l’enfant devient capable de coordonner les mouvements de ses mains avec sa vision, il acquiert du même coup le pouvoir d’imiter certains mouvements des mains d’autrui, par assimilation de celles-ci aux siennes :
Obs. 7. — On a vu (N. I., obs. 74) comment T. s’est mis, dès 0 ; 3 (3), à saisir ma main, à l’exclusion de tout autre objectif visuel, sans doute parce qu’il assimilait ma main à la sienne et avait l’habitude de se prendre les mains à l’intérieur du champ de sa vision (obs. 73). Cette interprétation a pu paraître hasardeuse, tant sont disproportionnées l’apparence visuelle de la main d’autrui et celle de la main d’un enfant de trois mois. Néanmoins, dès 0 ; 3 (4), j’ai pu établir chez T. l’existence d’une imitation des déplacements de la main. Il est donc difficile de rendre compte de l’apparition simultanée de ces deux conduites sans admettre une telle assimilation.
À 0 ; 3 (4), en effet, il suffit que je lui présente ma main de près pour qu’il la saisisse et que je la lui montre de loin pour qu’il se prenne les mains, tandis qu’il ne réagit ainsi pour aucun autre objet. Une heure après avoir fait cette constatation, je me mets devant l’enfant, à une certaine distance et, au lieu de présenter ma main immobile, j’écarte mes mains et les joins alternativement : T. qui est en train de sucer son pouce, retire sa main de la bouche tout en me regardant avec une grande attention, puis reproduit trois fois nettement ce mouvement.
Le soir du même jour, il se réveille après un long somme et, encore assez abruti de sommeil, regarde une dame à côté de son berceau puis examine mes mains, qui vont et viennent. Il les fixe sans arrêt, mais, pendant une ou deux minutes, ne remue pas les siennes (il a les bras étendus, posés sur son oreiller). Je m’arrête : toujours rien. Je reprends : il me regarde avec une attention soutenue, puis remue sur place ses mains, les rapproche lentement, et, brusquement, les relie l’une à l’autre d’un large mouvement. Je m’arrête à nouveau : il laisse retomber ses mains chacune d’un côté. Je recommence : il joint cette fois immédiatement les mains. Mêmes réactions une troisième et une quatrième fois, après quoi il cesse de regarder mes mains pour considérer les siennes et les sucer.
À 0 ; 3 (5) il regarde longtemps mes mains sans bouger, puis remue les siennes, d’abord doucement, ensuite plus fort. Il les rapproche enfin jusqu’à 5 cm l’une de l’autre (sans les voir). Une heure après même réaction, mais comme mes mains sont près de lui, il s’en empare, l’intérêt de la préhension l’emportant sur l’imitation.
À 0 ; 3 (6) même réaction. Par contre durant les quatrième et cinquième étapes de la préhension, il recommence à imiter nettement le mouvement de joindre et d’écarter les mains. Je note en particulier la chose à 0 ; 3 (8) et à 0 ; 3 (23), ainsi que durant tout le troisième stade.
Obs. 8. — J., à 0 ; 5 (5), en est encore à la troisième étape de la préhension (voir N. I., obs. 70), et regarde plusieurs fois ses mains jointes. J’essaie alors d’écarter et de joindre mes mains alternativement, en me plaçant devant elle : Elle me regarde avec grande attention et reproduit trois fois le geste. Quand je m’arrête elle s’arrête, puis reprend avec moi, le tout sans regarder ses propres mains tandis qu’elle n’a pas quitté les miennes des yeux.
À 0 ; 5 (6) et 0 ; 5 (7) elle ne réussit plus l’épreuve, peut-être parce que je suis à côté d’elle et non pas en face. À 0 ; 5 (8), par contre, alors que je reprends mon mouvement devant elle, elle m’imite quatorze fois en 1’ 50”. Je n’ai moi-même exécuté le mouvement qu’une quarantaine de fois. Après que j’ai cessé elle ne le reproduit plus que trois fois en cinq minutes : il y a donc imitation nette.
De tels faits nous paraissent confirmer les interprétations esquissées à propos des mouvements d’accommodation à la vision. Avant d’imiter le mouvement de mes mains, J. et T. étaient en possession d’un schème précis, à la fois manuel et visuel : joindre ou écarter les mains, et les regarder agir ainsi. Par conséquent, lorsqu’il regarde mes propres mains, qui se livrent au même mouvement, l’enfant, tout en accommodant son regard à leurs déplacements, les assimile au schème déjà connu. Une telle assimilation n’a rien de mystérieux ; c’est une simple assimilation récognitive analogue à celle qui permet à l’enfant de reconnaître ses parents à distance indépendamment des changements de dimension apparente, ou à celle qui lui permet de sourire d’emblée à certaines personnes inconnues, mais ressemblant aux visages familiers, tandis qu’il demeure inquiet devant d’autres (N. I., obs. 37). Assimilant ainsi les mains d’autrui aux siennes, sans les confondre, ni les distinguer nécessairement (il n’y a encore à ce stade ni objets individuels ni genres proprement dits), il agit conformément au schème correspondant, l’assimilation récognitive étant encore, durant le second stade, indissociable de l’assimilation reproductrice. L’imitation du mouvement des mains n’est donc, comme les précédentes, qu’un prolongement de l’accommodation dû au fait que le modèle est assimilé à un schème déjà constitué. L’imitation ne se différencie donc encore qu’à peine de l’assimilation et de l’accommodation réunies propres aux réactions circulaires primaires.
Mais une telle interprétation des débuts de l’imitation par l’assimilation et l’accommodation réunies soulève une difficulté qu’il faut analyser d’emblée : l’imitation suppose-t-elle dès le principe un acte d’assimilation (puisque l’accommodation que prolonge l’imitation est nécessairement l’accommodation d’un schème assimilateur, et que l’accommodation imitative ne se différenciera de façon toujours plus complète qu’avec la reproduction des modèles nouveaux), ou bien, comme on l’a soutenu, l’assimilation du modèle et du geste imitateur est-elle un produit de l’imitation elle-même ?
On sait, en effet, qu’à la suite de sa profonde critique des théories courantes, M. Guillaume en est venu à considérer l’imitation comme due à un véritable dressage, réglé par un jeu de « transferts » variés : l’enfant n’aurait donc pas besoin, pour copier les gestes ou la voix d’autrui, de les assimiler aux siens propres et il lui suffirait de se régler sur certains signaux sans savoir comment il agit, la convergence involontaire de ses actes avec ceux d’autrui entraînant ensuite, mais seulement après coup, la conscience de l’assimilation. De plus, dans les cas où l’imitation vient se greffer sur une réaction circulaire déjà acquise, il en serait de même, puisque, selon M. Guillaume (Imitation, p. 86-87) la perception, dans la réaction circulaire, ne serait pas d’emblée motrice mais acquerrait ce caractère par transfert également : l’extension du transfert sur des signaux nouveaux expliquerait alors le passage de la réaction circulaire (ou imitation de soi-même) à l’imitation d’autrui, et, dans ce cas encore, l’assimilation ne serait donc pas nécessaire à l’imitation, mais en résulterait au contraire.
Mais deux difficultés inhérentes à cette thèse nous empêchent de l’accepter sans plus, quitte à laisser une part, que nous ferons à la suite des observations de M. Guillaume, à l’imitation par dressage, laquelle est alors à distinguer de l’imitation avec assimilation directe.
En ce qui concerne, d’abord, la réaction circulaire, comment expliquer que la perception s’« associe » à un mouvement et qu’elle acquiert une efficacité motrice, si elle n’en présente pas dès le début ? Il ne saurait être question d’une association passivement subie, car l’activité de l’enfant serait alors sans cesse ballottée au gré des coïncidences les plus variées : il tousserait toujours, p. ex., en face d’un hochet pour l’avoir regardé pendant un accès de toux, etc. La répétition des associations ne saurait non plus être invoquée telle quelle, car elle ne joue qu’en liaison avec une sanction : l’association n’est donc pas un fait premier, mais se constitue en fonction seulement d’une totalité complexe caractérisée par la poursuite d’un but. C’est bien d’ailleurs ce qu’a reconnu d’emblée M. Guillaume, dont on sait assez qu’ultérieurement à son ouvrage sur l’imitation il s’est rallié à la psychologie de la Forme : pour donner lieu à un effort de répétition et acquérir ainsi une efficacité motrice, a-t-il dit dès le début, une perception doit présenter une « signification » ou un « intérêt ». Nous demanderons alors : signification par rapport à quoi, et intérêt à l’égard de quoi ? Il est clair que tous deux ne se conçoivent que par référence à un schème d’action, dont la « signification » exprime l’aspect intellectuel et l’intérêt l’aspect affectif. Une perception n’est pas d’abord intéressante ou significative, pour acquérir ensuite une efficacité motrice pas association avec un mouvement : elle est intéressante ou significative en tant qu’elle intervient dans le fonctionnement d’une action et qu’elle est ainsi assimilée à un schème sensori-moteur. Le fait premier n’est donc ni la perception, ni le mouvement, ni l’association entre eux, mais bien l’assimilation de l’objet perçu à un schème d’action, lequel est à la fois reproduction motrice et récognition perceptive, c’est-à -dire assimilation reproductrice et récognitive. C’est donc l’assimilation qui confère significations et intérêts et détermine ainsi la répétition. De ce point de vue, la réaction circulaire n’est qu’une assimilation qui aboutit directement à incorporer de nouveaux objets à des schèmes antérieurs en différenciant ces derniers (vocalises, mouvements de tête, préhension, etc.), tandis que le « transfert » n’est qu’une assimilation indirecte ou médiate, suspendue à l’existence d’une sanction extrinsèque (et non plus intrinsèque, c’est-à -dire se confondant avec la réussite immédiate), donc à un schème d’assimilation également.
Quant au passage de la réaction circulaire ou répétition active du résultat intéressant, à l’imitation du modèle extérieur coïncidant avec les schèmes circulaires, il ne fait alors aucune difficulté dans les quelques exemples que nous avons décrits (obs. 2 à  8) : grâce à sa convergence objective avec le geste ou le son déjà connu, le modèle est directement assimilé à l’acte propre, et le caractère circulaire de celui-ci en permet la répétition immédiate. Il n’y a donc aucune imitation du nouveau puisque l’accommodation au modèle, prolongée par l’imitation, est déjà incluse dans le schème circulaire, et le caractère moteur de la perception du modèle provient sans plus de l’assimilation de celui-ci à un schème déjà constitué. Dans cette imitation directe, par assimilation et accommodation réunies, l’intérêt du modèle est donc immanent à sa répétition même, puisque les objets intéressent l’enfant dans la mesure où ils servent d’aliments à un fonctionnement et où leur perception exprime, pour ainsi dire, leur capacité et même leur exigence de reproduction immédiate. C’est ce qui est particulièrement net dans la phonation, lorsque le nourrisson est excité par le son connu tout en restant insensible aux phonèmes voisins.
Mais, à côté de cette imitation qui prolonge ainsi immédiatement les schèmes circulaires sans les différencier, il est tout à fait légitime de distinguer une « imitation par dressage », avec différenciation des schèmes acquis et sans assimilation directe du modèle au geste propre. M. Guillaume en cite un excellent exemple précoce : l’enfant de Scupin, à 0 ; 2 apprend à tirer sa langue en réponse au geste identique de sa mère, alors qu’il jouait lui-même avec sa langue par réaction circulaire. On peut aussi citer l’imitation apparente du sourire dès la cinquième ou la sixième semaine, etc. Tout ce que nous prétendons est qu’il s’agit là d’une « pseudo-imitation », distincte de celle des obs. 2 à  8 et qui ne l’explique pas : la pseudo-imitation n’est, en effet, pas durable, sauf dans le cas de sanctions sans cesse renouvelées (comme dans le cas du sourire ou du plaisir ludique), tandis que l’imitation vraie, même à l’état sporadique de ce stade, dure grâce à l’assimilation même.
Nous retrouverons plus loin des cas, spécialement étudiés comme tels, de cette pseudo-imitation apprise (voir obs. 17 et 18). Bornons-nous à noter, pour l’instant, qu’à la suite des belles analyses de M. Guillaume, nous avons précisément pris grand soin, dès le début de nos observations, d’éliminer dans la mesure du possible l’intervention du dressage. C’est pourquoi, soustraits à certaines influences adultes (jeux suggérés, etc.) et en particulier à la manie pédagogique des nurses, nos trois sujets ont présenté un progrès dans l’imitation beaucoup plus lent et plus régulier que ce n’est le cas chez les bébés sans cesse déformés par leur entourage.
§ 3. Le troisième stade : imitation systématique des sons appartenant déjà la phonation de l’enfant et des mouvements exécutés antérieurement par le sujet de manière visible pour lui🔗
À partir de la coordination de la vision et de la préhension, à 0 ; 4 (15) en moyenne, débutent de nouvelles réactions circulaires exerçant une action sur les choses elles-mêmes, ces « réactions secondaires » (voir N. I., chap. III) s’intégrant peu à peu les réactions circulaires « primaires » propres au stade précédent. Il va de soi qu’un tel progrès est de nature à retentir sur l’imitation, puisque de nouveaux modèles deviennent ainsi susceptibles d’être assimilés aux schèmes propres, dans la mesure où se multiplient les activités du sujet visibles pour lui-même.
Mais, comparée à celle des stades suivants, l’imitation du troisième stade, tout en devenant ainsi plus systématique, demeure limitée par les conditions mêmes de la réaction circulaire secondaire. En effet, il n’existe encore à ce stade ni coordination des schèmes secondaires entre eux, ni surtout d’accommodation précédant l’assimilation et recherchant les nouveautés pour elles-mêmes (comme ce sera le cas des « explorations » du quatrième stade et surtout des « réactions circulaires tertiaires » du cinquième). Dès lors l’imitation propre au troisième stade restera elle aussi essentiellement conservatrice, sans essais d’accommodation aux modèles nouveaux comme on l’observera au cours des stades suivants. D’autre part, les « signaux » inhérents aux réactions secondaires demeurent liés à l’action immédiate, et ne donnent point encore lieu, comme les « indices » mobiles du quatrième stade, à des prévisions ou reconstitutions dépassant la perception actuelle 8. Dès lors, le mécanisme intellectuel de l’enfant ne lui permettra pas non plus d’imiter les mouvements visuellement perçus chez autrui lorsque les mouvements équivalents du corps propre, quoique déjà connus par voie tactile ou kinesthésique, ne sont point repérés visuellement (tirer la langue, etc.) : en effet, pour établir, dans ce cas, la correspondance entre le corps propre et celui d’autrui, le sujet devrait disposer de tels indices mobiles. L’imitation des mouvements du visage, invisibles pour l’enfant, demeurera donc absente de ce stade, tout au moins si l’on évite le dressage invoqué par M. Guillaume, et par conséquent la « pseudo-imitation ».
I. Voici, pour commencer, quelques exemples d’imitation vocale. En ce qui concerne ce premier groupe de faits, on peut dire sans arbitraire que la contagion vocale et l’imitation sporadique propres au second stade font place dorénavant à une imitation systématique et intentionnelle de chacun des sons connus de l’enfant. Mais on ne voit guère se manifester, avant le quatrième stade, une aptitude à imiter les sons nouveaux proposés en modèle :
Obs. 9. — À 0 ; 6 (25) J. invente un son nouveau, en insérant sa langue entre ses lèvres : quelque chose comme pfs. Sa mère reproduit alors ce son : J. enchantée le répète à son tour en riant. Il s’ensuit une longue imitation réciproque : 1° J. fait pfs ; 2° sa mère imite et J. la regarde sans remuer les lèvres ; 3° dès que sa mère s’arrête, J. reprend, etc. — Ensuite, après une longue pose silencieuse, je fais moi-même « pfs » : J. rit et imite immédiatement. Même réaction le lendemain, dès le matin (avant d’avoir émis spontanément le son en question) et toute la journée.
À 0 ; 7 (11) et les jours suivants, il suffit que je fasse pfs pour qu’elle m’imite aussitôt et correctement.
À 0 ; 7 (13) elle imite ce son sans me voir ni comprendre d’où il sort.
Obs. 10. — À 0 ; 6 (26) J. a fréquemment émis, durant la journée, les sons bva ou bue ou encore va et ve, mais personne ne l’a imitée en retour. Par contre, le lendemain, à 0 ; 6 (27), je lui dis « Bva, bve », etc. (sans qu’elle ait émis ces sons auparavant) : J. me regarde, sourit, puis fait : « Pfs, pfs… bva ». On voit donc que, au lieu d’imiter d’emblée le modèle proposé, J. commence par répondre par le son qu’elle est habituée à imiter depuis avant-hier. Est-ce l’identité de la situation qui la ramène à ce son ? Ou ce dernier est-il devenu un « procédé pour faire durer les spectacles intéressants » (voir N. I. chap. III, § 4) ? Ou encore est-ce simple automatisme ? La suite de l’obs. nous renseignera là -dessus.
Le soir du même jour toutes les fois que je fais bva, J. répond pfs, sans aucun essai d’imiter. — Après quoi je l’entends dire « abou, abou » (nouveau son dérivé de bva et qu’elle exerce aujourd’hui). Je lui fais alors pfs, un certain nombre de fois : elle sourit et répond régulièrement abou.
À 0 ; 7 (13) je lui fais hha (son familier) : elle rit et, dès que je m’interromps, elle ouvre la bouche comme pour me faire continuer ; mais elle ne cherche à émettre aucun son. Par contre, lorsque je cesse de faire hha, c’est elle qui émet ce son en l’imitant correctement.
À 0 ; 7 (15) elle chante mam, mam, etc. dans son berceau et sans me voir. Je fais bva : elle se tait un instant, puis, toujours sans me voir, fait doucement bva, bva, comme à titre d’essai. Je reprends : elle fait alors bva mam, bva mam, etc.
De telles conduites nous paraissent instructives. Manifestement le seul but que poursuit le sujet est de faire continuer le son entendu. De même que, durant tout ce stade l’enfant cherche à faire durer les spectacles intéressants, et emploie à cet effet une série de procédés tirés de ses réactions circulaires secondaires, de même, dans le domaine vocal, l’enfant désire que continuent les sons entendus et il s’y prend alors de la manière suivante : tantôt il emploie, pour agir sur autrui, les sons ayant déjà servi à l’imitation, ou ceux qu’il vient de répéter lui-même (ce qui constitue l’équivalent vocal des « procédés pour faire durer les spectacles intéressants »), tantôt, soit spontanément, soit lorsque la première méthode échoue, il imite réellement les sons émis par autrui. Dans les deux cas, l’intérêt pour la répétition est évident, et pour la répétition de phonèmes qui n’ont rien de significatifs comme tels.
Obs. 11. — À 0 ; 7 (17) J. imite d’emblée, en les différenciant et sans les avoir produits d’elle-même juste auparavant, les sons pfs, bva, mam, abou, hha, et un phonème nouveau pff qu’elle exerce depuis quelques jours. Elle prend plaisir à imiter, et ne produit plus un son pour un autre.
À 0 ; 7 (20) elle entend la trompe d’un Chevrier dont le son peut être assimilé à un âa. Elle l’imite d’emblée à peu près à la hauteur voulue et en émettant un son unique et continu.
À 0 ; 8 (2), à 0 ; 8 (9) etc. elle imite à nouveau tous les phonèmes dont elle dispose, y compris les sons récents papa et baba qui n’ont aucune signification pour elle.
À 0 ; 8 (11) elle imite en plus apf ou apfen, et le son de la toux.
À 0 ; 8 (16) elle reproduit l’ensemble complexe : tape sur le duvet en disant apf.
À 0 ; 8 (20) elle imite crr, ainsi que le bruit de la respiration forte.
Par contre, à 0 ; 8 (14), 0 ; 8 (19), etc. elle n’essaie pas encore d’imiter les sons nouveaux. Dès qu’un phonème inconnu d’elle est inséré dans la série des modèles proposés, elle se tait, ou, si le son l’intéresse (sans doute par analogie avec ceux qu’elle produit elle-même), elle cherche à le faire continuer en émettant d’autres sons (voir obs. précédente).
On voit que, durant ce stade, l’enfant devient capable d’imiter presque chacun des sons qu’il sait émettre spontanément, à condition toutefois qu’il sache isoler les sons de la masse phonique. Comme le dit M. Guillaume, pour être reproduit, le son doit constituer une sorte d’objet reconnaissable, indépendamment des différences de timbre et de hauteur. Par contre, il nous est difficile d’admettre que l’enfant de ce stade imite les phonèmes dans la mesure seulement où ils sont chargés de signification (non purement auditive) et que ce progrès des significations extrinsèques va de pair avec celui de l’objectivation des sons. Assurément, l’un des sujets de M. Guillaume, L., réagit dès 0 ; 5 aux mots « Adieu », « Dancing ! un, deux, trois ! », « Embrassez », « Tirez la barbe, les cheveux », « Grondez-le », etc., etc. (p. 47), et il va de soi qu’un enfant aussi développé par l’entourage adulte ne peut que prêter à tous les sons quelque signification directe ou indirecte. Mais il nous paraît difficile de tirer de ces faits une corrélation entre l’imitabilité des phonèmes et leur valeur significatrice. D’abord cette L. elle-même, à 0 ; 6, n’imite que « papa », « tata », « tété » et « man », c’est-à -dire quatre phonèmes dont chacun apparaît chez la plupart des enfants de cet âge indépendamment de tout sens (chez les nôtres en tout cas). D’autre part, nos propres enfants, qui n’ont jamais été dressés, durant ce stade, à associer des mots ou des sons aux actes ou aux objets, ont tous trois imité clairement les phonèmes spontanés, dont la signification demeurait ainsi purement auditivo-motrice. Bien plus, lorsqu’ils ne les imitaient pas, ces sujets cherchaient à les faire répéter par autrui, au point d’employer d’autres phonèmes connus à titre de « procédés » pour contraindre l’adulte (obs. 10). On objectera peut-être qu’à défaut de signaux d’ordre verbal, nos enfants ont donc attribué à ces sons spontanés divers quelque signification globale inhérente à cette répétition : mais alors toute production vocale serait dans le même cas et l’on ne pourrait plus caractériser l’imitation par le désir de reproduire les sons significatifs à l’exclusion des autres.
Quant au mécanisme de cette imitation vocale, il nous paraît obéir aux lois esquissées au § 2, c’est-à -dire s’expliquer par une « assimilation » à la fois récognitive et reproductrice plus que par un jeu de « transferts ». À quoi l’on peut assurément répondre que l’imitation réciproque (obs. 9), agit par « transfert » et que nous avons « dressé » nos enfants autant que chacun en les habituant à celte manière de faire. Mais, à cet égard encore, l’obs. 10 est instructive : elle montre que, loin d’associer passivement un signal à un acte, l’enfant cherche activement à faire durer le son entendu et, dans ce but, emploie tour à tour, à titre de moyens équivalents, un « procédé » vocal quelconque ou l’imitation elle-même. Celle-ci, en de tels cas, n’apparaît donc point comme une association mais bien comme un procédé actif, c’est-à -dire comme une assimilation intentionnelle et réelle.
II. D’autre part, l’enfant de ce stade apprend à imiter les mouvements d’autrui analogues à ses propres mouvements connus et visibles. Il imite ainsi tous les gestes, à l’exclusion des gestes nouveaux pour lui ou des gestes dont l’équivalent propre demeure extérieur au champ de sa perception visuelle. En d’autres termes, son imitation est déterminée par le contenu de ses réactions circulaires primaires ou secondaires, pour autant que les mouvements nécessaires à celles-ci donnent lieu à une perception visuelle. C’est donc en se référant au contexte des réactions circulaires étudiées précédemment à propos de ce stade (N. I., chap. III) que l’on comprendra la signification des exemples suivants.
Le cas le plus simple est celui des mouvements de la main, tels que saisir les objets vus, etc. (schèmes circulaires relatifs à l’activité de la main seule, sans englober encore de mouvements particuliers des objets). Or, les essais d’imitation se rapportant à ces mouvements nous mettent d’emblée en présence d’un fait fondamental sur lequel nous reviendrons : seuls les schèmes en tant que totalités fermées sur elles-mêmes sont imités d’emblée, tandis que les mouvements particuliers faisant partie de ces schèmes sans constituer d’unités réelles ne sont pas mieux copiés que les mouvements nouveaux. C’est ainsi que les gestes de saisir, secouer la main (geste d’adieu) mais sans signification extrinsèque, remuer les doigts, etc. sont imités, sans difficulté, tandis que le geste d’ouvrir et fermer la main, p. ex. n’est pas imité avant d’avoir donné lieu à une réaction circulaire indépendante :
Obs. 12. — J., à 0 ; 6 (22) n’imite pas le geste d’ouvrir et fermer la main. Par contre elle imite celui d’écarter et joindre les mains (voir second stade, obs. 7-8) et celui de déplacer une seule main dans le champ visuel.
À 0 ; 7 (16) je saisis devant elle un cordon qui pend de la toiture de son berceau (sans le secouer ni le tirer). Elle imite immédiatement ce geste, à cinq reprises.
À 0 ; 7 (22) elle imite le mouvement global des doigts, la main restant immobile. Mais elle n’imite ni tel mouvement nouveau et particulier des doigts (dresser l’index, par exemple) ni le geste d’ouvrir et de fermer la main. La raison en est, semble-t-il, qu’il lui arrive souvent de remuer spontanément les doigts (voir C. R., obs. 130), tandis qu’elle n’ouvre et ne ferme les mains qu’au cours d’actes plus complexes, tels que saisir. Mêmes réactions à 0 ; 8 (l).
À 0 ; 8 (13) j’observe qu’elle ouvre et ferme alternativement sa main droite en la regardant avec une grande attention comme si ce mouvement, à titre de schème isolé, était nouveau pour elle (voir C. R., obs. 130). Je ne tente alors aucune expérience, mais, le soir du même jour, je lui montre ma main en l’ouvrant et la fermant régulièrement. Elle imite alors ce geste, assez maladroitement mais très nettement. Elle est couchée sur le ventre et ne regarde pas sa main, mais il y a corrélation évidente entre ses gestes et les miens (elle ne faisait pas ce mouvement juste auparavant).
Obs. 13. — Chez L., la continuité entre les réactions circulaires primaires ou secondaires s’est montré la même, mais l’ordre d’apparition des phénomènes a été différent. On a constaté précédemment, en effet (N. I., obs. 67), qu’à 0 ; 3 (13) déjà L. regardait ses mains s’ouvrir et se fermer (ce que n’a pas fait J. avant 0 ; 8, ainsi qu’on vient de le voir). Par contre, elle n’a pas étudié, comme le faisait J. entre 0 ; 4 et 0 ; 6 (N. I., obs. 70) les simples déplacements de ses propres mains.
Or, à 0 ; 4 (23), sans exercices préalables, je présente à  L. ma main, que j’ouvre et ferme lentement. Il me semble qu’elle m’imite. Elle exécute, en effet, un mouvement analogue tout le temps que dure ma suggestion, tandis qu’elle s’arrête ou fait autre chose dès que je cesse.
À 0 ; 4 (26) je répète l’expérience : même réaction. Mais la réponse de L. serait-elle due simplement à une esquisse de geste de préhension ? Je lui présente alors, à titre de contre-épreuve, un objet quelconque : elle ouvre et ferme de nouveau la main, mais deux fois seulement, puis cherche aussitôt à saisir et à sucer. Je reprends mon mouvement des mains : elle imite nettement, son geste étant tout différent de celui qu’a déclenché la vue du jouet.
À 0 ; 5 (6) je reprends l’observation, en dressant mon bras devant elle : elle ouvre et ferme sa main alternativement, sans même rapprocher son bras. Elle n’essaie donc pas de saisir. Contre-épreuve : une carotte située au même endroit déclenche immédiatement le geste de préhension. L’imitation ne fait donc plus de doute.
Par contre, à 0 ; 5 (6) également, L. n’imite nullement le geste d’éloigner et de rapprocher les mains, ni celui de déplacer une seule main dans le champ visuel.
À 0 ; 5 (7), à 0 ; 5 (10), etc., mêmes réactions : elle imite le geste d’ouvrir et fermer la main, mais pas celui de les écarter et les rapprocher. À 0 ; 5 (12) idem, mais, lorsque je laisse ma main fermée, elle examine curieusement mon poing sans être capable d’imiter ce geste. À 0 ; 5 (18) et 0 ; 5 (23), mêmes observations.
Par contre, à 0 ; 6 (2), L. observe ses propres mains qu’elle écarte et joint spontanément. Je répète ce mouvement peu après qu’elle a cessé (environ dix minutes) : elle l’imite nettement, alors qu’il y a trois jours encore elle ne réagissait pas à une telle suggestion. Après quoi, j’ouvre et ferme la main sans déplacer le bras, puis je déplace largement mon bras sans remuer la main et enfin je recommence à écarter et à joindre les mains : elle imite chacun de ces gestes correctement. Le soir du même jour, mêmes expériences et mêmes réactions.
Le lendemain, à 0 ; 6 (3), ainsi qu’à 0 ; 6 (4) et à 0 ; 6 (5), L. n’imite plus le geste d’écarter et de joindre les mains parce qu’elle n’exécutait pas d’elle-même ce mouvement avant l’expérience. À 0 ; 6 (19), par contre elle parvient à imiter ce geste, même sans l’avoir exercé juste auparavant. Même réaction à 0 ; 6 (21) et les jours suivants.
Je note encore la chose Ă 0Â ;Â 6Â (30), Ă 0Â ;Â 7Â (8), etc.
Quant au geste de déplacer simplement un bras dans l’espace, elle a également cessé de l’imiter entre 0 ; 6 (3) et la fin de ce mois, sauf quand elle l’exécutait juste auparavant. Dès 0 ; 7 (4) par contre, elle le copie correctement.
J’essaie aussi de différencier le schème d’ouvrir et fermer la main en remuant simplement les doigts : elle imite ce mouvement dès 0 ; 6 (5). Mais naturellement, il ne s’agit que d’un mouvement global et elle n’imite pas encore tel geste précis et nouveau, comme de dresser son index.
Obs. 14. — T. imite dès 0 ; 3 (23) le geste d’adieu, dont il se sert (sans l’avoir appris de l’entourage) comme d’un « procédé » pour faire remuer le toit, etc. et qui constitue donc ainsi une réaction circulaire connue. Mais, précisément parce que le geste en question peut être employé comme « procédé pour faire durer les spectacles intéressants », on peut se demander si T. a conscience d’imiter ou s’il désire simplement ainsi me pousser à continuer mon propre geste. Je balance alors la main horizontalement (geste de joindre et d’écarter les mains) : T. imite encore ce dernier geste, puis revient au geste d’adieu lorsque je recommence à proposer ce modèle.
Mêmes réactions à 0 ; 3 (27), à 0 ; 4 (18), à 0 ; 5 (8), à 0 ; 5 (24).
À 0 ; 4 (5), T. regarde son pouce dressé et le balance. Je reproduis ce geste et il m’imite en retour. Il rit et compare à plusieurs reprises nos deux mains. À 0 ; 4 (6) il a les mains immobiles alors que je lui présente mon poing fermé avec pouce opposé, en remuant légèrement le tout : T. regarde ma main, puis la sienne (en tournant la tête pour cela), puis de nouveau la mienne et, alors seulement, remue doucement la sienne, en redressant son pouce. Même réaction le lendemain.
À 0 ; 4 (30), alors que j’ouvre et ferme ma main devant lui, il agite ses doigts et regarde spontanément sa droite comme pour comparer. Même réaction à 0 ; 5 (0). À 0 ; 5 (8), il semble imiter nettement le geste d’ouvrir et fermer la main, mais les jours suivants il se contente à nouveau de remuer les doigts. C’est encore ce qu’il fait à 0 ; 7 (12), et à 0 ; 8 (6). Or, je n’ai jamais vu T. ouvrir et fermer sans plus la main, à titre de réaction circulaire. Par contre l’examen du mouvement de ses doigts lui est familier.
Durant ce stade, T. imite donc quatre schèmes relatifs aux mouvements des mains : le geste d’adieu, écarter et rapprocher les mains, dresser son pouce et remuer les doigts : or, ces quatre schèmes ont été découverts et exercés spontanément par lui.
Il semble, en bref, que l’enfant de ce stade soit capable d’imiter tous les mouvements des mains qu’il exécute spontanément pour eux-mêmes, à l’exclusion des mouvements insérés dans des totalités plus complexes et qu’il faudrait différencier à titre de schèmes indépendants pour pouvoir les copier. Quant aux mouvements nouveaux pour le sujet, nous verrons dans la suite qu’il ne les imite pas.
Un second groupe de faits est constitué par l’imitation des réactions circulaires secondaires simples, telles que frapper, gratter, etc. (à l’exclusion de celles qui sont relatives aux objets suspendus) :
Obs. 15. — J., dès 0 ; 7 (5) et les jours suivants, imite le geste de gratter les étoffes (son drap, un coussin), etc., qu’elle exécute souvent d’elle-même à titre de réaction circulaire. Je relève encore la chose à 0 ; 7 (15), à 0 ; 8 (6), etc.
À 0 ; 7 (27), c’est-à -dire quelques jours après le moment où elle s’est mise à frapper les objets 9, imite sa mère qui frappe un duvet. Elle ne regarde que les mains du modèle et jamais les siennes.
À 0 ; 7 (30) elle me regarde alors que je me tape la cuisse (à 1 m 50 d’elle) : elle frappe aussitôt la joue de sa maman, dans les bras de qui elle est.
À 0 ; 8 (5) elle frappe immédiatement un canard en celluloïd, que je viens de battre devant elle. Même réaction avec une poupée. Un moment après, elle est couchée sur le ventre et crie de faim. Pour la distraire, sa mère prend une brosse et en frappe une savonnette de porcelaine : J. imite d’emblée ce geste pourtant complexe. C’est qu’elle sait depuis peu frotter les objets contre les parois de son berceau, etc. Même réaction à 0 ; 8 (8) avec un peigne contre les parois du lit 10.
À 0 ; 8 (13) elle frappe le genou de sa mère en me regardant alors que je me tape le mien, etc.
L. imite également les gestes de gratter (dès 0 ; 6), d’agiter les objets saisis (dès 0 ; 7), de frapper sur un objet (dès la fin de 0 ; 6). Mêmes réactions chez T., mais un peu plus précoces, étant donnée son avance générale.
Il reste à examiner le cas des réactions circulaires complexes (rendues complexes par leurs conditions physiques sans être psychologiquement plus complexes pour autant), telles que les réactions relatives aux objets suspendus, etc. De tels schèmes donnent lieu, comme les précédents, à des faits d’imitation. Seulement, il va de soi que, l’intérêt de l’enfant se portant essentiellement sur le résultat final de l’acte et non pas sur le détail des mouvements exécutés à cet effet, l’imitation se confond, en de pareils cas, avec la reproduction globale du schème. Faut-il en conclure, avec M. Guillaume, que l’identité des mouvements du modèle et de ceux du sujet est due à une simple convergence, sans imitation réelle, celle-ci ne se constituant que par transferts successifs ? Comparons, à cet égard, les réactions de ce groupe à celles des autres types :
Obs. 16. — J., à 0 ; 7 (20) secoue le toit de son berceau en tirant le cordon suspendu, toutes les fois que je le fais moi-même à titre d’exemple.
À 0 ; 8 (1), elle est assise devant le battant de la fenêtre. Je remue celui-ci devant elle : elle s’en empare aussitôt et fait de même.
À 0 ; 8 (13), elle est en présence d’une poupée suspendue, que je fais balancer : sitôt que je m’interromps, elle reprend en reproduisant mon geste.
T., dès 0 ; 3 (23) a réagi ainsi : il recherche et saisit, par exemple, le cordon pendant aux hochets, pour le secouer, dès que je le fais moi-même devant lui, etc.
De tels faits peuvent s’interpréter de trois manières. Il se peut bien, en premier lieu, que l’enfant cherche uniquement à reproduire le résultat observé (secouer le toit du berceau, remuer la fenêtre, etc.) et imite, ainsi, mais sans le savoir et par simple convergence, les gestes du modèle. En second lieu, l’enfant peut au contraire s’intéresser à ces gestes comme tels, indépendamment de leurs résultats. Si ces deux solutions étaient seules en jeu il va de soi que la première serait de beaucoup la plus vraisemblable : c’est l’un des nombreux services que M. Guillaume a rendus à la psychologie de l’imitation que de l’avoir montré. Mais il nous semble qu’une troisième interprétation reste possible : c’est que l’acte et son résultat constituent un schème unique, reconnu comme tel par l’enfant, et donnant lieu, comme tel également, à répétition. Dans la première de ces trois solutions il n’y aurait pas assimilation préalable des gestes du modèle à ceux du sujet. Dans la seconde, il y aurait assimilation non seulement immédiate mais encore en quelque sorte analytique, toute perception se prolongeant sans plus en imitation. Dans la troisième, enfin, il y aurait assimilation, mais globale et dépendant de l’existence préalable des schèmes.
Limitée au problème de l’obs. 16, la question est difficile à résoudre. Mais si l’on compare ce cas à ceux des obs. 12-14 et 15, deux conclusions générales nous paraissent s’imposer, qui permettent d’écarter à la fois, en ce qui concerne tout au moins de tels faits, la conception classique suivant laquelle la perception se prolonge sans plus en imitation, et l’interprétation un peu étroite, nous semble-t-il, selon laquelle l’imitation serait due à une suite de transferts.
La première est que, durant ce stade, un geste modèle n’est imité que s’il est assimilé à un « schème » tout constitué, c’est-à -dire une totalité sensori-motrice fermée et déjà exercée comme telle. C’est ainsi que dans les obs. 12-14 J. n’imite pas le geste d’ouvrir et fermer les mains avant de l’avoir exercé pour lui-même, bien qu’il intervienne sans cesse dans la préhension. Par contre, elle imite très tôt le mouvement d’écarter et de rapprocher les mains, parce qu’elle l’exécute souvent dans son champ visuel. Inversement L. imite plus tôt le premier de ces deux gestes et plus tard le second, à cause de l’ordre individuel de ses propres réactions circulaires. Même dans le domaine des mouvements de la main seule, l’enfant de ce stade n’imite donc pas fragmentairement tout ce qu’il sait faire mais seulement les ensembles qu’il a remarqués et exercés à titre de schèmes indépendants. À plus forte raison en est-il de même des actions exercées sur les choses : ce sont les schèmes fermés sur eux-mêmes qui donnent lieu à imitation et non pas les fragments de schèmes artificiellement découpés par l’observateur. Il ne suffit donc pas qu’il y ait perception d’un modèle correspondant à des mouvements connus pour qu’il y ait imitation à ce stade : il faut qu’il y ait assimilation du modèle à un schème spontané, seule l’existence de schèmes d’assimilation permettant à la fois aux sujets de reconnaître et de prolonger en imitation proprement dite l’accommodation qu’il provoque.
Mais inversement — seconde conclusion — n’importe quel schème exercé pour lui-même peut donner lieu à imitation, pourvu que les mouvements propres à exécuter demeurent dans le champ visuel du sujet. Il en est ainsi des schèmes les plus simples (mouvements de la main, etc.) comme des plus complexes, sans que l’enfant de ce stade se limite à la copie des résultats extérieurs de l’acte. Lorsqu’ils ont été exercés spontanément par réactions circulaires différenciées, de purs mouvements sans résultats retiennent aussi bien l’attention du sujet et déclenchent la reproduction imitative que des gestes à effets complexes. Tout dépend ici, nous semble-t-il de l’éducation reçue par le bébé : laissé à lui-même, il met à étudier ses propres gestes le temps qu’il consacre sans cela à apprendre toutes sortes de jeux.
Ceci nous conduit à examiner l’imitation par dressage ou « pseudo-imitation », dont nous ne nions nullement l’existence et dont nous avons même cherché à provoquer la formation sur quelques points bien délimités comme on va le voir maintenant. Nous croyons seulement que ce comportement est distinct de l’imitation par assimilation et accommodation directes, et ne peut l’expliquer pour cette raison qu’il n’est jamais durable si le dressage n’est pas prolongé et sans cesse « sanctionné ». Nous avons déjà signalé, à propos du second stade, un bon exemple de cette pseudo-imitation avec convergence non intentionnelle entre l’action du modèle et celle du sujet : c’est le cas du sourire, dont la sanction est, il va de soi, indéfiniment entretenue. Pour comprendre la nature de ceux que l’on peut développer par dressage éducatif, durant le présent stade, il convient d’abord d’établir la liste des gestes que l’enfant n’imite pas spontanément. C’est à propos de ces échecs que nous allons décrire quelques faits de pseudo-imitation momentanée :
Obs. 17. — J., à 0 ; 5 (2) tire la langue plusieurs fois de suite. Je la tire à mon tour, en face d’elle et en synchronisme avec son geste. Elle semble répéter la chose d’autant mieux. Mais c’est là une association toute momentanée : un quart d’heure après, aucune suggestion de ma part ne la conduit à recommencer. Même réaction négative le lendemain et les jours suivants.
À 0 ; 6 (1) je fais « adieu » devant elle, puis tire la langue, puis j’ouvre la bouche ou je mets mon pouce dans ma bouche. Aucune réaction, le premier geste ne correspondant pas à un schème connu d’elle et les suivants intéressant des parties non visibles du visage. Mêmes réactions à 0 ; 6 (22), à 0 ; 6 (25), etc.
À 0 ; 7 (21) je profite de plusieurs bâillements successifs pour bâiller devant elle, mais elle ne m’imite nullement. Même obs. à propos du schème de tirer la langue ou d’ouvrir la bouche sans bâiller.
De 0 ; 7 (15) à 0 ; 8 (3) j’essaie systématiquement de l’amener à imiter le mouvement des marionnettes, ou le geste de frapper des mains, de même que ceux de tirer la langue, mettre les doigts à la bouche, etc. Échec continu.
À partir de 0 ; 8 (4), par contre, elle commence à imiter certains mouvements de la bouche, mais, comme nous le verrons à propos du stade suivant, elle s’oriente selon certains indices intelligents au lieu d’associer passivement ces mouvements à des signaux constants.
Obs. 18. — L., à 0 ; 5 (9) tire la langue un certain nombre de fois. Je réagis constamment de même. Elle manifeste alors un grand intérêt, tire la sienne dès que je retire la mienne, etc. Elle se conduit comme si son geste (connu grâce aux sensations des lèvres et de la langue elle-même) constituait un « procédé efficace » pour faire continuer le mien (ce dernier lui étant connu par voie purement visuelle). Il y a donc pseudo-imitation, fondée sur une relation d’efficace. Contrairement au cas de J., à 0 ; 5 (2), que nous venons de décrire, L. recommence, en effet, à tirer sa langue, après un instant d’interruption, lorsque je reprends ma suggestion. — Par contre, le lendemain, à 0 ; 5 (10), ainsi que les jours suivants, à 0 ; 5 (11), 0 ; 5 (12), 0 ; 5 (14) et 0 ; 5 (16), mon exemple ne déclenche plus la moindre réaction.
À 0 ; 5 (21), elle a fait un certain bruit de salive en tirant la langue. J’imite cette sorte de claquement et elle m’imite à son tour en tirant à nouveau sa langue. Le comportement redevient donc analogue à ce qu’il était à 0 ; 5 (9). Mais une heure après, ainsi que les jours suivants, il ne subsiste rien de cette association. — À 0 ; 6 (2), en particulier j’essaie longuement de lui faire tirer la langue ou simplement ouvrir la bouche, mais sans aucun succès.
À 0 ; 6 (19), elle tire la langue, je l’imite et il s’ensuit une imitation réciproque prolongée, qui dure au moins cinq minutes. L. regarde attentivement ma langue et semble établir un rapport entre son geste et le mien. — Mais, peu après l’expérience, ainsi que les jours suivants, elle ne réagit plus au modèle proposé.
À 0 ; 7 (1), elle n’imite aucun mouvement se rapportant à la bouche : ouvrir la bouche, bâiller, remuer les lèvres, tirer la langue, etc. Or, depuis plusieurs jours, sa mère ouvre et ferme la bouche en même temps qu’elle pendant les repas, pour lui faire avaler plus facilement une soupe peu appréciée. Ce procédé semble réussir, en ce sens que, pendant les repas, L. mange d’autant mieux qu’elle s’amuse du spectacle qui lui est ainsi offert : mais cette convergence ne donne lieu à aucune imitation en dehors des repas. Il y a donc « pseudo-imitation » liée à une certaine situation, mais pas assez stable pour être généralisée.
À 0 ; 8 (2), 0 ; 8 (5) et 0 ; 8 (10) encore, aucun progrès n’est réalisé. À 0 ; 8 (14), elle met son index à la bouche en produisant un son qui l’amuse. Je l’imite et elle rit. Longue imitation réciproque, mais, le soir même, la suggestion n’opère plus.
Ce n’est que vers 0 ; 9 — 0 ; 10 que les mouvements relatifs à la bouche ont été imités vraiment 11.
De telles observations confirment, tout d’abord, la conclusion si solide dont nous sommes redevables à M. Guillaume, suivant laquelle il n’existe à ce stade aucune imitation spontanée des mouvements dont l’équivalent n’est pas visible sur le corps propre. Les mouvements relatifs à la bouche, par exemple, sont perçus visuellement sur la personne d’autrui, alors que seules les sensations kinesthésiques et gustatives permettent d’en prendre conscience sur soi-même : il va de soi, par conséquent, qu’ils ne donnent lieu à aucune imitation directe immédiate, et qu’un apprentissage est nécessaire à leur acquisition.
Mais cet apprentissage peut se faire de deux manières différentes : par accommodation et assimilation progressives ou par dressage. Seulement la première méthode suppose, dans le cas des mouvements relatifs à des parties non visibles du corps propre (visage, etc.), un jeu d’« indices » intelligents et une assimilation médiate qui ne se développent qu’à partir du quatrième stade. Quant au dressage, il conduit à la formation d’une pseudo-imitation beaucoup plus facile à acquérir, donc plus précoce et dont les succès, entretenus par l’éducation, peuvent voiler les manifestations de l’assimilation spontanée. Les obs. 17-18 montrent ainsi qu’il suffit de répéter devant l’enfant un geste accompli spontanément pour créer une association momentanée qui renforce l’action du sujet, le modèle servant alors simplement de signal excitateur. Or, on voit d’emblée comment une sanction répétée peut consolider l’association, jusqu’au moment où l’assimilation deviendra possible avec le progrès de l’intelligence : c’est ce qui arrive lorsque l’on joue sans cesse avec l’enfant, qu’on l’encourage, etc. et que les gestes accomplis se chargent ainsi d’une affectivité complexe sanctionnant les réussites. Par contre, lorsque l’on s’en tient à une simple imitation réciproque l’association demeure fragile et disparaît après l’expérience.
Il est donc permis de conclure que dans les obs. précédentes (10-16) l’imitation était réelle, puisque la technique suivie par nous a été la même dans tous les cas : or, l’imitation des sons connus et des mouvements visibles s’est révélée durable après quelques imitations réciproques, tandis que celles des mouvements non visibles aurait demandé, pour se consolider, une série de sanctions étrangères à l’assimilation immédiate.