La Formation du symbole chez l’enfant : imitation, jeu et rêve, image et représentation ()

Chapitre VI.
L’explication du jeu a

Après avoir tenté de classer et de décrire les jeux, nous allons nous efforcer d’en trouver une interprétation en les situant dans l’ensemble du contexte de la pensée de l’enfant. La tâche n’est point aisée : le grand nombre des théories explicatives du jeu développées jusqu’ici montre assez que ce phénomène résiste à la compréhension causale. Mais la raison de cette résistance est peut-être que l’on tend à faire du jeu une fonction isolée (comme d’ailleurs de l’« imagination » elle-même), ce qui fausse le problème en poussant à la recherche de solutions particulières tandis que le jeu tient sans doute simplement à l’un des aspects de toute activité (comme l’imagination par rapport à la pensée) : sa prédominance chez l’enfant s’expliquerait alors, non point par des causes spécifiques, spéciales au domaine ludique, mais par le fait que les tendances caractéristiques de toute conduite et de toute pensée sont moins équilibrées entre elles au début du développement mental que chez l’adulte, ce qui va naturellement de soi.

§ 1. Les critères du jeu

Dès l’examen des principaux critères habituellement utilisés pour dissocier le jeu des activités non ludiques, il ressort à l’évidence que le jeu ne constitue pas une conduite à part ou un type particulier d’activités parmi d’autres : il se définit seulement par une certaine orientation de la conduite ou par un « pôle » général de toute activité, chaque action particulière se caractérisant ainsi par sa situation plus ou moins voisine de ce pôle et par le mode d’équilibre entre les tendances polarisées.

Par exemple, le jeu, selon une formule célèbre, trouve sa fin en lui-même, alors que le travail et les autres conduites non ludiques comportent un but non compris dans l’action comme telle. Le jeu serait donc, comme on dit, « désintéressé », ou comme s’exprime J. M. Baldwin, « autotélique ». Mais on voit d’emblée l’imprécision de ce premier critère. D’une part, comme y a insisté jadis P. Souriau (Esthétique du mouvement), tout jeu est en un sens hautement « intéressé » puisque le joueur se préoccupe à coup sûr du résultat de son activité. Dans le cas des jeux d’exercice, ce résultat est même identique, en sa matérialité objective, à celui de l’action « sérieuse » correspondante. Si l’on veut opposer « auto-télisme » à « hétéro-télisme », il ne peut donc être question que d’une différence relative à la forme de l’équilibre donné entre la conduite particulière et l’ensemble des autres. Dans les actions « hétérotéliques » l’orientation de la conduite est centrifuge, dans la mesure où il y a subordination des schèmes au réel, tandis que les actions « autotéliques » témoignent d’une orientation centripète dans la mesure où le sujet, en utilisant les mêmes schèmes, prend plaisir à exercer ses pouvoirs et à se sentir cause. Mais d’autre part, presque toutes les actions de la première année semblent autotéliques, sans pour autant être toujours ludiques. C’est donc que le vrai sens de ce premier critère est à chercher dans l’opposition entre l’assimilation des choses à l’activité propre et l’accommodation de celle-ci à celle-là : lorsque l’assimilation et l’accommodation sont indifférenciées, comme dans les conduites du début de la première année, il semble y avoir autotélisme sans qu’il y ait à proprement parler jeu, mais dans la mesure où l’assimilation l’emporte sur l’accommodation, le jeu se dissocie des activités non ludiques correspondantes. La distinction, trop tranchée théoriquement, de l’autotélisme et de l’hétérotélisme se résout ainsi en différence de degré, avec toutes les transitions continues qu’elle implique entre les conduites dans lesquelles les tendances polarisées selon l’assimilation et l’accommodation demeurent en équilibre et les conduites dans lesquelles les tendances du premier type l’emportent à des degrés divers sur les secondes, de l’assimilation sensori-motrice propre à l’exercice ludique à l’assimilation symbolique elle-même.

Un second critère fréquemment invoqué est celui de la spontanéité du jeu, opposée aux contraintes du travail et de l’adaptation réelle. Mais les recherches intellectuelles primitives de l’enfant, et d’ailleurs celles de la science pure elle-même, ne sont-elles pas tout aussi « spontanées » ? Si l’on cherche à préciser, et à distinguer par conséquent les « jeux supérieurs », que sont la science et l’art, des jeux non « supérieurs » que sont les jeux tout court, il ne reste à nouveau qu’à distinguer deux pôles : un pôle d’activité vraiment spontanée parce que non contrôlée et un pôle d’activité contrôlée par la société ou par la réalité. Mais, présenté ainsi le critère revient au précédent : le jeu est une assimilation du réel au moi, par opposition à la pensée « sérieuse » qui équilibre le processus assimilateur avec une accommodation aux autres et aux choses.

Un troisième critère souvent utilisé est celui du plaisir : le jeu est une activité « pour le plaisir » tandis que l’activité sérieuse tend à un résultat utile et indépendamment de son caractère agréable. C’est, si l’on veut, l’auto- et l’hétérotélisme traduits en termes affectifs. Mais l’équivoque n’en est que plus grande, car nombre de « travaux » proprement dits n’ont d’autre but subjectif que la satisfaction ou le plaisir, sans être pour cela des jeux. Dira-t-on avec Claparède que le jeu est une réalisation immédiate des désirs ou des besoins, et le travail une réalisation médiate ? Mais le degré de complexité ne suffit pas : l’action de saisir pour saisir peut constituer un apprentissage non ludique, bien que la satisfaction soit proche, tandis qu’un jeu peut supposer toutes sortes d’intermédiaires compliqués. La nuance juste est sans doute celle que Freud, en termes voisins, a exprimée par l’opposition du « Lustprinzip » et du « Realitätsprinzip » : d’un côté la satisfaction immédiate, mais en tant qu’elle néglige les lois du réel, et d’un autre côté l’adaptation au réel comportant un élément de satisfaction mais subordonné à une sorte de renoncement, ou de respect des données objectives. Il subsiste cependant une difficulté. Certains jeux (que nous avons appelés jeux symboliques de liquidation) consistent à reproduire symboliquement des événements manifestement pénibles (voir obs. 86), à la seule fin de les digérer ou de les assimiler. Nous sommes ici en présence de situations analogues à celles que Freud lui-même a décrites, sur un autre plan, comme antérieures au principe de plaisir : « Jenseits des Lustprinzips ». De tels cas nous montrent — et ceci est précieux par convergence avec les remarques qui précèdent — que l’assimilation simple, sous la forme de la répétition d’un événement vécu, même pénible, constitue le facteur primaire du jeu et l’emporte en généralité sur la recherche du plaisir comme tel. Cela posé, la difficulté disparaît d’ailleurs, car il est clair que si le jeu tend parfois à la répétition d’états de conscience pénibles, ce n’est pas pour les conserver en tant que douloureux, mais bien pour les rendre supportables et même presque agréables en les assimilant à l’activité d’ensemble du moi. Bref, on peut réduire le jeu à une recherche de plaisir, mais à condition de concevoir cette recherche comme subordonnée elle-même à l’assimilation du réel au moi : le plaisir ludique serait ainsi l’expression affective de cette assimilation.

Un quatrième critère parfois formulé (en particulier par les auteurs américains) est le manque relatif d’organisation dans le jeu : le jeu serait dénué de structure organisée par opposition à la pensée sérieuse qui est toujours réglée. Ici encore on peut rapprocher ce critère d’une remarque de Freud, selon laquelle la pensée symbolique (au sens du symbolisme inconscient freudien, dont nous verrons justement la parenté avec le jeu) n’est pas « dirigée », par opposition à la pensée logique, qui obéit à une direction systématique. Mais un tel critère, qui suggère d’ailleurs l’existence de toutes les transitions entre les termes extrêmes, se réduit une fois de plus à celui de l’assimilation : pourquoi une rêverie ou un jeu symbolique ne sont-ils pas « dirigés » sinon parce que le réel y est assimilé aux caprices du moi au lieu d’être pensé conformément à des règles ?

Un cinquième critère, intéressant pour nous, est la libération des conflits : le jeu ignore les conflits ou, s’il les rencontre, c’est pour en libérer le moi par une solution de compensation ou de liquidation, tandis que l’activité sérieuse est aux prises avec des conflits qu’elle ne saurait éluder. Il est indéniable que ce critère est, dans les grandes lignes, exact. Le conflit de l’obéissance et de la liberté individuelles est par exemple la croix de l’enfance. Or, dans la vie réelle ce conflit ne comporte comme solutions que la soumission, la révolte ou une coopération comportant elle aussi une certaine part de sacrifices. Dans le jeu, au contraire, les conflits les plus précis sont transposés de manière à ce que le moi prenne sa revanche, soit par suppression du problème, soit que la solution devienne acceptable. Seulement, on le voit par cela même, un tel critère se borne à souligner un aspect, spécialement important mais néanmoins partiel, de l’assimilation ludique en général : c’est parce que le moi se soumet l’univers entier, dans les conduites du jeu, qu’il se libère des conflits, et non pas l’inverse à moins précisément d’appeler conflit toute limitation du moi par le réel.

Notons enfin l’intéressant critère proposé par Mrs Curti 1 : la surmotivation. Par exemple, balayer un plancher n’est pas un jeu mais balayer en décrivant une figure prend un caractère ludique (cf. manger ses épinards en découpant de petits carrés ou en prenant « une cuiller pour maman », une « pour papa », etc.). Le jeu débuterait ainsi avec l’intervention de motifs non contenus dans l’action initiale et tout jeu pourrait être caractérisé par le rôle de motifs surajoutés. Mais le problème devient alors de déterminer ce que sont ces sur-motifs ludiques, car on ne saurait prétendre que toute conduite à motifs polyvalents et successifs soit par cela même ludique. Dans le cas particulier, les motifs surajoutés sont relatifs au plaisir de la combinaison gratuite, comme ils peuvent l’être à celui de l’imagination symbolique, etc. Mais alors n’est-ce pas, à nouveau, que ce qui rend ludique une action se réduit tout simplement à un procédé employé par le moi pour rattacher d’une manière ou d’une autre à son activité une réalité qui en demeurait indépendante et qui la contraignait même parfois à une accommodation fatigante ? La surmotivation parente de l’« intérêt extrinsèque », n’est-elle donc pas une fois de plus l’expression d’un primat de l’assimilation ?

Bref, nous constatons ainsi que tous les critères proposés pour définir le jeu par rapport à l’activité non ludique aboutissent, non pas à dissocier nettement le premier de la seconde, mais à souligner simplement l’existence d’une orientation dont le caractère plus ou moins accentué correspond à la tonalité plus ou moins ludique de l’action. Cela revient à dire que le jeu se reconnaît à une modification, de degré variable, des rapports d’équilibre entre le réel et le moi. On peut donc soutenir que si l’activité et la pensée adaptées constituent un équilibre entre l’assimilation et l’accommodation, le jeu débute dès que la première l’emporte sur la seconde. De l’assimilation purement fonctionnelle qui caractérise le jeu d’exercice aux diverses formes d’assimilation du réel à la pensée qui se manifestent dans le jeu symbolique, le critère semble bien général. Or, par le fait même que l’assimilation intervient dans toute pensée et que l’assimilation ludique a pour seul signe distinctif le fait qu’elle se subordonne l’accommodation au lieu de s’équilibrer avec elle, le jeu est à concevoir, et comme relié à la pensée adaptée par les intermédiaires les plus continus, et comme solidaire de la pensée entière, dont elle ne constitue qu’un pôle plus ou moins différencié. C’est ce que va nous montrer maintenant l’examen des théories explicatives du jeu, dont nous discuterons les trois principales.

§ 2. La théorie du préexercice

On ne saurait exagérer l’importance qu’ont eue les notions profondes opposées par K. Groos, dès 1896, aux idées communes sur le jeu. Malgré les vues prophétiques des grands éducateurs, la pédagogie traditionnelle a toujours considéré le jeu comme une sorte de déchet mental ou tout au moins comme une pseudo-activité, sans signification fonctionnelle et même nuisible aux enfants, qu’il détourne de leurs devoirs. De son côté le sens commun psychologique, dominé par cette sorte d’adulto-centrisme qui a été le gros obstacle des recherches génétiques, ne voyait dans le jeu qu’un délassement ou que la manifestation d’un superflu d’énergie, sans se demander pourquoi les enfants jouent de telle manière plutôt que de telle autre. Le grand mérite de Groos est d’avoir compris qu’un phénomène aussi général, commun aux animaux supérieurs et à l’homme, ne saurait s’expliquer en dehors des lois de la maturation psycho-physiologique. Autrement dit, K. Groos a vu dans le jeu un phénomène de croissance — croissance de la pensée comme de l’activité — et il s’est posé le premier la question du pourquoi des diverses formes de jeu. Bien plus, esthéticien autant que psychologue, Groos s’est intéressé au jeu en tant que parent de l’art, et c’est le mécanisme de la fiction qu’il a surtout tenté d’expliquer. La doctrine de K. Groos se présente ainsi sous deux aspects bien distincts : une théorie générale du jeu comme préexercice et une théorie spéciale de la fiction symbolique. Il est vrai que l’originalité de la doctrine consiste précisément à vouloir interpréter le « comme si » par le préexercice. Seulement il convient d’autant plus de dissocier les deux parties de la thèse, car si nous pouvons sans difficultés retenir l’essentiel de la première, en ce qui concerne le jeu d’exercice, nous ne saurions nous satisfaire de la seconde pour ce qui est du jeu symbolique.

Le jeu est « préexercice », dit Groos, et non pas seulement exercice, parce qu’il contribue au développement de fonctions dont l’état de maturité n’est atteint qu’à la fin de l’enfance : fonctions générales, telles que l’intelligence, etc., auxquelles correspondent les jeux d’expérimentation) et fonctions spéciales ou instincts particuliers. Le ressort des activités est, en effet, pour Groos, d’ordre instinctif. Or, l’instinct entre en œuvre à son heure et demande, jusque-là, à être préparé. L’exercice préparatoire nécessaire à sa maturation, et intervenant donc bien avant qu’elle soit terminée, telle est l’occupation spécifique de l’enfance, et tel est le jeu : « les animaux ont une jeunesse pour qu’ils puissent jouer » disait déjà Groos en étudiant « Les Jeux des animaux » (p. 68 de la trad.).

Quant aux concomitants psychiques de ce préexercice, le premier en est le plaisir, qui accompagne l’activation de toute tendance instinctive ; puis la joie inhérente à toute action réussie : la fameuse « joie d’être cause ». De là va dériver la conscience du « comme si ». La joie d’être cause implique d’abord la conscience d’un but. Loin d’être une activité sans but, le jeu ne se conçoit que comme poursuite de fins particulières. Mais le but le plus simple demeure immanent au préexercice : le jeune chien qui en saisit un autre par la nuque ne fait que d’activer son instinct de lutte, et la joie du succès suffit à l’animer sans qu’il soit encore besoin de lui prêter une conscience du comme-si. Mais, du jour où il saura mordre et où, dans ses batailles fictives, il imposera à son instinct une certaine limitation, alors, selon Groos, il y aura conscience de la fiction : de ce préexercice naîtra le symbolisme (ibid., p. 304-305). Bref, si tout jeu, objectivement parlant, est une pseudo-activité, le sentiment de la fiction constitue la conscience de cette pseudo-activité et en découle tôt ou tard.

Le sentiment du « comme-si » dont on voit l’origine que lui assigne K. Groos, se prolonge lui-même en « imagination », c’est-à-dire en « faculté de tenir pour réelles de simples représentations » (ibid., p. 313). Dans le rêve et le délire, l’imagination nous dupe parce qu’il s’agit alors « d’une illusion non pénétrée par le moi ; dans le jeu et dans l’art, en revanche, il s’agit d’une illusion volontaire consciente » (p. 313). L’idée de l’illusion volontaire, due à Konrad Lange est ainsi reprise par Groos pour désigner ce qu’il appelle une sorte de « dédoublement de la conscience » : l’imagination représente le but ludique comme vrai, tandis que le plaisir d’être cause nous rappelle que c’est nous-mêmes qui créons l’illusion. C’est en quoi le jeu s’accompagne d’un sentiment de liberté et annonce l’art, épanouissement de cette création spontanée.

Mais, sans revenir sur les réserves qu’impose le rapprochement du jeu et de l’art et sur lesquelles a déjà insisté H. Delacroix 2, nous voudrions montrer brièvement que malgré les ingénieux efforts de K. Groos, on ne saurait considérer sans plus l’imagination symbolique comme la traduction intérieure des comportements du préexercice, ni par conséquent réduire à une unité simple le sentiment de la fiction et l’exercice préparatoire. L’imagination symbolique vient, il est vrai, couronner, vers le début de la seconde année, les jeux initiaux d’exercice sensori-moteur (voir obs. 65), mais c’est à la manière dont la représentation conceptuelle prolonge les schèmes de l’intelligence sensori-motrice, et cela n’implique en rien que la première soit la simple prise de conscience des seconds : au contraire, sitôt constitué, le symbole ludique oriente le jeu en des directions nouvelles qui s’écartent de plus en plus du simple exercice.

Examinons d’abord la notion du préexercice et demandons-nous si elle est indispensable, par rapport à celle d’exercice tout court. Notons en premier lieu qu’elle est d’ordre descriptif plus qu’explicatif : Wundt déjà a vigoureusement reproché à Groos le finalisme qui tient parfois lieu, chez lui, d’explication causale. Il est vrai que Groos se réfère aux instincts et que, s’ils existent, il est naturel qu’ils présentent une activation antérieure à leur maturité, cet exercice initial pouvant alors être appelé « préexercice » par référence aux activations terminales. Seulement, sans vouloir discuter ici le rôle de l’éducation dans les « instincts » des animaux (voir les travaux de Kuo sur l’instinct prédateur des chats, etc.), nous ne croyons nullement résolu le problème de l’existence des instincts de l’homme, à part les deux uniques cas sûrs où la tendance instinctive correspond à des organes différenciés et par conséquent à des techniques innées, consistant en montages réflexes spécifiques (instinct sexuel et nutrition). Quant aux jeux des enfants, et en réservant même la question beaucoup plus complexe des jeux symboliques et des jeux de règles, peut-on considérer tous les jeux d’exercice comme des « préexercices » d’instincts particuliers ou de fonctions générales ? Il serait bien exagéré de l’affirmer et nous ne voyons guère ce que la notion de « préexercice » ajoute à celle d’« exercice » tout court. C’est, en effet, n’importe quelle acquisition nouvelle, ou en cours, qui est exercée par le jeu, et si cet exercice, en développant le mécanisme en cause, contribue assurément à sa consolidation, ce serait tomber dans un finalisme inexplicable que de voir dans l’exercice ludique une préparation des états ultérieurs dans lesquels le mécanisme exercé sera intégré. Par exemple, lorsqu’il découvre vers un an la chute des corps le bébé s’amuse à tout jeter à terre : il exerce ainsi son nouveau pouvoir, et celui-ci sera intégré un jour dans sa connaissance des lois du monde extérieur, mais il n’y a assurément pas là un préexercice de cette intelligence physique ultérieure. Le même raisonnement conduit à voir dans les jeux analogues un exercice de l’intelligence actuelle, si l’on veut, mais non pas un préexercice de l’intelligence future, sauf à prendre le terme de préexercice dans un sens purement temporel et non pas téléologique.

Bref, dégagée de son finalisme la notion de préexercice se réduit à celle d’assimilation fonctionnelle 3 : de même que tout organe assimile (et se développe donc), en fonctionnant, de même toute conduite ou mécanisme mental s’affermit par la répétition active. La « réaction circulaire » de Baldwin n’a pas d’autre signification et toute l’activité initiale de l’enfant obéit à ce même principe. Mais si l’assimilation sensori-motrice, c’est-à-dire la répétition active des conduites et l’incorporation des objets extérieurs à cette activité, constitue ainsi l’un des pôles nécessaires du développement psychique, il y a, en toute adaptation en cours, un second pôle, défini par l’accommodation des schèmes aux caractères spécifiques de ces mêmes objets. Le jeu commence lorsque cette accommodation passe au second plan, parce que l’assimilation se la subordonne plus ou moins complètement : à l’effort accommodateur succède alors l’action pour elle-même, le « plaisir d’être cause », si bien décrit par K. Groos. Mais, répétons-le, cette assimilation victorieuse, ou ludique, ne saurait jouer qu’un rôle d’exercice et non pas de préexercice.

L’apparition de la fiction et du jeu symbolique soulève, par contre, une question beaucoup plus complexe. Nous accordons certes à Groos l’existence d’une parenté entre le jeu symbolique et le jeu d’exercice, puisque nous verrons dans le symbolisme un produit de ce même processus d’assimilation qui explique déjà l’exercice comme tel. Dans les deux thèses il y a donc correspondance entre le symbole et l’exercice, mais pour Groos, la fiction symbolique n’est que la traduction interne du fait objectif qu’est le préexercice, tandis que pour nous le jeu symbolique est une assimilation mentale comme le jeu d’exercice une assimilation sensori-motrice, sans que tout jeu symbolique soit nécessairement en son contenu même un jeu d’exercice.

La question centrale est donc celle-ci : le fait de l’exercice comme tel (en lui accordant même, pour un instant encore, le rang de pré-exercice) conduit-il ipso facto à la fiction symbolique ? Or, la négative nous paraît s’imposer, et en vertu de deux sortes de considérations. En premier lieu, le jeune enfant durant toute sa première année, ainsi que toutes les espèces animales qui connaissent le jeu (sauf l’exception des schèmes symboliques citée chez le chimpanzé) semblent ignorer la fiction représentative (le « comme-si »), tout en étant capables de jeux d’exercice : c’est par un abus manifestement anthropomorphique que Groos prête au jeune chien, qui en mordille un autre sans le mordre vraiment, la conscience du « comme-si », alors que le mécanisme des tendances contraires (la sympathie et le plaisir inhibant la combativité) suffit à expliquer cette « auto-limitation » sans l’intervention d’aucune représentation. En second lieu, il est impossible de fournir la preuve que tous les jeux symboliques des enfants tendent à les préparer à une activité spéciale ou même générale : le symbole, sitôt constitué, déborde largement l’exercice, et si l’on se borne à dire qu’il exerce la pensée tout entière, il faut aussitôt demander pourquoi il est nécessaire qu’il y ait alors symbole et fiction, et non pas simple exercice de la pensée conceptuelle comme telle. En effet, pourquoi l’enfant joue-t-il au marchand, au chauffeur, au médecin ? Si l’on était tenté d’y voir des préexercices par analogie avec les jeux du cabri qui saute, ou du petit chat qui poursuit un peloton, nous demanderions alors : pourquoi L. (obs. 80) joue-t-elle à « être une église » en imitant la raideur du clocher et le son des cloches, et pourquoi J. (obs. 86) se couche-t-elle immobile en incarnant « le canard mort » qu’elle a vu plumé sur une table ? Loin de constituer des exercices préparatoires ou même actuels, la plupart des jeux que nous avons cités tendent au contraire à reproduire ce qui a frappé, à évoquer ce qui a plu ou à participer de plus près à l’ambiance, bref à construire un vaste réseau de dispositifs permettant au moi d’assimiler la réalité tout entière, c’est-à-dire se l’incorporer pour la revivre, la dominer ou la compenser. Même le jeu de la poupée, qui pourrait prêter à une interprétation privilégiée, se présente beaucoup moins comme un préexercice de l’instinct maternel que comme un système symbolique indéfiniment nuancé fournissant à l’enfant tous les moyens d’assimilation qui lui sont nécessaires pour repenser la réalité vécue.

Dans son commentaire de K. Groos, Claparède qui a évidemment senti cette difficulté essentielle, atténue les formules trop précises du psychologue allemand : « En disant que l’enfant exerce des activités qui lui seront utiles pour plus tard, on entend un exercice des activités mentales, des fonctions psychiques comme observer, manipuler, s’associer à des compagnons, etc. 4 » Cela est clair, mais alors pourquoi recourir au symbolisme ? Pour penser à un clocher d’église ou à un canard mort, et pour revivre une scène de famille survenue à propos d’une soupe difficile à avaler, ne suffirait-il pas de recourir au langage intérieur, c’est-à-dire à la pensée verbale et conceptuelle ? Pourquoi imiter le clocher, se coucher immobile pour mimer le canard, et faire manger un potage fictif à sa poupée en donnant tort — ou raison — à ce rejeton récalcitrant ? La réponse est évidente : l’enfant ne possède point encore une pensée intérieure suffisamment précise et mobile, sa pensée logico-verbale est trop courte et trop vague, tandis que le symbole concrétise et anime toutes choses. Mais alors ce n’est plus le préexercice qui explique le symbole : c’est la structure même de la pensée de l’enfant.

Bien plus, alors que la pensée verbale et conceptuelle est la pensée de tous et demeure par conséquent inapte à rendre le vécu individuel, le symbolisme ludique est au contraire construit par le sujet à son propre usage et cet égocentrisme du signifiant convient alors exactement au caractère des significations. Loin de servir au préexercice, le symbole exprime donc essentiellement la réalité enfantine actuelle. Le vrai préexercice, dans le domaine de l’initiation à la vie adulte, est à chercher au contraire, non pas dans le jeu d’imagination, mais dans les questions, les réflexions spontanées, les dessins d’observation, bref dans toute l’activité « sérieuse » en voie de constitution et qui donne lieu à des exercices comparables aux exercices sensori-moteurs.

Dira-t-on enfin, en accord avec certains aspects de la doctrine de Groos lui-même, que les jeux symboliques exercent tout au moins l’imagination comme telle ? Ne contribuant pas à l’exercice de toute la pensée, puisqu’il est au contraire orienté en sens inverse de la pensée conceptuelle et logique, le symbolisme préparerait alors les aptitudes imaginatives elles-mêmes ? Sans aucun doute, mais à la condition d’introduire certaines distinctions. L’imagination n’est pas une faculté, malgré Groos : elle est l’un des deux pôles de toute pensée : celui de la combinaison libre et de l’assimilation réciproque des schèmes. En ce sens l’assimilation symbolique est source d’imagination créatrice, c’est-à-dire d’activité constructrice spontanée, par opposition à l’accommodation au réel et à la vérification, tant logique (cohérence réglée) qu’expérimentale. C’est en ce sens que Baldwin déjà voyait dans le jeu le début de la déduction, c’est-à-dire de la libre construction de la pensée. Mais encore faut-il insister sur le fait que le jeu symbolique n’aboutira à sa forme finale d’imagination créatrice qu’à la condition de se réintégrer pour ainsi dire dans la pensée entière : issu de l’assimilation, qui est l’un des aspects de l’intelligence initiale, le symbolisme épanouit d’abord cette assimilation dans un sens égocentrique, puis, avec le double progrès d’une intériorisation du symbole dans la direction de la construction représentative et d’un élargissement de la pensée dans la direction conceptuelle, l’assimilation symbolique se réintègre dans la pensée sous forme d’imagination créatrice.

Bref, après avoir découvert le caractère d’exercice des jeux élémentaires, K. Groos a manqué l’explication de la fiction symbolique, parce qu’il a voulu rendre compte de cet aspect fictif du jeu par le contenu même des tendances exercées : ne pouvant se battre vraiment ou soigner de vrais bébés l’enfant se contenterait de combats « comme-si » ou de personnages imaginaires. Notons à ce propos que Groos s’apparente, de ce point de vue, à Freud, qui, lui aussi, a laissé échapper la causalité des symboles inconscients qu’il a pourtant lui-même découverts, et pour cette même raison qu’il a voulu les expliquer par leur contenu même. Pour Freud, il y a symbolisme parce que le contenu des symboles est refoulé, tandis que pour Groos il y a fiction symbolique parce que le contenu des symboles ludiques est encore inaccessible au sujet. Or, dans les deux cas, ce n’est pas le contenu qui explique la formation du symbole, mais bien la structure même de la pensée du sujet : qu’il s’agisse de rêves, d’images de demi-sommeil ou du jeu des enfants, il y a symbole parce que la pensée, dans ses états de basse tension psychologique ou dans ses stades élémentaires, procède par assimilation égocentrique et non pas par concepts logiques.

§ 3. La théorie de la récapitulation

Si, à certains égards, l’interprétation que Groos nous donne de la fiction dans le jeu rappelle celle que fournit Freud du symbolisme onirique, tous deux expliquant le symbole par le caractère défendu de son contenu, la fameuse théorie de Stanley Hall évoque par contre celle de C. G. Jung, par le secours que ces deux auteurs demandent à l’hérédité. Ce curieux parallélisme nous oblige à dire quelques mots de la thèse de la récapitulation, si désuète que paraisse aujourd’hui cette conception de la fonction ludique. Mais, de même que l’hypothèse jungienne de l’hérédité des « archétypes » inconscients l’a poussé à de vastes enquêtes sur la généralité des symboles élémentaires de l’humanité, de même les idées un peu étranges de Stanley Hall ont conduit ses disciples et ses contradicteurs à de mémorables statistiques sur la dispersion et l’évolution des jeux enfantins. Il arrive souvent ainsi qu’une théorie fausse rende à la science de précieux services par les vérifications auxquelles elle oblige.

On connaît les trois aspects essentiels de la thèse de Stanley Hall : les jeux se succèdent selon des stades d’âges relativement constants et définis par le contenu des activités ludiques ; ces contenus correspondent à des activités ancestrales dont l’ordre de succession a été le même au cours de l’histoire humaine ; le jeu des enfants a pour fonction de délivrer l’espèce de ces résidus tout en hâtant le développement des stades supérieurs (d’où la comparaison célèbre du jeu avec la queue du têtard).

Nous ne nous attarderons pas à nous demander si vraiment le jeu « purge » l’individu de ses tendances fâcheuses ou inutiles. Les petits soldats de plomb débarrassent-ils l’enfant de sa combativité belliqueuse ou le « préexercerait »-ils à devenir un bon militaire ? D’autres auteurs ont soutenu que ce jeu compense, ou libère le moi, etc. Nous craignons que ce genre de questions n’aient pas de signification ou plutôt que toutes les solutions puissent être justes selon les cas : si le jeu symbolique est une forme de pensée qui assimile le réel au moi, il peut remplir toutes les fonctions particulières possibles, de même que la pensée intérieure de l’adulte peut servir aussi bien à purger, liquider, compenser qu’à préparer, épanouir ou ce que l’on voudra.

La question intéressante soulevée par Stanley Hall est par contre celle des stades d’âges réguliers relatifs au contenu même des jeux. Or, sur ce point, les faits ont démenti la théorie de la manière la plus nette. Ce n’est pas qu’il n’existe aucune succession régulière dans l’évolution des jeux avec l’âge, puisque nous avons même reconnu l’existence de stades au cours des chap. IV et V. Mais il faut distinguer le contenu du jeu et sa structure. Le contenu ce sont les intérêts ludiques particuliers liés à tel ou tel objet (poupées, animaux, bâtiments, machines, etc.). La structure, c’est la forme d’organisation mentale : exercices, symboles, règles et leurs variétés. Or, selon la doctrine de Stanley Hall, c’est le contenu même qui serait hérité et donnerait lieu à des lois de successions analogues aux lois embryologiques. Malheureusement rien ne subsiste sur ce point des statistiques de l’école de Hall. Tout le monde admet aujourd’hui, en particulier à la suite des travaux de Lehmann et Witty 5, que le contenu des jeux varie selon le milieu physique et social de l’enfant. L’automobile, par exemple, a bouleversé les stades et aujourd’hui les enfants les plus jeunes, quand ils en ont l’expérience, jouent à imiter les changements de vitesse et les drames du démarrage, qui ne correspondent à aucune hérédité biogénétique ! Miss Whitley a repris en 1929 6 la fameuse enquête de Burk sur les collections (1900) et cela dans les mêmes milieux américains et aux mêmes âges : la différence est sensible. Bref, en ce qui concerne le contenu, tout semble indiquer que le jeu est affaire de participation à la vie ambiante plus que de résurrection héréditaire !

Quant à la structure, il ne serait pas impossible de trouver dans le développement des jeux enfantins une succession analogue à celles des conduites phylogénétiques, mais ce n’est justement pas à cet aspect de la question que l’école de Hall a pensé. Le jeu d’exercice apparaît bien avant le jeu symbolique, de même que chez l’animal l’intelligence sensori-motrice précède de beaucoup la représentation, celle-ci demeurant sans doute l’apanage (et à un degré très rudimentaire) des singes supérieurs. Quant aux jeux de règles, ils succèdent au jeu symbolique, comme le langage articulé (nécessaire à la transmission des codes et par conséquent à leur construction) a succédé au niveau de la représentation imagée.

Mais alors se posent les problèmes d’interprétation et c’est là que surgissent de nouvelles difficultés pour la doctrine de Stanley Hall. Dans la mesure où l’on peut admettre un certain parallélisme entre des conduites enfantines et des conduites données dans le développement phylogénétique ou dans les comportements « primitifs », ou bien il y a hérédité, mais alors elle se limite aux fonctions très générales, ou bien la ressemblance intéresse le détail, et alors il ne peut plus être question d’hérédité mais seulement de convergences dues au fait que les mêmes causes produisent les mêmes résultats. Par exemple si la capacité de construire des symboles est sans doute le produit de mécanismes héréditaires, on ne saurait en déduire que certains symboles se soient transmis des « primitifs » à nos jours. Lorsque l’on constate qu’aucun langage n’est jamais devenu héréditaire (alors que la capacité d’acquérir un langage articulé l’est sans doute par contre), il est de toute nécessité de trouver aux convergences possibles entre le primitif et l’enfant une explication plus simple que celle des caractères acquis. Or, il n’est pas besoin de chercher très loin, puisque les soi-disant « primitifs », et même les vrais primitifs paléolithiques ou tertiaires, ont eux aussi été des enfants avant d’être adultes. Demeurons donc sur le terrain de la psychologie de l’enfant, pour expliquer le symbolisme et nous aurons plus de chances d’atteindre des phénomènes généraux qu’en recourant à une hérédité des contenus et même des structures comme telles.

Il n’en reste naturellement pas moins que certains jeux de règles peuvent avoir une origine lointaine. On a ainsi tenté de dériver les jeux de jonchets, et même de billes, de pratiques magiques et divinatoires. Mais il s’agit alors de transmission sociale et non pas d’hérédité. D’autre part, rien, dans les sources adultes des institutions devenues enfantines et ludiques, n’explique la fonction actuelle de ces jeux, pas plus que l’origine d’un mot ne rend compte en linguistique de sa position ultérieure dans le système synchronique de la langue à un moment considéré.

§ 4. La théorie de la « dynamique infantile » de F. J. J. Buytendijk

En plus des explications classiques de K. Groos et de St. Hall, il existe de nombreuses interprétations du jeu, mais qu’il nous paraît inutile de discuter en détail parce qu’il s’agit bien moins d’explications causales que de descriptions fonctionnelles. Or, sur ce terrain tous les auteurs ont raison, puisque, nous l’avons vu sans cesse, le jeu peut servir à toutes les fins. C’est ainsi que Carr voit dans le jeu une « catharsis » qui n’élimine pas seulement les tendances nocives mais les rend acceptables en les canalisant ou en les sublimant. La fonction de compensation a été soulignée par le même auteur, et, plus récemment par Reaney (1916) et Robinson (1920-23). Le jeu, selon K. Lange, vise avant tout à compléter le moi (« Erganzungstheorie », 1901). Il est, disent aujourd’hui W. S. Taylor et Mrs Curti (1930) « libre satisfaction ». Delacroix, dans sa Psychologie de l’art soutient un point de vue analogue et oppose au jeu d’exercice primitif, antérieur à la distinction du jeu et du travail, un jeu de libre création où « la personnalité de l’enfant se réalise à sa convenance » (p. 7). Claparède propose une formule éclectique et souple, celle de la « dérivation par fiction » : « Le jeu a pour fonction de permettre à l’individu de réaliser son moi, de déployer sa personnalité, de suivre momentanément la ligne de son plus grand intérêt dans les cas où il ne peut le faire en recourant aux activités sérieuses » (Psychol. de l’enfant, 8e éd., p. 451).

Bref, ces auteurs convergent dans l’affirmation, répétée sous toutes les formes, que le jeu est essentiellement assimilation de la réalité au moi. « Dans le jeu, dit encore Claparède, le moi aspire à son épanouissement et le réel n’est pris en considération que pour autant qu’il en fournit le prétexte. Dans l’activité non ludique, le réel est envisagé pour lui-même ». (Arch. psychol., t. XXIV, p. 363). Mais le problème causal demeure de comprendre la raison de cette structure du jeu et notamment de la fiction symbolique.

Or, l’un des seuls auteurs qui aient cherché à résoudre le problème structural lui-même est F. J. J. Buytendijk dans un livre récent 7, où il tend à réduire le jeu non pas à sa seule fonction mais aux caractères généraux de la « dynamique infantile ». Au finalisme de la formule de Groos : les animaux supérieurs ont une enfance pour pouvoir jouer, Buytendijk répond qu’un enfant joue parce qu’il est enfant, c’est-à-dire parce que les caractères propres de sa « dynamique » l’empêchent de faire autre chose que de jouer. À l’hypothèse du préexercice on peut, en effet, objecter que les animaux ignorant le jeu (oiseaux, etc.) ont des instincts aussi parfaits que les autres, que l’exercice joue dans le développement un rôle bien inférieur à celui de la maturation interne, et enfin que les vrais préexercices ne sont pas des jeux mais des apprentissages « sérieux » (ce dernier point concorde entièrement avec ce que nous disions plus haut). En quoi consiste donc la dynamique infantile ? Buytendijk lui assigne quatre caractères principaux susceptibles d’expliquer le jeu : l’incohérence sensori-motrice ou mentale, l’impulsivité, une attitude « pathique » par opposition à « gnostique » (c’est-à-dire un besoin de compréhension sympathique plus que de connaissance objective), et une certaine « timidité à l’égard des choses » qui éloigne le sujet de leur utilisation, au profit d’une attitude ambivalente d’attraction et de retrait. Or, de cette dynamique gouvernant les relations de l’enfant avec son milieu, naît directement le jeu à titre d’interaction privilégiée entre le sujet, ou joueur, et ce partenaire actif qu’est l’objet extérieur considéré comme jouet. De ce point de vue, le jeu est essentiellement ambivalent : il est libération en vertu de l’incohérence, de l’impulsivité et de l’un des deux aspects de la timidité à l’égard du réel, mais il est en même temps communion avec l’ambiance, en vertu de l’attitude pathique et de l’autre aspect de l’attitude « timide ». Quant à son organisation, le jeu est essentiellement rythmique, dès les manifestations de la motricité primitive et jusqu’à ce dualisme de la tension-détente que Buytendijk considère comme la structure essentielle du jeu en même temps que comme la manifestation de son ambivalence. Enfin, et surtout, il y a le rôle de l’image, que Buytendijk prend dans un sens très large puisque, pour lui, l’animal comme l’homme ne jouent qu’avec des images : l’image est l’expression même du caractère « pathique » que le sujet projette sur la réalité, elle est essentiellement fiction, combinaison spontanée et symbole.

Il nous semble difficile, en ce qui concerne la « dynamique infantile » de ne pas nous rallier à l’essentiel de ces thèses, surtout que, dans un tout autre langage et en insistant davantage sur l’aspect moteur et affectif de la mentalité enfantine, Buytendijk nous paraît se rencontrer plus qu’il ne peut sembler avec l’analyse que nous avons tentée de la pensée de l’enfant. L’incohérence et l’impulsivité vont de soi. Quant à l’« attitude pathique » qui crée une communion intuitive avec l’entourage physique et social, et est source d’« images » animant le réel autant que d’imitation et de suggestibilité, elle nous paraît converger assez exactement — malgré les mots — avec ce que nous avons appelé l’égocentrisme de l’enfant, c’est-à-dire la confusion du point de vue propre avec celui des autres. En particulier la connexion supposée entre l’attitude pathique et l’« image » nous paraît très caractéristique de la pensée intuitive et préopératoire, propre précisément à la mentalité égocentrique, laquelle est réfractaire à toute discipline objective (ou « gnostique »).

Mais, cela étant admis pour ce qui est de la mentalité enfantine en général, le passage de cette « dynamique » au jeu lui-même ne nous paraît pas élucidé par Buytendijk dans le détail des mécanismes ludiques. Le grand mérite de sa thèse est d’affirmer que le jeu dérive nécessairement de la structure mentale de l’enfant et ne peut même s’expliquer que par elle. Que, d’autre part, chacun des traits de cette « dynamique » se retrouve dans le jeu, nous sommes toujours d’accord. Mais la grosse difficulté est de savoir où s’arrêter : en expliquant trop Buytendijk risque de ne pas rendre compte de la genèse du jeu comme tel, à titre de cas particulier de la dynamique infantile. Celle-ci déborde, en effet, celui-là, et si l’on comprend bien que celui-là dérive de celle-ci, on voudrait saisir dans quelles conditions et pourquoi ce n’est pas toujours le cas. C’est ce qu’a exprimé très justement Claparède dans l’étude critique qu’il a consacrée à Buytendijk : toute manifestation de la dynamique infantile ne constitue pas un jeu. Sur le plan de la pensée, en particulier, ce que nous avons appelé l’animisme enfantin ou la magie de l’enfant, l’artificialisme, etc. (voir plus bas les chap. IX et X) représentent des produits typiques de cette mentalité égocentrique ou « pathique » : ce ne sont pourtant pas des jeux. La pensée intuitive tout entière, dont le petit enfant fait preuve, résulte-t-elle aussi, en son incohérence logique et en son caractère imagé, de la même structure mentale sans être non plus un jeu. Comment le jeu se dissocie-t-il de cette structure d’ensemble, à titre de fonction particulière ? Pourquoi l’« image » qui déborde largement le jeu, chez l’enfant, prend-elle en certains cas l’aspect d’un symbole fictif et ludique ? Le nœud du problème nous paraît rester encore dans l’ombre, et cela peut-être, parce que Buytendijk n’a pas assez vu qu’une mentalité « pathique » par opposition à « gnostique » est nécessairement égocentrique en même temps que communiant avec l’entourage, et que l’égocentrisme suppose une assimilation du réel au moi pouvant se détacher à des degrés divers de l’adaptation elle-même, pour s’orienter vers la fiction et l’image proprement symbolique.

§ 5. Essai d’interprétation du jeu par la structure de la pensée de l’enfant

Un bébé suce son pouce parfois dès le second mois, saisit les objets vers quatre à cinq mois, puis les secoue, les balance, les frotte et finalement apprend à les lancer et à les rattraper. De telles conduites supposent deux pôles : un pôle d’accommodation puisqu’il faut bien ajuster les mouvements et les perceptions aux objets eux-mêmes, mais aussi un pôle d’assimilation des choses à l’activité propre puisque l’enfant ne s’intéresse pas à la chose comme telle, mais en tant qu’elle peut servir d’aliment à une conduite antérieure ou en voie d’acquisition. Cette assimilation du réel aux schèmes sensori-moteurs se présente elle-même sous deux aspects complémentaires. D’une part, elle est répétition active et consolidation (d’où la « réaction circulaire » décrite par Baldwin), et en ce sens elle est essentiellement assimilation fonctionnelle ou reproductrice, c’est-à-dire développement par le fonctionnement. Mais d’autre part, elle est digestion mentale, c’est-à-dire perception ou conception de l’objet en fonction de son incorporation à une action réelle ou possible : chaque objet est assimilé en tant que chose « à sucer », « à saisir », « à secouer », etc. et il n’est primitivement que cela (et s’il est « à regarder » il est encore assimilé aux diverses centrations et mouvements actifs du regard d’où les « formes » que lui attribue l’assimilation perceptive). Or, il est évident que cette double fonction de l’assimilation ne fait qu’un dans l’activité concrète, car c’est dans la mesure où le sujet répète ses conduites par assimilation reproductrice qu’il assimile les choses aux actions et que celles-ci deviennent par cela même des schèmes. Ces schèmes constituent alors l’équivalent fonctionnel 8 des concepts et des relations logiques ultérieures. On retrouve, effectivement, à tous les stades du développement de l’intelligence, l’accommodation et l’assimilation, mais toujours mieux différenciées et devenant par conséquent toujours davantage complémentaires en leur équilibre croissant. Dans la pensée scientifique, par exemple, l’accommodation au réel n’est autre que l’expérience, tandis que l’assimilation est la déduction, ou incorporation des objets aux schèmes logiques et mathématiques. Mais deux grandes différences opposent cette assimilation rationnelle à l’assimilation sensori-motrice initiale. En premier lieu, l’assimilation rationnelle est décentrée par rapport à l’individu, l’activité du sujet ne consistant plus qu’à assimiler les choses entre elles (mais il y a là, bien entendu, une activité véritable et assimiler les choses entre elles revient par conséquent encore à les assimiler à des « opérations », c’est-à-dire à des schèmes d’action construits par le sujet), tandis que l’assimilation primitive est centrée sur le sujet individuel et par conséquent non opératoire, c’est-à-dire égocentrique ou déformante. En second lieu — et cette seconde différence donne la raison de la première — l’assimilation rationnelle est complémentaire de l’accommodation aux choses et par conséquent en équilibre presque permanent avec l’expérience, alors que l’assimilation sensori-motrice n’est qu’indifférenciée d’avec l’accommodation et donne lieu à un nouveau « déplacement d’équilibre » lors de chaque nouvelle différenciation : phénoménisme et égocentrisme, tels sont les deux aspects indissociés de la conscience élémentaire, par opposition à l’objectivité expérimentale et à la déduction rationnelle ultérieures.

Cela posé, le jeu enfantin est simplement l’expression de l’une des phases de cette différenciation progressive : il est le produit de l’assimilation se dissociant de l’accommodation avant de se réintégrer dans les formes d’équilibre permanent qui en feront son complémentaire, au niveau de la pensée opératoire ou rationnelle. C’est en ce sens que le jeu constitue le pôle extrême de l’assimilation du réel au moi, tout en participant en tant qu’assimilateur, de cette imagination créatrice qui restera le moteur de toute pensée ultérieure et même de la raison.

Le jeu commence, en effet, dès les premiers débuts de dissociation entre l’assimilation et l’accommodation. Après avoir appris à saisir, à balancer, à lancer, etc. ce qui comportait à la fois un effort d’accommodation à des situations nouvelles, et un effort de répétition, de récognition et de généralisation, qui constituent les éléments d’assimilation, il se produit tôt ou tard (et souvent même pendant la période d’apprentissage) ce fait que l’enfant saisit par plaisir de saisir, balance pour le plaisir de réussir à balancer, etc. bref, répète ses conduites sans effort nouveau d’apprentissage ou de découverte, mais par simple joie de les dominer, de se donner en spectacle sa propre puissance et d’y soumettre l’univers. L’assimilation se dissocie ainsi de l’accommodation en se la subordonnant et en tendant à fonctionner pour elle-même : le jeu d’exercice est dès lors constitué. Ne supposant ni la pensée ni la vie sociale, le jeu d’exercice s’explique donc directement par le primat de l’assimilation. Le « plaisir fonctionnel » et le plaisir d’être cause, qui l’accompagnent, ne soulèvent eux-mêmes aucun problème particulier, puisqu’ils dérivent, l’un du caractère sui generis de cette assimilation pour l’assimilation, qui ne requiert aucune accommodation nouvelle, et l’autre du fait que l’assimilation est d’autant plus centrée sur l’activité propre que le sujet se sent victorieux des difficultés inhérentes à l’action « sérieuse » correspondante.

L’apparition du symbolisme constitue par contre la pierre d’achoppement de toutes les interprétations de la fonction ludique : pourquoi le jeu devient-il symbolique au lieu de rester sans plus exercice sensori-moteur ou tâtonnement intellectuel, et comment se fait-il que la fiction imaginative doive à un moment donné compléter cette semi-fiction pratique qu’est déjà l’amusement par le mouvement ou l’action pour le plaisir ? Or, précisément, il entre dans les attributs de l’assimilation pour l’assimilation d’être déformante et par conséquent source de fiction symbolique, dans la mesure où elle se détache de l’accommodation actuelle, et c’est ce qui explique le symbolisme dès que du plan sensori-moteur on passe à celui de la pensée représentative.

En effet, bien que le jeu d’exercice et le jeu symbolique soient à distinguer davantage qu’on ne le fait généralement (Buytendijk lui-même maintient sur ce point la tradition de Groos), puisque leurs formations respectives sont à situer sur deux plans bien différents de la conduite, il existe néanmoins entre eux une indéniable parenté : le jeu symbolique est au jeu d’exercice comme l’intelligence représentative est à l’intelligence sensori-motrice. Mais, s’il y a ainsi filiation dans le sens diachronique, il faut ajouter, du point de vue synchronique, que le jeu symbolique est à l’intelligence représentative ce que le jeu d’exercice est à l’intelligence sensori-motrice, c’est-à-dire une déviation ou une dissociation dans le sens de l’assimilation pure.

La pensée représentative débute, par opposition à l’activité sensori-motrice, dès que, dans le système des significations constituant toute intelligence et sans doute toute conscience, le « signifiant » se différencie du « signifié ». Dans l’adaptation par schèmes sensori-moteurs il intervient déjà des « signifiants » : ce sont « les indices » (voir chap. II, § 1), qui permettent au sujet de reconnaître les objets et les rapports, d’assimiler à bon escient et même d’imiter. Mais l’indice n’est qu’un aspect de l’objet ou de la situation, et ne constitue donc pas un « signifiant » différencié du « signifié ». Le langage, par contre, fournit le prototype d’un système de signifiants distincts, puisque dans la conduite verbale le signifiant est constitué par les « signes » collectifs qui sont les mots, tandis que le signifié est fourni par la signification des mots, c’est-à-dire par les concepts, héritiers sur ce nouveau plan des schèmes sensori-moteurs préverbaux. Mais si l’intelligence verbale et proprement conceptuelle occupe ainsi une position privilégiée dans la pensée représentative, c’est que les signes verbaux sont sociaux et que par leur intermédiaire le système des concepts atteint tôt ou tard (plus tard d’ailleurs qu’on ne le croit, comme nous le verrons à nouveau aux chap. IX et X) un haut degré de socialisation. Or, entre l’indice et le signe, ou entre le schème sensori-moteur et le concept logique viennent s’intercaler l’image symbolique et la représentation imagée ou préconceptuelle. L’image, nous l’avons vu (chap. III, § 1-2) est une imitation intériorisée, c’est-à-dire le positif de l’accommodation, qui est elle-même le négatif de l’objet imité. L’image est donc un schème antérieurement accommodé et venant se mettre au service d’assimilations actuelles, également intériorisées, à titre de « signifiant » par rapport à ces signifiés ou significations. L’image est donc un signifiant différencié, plus que l’indice puisqu’il est détaché de l’objet perçu, mais moins que le signe puisqu’il demeure imitation de l’objet et donc signe « motivé » (par opposition au signe verbal « arbitraire »). En outre, l’image est un signifiant accessible à la pensée individuelle, tandis que le pur « signe » est toujours social. C’est pourquoi, en tout acte de pensée verbale et conceptuelle il subsiste une strate de représentation imagée, qui permet à l’individu d’assimiler pour son propre compte l’idée générale commune à tous et c’est aussi pourquoi, plus on remonte haut vers la petite enfance, plus est grand le rôle de la représentation imagée et de la pensée intuitive. En effet, à chaque image correspond un objet (c’est-à-dire le concept de cet objet), qui sert, même chez l’adulte, de représentant ou d’exemple pour penser la classe générale dont il fait partie, tandis que chez l’enfant cet objet exemplaire (ou plutôt son concept) remplace partiellement la classe générale non encore construite.

Or, si tel est le mécanisme de la pensée adaptée elle-même, qui est équilibre entre l’assimilation et l’accommodation, on comprend le rôle du symbole dans le jeu, qui est assimilation primant l’accommodation. Le symbole ludique est lui aussi image, et par conséquent lui aussi imitation, donc accommodation. Mais le rapport entre l’assimilation et l’accommodation s’y présente autrement que dans la représentation proprement adaptée ou cognitive puisque précisément le jeu est un primat de l’assimilation et non plus un équilibre entre ces deux fonctions. 1° Dans le cas de l’image adaptée, il y a, en effet, imitation exacte ou du moins tendant à l’exactitude, c’est-à-dire à une correspondance terme à terme avec l’objet signifié. Par exemple la représentation d’un triangle peut être obtenue par une imitation réelle (dessin ou simples mouvements d’un doigt décrivant la figure) ou purement mentale (image intérieure ou « intuition » du triangle) mais il y a alors correspondance entre les parties du dessin, celles de l’image et celles de l’objet représenté. Lorsque au contraire le jeu symbolise n’importe quoi au moyen de n’importe quoi, par exemple un chat marchant sur un mur au moyen d’un coquillage déplacé à la main sur une boîte de carton, il intervient une série de signifiants se référant les uns aux autres, mais toujours plus éloignés de l’adéquation réelle : pour commencer par les termes extrêmes, il y a d’abord le coquillage qui représente le chat et le carton le mur ; puis il y a l’imitation par le geste, c’est-à-dire le mouvement (imprimé par la main) représentant la marche du chat (sans compter l’évocation par le son « miaou », mais qui est déjà en partie signe verbal) ; enfin il y a sans doute l’image mentale du chat sur le mur, mais une image qui peut rester vague et globale puisqu’elle est appuyée par l’imitation motrice et par l’objet-symbole. 2° D’autre part, et là est évidemment la raison de la différence précédente, la représentation du triangle est adéquate et précise dans la mesure où le triangle pose un problème, c’est-à-dire suscite un besoin d’adaptation réelle, avec accommodation à l’objet et assimilation de l’objet à un système de relations décentrées par rapport au moi, tandis que l’évocation du chat sur le mur n’a d’autre but que la satisfaction momentanée du moi : attitude « pathique » et non pas « gnostique », comme dit Buytendijk, mais qui est en même temps égocentrique par opposition à objective. 3° Enfin, dans la représentation cognitive, l’image (matérielle ou mentale) représente un objet particulier, dont le concept (la classe singulière) fait fonction de simple représentant ou d’exemple par rapport à la classe générale dont il fait partie, par exemple ; le triangle dessiné qui représente tous les triangles ou du moins ceux de sa classe) ; au contraire, l’objet-symbole, dans le jeu, n’est pas seulement le représentant, mais le substitut du signifié (le coquillage devient pour un instant un chat), que ce dernier soit général (un chat quelconque) ou singulier (le chat désiré). — Dans le cas de la représentation cognitive, il y a donc adaptation au signifié (c’est-à-dire équilibre entre l’accommodation et l’assimilation), tandis que le signifiant consiste en images, réelles ou mentales, exactement accommodées ou imitées et dont l’objet n’est qu’un représentant de la classe générale ; au contraire, dans la représentation symbolique d’ordre ludique, le signifié est simplement assimilé au moi, c’est-à-dire évoqué par intérêt momentané ou satisfaction immédiate, et le signifiant consiste alors moins en une imitation mentale précise qu’en une imitation au moyen de tableaux matériels dans lesquels les objets sont eux-mêmes assimilés à titre de substituts, au signifié, selon les ressemblances les plus vagues et les plus subjectives. Bref, si dans la représentation cognitive l’assimilation est en équilibre constant avec l’accommodation, dans le symbole ludique l’assimilation prime dans les rapports du sujet avec le signifié et jusque dans la construction du signifiant lui-même.

S’il en est ainsi, on voit alors d’emblée la filiation qui existe entre l’assimilation symbolique source du jeu de fiction et l’assimilation fonctionnelle, source du jeu d’exercice. Le symbole comme le concept préexiste, en effet, en un sens dans l’assimilation sensori-motrice elle-même. Lorsque ayant appris à balancer un objet, le nourrisson en balance d’autres, ce schème généralisé est l’équivalent fonctionnel du concept, parce que chacun de ces cas particuliers rentre dans le cas général des choses « à balancer », dont il n’est plus que le représentant ou l’exemple. Il en va de même des choses « à sucer », etc. Mais quand, désirant continuer à téter après la fin du repas, le nourrisson trouve une compensation en suçant son pouce, celui-ci est plus qu’un exemple représentatif : il devient un substitut, et l’on pourrait parler de symbole s’il y avait en même temps évocation possible du sein. Par contre, malgré les freudiens qui voient de pareils symboles à deux mois déjà et malgré K. Groos qui croit à la fiction en tout jeu d’exercice, il nous semble difficile de parler de symbolisme, de conscience du « comme-si », avant qu’il y ait représentation. Or, on peut suivre pas à pas la genèse de celle-ci au début de la seconde année, lorsque l’assimilation sensori-motrice se transforme en assimilation mentale par dissociation du signifiant et du signifié. Lorsque J. fait semblant de dormir en tenant un coin de drap et en penchant la tête, alors, en effet, le schème sensori-moteur ainsi activé donne lieu à plus qu’à un simple « exercice », puisqu’il sert à évoquer une situation non actuelle et que le coin de drap devient un substitut conscient, et non plus simplement pratique ou moteur, de l’oreiller absent. Avec la projection de tels « schèmes symboliques » sur d’autres objets, la voie est alors ouverte à l’assimilation de n’importe quoi à n’importe quoi, toute chose pouvant servir de substitut fictif à tout autre.

On comprend dès lors la causalité du jeu symbolique, puisqu’il découle nécessairement de la structure de la pensée de l’enfant. De même que le jeu d’exercice est une assimilation pour l’assimilation, qui se manifeste dans la mesure où l’assimilation à l’activité propre se dissocie de l’accommodation aux choses, et où par conséquent le moi prend conscience et plaisir des pouvoirs qu’il acquiert, de même le jeu symbolique représente le pôle de l’assimilation, dans la pensée, et assimile ainsi librement le réel au moi. Il est donc bien au jeu d’exercice ce que la pensée adaptée est à l’intelligence sensori-motrice, de même qu’il est à la pensée adaptée ce que le jeu d’exercice est à l’intelligence sensori-motrice, c’est-à-dire le pôle assimilateur. Mais pourquoi existe-t-il une assimilation du réel au moi, au lieu que l’univers soit d’emblée assimilé à la pensée logique et expérimentale ? Tout simplement parce que cette pensée n’est pas encore construite durant la petite enfance et que, dans la mesure où elle s’élabore, elle demeure loin de suffire aux besoins suscités par la vie quotidienne. Bien plus, la pensée la plus adaptée et la plus logique dont le petit enfant soit capable est encore elle-même prélogique, et égocentrique, et d’une structure précisément intermédiaire entre cette pensée symbolique, qui s’épanouit dans le jeu, et la pensée adulte 9.

Autrement dit, et cette formule résume tout ce qui précède, le jeu symbolique n’est pas autre chose que la pensée égocentrique à l’état pur. La condition nécessaire à l’objectivité de la pensée est que l’assimilation du réel au système des notions adaptées se trouve en équilibre permanent avec l’accommodation de ces mêmes notions aux choses et à la pensée des autres sujets. Or, il va de soi que seule la constitution des systèmes d’opérations logiques (réversibilité des transformations de la pensée), morales (conservation des valeurs), et spatio-temporelles (organisation réversible des notions physiques élémentaires) aboutit à un tel équilibre parce que seule la réversibilité opératoire permet à la pensée de conserver ses notions au travers des fluctuations du réel et malgré le choc incessant des nouveautés imprévues : en effet, l’opération réversible exprime simultanément les modifications du réel et les transformations réglées de la pensée et c’est pourquoi elle est à la fois accommodation et assimilation. Or, les opérations élémentaires ne commençant à se « grouper » que vers la fin de la petite enfance, il est naturel qu’auparavant la pensée de l’enfant oscille sans cesse entre trois sortes d’états : les équilibres momentanés (et sujets à de continuels « déplacements ») entre l’assimilation et l’accommodation, les accommodations sans cesse renouvelées, mais intermittentes, et déplaçant chaque fois l’équilibre antérieur, et l’assimilation du réel au moi, c’est-à-dire précisément à cette partie de la pensée qui reste centrée sur elle-même faute d’accommodation corrélative. Dès lors, l’assimilation du réel au moi est pour l’enfant une condition vitale de continuité et de développement, précisément à cause du déséquilibre de sa pensée. Or, le jeu symbolique remplit cette condition des deux points de vue à la fois des significations (du signifié) et du signifiant. Du point de vue du signifié, le jeu permet au sujet de revivre ses expériences vécues et tend à la satisfaction du moi plus qu’à sa soumission au réel. Du point de vue du signifiant, le symbolisme offre à l’enfant le langage personnel vivant et dynamique, indispensable pour exprimer sa subjectivité intraduisible dans le seul langage collectif. L’objet-symbole, en tant que substitut véritable du signifié le rend présent et actuel à un degré que le signe verbal n’atteindra jamais. Si la pensée entière de l’enfant reste égocentrique et intuitive ou imagée jusque dans ses états d’adaptation maximum et si tous les intermédiaires la relient ainsi au jeu symbolique comme nous le verrons au cours des chap. IX et X, on peut donc considérer cette forme de jeu comme l’un des pôles de cette pensée entière : le pôle de l’assimilation se dissociant de l’accommodation ou de la pensée égocentrique à l’état pur.

Seulement, si le jeu symbolique n’est ainsi qu’une forme de la pensée, reliée à toutes les autres par son mécanisme mais tendant simplement à la satisfaction du moi, c’est-à-dire à une vérité individuelle par opposition à la vérité impersonnelle et collective, il reste à comprendre pourquoi l’emploi du symbole par opposition au concept verbal aboutit à la fiction et non pas à la croyance. L’attitude naturelle de la pensée est la croyance, et le doute ou la simple hypothèse constituent des conduites complexes et dérivées, dont on peut suivre la formation entre sept et onze ans jusqu’au niveau des opérations formelles qui seules détachent vraiment la pensée de la croyance spontanée. Or, dans le jeu des petits, sans qu’aucune des conditions de cette pensée hypothético-déductive soit réalisée, il se trouve que le sujet affirme pour affirmer, sans croire ce qu’il joue. Tout le monde a noté, en effet, la précocité de la distinction que les petits font entre la fantaisie et le réel. Comment donc expliquer la fiction et pourquoi le symbolisme ludique demeure-t-il étranger à la croyance, par opposition à celui du rêve, du délire ou du symbolisme sacré des tribus primitives ? En réalité, la question est moins simple qu’il ne semble, car, comme l’a bien montré P. Janet, il y a divers types de croyance. Ce serait une erreur, nous semble-t-il, et inspirée par l’« adultocentrisme », que de prêter trop tôt à l’enfant qui joue une conscience de la fiction et de lui refuser toute espèce de croyance. Sans parler de la « croyance réfléchie » qui apparaît plus tard et est liée au mécanisme des opérations intellectuelles (conclusion d’une déduction) et affectives (décision volontaire après délibération), il faut distinguer, au niveau de la petite enfance deux types opposés de croyances, liés l’un aux conduites sociales et spécialement relatives à l’adulte et l’autre aux conduites individuelles spontanées et égocentriques. Le premier est la croyance-promesse de Janet, c’est-à-dire un engagement à l’égard d’autrui et de l’adulte, donc une adhésion à la réalité commune et sanctionnée collectivement. Le second est la « croyance assertive » de Janet ou croyance immédiate, antérieure à la distinction du certain et du douteux et liée à la simple présentation d’une réalité quelconque à la pensée. Or, l’enfant qui joue ne croit certainement pas, du point de vue de la croyance socialisée, au contenu de son symbolisme, mais rien n’empêche d’admettre, et cela précisément parce que le symbolisme est une pensée égocentrique, qu’il croit pour lui ce qu’il veut. De ce point de vue, l’« illusion volontaire » de Lange et de Groos n’est que le refus de laisser interférer avec le jeu le monde des adultes ou de la réalité commune, pour se complaire dans une réalité à soi, mais celle-ci est crue sans aucun effort ni aucune volonté : elle est crue simplement parce qu’elle est l’univers du moi, et que le jeu a pour fonction de protéger cet univers contre les accommodations obligées à la réalité commune. Il ne saurait donc être question, aux débuts du jeu symbolique, d’une conscience de la fiction au sens des assomptions dramatiques ou poétiques 10. L’enfant de deux à quatre ans ne se demande pas si ses symboles ludiques sont vrais ou non. Il sait bien en un sens qu’ils ne sont pas vrais pour les autres et ne cherche pas sérieusement à convaincre son entourage adulte. Mais il ne se pose pas la question de vérité et n’a pas besoin de se la poser, car, étant une satisfaction directe du moi, le jeu symbolique comporte sa croyance propre, qui est une vérité subjective. Bien plus, en tant que l’objet-symbole est un substitut de la réalité signifiée, il s’établit durant les premiers stades une sorte de participation entre les deux, analogue à celle de l’image et de la chose représentée et dont nous trouverons au chap. IX, l’analogue jusque dans les « pré-concepts » de l’enfant.

Mais alors les jeux symboliques collectifs aboutiront-ils à renforcer ou à affaiblir la croyance ? L’un et l’autre, selon l’âge. Chez les petits le jeu à plusieurs est comparable au « monologue collectif » des propos entre enfants et laisse intact le symbolisme égocentrique, ou le renforce en cas d’imitation. Chez les grands, chez lesquels la règle élimine le symbole, il va de soi que la vie sociale affaiblit la croyance ludique, du moins sous sa forme spécifiquement symbolique.

Il resterait à considérer le jeu de règles dans la perspective des interprétations précédentes. On a vu que le jeu de règles marque l’affaiblissement du jeu enfantin et le passage au jeu proprement adulte, qui n’est plus une fonction vitale de la pensée dans la mesure où l’individu est socialisé. Or le jeu de règles présente précisément un équilibre subtil entre l’assimilation au moi — principe de tout jeu — et la vie sociale. Il est encore satisfaction sensori-motrice ou intellectuelle, et, de plus, tend à la victoire de l’individu sur les autres. Mais ces satisfactions sont pour ainsi dire rendues « légitimes » par le code même du jeu, qui insère la compétition dans une discipline collective et dans une morale de l’honneur et du « fair-play ». Troisième et dernière forme du jeu, il ne contredit donc pas la notion de l’assimilation du réel au moi, tout en conciliant cette assimilation ludique avec les exigences de la réciprocité sociale.