La Formation du symbole chez l’enfant : imitation, jeu et rêve, image et représentation ()
Chapitre X.
Conclusion : les stades généraux de l’activité représentative
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L’idée directrice de cette étude a consisté à considérer les diverses formes de pensée représentative — imitation, jeu symbolique et représentation cognitive — comme solidaires les unes des autres et comme évoluant toutes trois en fonction de l’équilibre progressif de l’assimilation et de l’accommodation. L’équilibre de ces dernières fonctions, qui constituent les deux pôles de toute adaptation, détermine déjà le développement de l’intelligence sensori-motrice, comme nous avons cherché à le montrer antérieurement. Mais il ne s’agit alors que d’assimilation et d’accommodation actuelles : le propre de la représentation est au contraire de dépasser l’immédiat en accroissant les dimensions dans l’espace et dans le temps, du champ de l’adaptation, donc d’évoquer ce qui déborde le domaine perceptif et moteur. Qui dit représentation, dit par conséquent réunion d’un « signifiant » permettant l’évocation et d’un « signifié » fourni par la pensée. L’institution collective du langage est à cet égard le facteur principal et de formation et de socialisation des représentations. Seulement, l’emploi des signes verbaux n’est pleinement accessible à l’enfant qu’en fonction des progrès de sa pensée même et, comme nous venons de le voir à propos de l’intuition de l’espace, le langage courant, surtout adapté aux opérations logiques, demeure inadéquat à la description de l’objet individuel c’est-à -dire à la représentation spatiale ou infralogique ; il n’est pas besoin, d’autre part, de rappeler sa pauvreté foncière lorsqu’il s’agit d’exprimer le vécu et l’expérience personnelle. En plus des mots, la représentation naissante suppose donc l’appui d’un système de « signifiants » maniables, à disposition de l’individu comme tel ; et c’est pourquoi la pensée de l’enfant reste beaucoup plus « symbolique » que la nôtre, dans le sens où le symbole s’oppose au signe. Or — et c’est ici qu’intervient l’hypothèse qui nous a dirigé — ce « signifiant » commun à toute représentation nous a paru être constitué par l’accommodation, en tant qu’elle se prolonge en imitation et par conséquent en images ou imitations intériorisées. Réciproquement le « signifié » est, il va de soi, fourni par l’assimilation qui, en incorporant l’objet à des schèmes antérieurs, lui fournit par cela même une signification. Il s’ensuit que la représentation implique un double jeu d’assimilations et d’accommodations, actuelles et passées, et dont la mise en équilibre des unes par rapport aux autres ne saurait être rapide, mais occupe en fait toute la petite enfance. D’où le processus évolutif que nous avons sans cesse retrouvé : tant qu’il y a déséquilibre, ou bien l’accommodation prime l’assimilation et il y a imitation représentative, ou bien l’assimilation prime et il y a jeu symbolique, ou bien toutes deux tendent à l’équilibre et il y a représentation cognitive, mais alors la pensée ne dépasse pas le niveau des préconcepts ou de l’intuition, parce que l’assimilation et l’accommodation demeurant l’une et l’autre incomplètes, la première reste directe et sans emboîtements hiérarchiques, tandis que la seconde demeure liée à des images particulières ; dans la mesure, au contraire, où l’équilibre s’accroît et atteint la permanence, l’imitation et le jeu s’intègrent dans l’intelligence, la première devenant réfléchie et le second constructif, la représentation cognitive elle-même parvenant alors au niveau opératoire grâce à la réversibilité qui caractérise l’équilibre d’une assimilation et d’une accommodation toutes deux généralisées.
Étant donnée la diversité des sujets abordés dans les chapitres qui précèdent, il nous a semblé utile, pour marquer l’unité de la thèse que nous venons de résumer, de reprendre schématiquement, à titre de conclusion, les principaux résultats obtenus en les groupant selon les stades généraux de leur commune évolution.
I. La première période : l’activité sensori-motrice🔗
Partons du développement sensori-moteur, et spécialement de l’existence des schèmes d’action, c’est-à -dire des systèmes de mouvements et de perceptions coordonnés entre eux, qui constituent toute conduite élémentaire susceptible de se répéter et de s’appliquer à de nouvelles situations : par exemple saisir un objet, le déplacer, le secouer, etc.
L’exercice de tels schèmes suppose des mouvements propres pouvant se reproduire et modifiant les mouvements et positions des objets sur lesquels porte l’action. Les mouvements et positions du sujet déterminent d’autre part à chaque instant un « point de vue » propre, dont ses relations avec les mouvements et positions extérieurs conditionnent leur perception et leur compréhension. Nous appelons assimilation cette modification objective des mouvements et positions externes par les mouvements propres ainsi que la modification subjective résultant du fait que la perception ou la compréhension de ces mouvements et positions externes est nécessairement relative au « point de vue » propre. La modification subjective correspond donc toujours à une modification objective possible, mais pouvant demeurer virtuelle autant que devenir réelle. Enfin, par cela même que les mouvements et le point de vue propres agissant sur les données extérieures ou sur leur perception sont l’expression d’une action susceptible de se répéter et de s’appliquer à de nouvelles données, ces données successives sont reliées entre elles : l’assimilation des données actuelles au schème (défini par les modifications subjectives et objectives que l’on vient de voir), implique donc ce qu’on peut appeler, par extension, leur assimilation aux données antérieures sur lesquelles a porté la même action. On définira alors simplement cette assimilation des données actuelles aux données antérieures par le fait que la même action, autrement dit le même schème, leur est appliqué successivement. Par exemple saisir est une action qui modifie les mouvements et positions extérieurs, objectivement et subjectivement à la fois, et comme c’est une action susceptible de se répéter et de se généraliser, elle donne lieu à une récognition visuelle, tactile, kinesthésique, etc., telle qu’un objet est perçu et compris, non pas seulement comme étant saisi lorsqu’il l’est, mais comme pouvant être saisi lorsqu’il ne l’est pas encore : c’est en tous ses sens réunis (et nécessairement solidaires) que nous disons que l’objet est assimilé au schème de la préhension, ou qu’il est assimilé aux objets antérieurs sur lesquels s’est déjà exercé le schème de la préhension.
Mais inversement, les mouvements et positions extérieurs de l’objet auquel le schème s’applique réagissent sur les mouvements et le point de vue propres. Par exemple selon que l’objet à saisir est plus ou moins éloigné, il y a perception de cette profondeur et déplacement corrélatif de la main, et, selon qu’il se déplace, la main et l’œil suivent ces mouvements. Nous appelons accommodation cette modification des mouvements et du point de vue propres par les mouvements et positions extérieurs.
Il est à noter encore que ces deux notions d’assimilation et d’accommodation sont d’ordre purement fonctionnel 1. Les structures auxquelles elles correspondent, autrement dit les organes qui remplissent ces fonctions, peuvent être en principe absolument quelconques : du réflexe à l’intelligence sensori-motrice, on retrouve ces deux invariants fonctionnels (de même que, dans la suite, de la représentation élémentaire à l’opération rationnelle).
Cela dit, un premier rapport possible entre l’assimilation et l’accommodation est la recherche d’un équilibre entre deux. Nous parlons, en ce cas d’adaptation et ce sont les formes supérieures de cette adaptation qui aboutissent à l’activité intelligente. Mais, comme toute conduite présente toujours les deux éléments à la fois, à l’état actif ou passif, la question est de savoir dans quelle mesure l’accommodation aux données extérieures est complète et durable. L’équilibre atteint n’est en effet stable que si l’activité assimilatrice du sujet demeure en accord avec les mouvements ou la causalité spécifique des objets sur lesquels elle porte (ou avec leur finalité particulière, en cas d’instruments). Soit, par exemple, un événement A entraînant objectivement les événements B, C, etc., et une action propre A’ entraînant les actions B’, C’, etc. : nous disons qu’il y a équilibre (stable) si la suite des actions A’ B’ C’… conserve la suite objective A, B, C… Le cas le plus simple est celui d’un processus perceptif, lorsque A, B, C… sont les positions des éléments d’une figure ou celles que parcourt successivement un mobile et A’ B’ C’… celles du regard. Mais si, en ce cas, le schème d’assimilation ne modifie pas objectivement les données extérieures, il peut y avoir déformation par le fait du point de vue du sujet, par exemple de centrations privilégiées, et alors il y a assimilation déformante et équilibre incomplet ; pour rétablir l’équilibre, il faudra que de nouvelles centrations corrigent les précédentes, autrement dit, qu’une coordination suffisante des actes successifs d’assimilation décentre le regard et assure la conservation des positions et mouvements extérieurs. Bref, l’équilibre entre l’assimilation et l’accommodation se définit par la conservation plus ou moins durable des séquences extérieures, plus les séquences conservées étant étendues et complexes, plus stable étant l’équilibre du schème qui les englobe. Mais, de la perception la plus élémentaire à la pensée la plus haute, cette conservation suppose toujours — par le fait même que l’accommodation n’est jamais pure mais se manifeste nécessairement à l’intérieur d’un schème d’assimilation — une coordination des schèmes, autrement dit une assimilation réciproque aboutissant à leur décentration.
Une seconde possibilité est celle de l’assimilation primant l’accommodation, ce primat pouvant se manifester soit simplement par une insuffisance de décentration de l’action propre par rapport aux séquences extérieures, soit par une inadéquation entre le schème d’assimilation et les objets ou mouvements extérieurs. Ce primat de l’assimilation peut ainsi présenter toute une gamme de valeurs distinctes, et, dans le cas extrême il caractérise le jeu, tous les intermédiaires reliant celui-ci à l’adaptation, proprement dite. 1° Examinons d’abord le cas où l’action ludique est objectivement identique à l’action adaptée, par exemple, saisir un objet pour s’amuser ou le saisir pour apprendre à le saisir ou dans un but d’utilisation. Dans tous ces cas, l’objet est incorporé au même schème d’assimilation, mais dans la situation de l’adaptation en cours (apprentissage de l’acte de saisir), les positions et mouvements de l’objet nécessitent une accommodation plus poussée, c’est-à -dire modifient plus profondément la conduite (attention, effort et autres régulations d’énergie dans le sens du renforcement), cependant que le schème d’assimilation est lui-même en voie de construction. Dans le cas du jeu, au contraire, l’accommodation est facile parce qu’automatisée, et l’action aboutit ainsi à un déséquilibre en faveur de l’assimilation puisque l’énergie disponible se dépense en plaisir d’être cause (en régulations de « jubilations » comme dit P. Janet), c’est-à -dire en exercice du schème pour lui-même. Dans le cas de la préhension en vue d’utilisations ultérieures, l’assimilation comme l’accommodation sont toutes deux automatisées et l’équilibre est rétabli. 2° Il y a ensuite la situation dans laquelle l’objet donné est assimilé à un autre schème que le sien habituel, ou bien dans laquelle le schème d’assimilation fonctionne à vide : par exemple s’amuser à balancer une cuiller ou bien, ne pouvant saisir l’objet désiré, esquisser le geste de saisir à vide. En ces cas, il est évident que l’assimilation n’est plus en équilibre avec l’accommodation, soit que la première fonctionne seule, soit qu’elle néglige la causalité ou la finalité spécifiques de l’objet et ainsi ne l’engage pas dans une suite causale à laquelle l’action propre devrait s’accommoder ; de plus, dans les deux cas, l’action choisie est plus facile que l’action ordinaire. Cette seconde situation aboutit à un moment donné à celle, dans laquelle le schème s’appliquant à l’objet est extrait d’un contexte étranger à l’action actuelle, ce qui lui confère un caractère symbolique et nous conduit à la frontière du domaine sensori-moteur.
Il est enfin une troisième possibilité générale, celle de l’accommodation primant l’assimilation. C’est ce primat qui caractérise l’imitation et cela dès le niveau où le sujet se borne à reproduire les sons connus ou les gestes déjà exécutés de manière visible sur le corps propre. Par exemple un enfant sachant par lui-même écarter et joindre les mains, reproduira ce geste si on le lui présente comme modèle, parce qu’il assimilera ce modèle au schème connu. Mais, si l’on compare cette assimilation à celle qui consiste, par exemple, à sucer son pouce et une série d’autres objets, il subsiste la différence suivante : rien, dans la nature de ces objets ne les destine nécessairement à être sucés — l’assimilation est donc le moteur de l’action et le schème d’assimilation est accommodé à son objectif parce qu’il le faut bien — tandis que dans le cas où le spectacle des mains d’autrui entraîne le mouvement des propres mains, c’est l’accommodation du schème au modèle qui seule permet et déclenche l’assimilation récognitive et reproductrice. Avec l’imitation des modèles nouveaux, le rôle de l’accommodation devient décisif : le modèle différencie, en effet, le schème d’assimilation, ce qui constitue une accommodation active et non pas passivement subie, et cet effort accommodateur tend à un but qui n’est pas d’utilisation, c’est-à -dire d’assimilation à l’action propre, mais au contraire de copie et d’adéquation, ce qui montre à nouveau le rôle de l’accommodation. Avec l’imitation différée, enfin, au niveau du VIe stade, cette accommodation commence à s’intérioriser et se prolonge en représentation. En bref, l’accommodation en se différenciant de l’assimilation constitue une sorte de « négatif » de l’objet auquel s’applique le schème assimilateur, et ce « négatif », en se subordonnant l’assimilation reproductrice, se prolonge alors en un « positif », qui est l’imitation, extérieure ou intériorisée, comme l’image photographique par rapport au cliché.
II. La seconde période : l’activité représentative égocentrique. Stade I : la pensée préconceptuelle🔗
La représentation débute lorsque les données sensori-motrices actuelles sont assimilées à des éléments simplement évoqués, et non perceptibles au moment considéré. Toute assimilation consiste, déjà , et cela dès le niveau sensori-moteur, à rattacher les données actuelles à des éléments antérieurs, puisque assimiler, c’est modifier l’objet en fonction de l’action et du point de vue propres, c’est-à -dire en fonction d’un « schème » : or, ce schème a une histoire et il s’est constitué par application répétée de l’acte à d’autres objets, auxquels l’objet présent est donc assimilable. Mais cette assimilation sensori-motrice des objets successifs entre eux ne suppose aucune évocation, puisque l’objet antérieur n’agit sur l’objet présent que de façon implicite et par l’intermédiaire d’un simple schème d’action, c’est-à -dire d’une répétition motrice. Au contraire, l’assimilation représentative est caractérisée par le fait que les objets non actuellement perceptibles auxquels est assimilé l’objet perçu sont évoqués grâce à des « signifiants », qui les rendent présents à la pensée à défaut de présence réelle.
La représentation naît donc de l’union de « signifiants » permettant d’évoquer les objets absents avec un jeu de signification les reliant aux éléments présents. Cette connexion spécifique entre des « signifiants » et des « signifiés » constitue le propre d’une fonction nouvelle, dépassant l’activité sensori-motrice, et que l’on peut appeler de façon très générale la « fonction symbolique ». C’est elle qui rend possible l’acquisition du langage, ou des « signes » collectifs. Mais elle le déborde largement puisqu’elle intéresse également les « symboles », par opposition aux signes, c’est-à -dire les images intervenant dans le développement de l’imitation, du jeu et des représentations cognitives elles-mêmes. On a en particulier souvent noté, à propos de l’aphasie et de l’évolution de l’enfant, certains liens existant entre le fonctionnement du langage et la représentation spatiale, dans la mesure où celle-ci dépasse la perception et le mouvement actuels pour s’appuyer à la fois sur des images ou des « intuitions » de configurations et sur des opérations de mises en relation (ordre, distances, etc.) La fonction symbolique est donc essentielle à la constitution de l’espace représentatif, ainsi naturellement que des autres catégories « réelles » de la pensée.
Mais la fonction symbolique soulève un problème d’ordre psychologique, qui n’est résolu par l’appel ni à la vie sociale — puisque le symbole individuel déborde le signe collectif — ni à la neurologie — puisqu’une conduite nouvelle, même lorsqu’elle nécessite l’intervention d’appareils nerveux distincts, ne se présente jamais comme discontinue, mais en partie déterminée par celles qui l’ont précédée. Ce problème est celui de la différenciation entre le signifiant et le signifié, et c’est pour tenter de le résoudre que nous avons cherché en cet ouvrage à retracer l’histoire des différentes formes initiales d’accommodations et d’assimilations sensori-motrices et mentales. En effet, cette différenciation entre deux sortes de schèmes, les « signifiants » et les « signifiés », est précisément rendue possible par celle de l’accommodation et de l’assimilation, c’est-à -dire de l’imitation et des mécanismes assimilateurs de l’intelligence et du jeu. Durant la période sensori-motrice (sauf précisément au stade VI où la dissociation entre en sa phase finale), le signifiant et le signifié demeurent indifférenciés, les seuls « signifiants » étant constitués par des « indices » ou des « signaux » qui sont de simples aspects de l’objet ou du schème d’action. Au contraire, sitôt l’imitation rendue assez souple et solide pour fonctionner à l’état différencié, elle devient susceptible d’évoquer des modèles absents, et par conséquent de fournir à l’activité assimilatrice des « signifiants », pourvu que celle-ci, également différenciée de son côté, soit capable de les rattacher aux données présentes. Par leur différenciation même, l’accommodation et l’assimilation acquièrent donc le pouvoir de s’intégrer en des nouveaux systèmes, plus complexes que les actions sensori-motrices, et qui se construisent par extension de ces dernières au domaine du non perceptible. Tandis que dans l’activité sensori-motrice il n’y a d’accommodation qu’aux données présentes, et d’assimilation que sous la forme inconsciente et pratique d’une application des schèmes antérieurs à l’actuel, l’activité représentative requiert ainsi un double jeu d’assimilations et d’accommodations : à l’accommodation aux données présentes s’ajoute une accommodation imitatrice aux données non perceptibles, de telle sorte que, outre la signification de l’objet actuel, fournie par l’assimilation perceptive, interviennent également les significations assimilatrices liées aux signifiants que constitue l’évocation imitative. Il est vrai que ce mécanisme complexe est à la fois simplifié et socialement uniformisé par l’emploi des signes collectifs constitués par les mots, mais l’usage de tels signifiants suppose que l’enfant les apprenne : or, il les apprend précisément par imitation et après avoir été rendu, grâce à elle, capable de pensée représentative ; d’autre part, le langage n’exclut jamais l’intervention des signifiants individuels que demeurent les images imitatives intérieures.
Si telle est la représentation naissante, rappelons maintenant les transformations qu’elle entraîne dans les domaines de l’imitation, du jeu et de l’intelligence elle-même. Le double système d’assimilations et d’accommodations que constitue la pensée représentative est, en effet, susceptible, exactement comme le système simple des assimilations et accommodations sensori-motrices, de se déployer selon trois modalités, selon que priment les processus accommodateurs, les processus assimilateurs, ou que tous deux tendent à l’équilibre.
L’imitation propre à cette seconde période est donc représentative, par opposition à l’imitation sensori-motrice qui fonctionne seulement en présence du modèle : non seulement le sujet imite de façon différée, mais encore cette imitation extérieure se fonde sur l’image mentale du modèle. Il y a donc renversement de la situation par rapport au stade antérieur de l’imitation. Au stade VI de la période sensori-motrice encore, c’est l’imitation extérieure, ou en voie d’intériorisation, qui sert de représentation : par exemple lorsque L. ouvre la bouche au cours de ses efforts pour atteindre le contenu d’une boîte d’allumettes (obs. 57), elle représente ainsi l’agrandissement souhaité de l’ouverture visible de la boîte, et le geste imitatif prend donc déjà une valeur de « signifiant » représentatif. Dans l’imitation proprement représentative, par contre, l’image intérieure précède le geste extérieur, lequel copie ainsi un « modèle interne » assurant la continuité entre le modèle réel absent et la reproduction imitative. Mais l’image, comme nous l’avons constaté sans cesse, ne vient pas s’intercaler ici par une intervention soudaine et miraculeuse : elle n’est pas autre chose que l’accommodation des schèmes sensori-moteurs, jusqu’ici déployée en imitations extérieures, mais désormais intériorisée et prolongeant l’activité sensori-motrice qui dirige toujours la perception et la motricité. L’image est donc à la fois imitation sensori-motrice intériorisée et esquisse d’imitations représentatives. L’image sonore d’un mot, par exemple, est à la fois le résultat intériorisé d’une imitation sensori-motrice acquise et l’ébauche de sa production ultérieure, autrement dit d’une imitation représentative. Une image visuelle, de même, est le prolongement des mouvements et de l’activité perceptive (par opposition à la perception comme telle, cf. chap. III, § 3) accommodés à l’objet, en même temps qu’elle est la source d’imitations possibles. Bref, l’image n’est pas un élément étranger qui vient s’intercaler à un moment donné dans le développement de l’imitation, mais une partie intégrante du processus de l’accommodation imitative : imitation intériorisée en ébauche d’imitation extériorisée, elle marque le point de jonction du sensori-moteur et du représentatif.
Mais si l’imitation poursuit ainsi, avec les images, le système essentiel des « signifiants » dont va bénéficier la représentation individuelle ou égocentrique, elle permet également l’acquisition du langage, c’est-à -dire du système des signes sociaux conventionnels ou « arbitraires » (au sens des linguistes et par opposition à la « motivation » du symbole imagé). Par ce canal l’imitation devient, non pas cause directe de représentations nouvelles, mais instrument d’acquisition d’un nombre indéfini de signifiants collectifs, eux-mêmes formateurs d’une suite innombrable de représentations socialisées. En effet, les représentations verbales constituent un type nouveau, qui dépassera largement les possibilités de la représentation imitative : le type conceptuel. Seulement, loin d’atteindre d’emblée le niveau proprement conceptuel, le langage initial de l’enfant se borne essentiellement à renforcer le pouvoir représentatif déjà préparé par l’imitation comme telle : les représentations qu’il évoque sont alors, soit de type ludique, c’est-à -dire appuyées sur tout un symbolisme que le langage ne crée pas, mais qu’il accompagne et souligne simplement, soit de type préconceptuel, c’est-à -dire engendrant bien des représentations nouvelles d’un type qui annonce le concept, mais qui demeure encore dépendant du schème sensori-moteur et intermédiaire entre le symbole imagé et le concept lui-même.
L’accommodation imitative rendant ainsi compte de la formation des « signifiants » nécessaires à l’activité représentative, rappelons maintenant comment l’assimilation va déterminer les significations exprimées soit par ces images ou signifiants imitatifs individuels, soit par ces signes ou signifiants arbitraires parce qu’imités socialement.
Une première possibilité, pour la représentation imagée, est que l’assimilation prime l’accommodation, c’est-à -dire que l’image de l’objet absent ne serve pas à un système d’assimilations qui la rattacherait aux données présentes de manière adaptée, mais soit simplement utilisée au service d’assimilations quelconques et subjectives. Tel est le jeu symbolique : assimilation de n’importe quel objet à n’importe quel autre, par l’intermédiaire d’images imitatives. Quelle est alors la différence entre le symbole ludique et l’image, lorsque celle-ci intervient dans un acte d’imitation représentative ou d’intelligence adaptée, et quelle forme prend, dans le détail, l’équilibre entre les processus assimilateurs et accommodateurs caractérisant le jeu symbolique ?
L’image simple est une imitation intérieure de l’objet auquel elle se rapporte, de même que l’imitation extérieure est une copie directe du modèle, au moyen du corps propre ou de mouvements projetant les caractères imités en une reproduction matérielle (dessin ou construction). Dans un symbole ludique, tel qu’une coquille sur une boîte représentant un chat sur un mur, il s’y ajoute le fait que l’objectif (le chat) n’est pas évoqué directement par un mouvement du corps propre ni par une reproduction matérielle (dessin, modelage, etc.) mais par l’intermédiaire d’un objet très vaguement comparable auquel sont attribuées les qualités de l’objectif signifié, et cela grâce, à nouveau, à une imitation extérieure ou intérieure de celui-ci. Dans le soi-disant « jeu d’imitation », l’objet signifiant n’est autre que le corps propre (par exemple « je suis une église » obs. 80), mais il n’y a là qu’une différence d’instrument et, comme nous l’avons vu, il y a de l’imitation en tout jeu symbolique. Dans le symbolisme secondaire il en va de même, sauf que le rapport entre l’objet signifiant et l’objet signifié échappe à la réflexion du sujet et que l’objet signifiant peut se réduire à l’état de simple image.
On reconnaît dans cette situation complexe le double système d’assimilations et d’accommodations par lequel nous définissions plus haut la représentation : le rapport assimilateur de signification entre l’objet perçu et l’objet évoqué, et le rapport entre ces deux significations et les deux accommodations, dont l’une est directe (objet donné) et l’autre imitative (image « signifiant » l’objet évoqué). Or, pour ce qui est du rapport des significations, il est clair que si le sujet assimile par exemple une coquille sur une boîte à un chat sur le mur, c’est qu’il n’éprouve aucun intérêt, au moment considéré, pour la coquille comme telle et qu’il la subordonne à son intérêt pour le chat : l’assimilation de la coquille au chat prime donc à la fois l’accommodation à la coquille et par conséquent son assimilation perceptive directe. D’autre part, l’enfant ne pense pas au chat sur le mur pour comprendre et s’adapter, mais simplement pour le plaisir de combiner ces réalités à son idée et de les soumettre à son activité, ce qui renforce le primat de l’assimilation et confère ainsi aux significations un sens purement ludique. Quant aux signifiants, l’image représentant le signifié n’est pas purement imitative, puisqu’elle s’intègre l’objet donné, à titre de signifiant renforçant cette imitation, autrement dit de substitut symbolique de l’objectif représenté (la coquille représentant le chat). Dans certains cas (l’image onirique d’un objet extérieur représentant une partie du corps) il s’agit, il est vrai, d’une simple image, mais qui diffère précisément de l’image purement imitative en ce qu’elle présente à la fois les caractères de ce qu’elle représente directement et de ce qu’elle représente grâce au symbolisme inconscient. Cette intervention d’un objet donné à titre de signifiant renforçant l’imitation de l’objet signifié est d’ailleurs comparable à ce que serait l’appel à un dessin pour illustrer un raisonnement (p. ex. une figure géométrique facilitant la compréhension déductive). Mais, dans ce dernier cas, l’image mentale et le dessin, qui servent simultanément de signifiants, se correspondent l’un à l’autre directement et correspondent tous deux directement aussi au schème signifié (par exemple l’image mentale, le dessin et la notion d’un triangle équilatéral). Au contraire, dans le cas du symbole ludique, l’objet signifiant ou symbolique n’a qu’un rapport plus ou moins lointain avec celui qu’il représente, ainsi qu’avec le schème imitatif servant lui aussi à évoquer cet objet représenté : et cependant ce sont cet objet signifiant et le schème imitatif qui constituent à eux deux le symbole. On voit combien il est évident qu’en une telle structure d’ensemble l’assimilation prime l’accommodation : elle prime dans le schème signifié, puisqu’il est évoqué pour le seul plaisir de la combinaison ; elle prime dans le rapport entre le signifiant et le signifié, puisque le premier est assimilé au second sans correspondance objective ; et enfin elle modère même l’accommodation au sein du signifiant puisque celui-ci n’est pas purement imitatif mais s’appuie sur un substitut quelconque.
Notons enfin la différence qui oppose le système des signifiants et des significations ludiques au système correspondant qui régit l’imitation représentative. Lorsque le sujet imite un modèle absent qu’il évoque par l’image, on peut aussi parler d’un objet substitut ou signifiant, qui est ici le corps propre, d’un objet évoqué qui est le modèle, et de l’image imitative de celui-ci. Mais, comme dans l’exemple de l’acte de pensée adaptée s’accompagnant à la fois d’image mentale et de dessin, et contrairement au cas du symbole ludique, l’image mentale, l’objet signifiant ou substitut (le corps propre) et l’objet évoqué (le modèle) sont mis en correspondance exacte et non pas seulement subjectivement analogique. Seulement, à la différence de la recherche intelligente, dans laquelle cette correspondance est à la fois accommodation aux objets et assimilation de ceux-ci aux schèmes du sujet, la correspondance propre à l’imitation représentative marque un primat de l’accommodation sur l’assimilation, puisque tout le système est moulé sur l’objet-modèle et que l’activité assimilatrice se borne à reproduire les schèmes ainsi accommodés.
Venons-en donc à la représentation cognitive, qui à ce niveau est constituée par le « préconcept ». Caractérisée par une recherche d’équilibre entre l’assimilation et l’accommodation et favorisée, d’autre part, par l’appui des signifiants collectifs que sont les signes verbaux, la représentation cognitive naissante devrait pouvoir transformer d’emblée les schèmes de l’intelligence sensori-motrice en concepts généraux et leurs coordinations en raisonnements opératoires. Il est fort intéressant de constater, au contraire, qu’au niveau marqué par l’apogée des jeux symboliques et de l’imitation représentative, dont nous venons de rappeler les structures, la pensée la mieux adaptée dont l’enfant soit capable ne dépasse pas une forme encore voisine, précisément, de l’une et de l’autre. C’est donc en fonction de l’ensemble du développement des représentatifs, sous leur triple aspect imitatif, ludique et notionnel, qu’il convient d’interpréter la pensée cognitive élémentaire de l’enfant, dont nous avons depuis longtemps signalé son caractère intermédiaire entre la pensée symbolique et la pensée logique.
Le préconcept, c’est-à -dire la première forme de pensée conceptuelle se superposant grâce au langage aux schèmes sensori-moteurs, est, en effet, un cadre notionnel n’atteignant ni la généralité (inclusions hiérarchiques) ni l’individualité vraies (permanence de l’objet identique en dehors du champ de l’action proche). Son mécanisme propre consiste donc à assimiler l’objet donné ou perçu à des objets évoqués par la représentation, mais non réunis en classes ou relations générales, et simplement signifiés par l’image et par des désignations verbales semi-individuelles (« la » limace, « la » lune, etc.). Le double système d’assimilations et d’accommodations qui caractérise toute représentation témoigne bien, en tel cas, d’une tendance à l’équilibre entre les deux fonctions, et non pas d’un primat de l’une ou de l’autre comme dans l’imitation ou le jeu symbolique, mais cet équilibre demeure instable et incomplet : l’un des objets (perçu ou évoqué) de l’ensemble est, en effet, considéré comme exemplaire-type du tout — rappelant de la sorte le substitut symbolique propre au schème ludique ou le modèle propre au schème imitatif — et non pas comme un individu parmi les autres, ainsi que c’est le cas dans les schèmes conceptuels. Il s’ensuit que l’assimilation est centrée, comme dans le jeu, au lieu d’être généralisée, et que l’accommodation à l’objet-type demeure imagée, comme dans l’imitation, au lieu de s’étendre à tous et de perdre par cela même son caractère imitatif. Quant à la coordination entre les préconcepts, autrement dit quant au raisonnement « transductif », il reste, par conséquent à mi-chemin entre les coordinations symboliques ou imitatives et le raisonnement proprement dit ou déductif : il constitue à la fois une simple expérience mentale, ou imitation des séquences réelles en prolongement des raisonnements pratiques ou sensori-moteurs, et une suite de participations directes sans inclusions ou emboîtements hiérarchiques, comme sont les raisonnements symboliques. Or, il est facile d’expliquer ces caractères de la représentation cognitive naissante, en les replaçant dans le contexte général des représentations de ce niveau et des formes d’équilibre propres à l’assimilation et à l’accommodation de ce stade.
La première question qui se pose à cet égard est de comprendre pourquoi, durant cette phase initiale du développement des représentations, la représentation cognitive ou notionnelle ne joue qu’un rôle si limité dans l’ensemble de l’activité représentative, alors que, dans la suite, elle la dominera de plus en plus complètement. Cela revient à se demander pourquoi le jeune enfant consacre presque tout son temps à jouer symboliquement ou à imiter, au lieu de s’adonner à la recherche adaptée. La réponse est simple : c’est que l’adaptation à des réalités nouvelles, avant d’atteindre les rapports essentiels entre le sujet et l’objet, commence toujours par demeurer à la surface, et du moi (égocentrisme) et des choses (imitation). Autrement dit, l’accommodation et l’assimilation ne peuvent s’équilibrer d’emblée lorsque, dépassant la sphère de l’action pratique et proche, le sujet se trouve en présence de la réalité physique déployée dans l’espace et dans le temps ainsi que de la réalité sociale. Le nouvel univers ouvert à la représentation, oblige donc l’enfant à reproduire l’évolution déjà terminée sur le plan de l’univers sensori-moteur : ne pouvant d’emblée comprendre (par assimilation et accommodation réunies) tantôt il assimile le réel à son moi sans s’y accommoder (jeu symbolique), tantôt il accommode son activité ou sa représentation à des modèles sans les assimiler d’emblée (imitation, dessin, etc.) et l’effort d’adaptation réunissant les deux fonctions n’occupe alors qu’une position intermédiaire, restreinte à ses débuts, mais destinée à s’élargir toujours davantage et à englober progressivement ses deux ailes. Le déséquilibre entre l’accommodation et l’assimilation, simple expression de la situation générale qui caractérise l’adaptation représentative à son départ, suffit ainsi à expliquer la pauvreté initiale des représentations proprement cognitives.
Quant à leur structure préconceptuelle et transductive, elle découle alors sans plus de ce déséquilibre d’ensemble, puisque nous venons de voir qu’elle témoigne elle-même d’un équilibre incomplet et instable entre les processus assimilateurs et accommodateurs. En effet, si le jeu symbolique marque un primat de l’assimilation sur l’accommodation et l’imitation le primat inverse, le préconcept est caractérisé par une assimilation incomplète — parce que centrée sur l’exemplaire-type au lieu d’englober tous les éléments de l’ensemble — et par une accommodation également incomplète — parce que limitée à l’évocation imagée de cet individu-type au lieu de s’étendre à tous. Il est donc évident que le caractère incomplet de ces deux composantes de l’équilibre adaptatif tient aux mêmes causes que celles de leur primat alternatif dans le jeu ou l’imitation, donc que celles de leur déséquilibre d’ensemble. Un équilibre stable entre les deux processus suppose que la pensée ne s’attache pas seulement à des états statiques mais saisisse les transformations elles-mêmes, et que ces transformations n’imitent pas simplement les modifications irréversibles de la réalité mais puissent grâce à leur réversibilité retrouver les états antérieurs et assurer l’existence de constances indéformables. Seul un système d’opérations est donc en équilibre permanent, parce qu’une opération est à la fois une modification possible du réel, que l’accommodation imitative pourra suivre pas à pas, et une action assimilatrice dont la réversibilité atteste le pouvoir propre. Mais, pour constituer un système d’opérations, il faut donc que l’assimilation et l’accommodation agissent toutes deux de façon continue, et non pas momentanée et alternative. Or, le propre des représentations de ce niveau est précisément d’osciller entre l’assimilation égocentrique dont la forme extrême est le jeu et l’accommodation phénoméniste de l’image imitative ; et le propre de la pensée préconceptuelle elle-même est de n’équilibrer entre elles que des assimilations et des accommodations courtes et incomplètes, parce que statiques et centrées sur des éléments privilégiés. C’est faute de cet équilibre mobile et permanent qui caractérise les opérations que la pensée préconceptuelle demeure ainsi intermédiaire entre le symbole, l’image et le concept : dans la mesure où l’accommodation imitative demeure statique et ne parvient pas à suivre l’ensemble des éléments et des transformations, elle reste, en effet, imagée et exprime simplement des situations instantanées ou des éléments partiels ; dans la mesure, d’autre part, où l’assimilation est incomplète, c’est-à -dire établit des participations directes entre les objets sans atteindre la hiérarchie des classes ou la coordination des relations, elle demeure symbolique sans atteindre la généralité opératoire. Il est donc compréhensible que les structures caractéristiques de la pensée préconceptuelle, celles du jeu et celles de l’imitation s’influencent réciproquement, à ce premier niveau de la représentation, jusqu’à former une totalité bien déterminée par ses conditions générales d’équilibre.
III. La seconde période : l’activité égocentrique. Stade II : la pensée intuitive🔗
L’interdépendance que nous venons de constater entre les diverses formes de représentations durant la première phase de la pensée égocentrique se retrouve entre quatre à cinq et sept ans dans les transformations simultanées qui caractérisent cette seconde phase du point de vue du jeu, de l’imitation et de la représentation notionnelle.
La pensée égocentrique est caractérisée par ses « centrations », c’est-à -dire qu’au lieu de s’adapter objectivement à la réalité elle l’assimile à l’action propre en déformant les rapports selon le « point de vue » de celle-ci 2. De là le déséquilibre entre l’assimilation et l’accommodation dont nous avons constaté les effets au cours du stade préconceptuel. Il va de soi, par conséquent, que l’évolution se fera dans le sens de l’équilibre c’est-à -dire de la décentration. La pensée intuitive marque à cet égard un premier progrès, dans la direction d’une coordination qui trouvera son achèvement avec les groupements opératoires.
La décentration graduelle de l’assimilation égocentrique est déjà visible dans les jeux symboliques de ce second stade et dans leur union avec l’imitation représentative. S’engageant dans le sens de combinaisons multiples et de cycles proprement dits, le jeu devient expression de la réalité autant que transformation affective de celle-ci. D’autre part, le symbole étant de moins en moins déformant pour se rapprocher de la construction imitative et de l’image adéquate, il s’ensuit une coordination plus étroite entre les signifiants fournis par l’imitation et l’assimilation ludique. De cinq à sept ans, on trouve, dès lors, des intermédiaires toujours plus nombreux entre le jeu et la recherche adaptée, au point qu’il est bien difficile dans un milieu scolaire où se pratique l’activité libre, de marquer les frontières entre le jeu et le travail lui-même. Cette évolution conjuguée du jeu et de l’imitation marque donc le début d’un processus qui s’achèvera au cours de la période suivante et qui est celui de leur intégration progressive, ou plus précisément de leur réintégration, dans l’intelligence comme telle. Autrement dit, dans le langage dont nous nous sommes servi, cela signifie un déplacement vers l’équilibre de l’assimilation et de l’accommodation.
Or, les transformations corrélatives de la pensée adaptée elle-même sont très significatives de ce point de vue : la pensée intuitive de quatre à cinq à sept ans constitue, en effet, l’exact intermédiaire entre la pensée préconceptuelle et la pensée opératoire, et c’est ce que nous avons vu sur chacun des points abordés dans les chapitres VIII et IX. Reprenons l’exemple de la correspondance entre des chaises et des petites filles (obs. 112 bis) et la comparaison déjà esquissée au chapitre VIII avec ce que nous avons constaté ailleurs de la correspondance sériale et de la pensée intuitive en général 3. Lorsque l’on demande à l’enfant de faire correspondre selon leur ordre de grandeur les objets d’une certaine collection à ceux d’une autre (tels que précisément des chaises et des personnages, ou des cannes et des poupées, etc.), ou plus simplement lorsque l’enfant cherche à sérier les objets d’un seul ensemble, les réactions de quatre à sept ans passent par les trois phases suivantes : durant la première, qui participe encore de la pensée préconceptuelle, le sujet ne parvient à réunir les objets que par couples ou petits ensembles, sans sériation ni correspondance sériale ; durant la seconde, il réussit par tâtonnements à trouver l’ordre ainsi que la correspondance sériale, mais il n’est plus certain, lorsque l’on détruit la figure qu’il vient de construire, que les deux collections soient encore équivalentes (en nombre) ni même qu’il soit possible de les remettre en correspondance terme à terme sans ajouter ou enlever de termes ; durant la troisième phase, qui est opératoire, la correspondance est réussie et l’équivalence se conserve quelles que soient les transformations de la figure. La succession de ces trois phases, qui peuvent servir d’exemple typique par rapport à ce que l’on retrouve dans tous les domaines suffit à faire comprendre le rôle de l’intuition dans le passage de la pensée imagée et préconceptuelle des débuts à la pensée opératoire de la période suivante :
Il est d’abord évident que la première phase, durant laquelle le sujet ne parvient à construire que des couples d’objets incoordonnés entre eux, prolonge simplement la transduction préconceptuelle : incapable d’anticiper la figure totale d’une série simple ou double, l’enfant demeure au niveau des rapports mi-individuels mi-généraux et juxtapose alors ces rapports par centrations successives, sans assimilation et accommodation d’ensemble. La seconde phase, qui procède de la première par progrès insensibles (suites de trois à quatre termes, etc.) marque au contraire un progrès net dans le sens de la décentration et de l’extension des processus adaptatifs. D’une part, les petits ensembles ne restent plus juxtaposés, mais sont assimilés entre eux jusqu’à construction de la série totale. D’autre part, cette assimilation s’appuie sur une figure d’ensemble (le schème de la série ou de la correspondance) qui sert de signifiant ou d’image directrice, puisque le sujet ne saurait réaliser la construction s’il ne l’anticipait pas par une accommodation imitative suffisamment précise. Mais la question est de savoir s’il s’agit encore d’image ou si l’on n’est pas déjà en présence d’un schème opératoire. Or, l’expérience répond précisément de la manière la plus nette sur ce point essentiel, puisque, même après avoir construit son dispositif, l’enfant ne croit plus à l’équivalence durable des deux collections si l’on transforme la configuration : il s’agit donc bien d’une figure, et non pas d’un système opératoire, et d’une figure liée à l’accommodation de l’action projetée, par opposition au symbole mobile d’une opération réversible pouvant être pensée en tout temps (en particulier après destruction de la configuration perceptive). La seule différence entre cette figure intuitive et l’image du stade précédent est qu’elle constitue une structure figurale complexe, c’est-à -dire une « configuration » et non pas une simple image individuelle. On voit donc le progrès de cette intuition articulée par rapport à l’intuition préconceptuelle, mais on constate aussi ce qui lui manque pour aboutir au schème opératoire : c’est précisément de se libérer de toute image et d’accommoder la pensée, non pas seulement à des configurations statiques, mais aux transformations possibles comme telles. Or, c’est au cours de la troisième phase seulement que ce résultat est atteint.
En bref, l’existence de la pensée intuitive, que nous connaissions bien par d’autres recherches récentes, se trouve confirmer par récurrence le rôle de l’accommodation imitative et imagée dans les phases initiales de la représentation notionnelle, et s’explique du même coup par la continuité qui relie la pensée préconceptuelle et symbolique à la pensée opératoire. Durant ce stade comme au cours du précédent, les rapports généraux de l’assimilation et de l’accommodation rendent donc compte simultanément des relations entre le jeu, l’imitation et la pensée adaptée ainsi que de l’équilibre intrinsèque atteint par celle-ci en ses formes spécifiques.
IV. La troisième période : l’activité représentative d’ordre opératoire🔗
Vers sept à huit ans enfin, un équilibre permanent entre l’assimilation et l’accommodation est atteint par la pensée adaptée sur le plan des opérations concrètes et vers onze à douze ans sur celui des opérations formelles. Or, c’est précisément vers sept à huit ans que l’on peut parler d’une réintégration réelle du jeu et de l’imitation dans l’intelligence et c’est vers douze ans que les dernières formes de jeu symbolique prennent fin avec le début de l’adolescence. Il nous reste à discuter ces corrélations finales et à les replacer dans l’ensemble du développement de la représentation.
Durant cette troisième période, en effet, l’imitation devient réfléchie, c’est-à -dire qu’elle se subordonne aux buts poursuivis par l’intelligence, terminant ainsi une évolution dont la courbe est digne de remarque. Nous avons constaté combien, aux niveaux sensori-moteurs auxquels elle prend naissance, l’imitation est corrélative du développement de l’intelligence : accommodation de schèmes assimilateurs, l’imitation initiale, tout en se différenciant progressivement de l’assimilation, reste donc sous sa dépendance et n’est que l’une des manifestations de l’intelligence sensori-motrice. C’est une fois constituée à titre d’imitation représentative que cette fonction présente le maximum de différenciation, au niveau où le jeune enfant, suggestible et ouvert à toutes les influences, reproduit sans réflexion tous les modèles qu’il enregistre, le choix de ceux-ci dépendant surtout de raisons affectives. C’est seulement vers la fin de la période égocentrique que, parvenant à dissocier les points de vue, l’enfant apprend simultanément à tenir compte du point de vue propre (au lieu de le confondre avec tous les autres possibles) et à résister aux suggestions d’autrui : le progrès de la réflexion englobe alors l’imitation elle-même, qui se réintègre ainsi dans l’intelligence. L’imitation intérieure ou imagination reproductrice suit la même ligne d’évolution : dissociée de l’activité perceptive à partir de la période représentative, elle se déploie d’abord pour elle-même, autant qu’elle fournit des images, à titre de « signifiants », au jeu symbolique et à la pensée, puis ces signifiants se réintègrent peu à peu dans l’intelligence comme telle. Il suffit pour vérifier la chose d’examiner les transformations du dessin. Les petits dessinent simplement pour représenter les objets, tandis que les grands intègrent leurs dessins dans des systèmes à buts intellectuels plus larges. Mais ce n’est nullement à dire qu’avec le développement de la pensée dans le sens opératoire l’imitation régresse ou que l’accommodation se rétrécisse : c’est au contraire l’intelligence qui s’élargit sans cesse. La chose est facile à comprendre puisque l’activité intelligente est une mise en équilibre de l’assimilation et de l’accommodation et que l’imitation est un simple prolongement de cette dernière : dire que l’imitation se réintègre dans l’intelligence signifie donc simplement que l’accommodation, d’abord en déséquilibre par rapport à l’assimilation aux débuts de la période représentative (et on a vu pourquoi) tend à se rééquilibrer par rapport à elle.
Or, l’évolution du jeu suit une courbe exactement symétrique. De même que l’imitation se réintègre progressivement dans l’intelligence, non pas par affaiblissement de l’activité accommodatrice, mais par équilibration graduelle avec l’assimilation, donc par extension générale du domaine de l’intelligence, de même l’évolution du symbole ludique marque une réintégration complémentaire et corrélative de l’activité assimilatrice dans le travail intellectuel, par équilibration progressive avec l’accommodation. En effet, tandis que le jeu sensori-moteur n’est qu’un prolongement des acquisitions dues au développement de l’intelligence, le jeu symbolique des débuts de la période représentative s’épanouit de manière autonome et se différencie largement durant toute la petite enfance : or, vers sept à huit ans, lors de l’apparition des premières opérations concrètes, le jeu symbolique se transforme dans le sens d’une adéquation progressive des symboles à la réalité symbolisée, autrement dit d’une réduction du symbole à l’image simple. C’est ce qui est visible, en particulier, dans la transformation des jeux symboliques en jeux de construction, l’objet construit symbolisant alors l’objet représenté par une correspondance directe analogue à celle du dessin. Mais cette réintégration du jeu symbolique dans l’intelligence, si elle aboutit bien à restreindre l’extension du symbole en tant que déformant, n’en diminue en rien l’activité formatrice (pas plus que la diminution de l’imitation extérieure ne restreint l’activité accommodatrice ou l’imitation intérieure et imagée) : l’imagination créatrice, qui est l’activité assimilatrice à l’état de spontanéité, ne s’affaiblit nullement avec l’âge, mais, grâce aux progrès corrélatifs de l’accommodation, se réintègre graduellement dans l’intelligence, laquelle s’élargit d’autant.
Or, il va de soi que cette extension générale de l’équilibre entre les processus assimilateurs et accommodateurs, qui explique ainsi l’évolution du jeu et de l’imitation, s’accompagne nécessairement d’un équilibre plus stable et plus complet dans le domaine où l’esprit cherche précisément à assimiler et à s’accommoder à la fois, c’est-à -dire dans la pensée adaptée ou recherche intelligente. En effet, de même qu’aux débuts de la représentation, le déséquilibre de l’assimilation et de l’accommodation entraîne à la fois la différenciation du jeu et de l’imitation et la structure mi-imitative mi-symbolique de la pensée préconceptuelle, de même l’équilibre progressif conduit à la fois à l’élargissement de l’intelligence qui s’intègre l’imitation et la construction ludique ou spontanée et à sa structuration dans le sens d’une coordination permanente entre les processus assimilateurs et accommodateurs.
Cette coordination en équilibre permanent n’est autre que la pensée opératoire. En effet, un système d’opérations, telles, par exemple, que les opérations élémentaires de l’arithmétique ou de la géométrie ainsi que les sériations et emboîtements logiques, peut aussi bien être conçu comme un ensemble de transformations objectives reproduites successivement par expérience mentale (accommodation imitative) que comme système de combinaisons dues à l’activité assimilatrice du sujet. Bien plus, le caractère propre des opérations est leur réversibilité : or, la réversibilité ne s’explique précisément que comme le produit de cet équilibre entre l’assimilation et l’accommodation. L’accommodation à elle seule est nécessairement irréversible, puisqu’elle est soumise aux modifications à sens unique de la réalité extérieure, et que, pour une accommodation sans assimilation, le chemin du retour est un nouveau chemin. L’assimilation à elle seule est également irréversible parce que, sans accommodation corrélative, elle déforme son objet en fonction de l’activité propre qui est elle aussi à sens unique et toujours orientée vers un but. Avec l’équilibre de l’assimilation et de l’accommodation, la première est au contraire décentrée en fonction des transformations du réel, tandis que l’accommodation doit tenir compte des états antérieurs comme ultérieurs : l’équilibre des deux tendances assure ainsi la réversibilité et crée par cela même l’opération comme telle, ou action devenue réversible.
On voit la continuité qui relie de la sorte l’opération à l’intuition du stade précédent. L’accommodation propre à la pensée intuitive reste encore dépendante de certaines configurations, tandis que l’accommodation opératoire se libère de toute influence figurale en s’attachant aux transformations comme telles et non plus à l’image des états isolés et statiques. Quant à l’intuition on a vu plus haut ses relations avec la pensée imagée initiale. D’autre part, l’assimilation opératoire prolonge naturellement l’assimilation intuitive et celle-ci l’assimilation préconceptuelle. L’évolution de la pensée apparaît donc bien comme un équilibre progressif entre l’accommodation imitatrice et l’assimilation, et cela au travers de ses stades successifs, cependant que le jeu et l’imitation évoluent corrélativement dans le sens de leur réintégration complémentaire.
Nous nous trouvons donc en présence d’un nouvel aspect du développement mental, que nous pouvons relier, pour conclure, aux deux aspects distincts décrits jusqu’ici en nos recherches antérieures. Nous avons commencé par constater le caractère égocentrique de la pensée primitive de l’enfant, sous la forme d’une structure prélogique liée aux points de vue et aux schèmes de l’activité propres, et avons cherché à montrer comment cet égocentrisme diminue au fur et à mesure de la socialisation de l’enfant, dans le sens de l’échange et de la coopération. Après quoi nous avons pu dégager le mécanisme opératoire qui caractérise les processus internes de cette évolution : à la pensée logique et socialisée correspond le « groupement » qui est une coordination réversible des points de vue (réciprocité des relations et emboîtements hiérarchiques des classes), à la fois au sein d’une seule et même pensée individuelle ou entre plusieurs observateurs, tandis qu’à la pensée égocentrique correspond l’irréversibilité propre à l’intuition et à la perception. Enfin, nous constatons maintenant que la pensée évolue de la représentation imagée, symbolique et préconceptuelle à la représentation conceptuelle d’ordre opératoire, comme si la pensée égocentrique et irréductible au « groupement » était nécessairement symbolique ou intermédiaire entre l’image et le concept, tandis que la pensée conceptuelle d’ordre rationnel supposerait la socialisation et le « groupement ».
Or, ces corrélations se comprennent d’elles-mêmes. Il est clair, en effet, que l’égocentrisme doit se définir non pas seulement par le primat de l’assimilation sur l’accommodation, mais par le déséquilibre entre les deux processus, avec primat alternatif de l’un et de l’autre. Sur le plan social lui-même nous avions noté dès le début de nos recherches (Le Langage et la pensée chez l’enfant, p. 57) que l’âge où l’enfant est le plus égocentrique est aussi celui où il imite le plus, l’égocentrisme étant l’indifférenciation du moi et du groupe ou la confusion du point de vue propre avec celui des autres. Du point de vue de la pensée, nous avons noté que les formes de causalité ou de représentations les plus égocentriques s’accompagnent toujours du maximum de phénoménisme, l’accommodation restant à la surface des choses lorsque l’assimilation les déforme en fonction des caractères les plus périphériques de l’action (La Causalité physique chez l’enfant, Conclusions). Il y a là une première raison pour que la pensée égocentrique demeure à la fois imagée du point de vue de l’accommodation, et symbolique par ses assimilations. D’autre part, dans la mesure où elle est préopératoire et irréversible, elle ne peut s’appuyer que sur l’image et la perception elle-même. Quant à la pensée conceptuelle d’ordre rationnel, ses rapports avec le « groupement » logique et avec la socialisation par coopération, ou coordination des points de vue, sont trop évidents pour y revenir ici en détail. Il importe seulement de comprendre que c’est la forme d’équilibre ainsi atteinte, au terme du développement, qui fournit la meilleure justification de la continuité fonctionnelle sur laquelle nous avons si souvent insisté en cet ouvrage.
Les opérations de la raison constituent, en effet, des systèmes d’ensembles, caractérisés par une certaine structure, mobile et réversible (« groupements » qualitatifs et « groupes » mathématiques), qui ne sauraient être expliqués ni par la neurologie, ni par la sociologie, ni même par la psychologie, sinon à titre de formes d’équilibre vers lesquelles tend tout le développement. Or, pour rendre compte du fait que les structures successives, sensori-motrices, symboliques ou préconceptuelles et intuitives finissent par aboutir à ces systèmes généraux d’actions que sont les opérations rationnelles, il s’agit essentiellement de comprendre de quelle manière chacune de ces variétés de conduite se prolonge dans la suivante selon le sens d’un équilibre inférieur à un équilibre supérieur. C’est pourquoi l’analyse statique des paliers discontinus et superposés ne saurait suffire, tandis que le dynamisme fonctionnel de l’assimilation et de l’accommodation, tout en respectant ces hétérogénéités structurales, permet de suivre l’équilibre progressif et de saisir, par le fait même, le rôle spécifique de la vie mentale, qui est de conquérir une mobilité et une réversibilité complètes, impossibles à réaliser sur le plan organique.