La Formation du symbole chez l’enfant : imitation, jeu et rêve, image et représentation ()

Chapitre III.
Le sixième stade (débuts de l’imitation représentative et l’évolution ultérieure de l’imitation) a

Au cours du sixième stade de la constitution de l’intelligence sensori-motrice, la coordination des schèmes s’affranchit suffisamment de la perception immédiate et de l’expérience empirique pour donner lieu à des combinaisons mentales. Autrement dit, le tâtonnement s’intériorise et la coordination s’opère avant de donner lieu à un ajustement extérieur.

En ce qui concerne l’imitation, il en va exactement de même, à cette seule différence près que c’est l’accommodation comme telle qui s’intériorise alors, différenciée par rapport au système total des assimilations et accommodations combinées qui constituent l’acte d’intelligence. D’une part, en effet, l’enfant parvient à imiter d’emblée des modèles nouveaux, remplaçant ainsi l’accommodation tâtonnante et extérieure par une combinaison interne de mouvements. D’autre part, et surtout, on constate l’apparition d’« imitations différées », c’est-à-dire que la première reproduction du modèle ne se fait plus nécessairement en présence de celui-ci, mais en son absence et après un temps plus ou moins long. Autrement dit, l’imitation se détache de l’action actuelle, et l’enfant devient capable d’imiter intérieurement une série de modèles, donnés à l’état d’images ou d’esquisses d’actes : l’imitation atteint ainsi les débuts du niveau de la représentation.

Mais alors se pose le grand problème, dont toutes les analyses des stades précédents étaient destinées à préparer la solution : le pouvoir représentatif vient-il renforcer ainsi l’imitation du dehors et à titre de facteur nouveau, ou bien l’image représentative n’est-elle elle-même que le produit intériorisé de l’imitation, une fois achevé le montage de celle-ci ?

§ 1. Le sixième stade : l’imitation différée

Voici d’abord quelques faits relatifs à l’imitation des personnes réelles et des images.

Obs. 51. — À 1 ; 4 (0) J. me considère alors que je croise et décroise rapidement mes bras en me frappant les épaules de la main (geste de se réchauffer). Elle n’a jamais essayé jusqu’à ce jour d’imiter ce mouvement, que je lui ai proposé en modèle deux ou trois fois récemment. Néanmoins, elle parvient du premier coup à l’imitation correcte. Son geste est un peu court mais parfaitement reproduit.

Il en est de même, dans la suite, de divers mouvements compliqués des bras et des mains : décrire une croix, mettre les bras au-dessus et derrière la tête, etc.

Obs. 52. — À 1 ; 4 (3), J. reçoit la visite d’un petit garçon de 1 ; 6, qu’elle voit de temps en temps et qui, au cours de l’après-midi, se met dans une rage terrible : il hurle en cherchant à sortir d’un parc à bébés et le repousse en frappant des pieds sur le sol. J. qui n’a jamais vu de pareilles scènes, le regarde stupéfaite et immobile. Or, le lendemain, c’est elle qui hurle dans son parc et cherche à le déplacer, en tapant légèrement du pied plusieurs fois de suite. L’imitation de l’ensemble est frappante ; elle n’aurait naturellement pas impliqué la représentation si elle avait été immédiate, mais à plus de douze heures de distance elle suppose sans doute quelque élément représentatif ou pré-représentatif.

À 1 ; 4 (17), après une visite du même garçon, elle l’imite nettement à nouveau, mais dans une autre attitude : elle se cambre, la tête renversée et les épaules dégagées, alors qu’elle est debout, et rit d’un rire gras (comme son modèle).

Obs. 53. — À 1 ; 6 (23) J. regarde un journal illustré et fixe son attention sur la photographie (très réduite) d’un petit garçon qui ouvre la bouche en rond (mimique de stupéfaction ou de « bouche bée »). Elle s’applique alors à reproduire ce geste et y réussit d’emblée d’une manière frappante. — L’observation est intéressante parce que la situation n’impliquait en rien un contexte d’imitation : J. se bornait à regarder des images. Tout se passe donc comme si, pour comprendre ce qu’elle voyait, J. avait besoin de le mimer plastiquement.

Obs. 54. — À propos des imitations différées des conduites de son petit ami (obs. 52), il est utile de noter que J., à la même époque, s’est mise à reproduire certains mots non pas au moment où on les prononçait, mais dans la situation correspondant à leur emploi et sans que l’enfant les ait encore imités.

C’est ainsi que, à 1 ; 4 (8), J. dit « Au pas » en marchant, alors qu’elle n’a jamais prononcé ces mots et qu’on ne vient pas de les dire devant elle. Il s’agit donc d’une imitation virtuelle qui s’actualise sous l’effet du contexte actif.

À 1 ; 4 (10) elle pointe le nez de sa maman en disant « nez », sans l’avoir non plus dit précédemment ni l’avoir entendu juste auparavant.

À 1 ; 4 (14) elle dit « Flop » à un chien connu, dans les mêmes circonstances.

Dans la suite, le phénomène devient naturellement de plus en plus fréquent, c’est-à-dire que c’est toujours moins au moment où il vient de l’entendre que l’enfant emploie pour la première fois un mot ou un groupe de mots. Mais l’important était pour nous de noter le début de ce type d’imitation vocale et de le mettre en relation avec les faits précédents.

Obs. 55. — Nous avons pu noter à 1 ; 4 (5) l’annonce de la représentation dans les conduites imitatives de L., dans les circonstances suivantes. Je montre à L. mon nez. Elle vise aussitôt le sien, arrive à côté puis le désigne correctement de l’index. Elle cherche alors sa poupée (une poupée de 30 cm), qui est sur un divan à quelque distance et essaie de repérer son nez : elle parvient à le toucher, malgré son exiguïté. On voit, en effet, par cet exemple, que L. ne se contente plus d’imiter un modèle actuel, mais qu’elle recherche, par généralisation immédiate, l’équivalent des organes de son propre corps sur un personnage non encore imité ni même facilement imitable (puisqu’il s’agit d’une poupée).

Les jours suivants, cette capacité pré-représentative donne lieu à des imitations différées quasi symboliques. C’est ainsi que, à 1 ; 4 (23), L. imite dans son bain J. qui n’est pas là : elle prend une serviette, la roule en torchon, s’en essuie la bouche et se la met sous le menton comme le fait souvent sa sœur.

À 1 ; 5 (7), elle berce sa poupée dans ses bras, sans modèle actuel, à la manière de son aînée.

Voici, d’autre part, quelques cas intéressants d’imitation des objets. Nous n’avons pas insisté jusqu’ici, pour abréger, sur l’imitation des objets, car, durant les stades précédents elle se confond avec celle des mouvements que pourraient exécuter les personnes elles-mêmes (balancements, etc.) Par contre, au niveau de l’imitation différée on observe des réactions curieuses de reproduction, par les mouvements du corps propre, d’une situation physique intéressant l’enfant (objets accrochés, ouverture à agrandir, etc.). Dans les quelques observations qui suivent, nous commencerons par rappeler, pour chacun de nos trois sujets, quelques faits caractéristiques d’imitation des objets durant les stades IV et V pour mieux faire comprendre la continuité et la nouveauté, à la fois, des réactions du stade VI par rapport à celles des niveaux précédents :

Obs. 56. — J. a surtout présenté, au cours du stade IV une imitation des objets matériels en relation probable avec la « causalité par imitation » (voir chap. III de C. R.). À 0 ; 9 (9), p. ex., elle est en présence d’un perroquet en celluloïd auquel j’imprime, sans me montrer (ma main est enveloppée d’une couverture), un mouvement oscillatoire vertical : elle imite aussitôt ce mouvement, sans doute pour faire continuer celui du perroquet. À 0 ; 10 (7), de même, elle regarde une brosse, puis un carton animés du même mouvement : elle répond en faisant « adieu ». Au cours du stade V, l’imitation des objets est surtout d’ordre perceptif. À 1 ; 2 (25), p. ex., elle voit une lampe à suspension qui oscille au plafond : elle se balance aussitôt en disant « bim bam ». J. cherche sans doute ainsi à énoncer le fait et à le classer d’un mot et d’un schème moteur réunis.

Au cours du stade VI, enfin, l’imitation des objets acquiert une fonction nettement représentative. À 1 ; 3 (8), J. joue avec un clown à longs pieds et accroche par hasard ces pieds dans le décolleté de sa robe. Elle a peine à le décrocher, mais, sitôt libéré, elle essaie de le remettre dans la même position. Il s’agit là, à n’en pas douter, d’un effort pour comprendre ce qui s’est passé : la conduite de l’enfant n’aurait sans cela aucun but. Or, J. n’arrivant pas à accrocher convenablement le clown dans la robe, elle étend la main devant elle, recourbe son index à angle droit pour reproduire la forme des pieds de la poupée, puis elle décrit exactement la même trajectoire que le clown et parvient ainsi à mettre le doigt dans le décolleté. Elle regarde un instant le doigt immobile, puis tire sur la robe, sans pouvoir naturellement regarder ce qu’elle fait. Après quoi elle enlève son doigt, satisfaite, et passe à autre chose.

En imitant ainsi avec le doigt et la main la forme et le mouvement du clown, J. a sans doute simplement voulu se construire une sorte de représentation active de l’événement qui venait de se produire et qu’elle comprenait mal.

Obs. 57. — L. de même, a présenté quelques cas d’imitation des objets dans un but essentiellement représentatif.

À 1 ; 1 (25), par exemple, elle est assise dans son berceau. Je tiens ma bicyclette, et la fais aller et venir, parallèlement à la longueur du berceau. L., très intéressée par ce mouvement, commence par le faire continuer en poussant elle-même la selle (je tiens naturellement le guidon et l’aide ainsi à remuer l’objet). Puis elle se penche pour voir ce qui se passe, regarde à terre comme pour comprendre le mouvement et finalement se balance lentement en avant et en arrière, sur le même rythme que celui de la bicyclette (maintenant immobile). — Le comportement entier de l’enfant paraît indiquer clairement que cette imitation présente, comme chez J., un but de simple représentation.

Nous avons déjà relevé, d’autre part (vol. N. I., obs. 180), un cas remarquable de recherche intelligente au cours de laquelle L. a essayé de se représenter la solution en imitant avec la bouche l’ouverture d’une boîte d’allumettes. À 1 ; 4 (0), en effet, L. cherche à sortir d’une boîte d’allumettes une chaîne de montre, tandis que l’ouverture de la boîte n’est plus que de 3 mm de largeur : elle regarde alors la boîte avec une grande attention, puis, plusieurs fois de suite, elle ouvre et ferme sa bouche, d’abord légèrement, puis de plus en plus grande. Il est clair que l’enfant, cherchant à se représenter les moyens d’agrandir la cavité de la boîte, utilise, à titre de « signifiant » ou de symbole représentatif, sa propre bouche, dont elle connaît les mouvements par voie tactilo-kinesthésique et par analogie avec l’image visuelle de la bouche d’autrui. Il est possible qu’il s’ajoute à cela un élément de causalité par imitation : L. essaie peut-être encore, malgré son âge, d’agir sur la boîte par le moyen de son geste mimétique. Mais l’essentiel pour elle, comme le montre le contexte de ses conduites, est de penser la situation, et, pour ce faire, de se le représenter activement.

Obs. 58. — T. a imité à tout âge les objets matériels aussi bien que les personnes.

I. Stades II-V : à 0 ; 3 (1) déjà, T. remue la tête latéralement lorsque je le fais ou lorsque je déplace ma main devant ses yeux : or, il exécute le même geste en présence d’un hochet que je balance horizontalement (voir plus haut obs. 6). À 0 ; 3 (24) lorsque je fais aller et venir une bourse de perles verticalement, il ne réagit pas, mais, dès que je la balance sur le plan horizontal, il remue sa tête latéralement.

À 0 ; 7 (5) il répond par un geste d’adieu à un coussin que je remue verticalement, imitant ainsi de la main le mouvement de l’objet. À 0 ; 10 (20), il a devant lui un oreiller sur lequel est placée une chaîne de montre. Sans qu’il puisse me voir, je soulève et abaisse alternativement l’oreiller : il répond par des mouvements du torse qui le redressent lui-même et le laissent retomber. — Le même jour les mouvements horizontaux d’une boîte métallique donnent lieu à des mouvements latéraux de la tête.

II. Stade VI : à 1 ; 0 (10) Laurent regarde une boîte d’allumettes que je tiens dressée dans le sens de la hauteur et que j’ouvre et ferme alternativement. Enchanté de ce spectacle, qu’il regarde avec la plus grande attention, il imite la boîte de trois manières. 1° Il ouvre et ferme sa main droite, tout en regardant l’objet. 2° Il fait tff, tff avec la bouche pour reproduire le bruit de l’objet. 3° Enfin, il réagit comme L. à 1 ; 4 (0), c’est-à-dire qu’il ouvre et ferme la bouche. Ces trois réactions m’ont paru constituer, d’après la mimique de l’enfant, beaucoup plus des concomitants de la perception que des essais pour agir sur l’objet : il ne s’agissait, en effet, que de gestes discrets et non pas de « procédés » persévérants, à intensité variant selon la réussite ou l’échec.

À 1 ; 0 (11) il imite le son d’une fenêtre qui remue et se balance selon le même rythme qu’elle.

À 1 ; 0 (23), je fais éventail avec un carnet contre la figure de T., mais sans produire de son : il répond tantôt en remuant la tête latéralement, tantôt en soufflant légèrement du nez ou de la bouche. Plus que de « procédés » pour faire durer le mouvement, il s’agissait surtout d’une simple attitude perceptive ou représentative.

Ces observations témoignent de l’apparition de trois nouveautés par rapport à celles du stade précédent : imitation immédiate de modèles nouveaux complexes (obs. 51), imitation différée (obs. 52-55) et imitations d’objets matériels servant à leur représentation (obs. 56-58).

Notons-le d’abord : l’enfant, jusqu’ici, n’a réussi à imiter du premier coup que des mouvements et des sons déjà connus ou pouvant être reproduits par simple coordination de schèmes simples antérieurs. Lorsque le modèle était décidément nouveau, l’enfant ne parvenait à le copier que par tâtonnements plus ou moins longs. Au contraire, dans l’obs. 51, J. imite d’emblée un geste complexe inconnu, comme si l’accommodation s’effectuait intérieurement et sans tâtonnements externes.

Cette intériorisation de l’imitation — quel qu’en soit le mécanisme— est encore plus nette dans le second groupe de faits. Il est souvent arrivé, jusqu’ici, que l’enfant reproduise sans perception actuelle un modèle déjà imité auparavant (faire « bravo », p. ex., sans incitation extérieure). Mais, en de tels cas, le sujet avait appris à imiter le modèle en sa présence même, par accommodation perceptive directe. Au contraire, le propre des réactions 52-55 est que l’enfant, sans avoir encore jamais imité un mouvement ou un son donnés, les reproduit pour la première fois en l’absence du modèle, comme s’il s’appuyait sur un simple souvenir non accompagné de perception présente 1. Ici à nouveau, et plus encore que dans le cas précédent, il semble donc que l’accommodation des schèmes d’assimilation au modèle, jusque-là extérieure et tout empirique, s’est suffisamment affranchie, au cours de son long exercice, des exigences de l’action immédiate, pour fonctionner d’elle-même et intérieurement.

Mais c’est ici que le problème annoncé au début de ce § (et qui constitue, en fait, l’objet de toute la première partie de cet ouvrage) se pose dans toute son acuité : l’imitation différée est-elle bien en continuité avec celle des stades précédents et en constitue-t-elle l’intériorisation — comme le « langage intérieur » est en continuité avec la parole et en constitue l’intériorisation — ou bien faut-il faire intervenir à ce sixième stade une faculté nouvelle (mémoire d’évocation, « représentation », etc.) destinée à expliquer ce qui est précisément en cause : la copie à distance, donc différée, ou l’imitation immédiate et sans tâtonnements des modèles nouveaux ? Lorsque, en particulier, le sujet imite après coup et pour la première fois un modèle disparu depuis des heures ou des journées entières, il semble effectivement que le modèle perçu extérieurement soit remplacé par un « modèle interne » : celui-ci est-il donc le produit de l’imitation elle-même, ou le produit de la « représentation » en général, laquelle apparaîtrait à ce niveau précis et provoquerait cette transformation de l’imitation ainsi que bien d’autres réactions nouvelles (apparition du langage et transformation de l’intelligence sensori-motrice en intelligence conceptuelle ou représentative) ?

Fixons d’abord le sens des mots, de manière à mieux distinguer les questions. On emploie, en effet, le terme de « représentation » en deux sens bien différents. Au sens large, la représentation se confond avec la pensée, c’est-à-dire avec toute intelligence ne s’appuyant plus simplement sur les perceptions et les mouvements (intelligence sensori-motrice), mais bien sur un système de concepts ou de schèmes mentaux. Au sens étroit, elle se réduit à l’image mentale ou au souvenir-image, c’est-à-dire à l’évocation symbolique des réalités absentes. Il est d’ailleurs clair que ces deux sortes de représentations, larges et étroites, présentent des rapports entre elles : le concept est un schème abstrait et l’image un symbole concret, mais, bien que l’on ne réduise plus la pensée à un système d’images, il se peut que toute pensée s’accompagne d’images, car, si penser consiste à relier des significations, l’image serait un « signifiant » et le concept un « signifié » 2. De plus, il est fort vraisemblable que toutes deux se constituent concurremment. C’est, en effet, à ce même sixième stade que nous avons noté (N. I. et C. R.) l’apparition de la représentation, au sens large, dans l’intelligence sensori-motrice de l’enfant, tandis que nous constatons maintenant sur les mêmes sujets, la naissance corrélative d’une imitation différée supposant pour le moins la représentation au sens étroit (modèle interne ou souvenir). Mais, il n’en importe que plus de distinguer soigneusement ces deux sortes de notions, et les deux sortes de problèmes qui s’y rapportent, quitte à en relier les solutions après coup.

Appelons donc dorénavant « représentation conceptuelle » la représentation au sens large et « représentation symbolique ou imagée », ou « symboles » et « images » tout court, la représentation au sens étroit. Notons encore, et ceci est fondamental, que, en accord avec la terminologie des linguistes, il nous faut réserver le terme de « symbole » aux signifiants « motivés », c’est-à-dire présentant un rapport de ressemblance avec le signifié, en opposition avec les « signes » qui sont « arbitraires » (c’est-à-dire conventionnels ou socialement imposés). Or, outre les concepts et les symboles, il intervient à ce même stade un début d’emploi des « signes », puisque, à peu près au moment où l’intelligence sensori-motrice se prolonge en représentation conceptuelle et où l’imitation devient représentation symbolique, le système des signes sociaux apparaît sous les espèces du langage parlé (et imité). Le problème porte donc sur trois et non pas seulement deux termes à la fois : concepts, symboles ou images et signes verbaux.

Cela dit, une première solution pourrait être soutenue, qui consisterait à relier ces trois termes, et à concevoir les concepts, les images et les signes comme interdépendants parce que dépendants tous trois de la vie sociale. C’est là, si nous la comprenons, la solution de M. Wallon : non seulement les concepts sont liés aux signes, mais du langage dépend également l’espace mental (p. 82-3) ainsi que le « passage » qu’opère l’imitation entre les « constellations perceptivo-motrices » ou « perceptivo-posturales » et leur « équivalent fait d’images, de symboles, de propositions » (p. 161). D’où l’opposition radicale admise par cet auteur entre les réactions apparemment imitatives des dix-huit premiers mois et l’imitation vraie, qui « ne survient pas avant la seconde moitié de la seconde année » (p. 157), donc, si nous saisissons bien, entre l’« échocinésie » et l’imitation représentative. Mais de cette conception, beaucoup plus théorique qu’expérimentale, nous ne saurions tirer un grand secours dans l’explication du détail des faits. Il va de soi que nous sommes entièrement d’accord avec la nécessité de faire appel aux facteurs sociaux pour expliquer la pensée, malgré l’opinion que nous prête curieusement Wallon de vouloir tirer toute la raison des schèmes sensori-moteurs individuels. Mais le recours au concept global de la « vie sociale » nous paraît inadmissible en psychologie : la « société » n’est ni une chose ni une cause, mais un système de rapports et il s’agit pour le psychologue de distinguer ces rapports et d’analyser séparément leurs effets respectifs. C’est ce que nous avons tenté jadis quant aux effets contraires des rapports de contrainte et de coopération sur la formation de la logique, et, dans le domaine si embrouillé des débuts du symbole, il s’agit de procéder à une dissociation méthodique des facteurs possibles avant de sauter d’un seul bond de la neurologie dans la sociologie.

Or, pour en revenir au problème de l’imitation, le passage des réactions des stades IV et V à celles du stade VI impose-t-il vraiment l’hypothèse d’une coupure ? Lorsque au stade IV le sujet parvient par l’intermédiaire d’« indices » manifestement intelligents, à repérer la correspondance entre le visage du modèle et les mouvements propres invisibles, faut-il dire, avec le théoricien, qu’il n’imite pas encore tandis que quelques mois plus tard l’imitation différée de la démarche d’un ami constituera une imitation vraie ? Bien sûr, il y a eu passage du sensori-moteur au représentatif, mais ce passage particulier constitue-t-il un aboutissement ou est-il imputable à l’intervention des facteurs propres à la « société » humaine ? La comparaison avec les anthropoïdes s’impose sur ce point. Il se pourrait fort bien, en effet, qu’au moment où certaines représentations symboliques viennent couronner l’évolution de l’intelligence sensori-motrice chez l’enfant, l’acquisition du langage articulé débute par ailleurs : cette convergence, qui renforcera bien entendu le pouvoir symbolique dans la suite, n’expliquerait cependant pas tout si nous trouvons chez l’anthropoïde un pouvoir analogue à l’exclusion de tout système de « signes ». Or, c’est précisément le cas.

Comme le dit fort bien, en effet, M. Guillaume 3, « le langage oral de l’homme n’est que la principale et non l’unique manifestation d’une fonction symbolique très générale ». À défaut de langage, le singe témoigne de l’intérêt à des « objets symboliques », qu’on peut comparer à nos signes monétaires » : de jeunes chimpanzés ont été dressés, d’abord à tirer des grains de raisin d’un appareil distributeur, en introduisant des jetons dans une fente, puis ensuite à se procurer ces jetons en actionnant un autre distributeur. Or, « il fallait attendre de trois à vingt-quatre heures pour utiliser les jetons ; cependant les singes consentaient à travailler plus d’une heure pour en amasser une provision ». Bien plus, Wolfe (1936) a pu apprendre aux singes « à différencier plusieurs sortes de jetons, d’après la signification arbitraire qui leur avait été attribuée : les uns étaient sans valeur, d’autres donnaient droit à un grain, d’autres à deux grains ; d’autres, qui permettaient d’avoir soit de l’eau, soit des aliments secs, étaient employés judicieusement par des animaux privés respectivement pendant vingt-quatre heures soit d’eau, soit d’aliments secs ». Enfin, Nyssen et Grawford (1936) sont parvenus, en plaçant les animaux dans deux cages contiguës, dont une seule contenait un distributeur, à provoquer des dons et des échanges : or, la valeur symbolique des jetons utiles et des jetons inutilisables était parfaitement reconnue.

Ces faits sont à mettre en relation avec les expériences de Koehler 4, sur la mémoire représentative du chimpanzé qui, après une heure, se rappelle fort bien le fait qu’un fruit a été enfoui dans le sable, ainsi que l’endroit précis, et qui, sitôt en possession d’un bâton, cherche à le déterrer à 1 m 30 du grillage de son enclos. On voit ainsi que, antérieurement à tout langage, des systèmes plus ou moins complexes de représentations peuvent se constituer, qui impliquent quelque chose de supérieur à l’« indice » perceptif : des « signifiants » déjà différenciés du « signifié » auquel ils se rapportent, soit qu’il s’agisse d’« objets symboliques », comme dans le cas des jetons, qui sont à situer à mi-chemin entre l’indice et le symbole proprement dit, soit qu’il s’agisse de « représentations », comme dit Koehler (dont on sait la prudence sur ce point précis), c’est-à-dire d’images-souvenirs.

L’imitation différée et représentative ne requiert donc pas nécessairement l’intervention des représentations conceptuelles ni des « signes », puisqu’il existe des symboles tels que l’image, le souvenir d’évocation, l’objet symbolique, etc., inhérents aux mécanismes individuels de la pensée. On peut alors concevoir une seconde solution à notre problème : c’est qu’une fois construite l’imitation sensori-motrice, telle qu’elle se manifeste au stade V, l’image mentale viendrait la renforcer à titre de nouveau facteur, étranger à ses mécanismes propres mais s’y intégrant une fois leur maturation achevée. Seulement deux difficultés surgissent inévitablement. La première est de comprendre d’où sortirait alors l’image. Aucune des réactions des stades précédents ne la suppose, en effet : nous y avons insisté (N. I. et C. R.) à propos de l’intelligence sensori-motrice et retrouvons, dans la présente analyse, le même résultat à propos de l’imitation. Pourquoi donc apparaît-elle au sixième stade et comment expliquer cette apparition ex abrupto ? La seconde difficulté est plus grave encore : l’imitation différée suppose-t-elle l’image mentale dès le départ ou bien y conduit-elle ? Il nous est arrivé souvent d’établir la chose par introspection sur nous-même et bien des sujets ont confirmé cette observation : il arrive que l’on ait conscience d’imiter quelqu’un, mais sans savoir qui (p. ex. de sourire d’une manière qui ne semble pas habituelle, avec le sentiment de copier un inconnu), puis de retrouver ensuite, mais ensuite seulement, l’image du modèle (p. ex. d’un personnage observé en wagon et qui souriait silencieusement en lisant). Rien ne prouve donc que la représentation imagée, le souvenir-image, etc. préexistent à l’imitation différée, puisqu’ils pourraient la suivre en s’appuyant sur elle.

D’où la troisième solution : l’image mentale, c’est-à-dire le symbole en tant que copie ou reproduction intérieures de l’objet, ne serait-elle pas simplement un produit d’intériorisation de l’imitation elle-même ? On sait assez, en effet, que l’image n’est pas simplement, comme on l’a cru longtemps, un simple prolongement de la perception. Elle résulte d’une construction, parente de celle qui engendre les schèmes de l’intelligence, mais dont les matériaux sont empruntés à une « matière sensible ». Or, ajoutons-le, cette étoffe est motrice autant que sensible : entendre mentalement une mélodie est une chose, mais pouvoir la reproduire en précise singulièrement l’audition intérieure ; l’image visuelle également reste vague tant qu’elle ne peut se traduire en dessin ou en mime. L’image est donc une esquisse d’imitation possible. Pourquoi ne serait-elle donc pas le produit d’intériorisation de l’imitation, une fois celle-ci élaborée, comme le langage intérieur est à la fois l’esquisse des paroles à venir et l’intériorisation du langage extérieur acquis ? Lorsque l’accommodation des schèmes sensori-moteurs se déploie en gestes visibles, elle constitue l’imitation proprement dite, mais lorsque, assez développée pour s’ébaucher sans tâtonnements extérieurs, elle demeure virtuelle et interne : sous cette dernière forme, ne conduirait-elle pas alors à une imitation intériorisée, qui serait l’image ?

C’est pour nous aider à décider entre ces deux solutions que l’examen de l’imitation des objets (obs. 56 à 58) peut être de quelque secours. Notons d’abord que, à un degré bien supérieur aux personnes, les choses donnent lieu de la part de l’enfant, a des mouvements d’utilisation, c’est-à-dire à une assimilation aux schèmes pratiques usuels. Jusqu’au stade IV, donc tant que l’accommodation demeure indifférenciée de l’assimilation, l’imitation des objets reste ainsi incluse dans les réactions circulaires, à la fois assimilatrices et accommodatrices. Dès le stade IV, au contraire, c’est-à-dire dès la dissociation progressive des deux tendances, l’imitation des objets se différencie de leur utilisation, tout en demeurant plus rare que celle des personnes, puisque les réactions d’utilisation prédominent. Remarquons cependant qu’en toute « exploration » (stade IV) et en toute « réaction circulaire tertiaire » (stade V), la recherche des nouveautés et leur reproduction comme telles enveloppent une certaine imitation : lorsque, p. ex., l’enfant entretient le balancement d’un objet suspendu, il imite en un sens, par le va-et-vient de ses mains, celui de l’objectif. Enfin, lorsque l’accommodation se libère suffisamment, cette imitation des objets inertes acquiert un rôle quasi représentatif. Lorsque T., p. ex., imite de la main et de la bouche l’ouverture d’une boîte d’allumettes (obs. 58), il devient clair que le sujet ne cherche plus à agir sur la chose, mais l’accompagne simplement d’une sorte de représentation plastique l’aidant à suivre ce qu’il perçoit. Bien plus, lorsque L. (obs. 57) désire ouvrir la boîte qui est presque fermée, et cherche à anticiper par la représentation le déroulement ultérieur de la situation, c’est précisément à cette représentation imitative qu’elle recourt, en ouvrant et refermant elle aussi sa bouche.

On voit assez, dans ces derniers exemples, combien l’imitation elle-même en vient à jouer le rôle de l’image intérieure et presque de l’« expérience mentale ». Mais on voit surtout — et c’est là que nous voulions en venir — que l’image dont use L. n’est précisément pas encore « mentale » puisqu’elle reste extérieure ! Il est donc clair, en une telle réaction, que l’imitation représentative précède l’image, et ne la suit pas, le symbole intérieur étant ainsi un produit d’intériorisation et non pas un facteur nouveau surgissant l’on ne sait d’où.

Il est même intéressant — si l’on veut poursuivre la comparaison de l’image et du langage intérieur — de constater un certain parallélisme (avec le décalage dans le temps qu’explique l’acquisition plus lente du langage) entre les conduites de L. et de T. et les réactions verbales de l’enfant de deux à quatre à cinq ans. L’enfant est longtemps incapable, en effet, de langage intérieur, d’où ces soliloques à haute voix, les « monologues » et même les « monologues collectifs » que nous avons décrits jadis chez les petits (Le Langage et la pensée chez l’enfant), tandis qu’avec le développement il y a intériorisation toujours plus complète. De même l’image mentale encore extérieure, si l’on peut dire, des débuts du stade VI, atteste une ligne d’évolution semblable.

Cependant, il faut noter dès maintenant (nous y reviendrons souvent dans les parties II et III), une différence essentielle entre le symbole qu’est l’image et les signes sociaux que constitue le langage. L’image mentale reste d’ordre privé et c’est précisément parce qu’elle regarde l’individu seul et ne sert qu’à traduire ses expériences privées qu’elle conserve un rôle irremplaçable à côté du système des signes collectifs. C’est pourquoi le langage intériorisé demeure beaucoup plus socialisé, quoique intérieur, que l’image et conserve toujours une tendance à s’extérioriser : il est à tous les degrés, l’esquisse d’une parole extérieure possible. Au contraire, la transformation de l’imitation en images comporte une part plus grande d’intériorisation véritable : c’est jusque dans la rêverie imaginative et le rêve lui-même que l’imitation des scènes vécues et la copie, souvent singulièrement précise dans le petit détail, des personnages et des choses, vient se traduire en tableaux imagés. Du moins c’est là un des pôles vers lequel s’orientera le symbole et c’est ce que nous verrons dans la partie II (chap. VII). À l’autre pôle, l’image peut, comme le langage intérieur, constituer l’esquisse de nouvelles extériorisations : l’image se déploie parfois à nouveau en imitation (et en imitation des choses comme des personnes), dans le dessin et les techniques plastiques, dans les rythmes et les sons, les danses et les rites, dans le langage lui-même où, sous la forme du « langage affectif » découvert et analysé par M. Bally, l’expressivité se retrempe dans les sources de l’image et du symbole.

Mais pour comprendre les destinées ultérieures de l’image et de la représentation symbolique, auxquelles l’imitation fournit ainsi ce qui leur permet de constituer des copies plus ou moins ressemblantes du réel, il faut encore étudier la contrepartie de l’imitation, si l’on peut dire, c’est-à-dire le jeu et la construction imaginative elle-même, qui utiliseront ces copies dans les sens les plus variés, en leur insufflant des significations toujours plus éloignées de leur point de départ imitatif.

§ 2. L’évolution ultérieure de l’imitation 5 : l’imitation et l’image

Examinons auparavant les formes que prend l’imitation durant le développement de l’enfant après l’acquisition du langage. Nous serons brefs sur ce point, car l’évolution de l’imitation de deux à sept-huit ans est bien connue et les faits que nous avons pu recueillir n’apportent pas grand-chose de nouveau à ce sujet. En deux mots, de deux à sept ans l’imitation représentative s’épanouit et se généralise sous une forme spontanée, que son aisance progressive ainsi que son égocentrisme rendent souvent inconsciente, tandis que vers sept à huit ans l’imitation devient réfléchie et s’intègre ou se réintègre dans l’intelligence elle-même.

Pour étudier ce développement de l’imitation, nous avons procédé des deux manières suivantes. D’une part, nous avons relevé les différentes imitations entre J., L. et T. ainsi que la manière dont ils imitaient leurs parents. D’autre part, nous avons organisé à la Maison des Petits de Genève une expérience très simple, qui a consisté à faire assister des enfants de quatre à sept ans (examinés individuellement) à une construction de plots, puis à leur donner un matériel analogue pour voir ce qu’ils en feraient ; le constructeur du modèle proposé était soit un adulte soit un autre enfant, aîné, contemporain ou cadet. Il est inutile, étant donné la banalité des faits obtenus, d’en faire une analyse systématique et de citer des observations détaillées : nous nous bornerons donc à deux sortes de remarques d’ordre général, l’une portant sur les mobiles et l’autre sur la technique de l’imitation.

Du point de vue des mobiles, il est frappant de constater que (pas plus aux âges que nous considérons maintenant que dans la période pré-verbale) l’imitation ne constitue jamais une conduite se suffisant à elle-même : elle résulte toujours, il est vrai, d’une accommodation spéciale au modèle proposé, mais c’est parce que le modèle est assimilé de près ou de loin à un schème propre, identique ou analogue, qu’il suscite cette accommodation imitative. Autrement dit, l’imitation est toujours un prolongement de l’intelligence, mais dans le sens d’une différenciation en fonction des modèles nouveaux ; l’enfant imite un avion ou une tour, etc., parce qu’il en comprend la signification et il ne s’y intéresse que dans un rapport quelconque avec ses activités. Seulement, en plus de ces facteurs qui se manifestent déjà au niveau sensori-moteur, il intervient maintenant un nouveau mobile essentiel : c’est la valorisation de la personne imitée. L’influence de ce facteur s’annonce d’ailleurs dès les premiers mois, en ce sens que le bébé déjà imitera moins un inconnu qu’un familier, mais, avec le développement de la vie sociale et de l’échange de pensée, toutes sortes de nuances nouvelles se font jour. C’est ainsi que le prestige du partenaire joue un rôle prépondérant : un adulte qui a de l’autorité personnelle ou un aîné admiré sont imités comme tels, tandis qu’un contemporain et surtout un cadet proposent souvent en vain des modèles pourtant semblables. C’est pourquoi Tarde, qui a cependant noté très finement ces facteurs de prestige, simplifie trop les choses en voulant faire de l’imitation le ciment de la vie sociale : du point de vue des rapports inter-individuels l’imitation n’est jamais qu’un véhicule et non pas un moteur, ce dernier étant à chercher soit dans la contrainte, l’autorité et le respect unilatéral, sources d’imitation du supérieur par l’inférieur, soit dans la réciprocité intellectuelle ou morale et dans le respect mutuel, sources d’imitations entre égaux.

Mais, au niveau de deux à sept ans, où cette coopération est encore sporadique, l’imitation entre égaux, et souvent même entre cadets et aînés quand ceux-ci n’ont pas d’autorité spéciale, donne lieu à une particularité intéressante. Nous l’avions notée jadis à propos du langage de l’enfant (Le Langage et la pensée chez l’enfant, chap. I) et l’avons retrouvée dans nos présentes observations (tant sur J., L. et T. qu’à la Maison des Petits) : l’enfant imite souvent sans le savoir, par simple confusion des points de vue, ou de l’activité d’autrui avec la sienne propre. Si l’on veut bien accepter la définition que nous avons proposée de l’égocentrisme enfantin (en faisant abstraction des significations adultes de ce mot peut-être mal choisi, mais qui évite la création d’un néologisme), il y a là une manifestation typique de cet égocentrisme. L’égocentrisme enfantin est, en effet, essentiellement un phénomène d’indifférenciation : confusion du point de vue propre avec celui d’autrui, ou de l’action des choses et des personnes avec l’activité propre. Ainsi défini, l’égocentrisme est aussi bien suggestibilité et absorption inconsciente du moi dans le groupe (nous y avons insisté dans l’ouvrage cité, p. 57) qu’ignorance du point de vue des autres, et absorption inconsciente du groupe dans le moi ; et, dans les deux cas, il est essentiellement inconscient, en tant précisément qu’expression d’une indissociation. En ce qui concerne l’imitation, il se produit en particulier ce qui suit : l’enfant déclare souvent qu’il ne veut pas copier l’avion ou la maison proposée, que le modèle ne l’intéresse pas et n’est pas joli, qu’il veut faire « tout autrement » ou « tout autre chose », après quoi il reproduit exactement ce qu’il a eu sous les yeux ! Nous avons même relevé le cas d’un garçon de six ans qui accusait son entraîneur (sept ans) de l’avoir copié, alors que le rapport était précisément inverse. Un autre garçon de six ans, pouvant choisir entre une voiture, une maison et une église déjà construites ou un avion en voie de fabrication, déclare qu’il n’aime pas les avions et « ne fera pas ça », après quoi il l’imite justement sans garder aucun souvenir de ses intentions antérieures. De même L. à trois ans copie sans cesse les jeux de J. (cinq ans et demi) en croyant inventer, etc., etc.

Il est d’autant plus intéressant de relever cette imitation par confusion du moi et de l’autre, qu’elle reproduit en un sens, par un « décalage vertical », ce que nous avons vu au chap. I des débuts de l’imitation sensori-motrice. Sur le plan sensori-moteur également, les premiers modèles ne sont acceptés (mouvements de la main ou de la tête entière) que parce qu’ils sont directement assimilés aux schèmes de l’activité propre : l’imitation est alors inconsciente par simple confusion entre les mouvements extérieurs et ceux du moi. Or, si le même phénomène se reproduit ici sur un plan supérieur, c’est que l’activité représentative en cause en est également à ses débuts et suppose un même travail de coordination des points de vue et de délimitation de l’interne et de l’externe : d’où le décalage dû, une fois de plus, à la continuité des situations fonctionnelles, malgré la différence complète des structures en jeu.

Ceci nous conduit au problème de la technique, ou mécanisme structural, de ces nouveaux types d’imitation et nous ramène à la question des rapports entre l’imitation et l’image mentale.

La caractéristique de l’imitation proprement représentative, du niveau de deux à sept ans, par opposition à l’imitation sensori-motrice, est que, dorénavant, la représentation imagée du modèle précède sa copie. Durant les stades I à V de l’imitation sensori-motrice il n’y a pas d’images mentales. Au stade VI de cette première période (voir § 1 de ce chap.) la représentation imagée fait son apparition mais demeure pour ainsi dire immanente à l’imitation : celle-ci est déjà « différée », ce qui suppose l’image, mais cette dernière nous est apparue comme prolongeant l’ébauche intérieure d’imitation, donc comme consistant en une imitation intériorisée. Désormais au contraire, l’image acquiert sa vie propre et précède même tellement l’imitation que, en imitant, le sujet ignore souvent qu’il copie, comme si sa réplique lui paraissait émaner de lui-même, c’est-à-dire précisément prolonger ses images intérieures au lieu de les déterminer.

Pouvons-nous donc encore, en cette nouvelle période du développement de l’imitation, considérer l’image mentale comme une imitation intérieure ? Et comment concevoir en ce cas les rapports entre l’action extérieure, que reste l’imitation en acte, et le schème représentatif qu’est devenue l’image ? Enfin, si l’imitation est maintenant déclenchée par l’image, alors qu’elle l’était précédemment par la perception directe, comment interpréter les relations entre l’image et la perception ?

La solution à laquelle nous avons été jusqu’ici conduit consiste à considérer, d’une part l’imitation comme un simple prolongement des accommodations propres à l’intelligence sensori-motrice, et d’autre part l’image mentale naissante comme une imitation intériorisée. Au niveau de l’intelligence verbale et représentative, que nous examinons maintenant, la première question est alors de savoir ce qu’est devenue l’intelligence sensori-motrice : s’est-elle entièrement transformée en pensée conceptuelle sous l’influence du langage et des échanges sociaux ou subsiste-t-elle en outre à l’état indépendant et en conservant quelque chose de sa forme initiale, sur quelque palier inférieur du système des conduites (au même titre que les réflexes, les perceptions et les habitudes, apparus eux aussi bien avant l’intelligence verbale, et subsistant toute la vie à la base de la même hiérarchie des actions) ?

Or, l’intelligence sensori-motrice qui coordonne, durant les deux premières années, les perceptions et les mouvements jusqu’à aboutir à la construction de l’objet permanent, de l’espace pratique et des constances perceptives de la forme et des dimensions, conserve telle quelle un rôle fondamental pendant tout le reste du développement mental et jusque chez l’adulte lui-même : quoique dépassée, quant à la direction générale des conduites, par l’intelligence conceptuelle qui développe les schèmes initiaux jusqu’à les transformer en opérations rationnelles, l’intelligence sensori-motrice demeure cependant, durant toute l’existence, et sous une forme très analogue à sa structure caractéristique des stades V et VI (dix à dix-huit mois), l’organe essentiel de l’activité perceptive ainsi que l’intermédiaire nécessaire entre les perceptions elles-mêmes et l’intelligence conceptuelle. Il serait inconcevable, en effet, que les constructions spatiales esquissées avant le langage, sur le plan perceptivo-moteur, ne restent pas à la base des représentations spatiales ultérieures, et M. Wallon nous paraît s’engager dans une voie sans issue lorsqu’il oppose radicalement l’espace représentatif à l’espace sensori-moteur : l’« intuition géométrique » s’appuie, en effet, à tous les niveaux sur la continuité des constructions perceptives, montrant bien, par là, le rôle d’intermédiaire indispensable joué par l’image entre la perception même et le concept représentatif. Or, l’image n’est pas un dérivé de la perception pure, mais le produit d’une accommodation imitative, qui atteste elle-même l’existence d’une activité située au-dessus des perceptions et des mouvements, mais au-dessous de la pensée réfléchie : c’est cette activité, qui nous paraît prolonger l’intelligence sensori-motrice, antérieure au langage, et que nous appellerons, après l’apparition de celui-ci, l’intelligence perceptive ou, plus simplement, l’« activité perceptive ».

En effet, les recherches que nous avons pu faire sur le développement des perceptions de l’enfance à l’âge adulte nous ont montré l’existence de deux étages bien distincts dans les mécanismes perceptifs. Il y a, d’une part, l’appréhension directe des rapports perceptifs, donnant lieu à des structures relativement indépendantes de l’âge. P. ex. les illusions géométriques sont communes à l’adulte, à l’enfant et même aux animaux de niveaux très variés (on a p. ex. retrouvé l’illusion de Delbœuf chez les vairons). Mais il y a, d’autre part, une « activité perceptive » consistant en comparaisons, analyses, anticipations, etc., qui est source de corrections et de régulations, et qui s’accroît régulièrement avec l’âge 6. Si l’on présente p. ex. au sujet trois tiges verticales, l’une fixe et de 10 cm (A), à un mètre de lui, une autre (C) (variable) à quatre mètres en profondeur, et une troisième (B) située entre deux mais un peu en retrait latéralement ; (B est égale à A, et fixe comme elle), on constate ce qui suit : 1° si les éléments sont présentés deux à deux les rapports sont en gros les mêmes à tout âge : un élément C de 10 cm est vu différent de A par effet de profondeur ; B est vu égal à A (ils ont d’ailleurs été mis l’un à côté de l’autre au début de l’expérience) et C est vu égal à B (ce dernier étant plus proche de C que de A) ; 2° par contre, si on présente les trois éléments simultanément, A, B et C (quand celui-ci a 10 cm) sont vus d’emblée égaux par les adultes et les enfants de sept à huit ans en moyenne, tandis que les petits voient A = B ; B = C et A > C ! Il y a donc transposition immédiate des rapports, dans le cas particulier, à partir d’un certain âge et absence de transposition et même de détour (ABC) chez les sujets les plus jeunes. De même, les expériences faisant intervenir des anticipations, l’« Einstellung », etc., montrent un renforcement notable et progressif de ces mécanismes avec l’âge : p. ex. l’expérience d’Auersperg et Buhrmester sur la circonduction d’un carré et celle d’Usnadze sur l’inégalité tachistoscopique apparente de deux cercles égaux après présentation de deux cercles inégaux. Enfin et surtout la fameuse constance en profondeur progresse encore nettement avec l’âge, jusque vers dix ans, malgré le dogme « gestaltiste », si l’on évite certaines erreurs systématiques non aperçues par les expérimentateurs de l’école de la Gestalt (« erreur de l’étalon » et, dans le cas des expériences de Burzlaff, rôle privilégié de l’élément médian des séries) : cette constance est due à des régulations dont on peut suivre l’évolution et nullement à une organisation invariable 7.

Si maintenant on cherche à déterminer la nature de cette activité perceptive on s’aperçoit qu’elle prolonge effectivement l’intelligence sensori-motrice à l’œuvre avant l’apparition du langage et de l’intelligence conceptuelle. Cette continuité n’a rien de surprenant d’ailleurs, puisque ce sont précisément les schèmes sensori-moteurs se développant durant la première année de l’existence qui assurent l’organisation graduelle de l’objet, de l’espace pratique et perceptivo-moteur, ainsi que des constances (encore très relatives au début de la seconde année) de la forme et de la grandeur. Lorsque apparaît l’intelligence conceptuelle, les schèmes sensori-moteurs qui en constituent la substructure, restent alors spécialement affectés à la régulation des habitudes motrices et de la perception tout en subissant eux-mêmes peu à peu, par choc en retour, l’influence des schèmes conceptuels et opératoires dans lesquels ils s’intègrent partiellement.

On voit alors comment il devient possible de concevoir l’image, même aux niveaux ultérieurs de la représentation, comme une imitation intérieure due aux schèmes sensori-moteurs toujours présents. L’image n’est donc pas le prolongement de la perception comme telle, mais de l’activité perceptive, laquelle est une forme élémentaire d’intelligence dérivant elle-même de l’intelligence sensori-motrice propre aux dix-huit premiers mois de l’existence. Or, de même que les accommodations de cette intelligence initiale constituent l’imitation sensori-motrice, de même les accommodations de l’activité perceptive constituent l’image, qui est bien ainsi une imitation intériorisée. C’est pourquoi, au niveau du stade VI de l’intelligence sensori-motrice, l’imitation différée, due à l’activité intériorisée des schèmes, se prolonge déjà directement en image. Lorsque l’activité perceptive s’intègre dans les formes conceptuelles d’intelligence, l’image leur est alors soumise par le fait même, et retrouve alors sa connexion avec les formes supérieures d’imitation liées à cette intelligence conceptualisée.

Que se passe-t-il, en effet, lorsque l’on perçoit un tableau visuel pour reconstituer ensuite son image mentale ? On décompose, on compare et on transforme, par une activité dont les racines tiennent simplement à la régulation et à la comparaison perceptives, mais qui s’intègrent, d’autre part, dans un jeu de concepts permettant d’attribuer des significations aux éléments et aux rapports ainsi analysés. Or, c’est cette activité perceptive, et non pas la perception comme telle, qui engendre l’image, sorte de schème ou de copie résumée de l’objet perçu, et non pas continuation de sa vivacité sensorielle. De plus, l’image est immédiatement intégrée dans l’intelligence, conceptuelle, à titre de signifiant, de même que l’activité perceptive l’était déjà, au moment précis de la perception, puisque celle-ci peut revêtir une signification notionnelle et non pas seulement sensori-motrice.

On comprend alors comment, aux niveaux représentatifs, l’imitation intériorisée, prolongeant l’accommodation des schèmes sensori-moteurs qui constituent l’activité perceptive, aboutit à la formation d’images qui peuvent elles-mêmes engendrer de nouvelles imitations extérieures. C’est en un sens analogue que H. Delacroix a considéré l’imitation comme la continuation des mouvements descriptifs nécessaires à la perception, ces mouvements étant justement inhérents à ce que nous appelons ici activité perceptive par opposition à la perception elle-même.

Il faut ajouter, en ce qui concerne les enfants de deux à sept ans dont nous parlions plus haut, que leurs imitations restent globales et n’entrent guère dans les détails du modèle. C’est un avion, une maison ou une tour en général, qu’ils cherchent à copier, et, s’ils s’inspirent bien du plan général de l’objet perçu, ils se contentent de peu, dans les rapports précis. L’imitation est à cet égard très comparable au dessin du même niveau, qui est lui aussi une imitation et rentre ainsi à titre de cas particulier dans les comportements que nous cherchons à analyser. Or, on connaît assez, par les beaux travaux de M. Luquet, les caractères essentiels de l’« image » qui est un point de départ de l’imitation-dessin : le « modèle interne » aboutissant au réalisme intellectuel, à la juxtaposition ou incapacité synthétique et aux procédés enfantins de narration graphique. Or, chose intéressante pour l’interprétation que nous suggérons ici, tant le caractère syncrétique des premières imitations représentatives que les diverses caractéristiques du dessin conçu à titre d’imitation, traduisent précisément les lois essentielles de l’activité perceptive de ce niveau, source de l’image représentative. On a dit et redit, en effet, que les perceptions enfantines étaient syncrétiques ou globales, mais ce n’est pas tant la perception comme telle qui présente ce caractère entre deux et sept ans : c’est l’activité perceptive qui, par son défaut d’analyses et de comparaisons, d’anticipations et de transpositions, laisse le sujet passif en présence des tableaux perçus. Ce syncrétisme de l’activité perceptive explique alors à la fois, et la pauvreté ou tout au moins la rigidité relatives de l’imagerie enfantine, et les aspects essentiels de l’imitation et du dessin.

Vers sept à huit ans, on assiste à un triple progrès. Il y a d’abord imitation du détail, avec analyse et reconstitution intelligentes du modèle. Il y a ensuite conscience d’imiter, c’est-à-dire dissociation nette de ce qui provient du dehors et de ce qui appartient au moi. Il y a surtout choix, l’imitation proprement dite n’intervenant qu’en fonction de besoins inhérents au travail personnel, et à titre d’adjuvant. À ce niveau l’imitation peut donc être dite réfléchie, c’est-à-dire qu’elle se soumet à l’intelligence elle-même. Plus précisément, elle s’y réintègre, car elle a toujours été le prolongement de l’accommodation propre aux schèmes de l’intelligence, et c’est dans la mesure où les progrès de ce mécanisme accommodateur sont équilibrés par ceux de l’assimilation mentale que l’échange des deux processus replace l’imitation dans le cadre de l’activité intelligente entière.

§ 3. Les théories de l’imitation

Parvenu au terme de cette esquisse de la genèse de l’imitation, nous pouvons examiner les principales interprétations connues de cette importante fonction, de manière à mieux situer parmi elles les résultats obtenus.

Peut-on retenir, d’abord, la notion d’un « instinct d’imitation » ? En tout instinct, il faut distinguer la tendance (le « Trieb » des Allemands) et la technique (le montage héréditaire). Pour ce qui est de celle-ci, M. Guillaume a établi d’une manière définitive que, contrairement à l’hypothèse aventureuse de Le Dantec, il n’y a rien d’inné dans l’imitation. L’enfant apprend à imiter et cet apprentissage est particulièrement évident dans le domaine des mouvements non visibles sur le corps propre. Nous avons pu constater sur J., L. et T. que le bâillement, p. ex., si réflexe soit-il, ne devient contagieux que depuis la seconde année, faute de correspondance comprise entre le modèle visuel et les mouvements propres. Quant à la « tendance » à imiter, on a fait l’hypothèse de composantes instinctives : pour Claparède un « instinct du conforme » pousserait ainsi l’enfant à copier son entourage. Nous croyons, pour notre part, qu’il est bien dangereux de parler d’instinct lorsque la « tendance » ne correspond pas à des « techniques » réflexes (telles que pour la nutrition et la sexualité) sans quoi l’intelligence elle-même serait le plus essentiel des instincts. Dans le cas particulier, il faudrait, pour remonter aux premières imitations, considérer comme instinctif le mécanisme de l’assimilation elle-même, c’est-à-dire de la tendance à reproduire le semblable. Et encore cela n’expliquerait-il pas l’imitation comme telle, puisque précisément celle-ci se différencie peu à peu de l’assimilation sous la forme d’une accommodation des schèmes assimilateurs. L’imitation du nouveau pose donc un problème insoluble en termes d’instinct.

Peut-on alors expliquer l’imitation au moyen des conduites perceptives ou des réactions conditionnées, toutes deux les plus simples sans doute après les réflexes ? Tandis que l’associationnisme classique interprétait l’imitation comme due à des associations entre la perception du modèle et les souvenirs-images, visuels ou auditifs, ainsi qu’entre ceux-ci et les images motrices, ce qui soulevait toutes les questions que l’on sait, M. G. Finnbogason a tenté (L’Intelligence sympathique) de réduire l’imitation à la perception elle-même, considérée comme motrice d’emblée et entraînant donc sans intermédiaire une tendance à la reproduction de l’objet perçu. M. H. Delacroix a précisé cette hypothèse en une fine étude 8 à laquelle nous devons de nombreuses suggestions. L’imitation automatique, ou pure, copie les choses autant que les personnes, mais cette imitation des choses ne se déploie que rarement en gestes extérieurs : elle demeure à l’état d’esquisse comme lorsque nous suivons de l’œil les contours de la figure perçue. Ce sont ces mouvements descriptifs qui constituent le germe de l’imitation et celle-ci apparaît au moment où ils s’irradient dans le corps entier, comme lorsque le joueur de billard mime la trajectoire de la boule suivie des yeux. Dans la vie courante, ces mouvements descriptifs sont inhibés par les mouvements d’utilisation, mais ils se donnent libre cours chez le jeune enfant ou chez l’artiste, moins utilitaires que nous.

Cette thèse a soulevé des objections, en particulier de M. Guillaume pour qui l’association entre la perception et le mouvement est acquise : p. ex. l’imitation relative aux parties invisibles du corps propre montre assez le nombre des coordinations nécessaires à sa construction.

Néanmoins nous croyons que tout n’est pas à rejeter dans l’idée d’une connexion nécessaire entre le perceptif et le moteur. Le neurologiste v. Weizsäcker et ses élèves ont bien montré que les notions d’un réflexe essentiellement moteur et d’une sensibilité indépendante de lui sont le produit d’abstractions aussi illégitimes que celles dont a vécu longtemps la théorie de l’arc réflexe avant que Sherrington ait mis en lumière les totalités motrices naturelles. Von Weizsäcker propose donc d’étendre à la fois les notions de totalité réflexe et de « Gestalt » perceptive en un concept unique, qu’il appelle « Gestaltkreis », tel que réflexes et sensations seraient interdépendants 9. C’est à peu près exactement ce que nous avions soutenu en parlant de « schèmes d’assimilation sensori-moteurs » et notre explication des structures spatiales élémentaires au moyen de tels schèmes s’accorde en particulier dans les grandes lignes avec les travaux d’Alf. Auersperg sur les anticipations et reconstitutions motrices inhérentes à la perception des objets en mouvement 10. Mais il n’en reste pas moins, et c’est là que nous suivrons M. Guillaume, que les schèmes sensori-moteurs d’un certain niveau ne se prolongent pas sans plus dans ceux du niveau supérieur : le passage d’un stade à un autre suppose que les schèmes du premier englobent des éléments nouveaux, et par conséquent l’imitation doit s’apprendre quand même : elle est le fait d’une « activité perceptive » (§ 2) et non pas des perceptions initiales elles-mêmes. Seulement cet apprentissage ne résulte pas nécessairement d’un dressage : il procède au contraire par assimilations et accommodations activement combinées.

Il faut faire ici une remarque essentielle à la compréhension de l’idée d’assimilation, sur laquelle M. Wallon, p. ex., nous semble s’être quelque peu mépris. Le fait fondamental qui nécessite l’introduction de l’idée d’assimilation est que jamais un élément extérieur nouveau ne donne lieu à une adaptation perceptive, motrice ou intelligente, sans être rattaché à des activités antérieures : on ne perçoit un objet, on ne le meut (ou on ne se meut par rapport à lui) et on ne le comprend que relativement à d’autres, ou que relativement aux actions précédentes portant sur le même objet. Il n’y a donc jamais de conduites nouvelles surgissant ex abrupto, sans aucun lien avec le passé, immédiat ou lointain. Pour expliquer ce fait, le sens commun, y compris celui de bien des neurologistes, se contente de raisonner comme suit : lorsqu’une conduite A caractéristique d’un certain stade, se transforme en une conduite supérieure B, il semble suffire d’admettre que les éléments nouveaux b, caractéristiques de B, lui intègrent la conduite A en se superposant à elle. P. ex. une perception A, associée à un mouvement b, formera avec lui un nouveau tout B dont elle deviendra partie intégrante, etc. Nous croyons pour notre part, et en cela consiste toute l’hypothèse de l’assimilation, qu’une telle superposition constitue un aspect seulement du mécanisme total : l’intégration est pour ainsi dire réciproque, c’est-à-dire que la conduite A constituait déjà un tout (un « schème » ou un « Gestaltkreis » comme on voudra), et que ce tout s’est incorporé les éléments nouveaux b, ce qui l’a précisément transformé en B. Bref, là où B s’intègre A, ce n’est pas seulement parce que b s’est greffé sur A ; c’est aussi et surtout parce que le schème A s’est assimilé b. C’est pourquoi il y a continuité fonctionnelle dans la vie mentale, malgré les différences qualitatives des structures successives, et c’est pourquoi les paliers hétérogènes se superposant les uns aux autres, auxquels M. Wallon voudrait réduire le développement, n’expliquent que l’une des deux faces de cette évolution. Aussi n’arrivons-nous guère à comprendre comment M. Wallon nous a lu, pour pouvoir écrire de l’assimilation qu’elle « s’oblige non seulement à faire de l’expérience le facteur unique, mais à n’y voir qu’une collection de rencontres favorables » (p. 33), alors qu’elle nous sert précisément à expliquer à la fois le développement interne et l’utilisation de l’expérience sans recourir à l’associationnisme ni à la simple pression des faits extérieurs. Si A assimile b, ce n’est, en effet, jamais fortuitement, mais parce que b complète la structure de A, même si l’assimilation s’effectue à l’occasion d’une rencontre fortuite avec un objet. Lorsque M. Wallon nous prête l’hypothèse de « coordinations fortuites » pour expliquer le passage d’un stade à un autre (p. 31), il confond l’occasion de la coordination et les raisons de l’assimilation coordinatrice, et réduit ainsi l’assimilation à une simple association, au sens le plus classique et le plus banal du terme. Et lorsqu’il nous répond : « Ne faut-il pas supposer, avec l’occasion, le pouvoir de l’utiliser… Ce pouvoir n’est pas dans chaque schème isolé, il n’est pas non plus entièrement suscité de l’extérieur. Il appartient au comportement d’ensemble… » (p. 31), il traduit en réalité exactement notre pensée, car le propre de l’activité assimilatrice est précisément d’impliquer toujours un « comportement d’ensemble » 11.

Le problème est ainsi posé de savoir si l’évolution qui conduit à l’imitation (et d’ailleurs à l’intelligence elle-même puisque nous avons constaté sans cesse la connexion étroite de ces deux fonctions) repose sur des actes successifs d’assimilation sensori-motrice procédant par totalités emboîtées, ou si les éléments sensoriels et les éléments moteurs ne s’associent que de l’extérieur. Dans le premier cas, les schèmes d’assimilation impliquent dès l’abord une accommodation qui deviendra imitative. Cela ne signifie pas que tout modèle puisse être imité sans plus en tout temps, mais que les progrès de l’imitation vont de pair avec ceux de la construction des schèmes (et cela dès la perception, puisque celle-ci elle-même débute par l’élaboration de schèmes sensori-moteurs. Dans le second cas, au contraire, l’imitation demeure le fait d’associations entre perceptions et mouvements, les premières acquérant ainsi la valeur de « signaux » à l’égard des seconds.

C’est cette seconde interprétation que M. Guillaume a développée en son beau livre sur l’Imitation. L’imitation ne procédant ni d’une technique instinctive ni de la perception comme telle, il ne reste, selon lui, pour expliquer le mobile qui pousse l’enfant à imiter, qu’à invoquer des intérêts extérieurs à l’imitation même. C’est là la première originalité de M. Guillaume : seuls les gestes significatifs ou les effets de ces gestes sur les objets seraient imités au début, à l’exclusion des mouvements dépourvus de signification extrinsèque. La similitude des mouvements du modèle et de ceux du sujet résulterait donc d’abord d’une simple convergence, due à la conformité de leurs appareils corporels. D’autre part, pour passer de cette imitation globale à celle des mouvements comme tels, il suffirait d’invoquer un dressage, automatique ou même éducatif, lequel, par une série de transferts associatifs, conférerait une valeur de signaux aux perceptions associées aux mouvements. Enfin, une fois acquise par transfert l’imitation du détail des mouvements, l’enfant prendrait conscience des ressemblances et parviendrait ainsi, après coup, à l’assimilation entre le modèle et le corps propre.

Nous avons déjà dit la valeur de cette analyse qui, en soumettant à une critique serrée les hypothèses antérieures, a renouvelé le problème de l’imitation. Il nous est cependant difficile de suivre M. Guillaume sur les deux points importants du rôle des significations extérieures et de celui du transfert associatif. Pour ce qui est du premier, l’exemple de nos enfants conduit à considérer comme douteux que les gestes à significations extrinsèques soient imités avant les simples mouvements. Si l’on soutient, sans plus, que le nourrisson s’intéresse aux actions considérées en leur totalité avant de les décomposer et de se soucier du « comment », alors M. Guillaume a certainement raison, mais en ce cas tous les gestes imités seraient significatifs pour le petit enfant, même les mouvements sans résultats extérieurs. Nous croyons effectivement que sont significatifs, dès les premiers stades, tous les mouvements (ou les sons) susceptibles de répétition, ce qui revient à dire que la signification dépend de l’assimilation sensori-motrice. Que l’on apprenne à l’enfant divers petits jeux, ainsi que le montre M. Guillaume (p. 111-112) ou que l’on se borne, comme nous l’avons fait, à exécuter devant lui de simples mouvements, le résultat est le même : c’est la possibilité de reproduction qui intéresse le sujet, c’est-à-dire que l’intérêt n’est pas extérieur, mais immanent au fonctionnement et ne fait qu’un avec l’assimilation récognitive et reproductrice.

Quant à la technique de l’imitation, nous avons vu longuement en quoi le mécanisme du transfert associatif demeure insuffisant pour rendre compte des progrès de cette fonction puisque ceux-ci sont corrélatifs de la construction de l’intelligence elle-même. Or, M. Guillaume ne nie nullement l’existence d’une relation entre les conduites imitatives et l’intelligence, du moment que les premières supposent la recherche intentionnelle. Mais c’est dans la poursuite du but, c’est-à-dire à nouveau du résultat extérieur de l’acte imité, qu’il voit l’intelligence à l’œuvre, tandis que la copie des moyens, c’est-à-dire des mouvements comme tels, résulterait d’une dérivation secondaire consistant précisément en transferts. Si, par contre, nous sommes conduit à atténuer l’opposition du but et des moyens, le rôle de l’intelligence en est renforcé. Et, effectivement, le détail des apprentissages successifs que nous avons décrits est bien plus comparable à un jeu d’assimilations et d’accommodations successives, donc de réactions parentes de l’intelligence sensori-motrice, qu’à un système de simples transferts. En particulier les erreurs de l’imitation, sur lesquelles nous avons insisté au chap. II, rappellent bien davantage de fausses hypothèses que de faux aiguillages associatifs : lorsque l’enfant ouvre et ferme la bouche en réponse à des mouvements de paupières, se frotte les lèvres alors qu’on se frotte les yeux, lève la main et regarde sa paume en réponse au geste des marionnettes, réagit au moyen du tronc et des mains à un modèle relatif aux jambes, etc. il est évident qu’il y a là des efforts d’assimilation directe et non pas seulement des interférences d’automatismes. Qu’au cours de ces recherches, certains signaux interviennent, cela va de soi : seulement ils ne jouent pas le rôle du déclic actionnant les réflexes conditionnés, mais bien celui de l’indice utilisé par le tâtonnement intelligent.

Bref, l’imitation s’acquiert par une constante assimilation des modèles à des schèmes susceptibles de s’accommoder à eux. Ce n’est pas à dire, cependant qu’il faille rejeter entièrement le rôle que M. Guillaume fait jouer au transfert associatif. Le seul défaut de son explication est d’être trop exclusive : si elle ne rend pas entièrement compte de la genèse de l’imitation, elle en explique fort bien l’automatisation. Il y a presque dès le début des conduites imitatives, une sorte de volonté de conquête que l’on rapetisse à vouloir réduire au modèle du transfert. Mais dès que l’imitation triomphe et que sa technique atteint la virtuosité, elle s’automatise et alors les résultats à atteindre priment les mouvements qui y conduisent, ceux-ci s’ajustant aux buts par associations immédiates. Ainsi, dans le cas de l’imitation comme sans doute dans tous les autres, le transfert associatif n’est qu’un mécanisme dérivé, apparaissant durant les phases secondaires de l’acte, et non pas un mécanisme primaire susceptible d’expliquer la formation même des conduites.

Cherchons donc, pour conclure, à résumer les résultats auxquels nous ont conduit l’ensemble des analyses précédentes. — L’activité sensori-motrice est avant tout assimilatrice, c’est-à-dire que, dans le chaos des impressions qui l’assaillent, le nouveau-né cherche avant tout à conserver et à retrouver celles qui accompagnent le fonctionnement de ses organes. Cet effort de répétition constitue des « schèmes », c’est-à-dire des totalités à la fois motrices et perceptives, qui s’entretiennent donc elles-mêmes par assimilation simultanément reproductrice et récognitive. À ces schèmes, d’abord simplement réflexes (stade I), sont ensuite incorporés une suite indéfinie d’éléments extérieurs, l’assimilation devenant ainsi généralisatrice. Mais cette poursuite n’est jamais achevée : les réalités retrouvées reviennent grosses d’une multitude de nuances ou d’éléments nouveaux, qu’il est possible de négliger d’abord en assimilant le plus des événements aux schèmes habituels, mais qui font, à la longue, craquer les cadres. Toute conduite devient dès lors bipolaire : assimilation aux schèmes anciens et accommodation de ces schèmes aux conditions nouvelles. L’assimilation conserve sa fonction primordiale de conserver et de fixer par l’exercice ce qui intéresse l’activité du sujet. Mais lorsque, durant cette recherche, surgit une réalité semblable à celle qui est poursuivie mais assez distincte pour nécessiter un effort spécial d’accommodation, le schème ainsi différencié tend alors à retenir la nouveauté comme telle. C’est cette diversification progressive des schèmes par assimilation et accommodation combinées, qui caractérise les réactions circulaires propres aux stades II et III. Mais, à ces niveaux, l’assimilation et l’accommodation, quoique orientées en sens inverses, ne sont point activement différenciées, c’est-à-dire que, si l’une tend à conserver et que l’autre consiste à modifier les schèmes, cette modification est encore imposée par les réalités assimilées et non pas recherchée pour elle-même : c’est pourquoi, à ces stades, l’imitation, qui prolonge l’accommodation, se réduit-elle toujours à une reproduction des modèles connus, l’imitation des autres se confondant avec cette imitation de soi-même que constitue en fait la réaction circulaire.

À partir d’un stade IV l’assimilation devient médiate, c’est-à-dire que les schèmes, s’assimilant réciproquement parviennent à se coordonner de manière telle que les uns servent de moyens à d’autres qui assimilent l’objectif. L’intelligence apparaît ainsi, sous la forme de subordinations de moyens à buts et d’applications des moyens connus aux situations nouvelles. Dès lors, grâce au jeu même de cette assimilation réciproque des schèmes et des accommodations qu’elle impose, l’univers assimilable s’enrichit de plus en plus, chaque conquête agrandissant le domaine à conquérir encore. C’est à ce niveau que l’assimilation et l’accommodation commencent à se différencier activement, la première devenant d’autant plus mobile qu’elle augmente son rayon d’action, et la seconde aboutissant à une « exploration » des multiples particularités concrètes qui résistent à cette incorporation générale aux schèmes du sujet. C’est alors, et alors seulement, que se constitue cette fonction spécifique de l’imitation qu’est la reproduction des modèles nouveaux (y compris ceux qui sont connus mais indirectement, c’est-à-dire qui correspondent aux mouvements invisibles du corps propre). Jusqu’ici, en effet, l’imitation tendait à reproduire les modèles assimilables à l’activité propre en l’accommodant à eux. Or, le sujet, ne pouvant assimiler l’univers entier à son activité, c’est lui-même dorénavant qui, en vertu du même principe d’équilibre mais en renversant les termes du problème, s’identifiera aux modèles nouveaux, grâce à cette accommodation des schèmes devenue active et différenciée. L’imitation proprement dite apparaît ainsi comme un prolongement de l’accommodation des schèmes assimilateurs, ce qu’elle est dès le début mais ce qu’elle devient spécifiquement avec la différenciation active du stade IV. Au cours du stade V l’imitation du nouveau se systématise grâce aux progrès de l’accommodation dans le sens de l’expérimentation active, et, au cours du stade VI, elle atteint même le niveau de l’imitation différée par intériorisation des accommodations.

L’imitation, et c’est là notre conclusion essentielle, vient ainsi s’insérer dans le tableau général des adaptations sensori-motrices caractérisant la construction de l’intelligence elle-même. L’adaptation intelligente, avons-nous vu sans cesse (N. I. et C. R.), est constituée par un équilibre entre l’assimilation et l’accommodation : sans assimilation, l’accommodation ne fournirait aucune possibilité de coordination ni de compréhension, mais, sans accommodation, une assimilation pure déformerait l’objet en fonction du sujet. L’intelligence sensori-motrice est donc sans cesse à la fois accommodation du schème ancien à l’objet nouveau et assimilation de celui-ci à celui-là. Mais l’accommodation est essentiellement instable et vicariante puisqu’elle ne constitue en fait que le « négatif » des caractères objectifs faisant obstacle à l’assimilation intégrale du réel à l’activité propre : sans cesse à la merci des circonstances nouvelles qui brisent les cadres de l’assimilation, elle n’atteint alors l’équilibre qu’à la condition de se donner des choses une série de « positifs », c’est-à-dire de copies stables ou de reproductions, annonciateurs de la représentation proprement dite. C’est en cela que consiste l’imitation, dont la fonction semble être de construire comme un ensemble de « positifs » correspondant, en les prolongeant, aux « négatifs » qui caractérisent l’accommodation, et permettant, à chaque nouveau tirage 12, de nouvelles reconstitutions et anticipations. C’est en cela, enfin, que consiste l’image mentale ou représentation symbolique, pour autant qu’elle hérite de cette fonction de copie plus ou moins exacte, qui n’en épuise d’ailleurs pas la nature.

On comprend alors la « technique » de l’imitation et pourquoi elle suit pas à pas les progrès de l’intelligence elle-même en en développant simplement les mécanismes accommodateurs. Dès le stade II, on voit le processus s’esquisser en fonction de la construction des premiers schèmes acquis. Un bon exemple est celui de L. (obs. 5) qui, pour percevoir mes mouvements de tête doit les suivre du regard et de sa tête elle-même, et qui, une fois les miens arrêtés, poursuit les siens par une sorte de prolongement imitatif. C’est en ce sens que M. Delacroix a raison lorsqu’il voit dans l’imitation la continuation des mouvements descriptifs propres à la perception. Et, du même coup cet exemple montre pourquoi un mouvement n’est pas « associé » à une perception mais inhérent au schème perceptif lui-même : la théorie de la forme a bien montré, en effet, comment les facteurs de symétrie du champ visuel entraînent la production d’un mouvement lorsqu’un objet fixé par le regard se déplace du centre à la périphérie du champ et provoque ainsi une asymétrie. Mais, dès le stade III ces schèmes élémentaires ne suffisent plus à expliquer l’accommodation imitative, et de nouveaux éléments doivent leur être incorporés. C’est ainsi qu’avec la coordination de la vision et de la préhension de nouveaux schèmes se forment, qui ne résultent nullement de l’« association » des schèmes perceptifs antérieurs avec des mouvements jusque-là indépendants d’eux, mais de l’assimilation mutuelle des deux sortes de schèmes constituant ainsi une totalité nouvelle : c’est l’accommodation de cette totalité aux modèles qui lui sont assimilables dont procède l’imitation motrice de ce stade IV. Quant à l’imitation des stades IV à VI, on a assez vu en quoi elle accompagne les progrès de l’intelligence elle-même pour que nous n’y revenions pas. À tous les niveaux elle constitue donc le prolongement de l’accommodation des schèmes de l’intelligence sensori-motrice, de la perception et de l’habitude aux coordinations intériorisées.

C’est ce qui explique pourquoi, à tous les niveaux (et chez les Anthropoïdes de Koehler aussi bien que chez l’enfant), le sujet n’imite les modèles visuels que dans la mesure où il les comprend. De ce point de vue, on pourrait montrer, en particulier, comment les niveaux de l’imitation sont corrélatifs à ceux des schèmes de l’objet et de la causalité. Tant que la notion d’objet n’est pas constituée, l’imitation repose sur une sorte d’indifférenciation entre le modèle et le corps propre et s’accompagne d’une « causalité par imitation » (voir C. R., p. 251) qui n’est elle-même qu’un « procédé pour faire durer les spectacles intéressants ». Avec la constitution de la notion d’objet, au contraire, et avec l’objectivation de la causalité, le corps d’autrui devient une réalité comparable, sans être identique, au corps propre, d’où cet effort surprenant de mise en correspondance entre les organes perçus sur le modèle et les organes propres, qui aboutit à une représentation de ceux-ci, en particulier du visage. Il est inutile d’insister également sur les connexions entre l’imitation et la construction de l’espace.

Ce qu’il convient, par contre, de marquer pour conclure, c’est que si l’imitation dépend ainsi à chaque instant de l’intelligence, elle ne se confond pour autant nullement avec elle. En effet, comme nous l’avons rappelé à l’instant, l’intelligence tend à un équilibre permanent entre l’assimilation et l’accommodation. Par exemple pour attirer à soi un objectif au moyen d’un bâton, il faut que le sujet assimile à la fois le bâton et l’objectif au schème de la préhension et à celui du mouvement par contact, mais il faut aussi qu’il accommode ces schèmes aux objets, à leurs longueurs, distances, etc., et en suivant l’ordre causal main-bâton-objectif. Au contraire l’imitation prolonge l’accommodation comme telle, dont elle constitue donc le « positif », et elle lui subordonne par conséquent l’assimilation : elle reproduira par exemple d’un geste le déplacement du bâton ramenant l’objectif, le mouvement de la main étant ainsi déterminé par ceux du bâton et de l’objectif (ce qui est la définition même de l’accommodation) sans que la main agisse effectivement sur eux (ce qui constituerait une assimilation). Mais, notons-le maintenant, une troisième possibilité peut être envisagée : c’est l’assimilation pour elle-même, primant l’accommodation. Supposons, par exemple, que le bâton saisi n’atteigne pas l’objectif et que le sujet se console en frappant autre chose, ou qu’en cours de route il agite le bâton pour lui-même, ou encore qu’à défaut de bâton il empoigne un papier et lui applique pour rire le schème du bâton : il y aura alors comme une assimilation libre, sans accommodation aux conditions spatiales ou à la causalité des objets. En ce troisième cas, il y aura simple jeu, la réalité étant pliée aux caprices d’une assimilation qui sera déformante faute d’accommodation. Adaptation intelligente, imitation et jeu, tels sont donc les trois possibilités, issues de l’équilibre stable entre l’assimilation et de l’accommodation ou du primat de l’une de ces deux tendances sur l’autre.