Première partie
Les opérations élémentaires : temps et mouvement🔗
Le but de cette première partie est de situer le développement de l’idée de temps dans le contexte cinématique en dehors duquel cette notion n’a pas de signification. On est trop porté, en effet, à parler d’une intuition du temps ou de concepts temporels, comme si le temps pouvait, à l’instar de l’espace, être perçu et conçu indépendamment des êtres ou des événements qui le remplissent. De même que l’espace apparaît comme une boîte vide dans laquelle sont déposés les corps, de même le temps serait comme le film mobile sur lequel s’inscrivent les tableaux qui se succèdent en fonction de son déroulement.
Mais l’espace lui-même n’est pas un simple « contenant ». Il est l’ensemble des rapports établis entre les corps que nous percevons ou concevons, ou, pour mieux dire, l’ensemble des relations dont nous nous servons pour structurer ces corps, donc pour les percevoir et les concevoir. Il est, à proprement parler, la logique du monde sensible, ou, tout au moins, l’un des deux aspects essentiels (le second étant précisément le temps) de la logique des objets : les emboîtements de partie à tout et les divers ordres qu’il introduit entre ceux-ci sont parallèles aux emboîtements et aux séries que les classes et les relations introduisent entre les concepts, et sa métrique se conforme aux nombres et aux opérations numériques. Étant une logique, l’espace est d’abord un système d’opérations concrètes, inséparables de l’expérience qu’elles informent et transforment à leur gré. Mais, en s’épurant progressivement et en se détachant de leurs attaches expérimentales, ces mêmes opérations peuvent devenir « formelles », et c’est à ce niveau, où la géométrie est promue au rang de logique pure, que l’espace apparaît comme un contenant ou une « forme », indépendante de son contenu.
Or, il en va exactement ainsi du temps, et cela d’autant plus qu’il constitue avec l’espace un tout indissociable. Comme nous le verrons et le reverrons sans cesse en chacun des chapitres de cet ouvrage, le temps est la coordination des mouvements : qu’il s’agisse des déplacements physiques ou mouvements dans l’espace, ou de ces mouvements internes que sont les actions simplement esquissées, anticipées ou reconstituées par la mémoire, mais dont l’aboutissement est lui aussi spatial, le temps joue à leur égard le même rôle que l’espace à l’égard des objets immobiles. Plus précisément l’espace suffit à la coordination des positions simultanées, mais, dès que les déplacements interviennent, ces changements de position entraînent autant d’états spatiaux distincts, donc successifs, et la coordination de ces états n’est autre que le temps lui-même. L’espace est un instantané pris sur le temps et le temps est l’espace en mouvement, tous deux constituant, par leur réunion, l’ensemble des rapports d’emboîtement et d’ordre qui caractérisent les objets et leurs déplacements.
Mais si l’on peut isoler l’espace et faire abstraction du temps pour construire les relations géométriques (il suffit de se placer au point de vue d’une simultanéité fictive et de décrire les mouvements comme de purs déplacements à vitesse infinie, ou indépendants de leurs vitesses), on ne peut pas, par contre, isoler le temps et faire abstraction, pour l’élaborer, des relations spatiales et cinématiques, c’est-à-dire des vitesses. C’est donc seulement une fois construit que le temps peut être conçu comme un système indépendant, et encore cela ne devient possible qu’aux petites vitesses. En cours de construction le temps demeure, au contraire, une simple dimension, inséparable des dimensions spatiales, et solidaire de cette coordination d’ensemble qui permet de relier les unes aux autres les transformations cinématiques de l’univers.
Si tel est le cas, l’étude de la genèse de la notion de temps peut être fort instructive, quant à la nature de cette catégorie fondamentale de l’esprit. Si le temps est réellement la coordination des mouvements, dans le sens même où l’espace est la logique des objets, il faut s’attendre à ce qu’il existe un temps opératoire consistant en relations de succession et de durée fondées sur des opérations analogues aux opérations logiques. Ce temps opératoire sera distinct du temps intuitif, limité aux rapports de succession et de durée donnés dans la perception immédiate, externe ou interne. Le temps opératoire pourra être lui-même qualitatif ou métrique, selon que les opérations qui le constituent restent analogues à celles des classes et des relations logiques ou qu’elles font intervenir une unité numérique. Il faut surtout s’attendre, si tel est le cas, à ce que le temps intuitif demeure insuffisant pour constituer des relations adéquates de simultanéité ou succession et de durée (égalité des durées synchrones, etc.) et que l’intervention des opérations soit qualitatives, soit métriques conditionne de façon nécessaire la construction de ces relations essentielles.
Quelles sont alors les opérations élémentaires qui permettent d’engendrer la simultanéité et la succession, ainsi que les durées de divers ordres ? C’est ce que nous nous proposons de déterminer dans la première partie de cet ouvrage. Dans ce but, nous nous bornerons à l’analyse d’une seule et même situation expérimentale que nous étudierons à différents âges du développement de l’enfant : l’écoulement d’un liquide par paliers successifs d’un récipient dans un autre. Il s’agit donc de deux mouvements simples, l’un de descente et l’autre de montée, leurs étapes (les paliers) caractérisant autant de systèmes A, B, C, etc., de positions simultanées dans l’espace. Les opérations temporelles consisteront donc sans plus : 1° à ordonner (par une sériation qualitative) ces divers systèmes en une suite A → B → C, etc., de relations d’« avant » et d’« après », les positions A1 et A2 ou B1 et B2 ne pouvant être sériées selon ces deux relations étant alors « simultanées » ; 2° à emboîter les uns dans les autres les intervalles situés entre ces systèmes A, B, C, etc. (qui sont les termes de la série précédente), l’intervalle AB constituant une durée, mais plus courte que l’intervalle AC, et AC une durée plus courte que AD, etc., et deux intervalles A1 B1 et A2 B2 (entre des positions particulières (1) et (2) des systèmes A et B) constituant deux durées égales parce que synchrones.
Si les relations de temps résultent soit d’une intuition directe, soit d’un schématisme intellectuel indépendant de son contenu, il est clair que les questions précédentes ne donneront lieu à aucune difficulté pour l’enfant, puisque tous les événements qui caractérisent ce processus temporel se déroulent sous les yeux du sujet. Mais si le temps est la coordination opératoire des mouvements eux-mêmes, alors les rapports de simultanéité, de succession et de durée devront tous se construire progressivement et en s’appuyant les uns sur les autres. Ce sont les grandes lignes de cette construction que nous allons étudier au cours des deux premiers chapitres.