Le Développement de la notion de temps chez l’enfant ()

Chapitre premier.
L’ordre des événements a

Que l’on veuille déterminer le rôle du temps dans l’expérience en général, ou que l’on cherche à isoler telle expérience particulière pour l’analyse de la notion de temps chez l’enfant, dans la psychologie adulte ou dans la pensée scientifique, on retrouve toujours les trois situations suivantes : le temps est lié ou à la mémoire, ou à un processus causal complexe, ou à un mouvement bien délimité.

On pourrait supposer en la mémoire une intuition directe du temps : la mémoire pure de Bergson et l’intuition de la durée constitueraient ainsi le système de référence absolu auquel devrait se reporter toute analyse psychologique de cette notion. Mais la mémoire est une reconstitution du passé, un « récit », comme dit P. Janet, ce qui est vrai sur les plans supérieurs et verbaux de l’activité, ou une reconstruction sensori-motrice sur les plans inférieurs. Comme telle, elle fait nécessairement appel à la causalité, et lorsqu’un souvenir apparaît antérieur à un autre, c’est que l’événement auquel le premier se rapporte est jugé, dans l’ordre causal, antérieur à l’événement que rappelle le second. Si je me rappelle, par exemple, avoir mis ma cravate il y a dix jours avant d’avoir donné mes cours du matin et non point après, ce n’est pas que ces souvenirs se soient gravés de façon indélébile en un ordre précis de succession : c’est que je suis certain que le premier des deux fait partie des conditions nécessaires du second. Quant à l’ordre de succession de deux événements indépendants, il est fortuit dans le sens où Cournot définit le hasard par l’interférence de deux séries causales distinctes. Il n’est donc point en dehors de la causalité, mais, précisément parce qu’il tient au hasard, c’est-à-dire à l’enchevêtrement des séries causales, il est fort difficile à se remémorer : l’on n’y parvient que par un dressage, qui lie alors l’ordre temporel à la causalité intérieure, ou par un appel à des connexions indirectes, c’est-à-dire à d’autres séries causales. Même dans la mémoire, le temps est donc solidaire de la causalité : il est la structure de notre propre histoire, mais dans la mesure où nous la construisons et la reconstruisons.

Pour atteindre le temps, il faut donc s’adresser aux opérations d’ordre causal, qui établissent un lien de succession entre les causes et les effets par le fait même qu’elles expliquent les seconds au moyen des premières. Le temps est inhérent à la causalité : il est aux opérations explicatrices ce que l’ordre logique est aux opérations implicatrices.

C’est pourquoi, voulant nous essayer jadis à l’analyse des notions enfantines du temps, nous avons cherché quel lien temporel le sujet introduit entre les événements d’une petite histoire à reconstituer lorsque ces événements sont caractérisés par une causalité très simple (chute d’objets, etc.) 1 : on présente à l’enfant quelques images distribuées au hasard et on lui demande de les sérier dans l’ordre correct, celui-ci étant donc à la fois temporel et causal. Or, cette technique, dont nous nous servirons à nouveau dans le chapitre qui va suivre, nous a permis de mettre en évidence un fait paradoxal, que nous retrouverons également au cours de tout ce volume, et qui montre d’emblée le caractère opératoire et non pas intuitif de l’ordre temporel : c’est que la construction de la suite irréversible des événements suppose la réversibilité de la pensée, c’est-à-dire des opérations comme telles qui permettent de parcourir cette suite dans les deux sens. On observe, en effet, jusqu’à 7-8 ans que l’enfant, après avoir adopté un ordre quelconque de sériation (et en général le premier venu), éprouve une grande difficulté, lorsqu’on permute les images, à adapter un nouveau récit à ce nouvel ordre. À 6 ans encore, 84 % des nouveaux récits restent subordonnés aux précédents, bien qu’ils ne concordent plus, en ce cas, avec le classement modifié des images, tandis qu’à 8 ans 15 % seulement des nouveaux récits demeurent ainsi inchangés ; jusqu’à 7-8 ans l’enfant ne parvient donc pas à raisonner sur plusieurs possibilités à la fois, et même lorsqu’il abandonne un ordre incorrect de sériation pour un ordre qu’il juge lui-même plus exact, il n’arrive pas à inverser en pensée et dans son récit l’ordre des événements eux-mêmes (nous reviendrons sur ces faits dans la conclusion du chap. X). Le résultat est que, faute de cette réversibilité opératoire nécessaire à la confrontation des divers ordres possibles, le sujet n’aboutit pas à l’ordre correct et reste fixé, de façon irréversible, au premier ordre venu, tandis que dès 8 ans la réversibilité opératoire lui permet de reconstituer l’ordre réel et irréversible des événements 2.

Si le temps est lié à la causalité et au cours irréversible des choses, il faut donc comprendre d’emblée que les opérations temporelles, nécessaires à la construction de l’ordre des successions et de l’emboîtement des durées, sont liées aux opérations explicatrices en général, c’est-à-dire précisément à toutes celles qui permettent d’emboîter et de sérier les déplacements des objets dans l’espace. Qu’est-ce, en effet, que la causalité, sinon la coordination spatio-temporelle des mouvements, dont le temps lui-même est donc l’une des dimensions ?

Mais alors, au lieu d’étudier le temps dans des séries causales complexes, comme celles des récits dont il vient d’être question, il peut y avoir avantage, pour pousser l’analyse, à faire porter celle-ci sur un mouvement bien délimité dans l’espace et tel que les positions successives du mobile constituent par le fait même les points de repère de la succession temporelle. L’inconvénient des séries complexes est, en effet, que si l’on atteint par leur moyen l’ordre des successions, celui-ci ne correspond pas nécessairement à un emboîtement simple des durées, tandis qu’à se borner à des mouvements isolables on atteindra simultanément l’ordre des événements et l’emboîtement des durées. C’est ainsi que l’écoulement du liquide que nous allons étudier maintenant nous servira à analyser, au cours des chapitres I et II, l’un et l’autre de ces aspects complémentaires des opérations temporelles. Aussi allons-nous exposer en une fois la technique qui a permis de conduire l’ensemble des expériences décrites en ces deux chapitres d’introduction.

§ 1. La technique adoptée

1. Nous présentons à l’enfant deux bocaux superposés. Le bocal supérieur (I) est en forme de ballon ou de poire effilée par le bas. On le remplit par un orifice situé au sommet et qui reste ouvert durant toute l’expérience. Il se vide par un robinet de verre, au-dessus du bocal inférieur (II). Celui-ci est exactement cylindrique, assez mince et de même contenance que (I). On remplit (I) d’eau colorée à la fluorescine et, à intervalles réguliers, on laisse tomber une même quantité de liquide en (II), primitivement vide, jusqu’à ce que ce bocal soit rempli et (I) vidé. Les quantités versées correspondent donc à des élévations de niveau en (II) qui se reproduisent selon une même différence, ceci pour permettre à l’enfant de constituer une métrique lorsqu’il voudra mesurer le temps à la hauteur du liquide en (II).

2. On fournit, d’autre part, au sujet une collection de dessins polycopiés (ceci pour qu’ils soient exactement pareils) représentant, au trait, les deux bocaux vides (avec un espace entre deux). Dès le début de l’expérience, lorsque (I) est plein et (II) vide, puis lors de chaque écoulement, y compris le dernier, on prie l’enfant de dessiner d’un trait horizontal, au crayon vert, le niveau des deux bocaux. Pour chaque nouveau niveau, on donne une nouvelle feuille de manière à ce qu’il puisse ensuite sérier l’ensemble des dessins sur la table, et l’on prend soin que le sujet marque ses niveaux de façon suffisamment précise pour pouvoir ensuite les distinguer les uns des autres, tant en (I) qu’en (II). Le transvasement terminé et le dernier dessin exécuté, on mélange toutes les feuilles (au nombre de 6 à 8 selon les cas), et on demande à l’enfant de les sérier :

3. « Mets-moi ici (à gauche) le dessin que tu as fait en premier, quand l’eau était comme au commencement. Puis ici (à droite du premier) le dessin que tu as fait en second, quand l’eau a commencé à couler. Puis ici, celui que tu as fait juste après… (etc., jusqu’au dernier). » On note la sériation obtenue. Si elle n’est pas correcte on pose des questions sur les erreurs commises, en suggestionnant ainsi l’enfant jusqu’à réussite complète.

4. On prend alors une paire de ciseaux et l’on coupe chaque feuille en deux, de manière à séparer le dessin de (I) de celui de (II). Si l’enfant a effectué de lui-même la sériation correcte (3), on passe directement à (5). Sinon, c’est-à-dire s’il a fallu l’aider par des questions suggestives, on pose encore la question suivante. On mélange en un seul paquet tous les dessins, de II et de I, et l’on demande au sujet une nouvelle sériation d’ensemble. Celle-ci est naturellement plus difficile que la précédente (3), puisqu’il s’agit cette fois d’ordonner les niveaux de (I) en une série descendante, ceux de (II) en une série montante et de mettre les termes de ces deux séries en une correspondance biunivoque 3. On aide à nouveau le sujet par des questions sur les erreurs qu’il a commises, s’il ne parvient pas de lui-même à la solution correcte.

5. Après un nouveau mélange général des dessins, on pose alors au sujet un certain nombre de questions de succession et de simultanéité, des deux types suivants : 1° « Quand l’eau était ici (p. ex. en I2 ; si I1 I2 I3, etc. = les niveaux de I et II1 II2 II3, etc. = les niveaux correspondants de II), c’était avant ou après ça (p. ex. II3) ? 2° Quand l’eau était là (p. ex. I5) où était l’eau dans l’autre bocal (II) ? Trouve-moi le dessin que tu as fait avec celui-là (I5), etc. » Pour résoudre ces deux questions, l’enfant doit naturellement sérier à nouveau les dessins jusqu’aux termes considérés, mais la difficulté nouvelle consiste en ceci qu’on ne lui demande pas explicitement cette sériation : on le prie simplement de trouver un rapport de succession ou de simultanéité et c’est à lui à comprendre que ce rapport ne saurait être déterminé sans une sériation totale ou partielle.

Les questions d’ordre (3) à (5) ainsi analysées, on passe à celles de mesure des intervalles ou d’évaluation de la durée et cela sous les différentes formes que voici :

6. L’expérience montre qu’il convient de poser d’abord la question de l’égalité de deux temps synchrones, même lorsque l’enfant admet la simultanéité respective des points de départ et des points d’arrivée 4 : par exemple : « Faut-il le même temps pour que l’eau descende de là à là (de I1 à I2) et pour qu’elle monte de là à là (II1 à II2) ? » ou de I1 à I5 et de II1 à II5, etc.

7. On peut ensuite poser la question de l’inégalité entre la partie et le tout : « Faut-il plus ou moins de temps pour que l’eau descende de I1 à I3 ou de I1 à I2 ? Et pour qu’elle descende de I1 à I3 ou qu’elle monte de II1 à II2 ? »

8. Puis vient le problème d’ordre métrique, de l’égalité ou de l’inégalité de deux durées successives : « Faut-il le même temps ou non pour que l’eau monte de II1 à II2 et de II2 à II3 ? Ou pour qu’elle descende de I1 à I2 et de I2 à I3 ? Ou de I2 à I3 et de I3 à I5 ? » Etc.

9. Enfin, et en connexion avec la question précédente, il faut demander s’il existe un rapport entre l’égalité des temps et celle des quantités de liquide écoulé. On peut, à cet égard, employer deux techniques distinctes. La première consiste à suivre l’ordre (8) et (9) : après que l’enfant a admis ou contesté l’égalité des temps entre II1 et II2 et II3, on demandera s’il y a autant d’eau entre II1 et II2 et II3, etc. La seconde technique consistera au contraire à débuter par (9) ou même, au besoin, à affirmer l’égalité des quantités de liquide écoulées, sans en faire un problème, puis à poser les questions (6) à (8) 5.

Notons, pour ce qui est des questions (6) à (9), qu’il est facile de les simplifier en cas de besoin. Le raisonnement sur les dessins étant trop abstrait, on marque sur la paroi du bocal (I) les niveaux successifs d’un petit trait à l’encre, ainsi que sur la paroi de (II) (ou l’on entoure le bocal II d’élastiques). On demande alors sans plus : « Il faut plus ou moins de temps, ou la même chose, de là à là ? » en désignant directement du doigt les niveaux antérieurs dont on parle. Il va de soi que l’on peut ensuite, si cela est utile, demander la mise en correspondance de ces marques et des dessins, et cette question est même nécessaire lorsque l’on veut analyser les rapports existant entre l’ordination et la mesure.

On voit donc, au total, que cette expérience est la simple généralisation de celle des images à sérier, dont il a été question au début de ce chapitre, mais avec cette adjonction, qui est fort avantageuse pour l’étude de la notion de temps, que les opérations de la sériation sont complétées par celles de l’emboîtement des intervalles et finalement par les opérations métriques, l’ordre des dessins étant ainsi lié à l’ensemble des relations temporelles.

Cela dit, renvoyant au chapitre suivant les questions 6 à 9 (estimation et mesure des durées), nous distinguerons, au cours du présent chapitre, trois stades relatifs aux questions 3 à 5 (ordre des événements). Au cours du premier stade, l’enfant ne parvient pas, ou pas d’emblée, à sérier les dessins réunis (I et II non encore séparés), témoignant par là d’une difficulté à reconstituer l’ordre de succession des niveaux de l’eau. Au cours du second stade, l’enfant série immédiatement les dessins de façon correcte tant qu’ils sont en bloc, mais, lorsqu’on sépare d’un coup de ciseaux les figures I des figures II et qu’il s’agit de les ordonner simultanément les unes en correspondance avec les autres, le sujet ne parvient pas à reconstituer ces synchronismes. On peut donc dire qu’à ce stade le sujet parvient à une intuition articulée du processus physique de l’écoulement et de son ordre temporel mais qu’il ne réussit point à décomposer cet ordre intuitif en un système opératoire de relations de simultanéité et de succession. Durant un troisième stade, enfin, la correspondance sériale est correcte.

§ 2. Le premier stade : les difficultés à reconstituer la série globale

Les enfants les moins avancés de ce premier stade demeurent incapables de sérier seuls les dessins non découpés (sous-stade I A) tandis que vers la fin du stade les sujets y parviennent après une suite de tâtonnements empiriques (sous-stade I B).

Voici des exemples du sous-stade I A :

Aud (5 ; 11) dessine avec un grand intérêt les niveaux successifs de l’eau dans les deux bocaux et s’interrompt même pour nous demander : « Vous voulez me prêter votre machine ? Ça me rendrait service. Je vous la rapporterais ce soir. » Mais il ne s’en montre pas moins incapable, une fois l’écoulement terminé, de sérier ses dessins dans leur ordre chronologique (bien que non coupés). Il construit, en effet, la suite 6 D1 D5 D2 D3 D6 D4. Nous sortons alors de cette série les deux extrêmes D1 et D6 : « Lequel était le premier ? — (D1.) — Pourquoi ? — Parce qu’avant c’était plein ici (I). — Bien. Et de ça (D2 et D5), lequel était le premier ? — Celui-là (D5). — Pourquoi ? — … — Et là (les bocaux I sur D2 et D5), lequel est le plus rempli ? — Ah ! c’est ça (D2). — Alors arrange les dessins en mettant ici celui qui a été fait d’abord, puis celui qui vient ensuite, etc. » Il pose D1 D2 D5 D3 D6 D4, reproduisant donc presque entièrement la série précédente, avec une seule interversion.

Ric (6 ½) série comme suit : D6 D3 D4 D2 D5 D1. « Qu’est-ce qui a été dessiné d’abord, ça (D6) ou ça (D1) ? — Là (D1), parce que c’est plein. —  Alors arrange bien, etc. — (Il recommence : D1 D3 D2 D5 D4 D6.) — Et ça (D5 et D4) lequel était le premier ? — Ça (D5). — Pourquoi ? — (Il regarde attentivement les deux bocaux I et II sans répondre.) »

Quelle est la signification de ces échecs ? Il est clair, tout d’abord, qu’au cours de l’écoulement lui-même l’enfant comprenait en gros l’ordre de succession des niveaux perçus puisqu’il les dessinait correctement en tenant compte des abaissements en I et des élévations en II. Pourquoi donc, après avoir perçu le déroulement de ces états successifs et l’avoir exprimé dans ces dessins, le sujet ne parvient-il pas à sérier ceux-ci ?

On pourrait supposer que la difficulté tient simplement aux conventions propres à la sériation des dessins, conventions qui sont, en effet, plus complexes qu’il ne semble. D’une part, la traduction de la succession dans le temps en une suite linéaire (unidimensionnelle) ne va pas nécessairement de soi, mais suppose l’unicité du temps, c’est-à-dire la possibilité de raccorder tous les rapports d’« avant » et d’« après » en une seule série temporelle. En second lieu, M. Luquet a montré que l’enfant de cet âge (jusque vers 7-8 ans) n’exprime pas habituellement ses « narrations graphiques » par le procédé des images différentes correspondant à autant d’états temporels distincts (le « procédé d’Épinal » de Luquet) mais en juxtaposant sur un même dessin des traits empruntés à des états successifs. Or, en étudiant jadis la structure des récits que construit l’enfant en présence des images susceptibles de les représenter 7, nous sommes parvenus à la conclusion que c’est précisément faute de savoir élaborer un récit que l’enfant ne parvient pas à comprendre le procédé des images successives. On peut donc admettre que les deux difficultés de penser le temps sous la forme d’une suite linéaire et de représenter les événements par une série d’images distinctes se suivant dans l’espace n’en constituent en réalité qu’une seule.

Nous sommes ainsi conduits à supposer que, les événements perçus une fois entrés dans le passé, l’enfant ne parviendrait pas à en reconstituer l’ordre de succession faute de les situer dans un temps unique à déroulement rectiligne. Autrement dit, en présence de deux dessins représentant deux couples distincts de niveaux, l’enfant ne sait plus décider avec rigueur lequel de ces couples est antérieur à l’autre, et cela parce que, au lieu de percevoir directement un déplacement du liquide de haut en bas (I) et de bas en haut (II), il ne se trouve plus en présence que de relations spatiales statiques (de niveaux immobiles) qu’il s’agit d’ordonner après coup, donc de reconstituer déductivement sous la forme d’une succession temporelle. On dira peut-être qu’en ce cas le problème devient une question de raisonnement et non plus de temps. Mais qu’est-ce que la notion de temps sinon cette reconstruction elle-même, et les relations qui interviennent dans une telle élaboration ne sont-elles pas celles-là précisément qui entrent en jeu dès le jugement perceptif ? C’est ce que nous verrons aux chapitres III et IV, car la constatation d’une succession ou d’une simultanéité actuelles suppose déjà un mécanisme opératoire de coordination, dont la reconstitution déductive d’une succession ou d’une simultanéité passées est le simple prolongement, sous la forme d’un raisonnement, par opposition aux jugements isolés.

L’examen des réactions du sous-stade I B va nous permettre de justifier cette manière de voir, puisque, au cours de ce second sous-stade, l’enfant commence également par ne pas pouvoir sérier les dessins mais y parvient ensuite en partie et par tâtonnements empiriques, au fur et à mesure qu’il se remémore certains des états successivement perçus. Mais, chose intéressante, si l’enfant du sous-stade I B arrive ainsi à effectuer quelques corrections exactes — et c’est en quoi il est supérieur au sous-stade I A — il ne domine pas encore la sériation d’ensemble, faute précisément d’une méthode de reconstitution systématique :

Ber (5 ½), après avoir terminé son dernier dessin, semble être capable de retracer concrètement les parcours de l’eau : « Raconte-moi ce que tu as dessiné. — Elle a coulé, l’eau, de là à là (il montre les niveaux sur le verre du bocal I) jusqu’en bas, et elle a monté là (bocal II) jusqu’ici. —  Bien. Alors tu peux arranger tes dessins de la même manière. Tu mettras ici le premier dessin que tu as fait, quand l’eau était tout en haut, puis ici celui qui vient juste après, ici, juste après, etc. — (Il construit la série D2 D3 D1 D5 D6 D4.) — C’est juste ? — Oui. —  Comment c’était au commencement ? — L’eau était en haut sur le premier dessin. —  Et en bas ? — Il n’y avait pas d’eau. —  Alors c’est juste ça (D2 en tête) ? — Ah non (il permute D1 et D2, d’où D1 D3 D2 D5 etc.). — Et à la fin ? — C’était vide en haut. —  Alors ? — (Il permute D6 et D4) — C’est tout juste maintenant ? — Oui. —  Regarde bien. — Oui. —  Et ça (D3 et D2) ? Lequel était le premier ? — (Il regarde II3 et II2.) — Ça (D3). — Regarde le haut. — Ah non (il permute D2 et D3). — Et maintenant tout est juste ? — Oui. —  Regarde bien. — (Il suit du doigt les niveaux en I et permute D4 et D5.) »

On coupe alors les dessins, on les mélange et on redemande la simple sériation. « Remets-les exactement comme avant, quand c’était tout bien rangé. » Il place II1 (le bocal inférieur vide) en tête, et cherche I1. Puis il pose II4 à côté de II1 et cherche un I correspondant : il regarde l’appareil et met le doigt sur le verre du bocal I à un niveau qu’il juge correspondre à II4 ; il trouve ainsi I3 et le pose au-dessus de II4. Il continue en appliquant la même méthode et aboutit à I1 I3 I2 I5 I4 I6 le correspondant à II1 II4 II5 II3 II2 II6. « C’est juste ? — Non (il prend I4 et l3, les examine puis les repose comme auparavant). — Et maintenant ? — (Il met I6 entre I1 et I3 puis le replace en queue.) — Qu’est-ce que fait l’eau, en haut ? — Elle descend tout le temps. —  Alors ? — (Il permute quelques I au hasard et s’estime satisfait.) »

Lin (6 ; 4) série les dessins non coupés comme suit : D1 D3 D2 D6 D4 D5. « Pourquoi tu as mis ça (D3) après (D1) ? — Parce qu’ici (D1) c’est tout plein (I). — Et ça (D6). — C’est vide. Ah oui (il le met à la fin). — Et les autres, c’est juste ? — Oui. —  Regarde — … — Qu’est-ce qu’elle fait l’eau, en haut ? — Elle descend. —  Alors ça (nous montrons D2 et D3) ? — Ah oui (il corrige). »

On coupe les dessins, on les mélange et on demande sans plus de les « remettre comme c’était avant ». Lin cherche II1, le trouve et le met en tête. Il place au-dessus de lui I2, puis il constitue un second couple I4 et II3 sans s’occuper des derniers restants et en jugeant à vue sans comparaisons. Il place de même I1 avec II6 ; I3 avec II5 ; I6 avec II4, et I5 avec II2 en continuant à décider chaque fois isolément du rapport entre I et II, mais sans comparer un couple à un autre et en oubliant à chaque instant d’inverser les relations comme si II se vidait en même temps que I. La sériation ainsi terminée, Lin reconnaît qu’elle n’est pas exacte et essaie de la corriger. Mais, au lieu de permuter les dessins individuellement, il les déplace par couples de termes superposés, comme si I2 étant au-dessus de II1, on ne pouvait plus l’en séparer. Il aboutit ainsi à une régularité approximative des I mais avec manque de progression des II, puis l’inverse, et renonce.

On constate ainsi qu’au cours du sous-stade I B l’enfant commence par manquer la sériation des dessins (D) non coupés, et ensuite qu’il la corrige peu à peu sous l’influence des questions posées ou par tâtonnements spontanés. Par contre, une fois les dessins coupés, aucune sériation n’est possible.

« Elle a coulé, l’eau, de là à là (I) jusqu’en bas, et elle a monté là (II) jusqu’ici », dit pourtant Ber dès le début de l’interrogatoire. Pourquoi donc ces enfants ne parviennent-ils pas d’emblée à sérier les dessins D ?

Notons d’abord que si le sujet comprend bien, en gros, l’ordre de succession des niveaux au moment même de l’écoulement du liquide, cette compréhension n’a rien d’une lecture passive mais suppose déjà une structuration temporelle complexe. Sans parler encore de la mise en correspondance entre les niveaux du bocal I et ceux du bocal II (simultanéité des niveaux correspondants et corrélation inverse entre les niveaux descendants de I et les niveaux ascendants de II), sur laquelle nous reviendrons à propos du second stade et de l’épreuve des dessins coupés, notons simplement, pour l’instant, que même la succession des niveaux dans un seul des deux bocaux (p. ex. I) pose un problème à l’enfant dès la perception de l’écoulement de l’eau. Comme on l’a souvent montré, en effet, une succession de perceptions ne constitue pas à elle seule une perception de la succession, ni (ajouterons-nous a fortiori) une compréhension de la succession. Admettons, par exemple, qu’un bébé, n’ayant encore aucune notion de l’écoulement nécessaire de l’eau, perçoive sans difficulté l’abaissement du niveau, lors de chaque nouvel écoulement, entre deux paliers I1 et I2, etc. Mais, comme il y a arrêt à chaque palier (le temps de faire un dessin), il s’agit en outre, dès le contact avec l’expérience et la fabrication des dessins, de se remémorer sans cesse les niveaux précédents et une telle reconstitution suppose la compréhension de l’ensemble du mouvement. Cette compréhension échappera donc au bébé, et si nos sujets la possèdent (comme en témoigne le propos cité de Ber), c’est en vertu, non pas seulement d’une succession de perceptions, ni même d’une suite de perceptions de succession, mais bien d’une interprétation cinématique de l’ensemble du processus d’écoulement.

Or, au moment de l’expérience, cette interprétation et la reconstitution qui en découle sont facilitées par le contact continu avec le mouvement lui-même : sans en résulter sans plus (on vient de voir pourquoi), elles s’appuient néanmoins sur les faits. Chaque nouveau dessin de niveau vient ainsi s’insérer, dans une action d’ensemble, entre le dessin précédent et le suivant, et cette sériation motrice ou pratique est de la sorte imposée par l’action comme telle. Au contraire, une fois les dessins terminés et mélangés, ils ne sont plus animés par la perception ni par l’action : résidus statiques ou épaves immobiles d’un mouvement achevé et d’une action terminée, il s’agit de leur réimprimer un mouvement d’ensemble et c’est là un tout autre problème que de suivre celui-ci pendant qu’il a lieu, en le doublant d’une action qui l’imite simplement. À la sériation pratique il faut substituer une sériation pensée, et c’est en cela qu’est toute la difficulté.

Si les sujets du sous-stade I A échouent définitivement devant cette dernière, ceux du sous-stade I B la surmontent en partie, et c’est de cette manière qu’ils nous en font comprendre la nature. Or, comment parviennent-ils à se corriger ? C’est, peut-on dire en un mot, en coordonnant l’ordre spatial (les hauteurs) des niveaux avec l’évocation du mouvement lui-même. Avant cette coordination ils sont déjà capables, puisque Ber l’exprime explicitement, d’évoquer celui-ci, mais cette formulation verbale ne suffit pas à assurer la sériation du détail. Ils seraient, d’autre part, aptes à sérier les hauteurs, si l’on se bornait à leur poser la question sous une forme purement spatiale et non temporelle : « Mets ici le dessin où il y a le plus d’eau en haut (I), puis celui où il y a un peu moins d’eau, toujours un peu moins, etc., et ici celui où le verre (I) est vide 8. » Mais ce qu’ils ne savent pas faire, c’est de traduire les hauteurs en termes de mouvement ou, inversement, de traduire le mouvement en une succession d’états : or c’est précisément en cette coordination que consiste le rapport de succession temporelle.

Ber, par exemple, sitôt après avoir évoqué correctement l’ensemble des deux mouvements, construit une série formée de trois segments incoordonnés entre eux : il met bien D3 après D2, puis il trouve la suite D1 D5 D6 puis enfin rajoute D4 (ou bien il série D1 D5 et ordonne D4 et D6 mais en sens inverse). Il faut alors nos questions sur le début (D1) et la fin (D6) du processus pour qu’il commence à sérier l’ensemble au lieu de s’en tenir à ses couples ou segments juxtaposés. Quant à la suite D3 et D2, il la maintient d’abord en ne regardant que le bocal du bas (II). Enfin, pour corriger D4 et D5 il a besoin de suivre du doigt les niveaux sur le verre lui-même. Tout se passe donc comme si l’enfant avait perdu de vue le mouvement d’ensemble, une fois en présence des dessins isolés, et avait besoin d’un effort considérable d’évocation et de reconstitution pour animer ceux-ci en fonction de celui-là. Lin, de même, débute par la juxtaposition de trois couples D1 D3, D2 D6 et D4 D5 et ne parvient à se corriger qu’après avoir exprimé clairement que l’eau « elle descend », comme s’il n’avait pu réussir à y penser tout seul.

Bref, de même que la perception d’une succession est autre chose qu’une succession de perceptions, car elle relie en un tout unique des états qui, isolés, n’auraient plus de signification temporelle, de même la compréhension de la succession suppose une sériation distincte de l’ordre simplement spatial des hauteurs : cet ordre ne devient temporel qu’en reliant les uns aux autres ces états par l’intermédiaire d’un mouvement d’ensemble, et si les enfants de ce stade I sont capables et d’évoquer le mouvement comme tel et de ranger intuitivement les hauteurs selon leurs simples caractères spatiaux, ils s’avèrent inaptes à sérier ces niveaux en tant que positions successives d’un mobile, c’est-à-dire en fonction du mouvement même de l’eau. Les sujets du sous-stade I B y parviennent partiellement, mais par évocation intuitive et mnésique et sans coordination d’ensemble. Quant à la sériation des dessins coupés, il va de soi qu’ils en sont incapables, mais ceci soulève un problème plus général que nous allons retrouver au cours du stade II.

§ 3. Le second stade : arrangement correct des dessins complets, mais échec de la sériation des dessins I et II découpés. Le premier sous-stade (II a) : incapacité à la sériation totale

Avec le sous-stade II A nous retrouvons la même inaptitude qu’en I B à sérier les dessins coupés, mais avec, chose paradoxale, sériation quasi immédiate des dessins D. Voici des exemples :

Baud (6 ; 8) ordonne rapidement les six dessins D. Lorsqu’on les mélange et qu’on en compare deux quelconques, il désigne d’emblée celui qui a été « fait avant » l’autre : « c’est parce qu’il est plus haut (en I) ». Par contre, lorsque l’on coupe les dessins, en séparant les I des II et qu’on lui présente I5 pour qu’il trouve le dessin I correspondant, il choisit, sans chercher à sérier, le II2 dont le niveau bas est à la même hauteur que I5. « De ces deux (I2 et I5) lequel a été fait avant ? — Celui-là (I2). — C’est juste. Et de ceux-là (II2 et II5) ? — Celui-là (II2). — Bien. Et avec celui-là (I4), lequel as-tu fait de ceux-là (les II) ? — (Il choisit au hasard II3.) — Essaie de tout remettre comme c’était avant. — (Il série I3 I1 I2 I5 I6 au-dessus de II1 II5 II6 II3 II2 II4.) — C’est juste ? — Oui. —  Comment c’était en haut, au commencement ? — Ah oui (il permute I1 et I3). — Et ça (I3 I2) ? — Oui, c’est aussi faux (mais il permute alors non seulement I3 et I2, mais aussi II5 et II6 comme si II5 était nécessairement lié à I3 et II6 à I2). — Et là (II) comment ça fait ? — L’eau monte. —  Alors ça (II6 et II5) ? — Ah oui (il les permute à nouveau, mais en fait autant de I2 et I3 comme s’ils étaient encore liés). » Il essaie encore quelques corrections, mais en continuant à permuter des couples jugés indissociables. Il renonce alors et déclare simplement, en voyant l’irrégularité des niveaux : « L’eau monte, et après elle redescend. »

Por (7 ; 1) fait sept dessins D et les série, après mélange, sans difficulté. On les brasse à nouveau et en désigne au hasard deux en demandant lequel a été fait le premier : Por répond correctement. Puis on coupe les feuilles et l’on demande à quel dessin II correspond le niveau I3. Il désigne II4 : « Pourquoi ? — Parce qu’ici en haut (il montre l’eau de I3 qui reste à s’écouler), c’est la même chose qu’ici en bas (montre l’espace encore vide de II4). — Mais comment tu sais que c’est la même chose (il n’a évalué que d’après les hauteurs, sans s’occuper des différences de largeur et de volume) ? — Je me trompe. —  Et avec (I2) ? — C’est celui-là (II5). — Pourquoi ? — (Il montre les hauteurs d’eau en I2 et en II5 comme si le rapport était direct et non pas inverse.) »

« Veux-tu maintenant ranger tous les dessins comme avant ? » Il place correctement I1 avec II1 et II7 avec I7, mais après avoir mis I2 et I3 après I1, il place en dessous d’eux II6 et II5 comme si le rapport était direct. Ensuite il rétablit par endroits l’ordre inverse et aboutit ainsi à un désordre général. « Regarde-les (II5 et I3). — Oui, j’ai mis à l’envers (il corrige en déplaçant le couple I3 II5 sans en dissocier les éléments). » Il continue ainsi à faire quelques corrections par couples rigides, et renonce.

May (8 ans) série correctement les D et détermine facilement lequel de deux quelconques est antérieur à l’autre. Par contre, après séparation des I et des II, il croit que II4 est contemporain de I2 (rapports non inversés) et II3 de I2 (rapports inversés mais arbitraires). Lorsque l’on compare les I entre eux ou les II entre eux, il reconstitue correctement l’ordre de succession, mais pour comparer un I à un II il n’a pas l’idée de reconstruire une sériation d’ensemble. Prié de la rétablir, il commence par les I1 I2… I6 (correct) puis place en dessous II1 II6 II5 et déclare pour II4 qu’il n’y a plus d’élément correspondant. « C’est juste (I2 avec II6) ? — Oui, parce qu’il y a autant dans les deux. »

Hab (9 ½) est à la limite du sous-stade II B. Il série d’emblée les D. Lorsque l’on sépare les I et les II il commence par expliquer correctement que I1 a précédé II4 « parce que là (I1) c’est tout plein et là (II) c’était vide au commencement ». Par contre, pour II4 et I3, il les croit simultanés : « Ils ont été faits ensemble parce que l’eau des deux est au milieu. —  Comment faire pour être sûr ? — (Il les groupe arbitrairement deux par deux.) — On ne peut pas faire mieux ? — … — Et si tu les rangeais comme avant ? — (Il série II1 II6 II5 II3 II4 II1 II2.) — C’est juste ? — Ah non (d’où II1 II6 II5 II4 II3 II2 II1 au-dessus de I6 I1 I2 I3 I4 I5). » Par une suite de questions sur chacune de ses erreurs, nous l’amenons peu à peu à sérier correctement les I à part et les II à part, mais il ne les superpose pas exactement et laisse des éléments sans correspondance. S’embrouillant alors de plus en plus, il conclut : « Il faut regarder ça (les niveaux marqués sur les verres) », et ne parvient à la correspondance correcte que par référence aux niveaux réels qu’il marque du doigt sur les bocaux.

Ces exemples s’étagent donc de 6 à 9 ans (moyenne 7-8 ans) et présentent en commun les caractères suivants : 1° L’enfant est capable de sérier correctement les dessins D non coupés, ou les I seuls et même ordinairement les II seuls, mais il ne parvient pas à mettre en correspondance les I et les II et, s’il pense aux deux à la fois en essayant de les sérier simultanément, il manque alors la sériation des I aussi bien que des II. 2° L’enfant ne comprend pas spontanément que la correspondance (simultanéité) entre les niveaux I et les niveaux II est déterminée par leur double sériation. 3° Tout en sachant reconnaître en principe que les niveaux s’élèvent en II pendant qu’ils s’abaissent en I, le sujet ne parvient pas à tenir compte de ce rapport inverse de façon continue. 4° Au cours de la construction de ses séries, l’enfant, loin de considérer comme provisoires et hypothétiques les positions qu’il assigne aux divers dessins avant d’être certain de leur justesse, attribue au contraire une certaine rigidité aux liaisons établies : en particulier, il ne parvient pas, pour corriger une sériation qu’il juge inexacte, à dissocier les couples formés d’un élément I et d’un élément II qu’il vient de constituer lui-même arbitrairement.

Mais on dira peut-être que ces réactions de l’enfant du stade II A (et on l’a sans doute déjà pensé des stades I A et I B) intéressent la psychologie de la sériation, donc du raisonnement, plus que celle du temps comme tel. À première vue, il semble, en effet, que l’enfant comprenne fort bien le principe de la succession des niveaux I et même II, ainsi que celui de leurs simultanéités, et que seule la reconstitution du détail donne lieu à difficultés : ce serait donc l’indice que seul le raisonnement pèche et non pas la compréhension du temps. Mais il s’agit précisément d’examiner si, lorsque le raisonnement ne parvient pas à déterminer exactement toutes les relations d’ordre qui constituent une série d’événements, la succession temporelle peut être considérée comme comprise. C’est pourquoi il faut examiner de près les quatre difficultés propres à ce stade, pour les mettre ensuite en rapport avec l’évolution des durées (chap. II).

1° Nous constatons donc, en premier lieu, que si l’enfant parvient d’emblée à ordonner les dessins D il n’arrive plus à sérier les I s’il pense en même temps aux II et vice versa. C’est ainsi que Baud, après avoir sérié correctement les D, effectue, « pour tout remettre comme c’était avant », la série I3 I1 I2 I5 I4 I6, comme s’il n’était plus capable de comprendre l’écoulement de l’eau en I, et la série II1 II5 II6 II3 II2 II4 comme s’il ne comprenait plus que l’eau s’élève régulièrement en II. On peut donc supposer que, n’ayant plus dans l’esprit une vue d’ensemble suffisamment précise du processus pour construire deux séries correspondantes, il se borne à juxtaposer une suite de couples formés d’un élément I superposé à un élément II, ces couples étant choisis « au jugé », et sans coordination entre eux. De même, Por réussit fort bien à sérier les dessins D, mais pour ce qui est des dessins séparés son succès se limite à placer correctement les extrêmes. Le cas de May est encore plus curieux puisqu’il sait sérier les D et les I ou les II séparés, mais il n’arrive pas à sérier les I et les II réunis, en correspondance les uns avec les autres. Hub, de même, ne parvient à la correspondance correcte que par référence directe aux bocaux eux-mêmes.

Pourquoi ce décalage si net entre la sériation des dessins D et la double sériation des dessins découpés ? La chose est aisée à comprendre. Ce n’est pas qu’une double sériation, ou correspondance, soit en elle-même plus difficile que la sériation simple, ce que l’on pourrait supposer à cause du nombre plus élevé des éléments à ordonner 9. Mais c’est que, dans le cas particulier, les relations temporelles qui interviennent dans la double sériation sont beaucoup plus complexes que celles dont est faite la sériation simple des I ou des II. Dans le cas d’un seul bocal, en effet (et par conséquent de la sériation des D, qui peut se faire au moyen des I ou des II regardés isolément), il n’y a pas coordination de deux mouvements, et par conséquent pas intervention des notions temporelles d’ordre opératoire : il s’agit simplement de reconstituer un seul mouvement (abaissement du liquide en I ou élévation en II) et l’ordre des « avant » et des « après » se confond entièrement avec celui des positions successives au cours du déplacement. Que cette reconstitution dépasse l’intuition perceptive et nécessite une évocation de l’ensemble du mouvement, c’est ce que nous avons vu au § 2, et cela reste acquis. Mais entre l’intuition perceptive ou immédiate, et le raisonnement opératoire, il y a plusieurs échelons à intercaler, et, par le fait que l’enfant de 7 ans (en moyenne) est déjà capable d’opérations en d’autres domaines que le temps, on peut attribuer sa reconstitution, par la pensée, d’un mouvement simple à une sorte d’« intuition articulée » suffisante pour évoquer les positions successives d’un seul mobile mais non pas encore pour les mettre en relation avec celles d’un ou plusieurs autres. La sériation des dessins D et des I ou des II séparés serait donc affaire d’intuition articulée s’appuyant éventuellement elle-même sur une sériation spatiale. Par contre, mettre en correspondance les niveaux I et II suppose bien davantage : il s’agit cette fois de coordonner deux mouvements de vitesses différentes (abaissement lent en I et élévation rapide en II), et c’est en une telle coordination que consiste précisément le temps opératoire par opposition au temps intuitif. En effet, la correspondance entre les niveaux I et les niveaux II implique : 1° l’ordre de succession des I pris à part et des II pris à part ; 2° la notion que l’eau descend de I1 à I2, etc., pendant qu’elle monte de II1 à II2, etc., et cela bien que le changement de niveau soit plus rapide entre II1 et II2 qu’entre I1 et I2, etc. ; 3° la simultanéité approximative entre I1 et II1 ; I2 et II2 ; etc. Il ne suffit donc pas, pour qu’il y ait correspondance entre les niveaux I et les II, que chacun de ces deux ensembles puisse être ordonné à part, il faut un principe de correspondance qui est la simultanéité : or, pour établir ou reconstituer cette simultanéité, il s’agit ou bien de comprendre l’égalité des durées synchrones s’écoulant entre I1 et I2 et entre II1 et II2, ou bien, à défaut de cette relation entre les durées, comme telles, de comprendre que l’eau ne coule plus en I quand elle s’arrête en II et réciproquement. Mais, dans ces deux cas, c’est-à-dire que la simultanéité se fonde sur l’égalité des durées I1 I2 = II1 II2 ou sur l’absence de succession entre les niveaux I1 et II1, I2 et II2, etc. (la simultanéité étant alors la limite de la succession ou la succession nulle), la difficulté est de l’établir en cas de mouvements de vitesses différentes. C’est bien pourquoi le temps opératoire est une coordination des mouvements et non pas seulement l’ordination propre à un mouvement isolé, car, si cette dernière peut être reconstituée par une simple intuition articulée, la coordination de deux vitesses suppose une victoire décisive sur l’intuition et une mise en correspondance d’un type spécial qu’il s’agit maintenant d’analyser.

2° En effet, comment les enfants de ce stade reconstituent-ils la simultanéité entre les niveaux correspondants ? Simplement « au jugé » et en cherchant à se fonder soit sur l’égalité de niveau en I et en II (p. ex. pour May I2 va avec II6 « parce qu’il y a autant dans les deux » ou pour Hub I3 va avec II4 « parce que l’eau des deux est au milieu »), soit sur l’égalité de l’espace à remplir en II avec le liquide restant en I (Por : « ici, en haut, c’est la même chose qu’ici en bas »). Mais dans ces deux cas l’enfant juge de la correspondance sans tenir compte des différences de forme et de volume des bocaux I et II, donc sans s’occuper de ce fait essentiel que le niveau de l’eau s’élève en II bien plus vite qu’il ne s’abaisse en I (dans la partie renflée de la poire). Bref, l’enfant juge de la simultanéité d’après la valeur absolue des niveaux et non pas d’après leurs ordres correspondants de succession. Bien plus, lorsqu’en présence des dessins I et II mélangés l’enfant est prié de retrouver les simultanéités exactes et non pas « à vue », il est incapable de découvrir qu’il suffirait alors d’une double sériation pour pouvoir répondre à tout. Inversement, lorsqu’il cherche à reconstituer la double sériation, l’enfant va jusqu’à laisser des éléments sans correspondants, comme si tout niveau I n’était pas simultané à un niveau II et réciproquement (voir les cas de Mayet de Hub).

Si ces faits divers étaient isolés, on pourrait hésiter à en proposer une telle interprétation. Mais nous verrons, au cours de tout ce volume, qu’effectivement les petits hésitent toujours à considérer comme simultanés les points d’arrivée, distincts dans l’espace, des mouvements animés de vitesses différentes. On peut donc légitimement attribuer à cette inégalité de vitesse des mouvements en II et en I la difficulté des sujets de ce sous-stade II A à établir les simultanéités par une double sériation et même à comprendre ou à reconstituer la double sériation fondée sur les rapports de simultanéité.

On peut donc résumer d’un mot les points 1 et 2 en disant que, si l’enfant sait sérier les dessins non coupés D et les I seuls ou les II seuls, mais ne parvient ni à la double sériation des I et des II, ni à la compréhension des relations de simultanéité fondées sur cette double sériation, c’est que : (a) pour ordonner les dessins D et les I ou les II seuls, il suffit de la reconstitution intuitive d’un mouvement unique (intuition articulée) tandis que (b) pour mettre en correspondance les I et les II, il s’agit de coordonner entre elles les positions respectives de deux mobiles animés de mouvements différant par leurs vitesses, donc d’effectuer une coordination opératoire.

3° On comprend alors la difficulté plus ou moins systématique que présentent nos sujets à inverser les rapports entre les mouvements de l’eau en I et en II, bien qu’ils viennent d’assister à l’écoulement réel du liquide et de dessiner eux-mêmes les niveaux successifs. Ainsi Baud associe II2 à I5 parce que ce sont deux niveaux bas, tout en sachant que II2 vient avant II5 lorsqu’on ne compare que les II ; il oscille ainsi entre le rapport direct et le rapport inverse et finit par cette conclusion absurde : « L’eau monte et après elle redescend. » Il en est de même du sujet Por. May saisit bien l’ordre des II, lorsqu’il les envisage à part, mais, comme Hub, il commence, lors de la double sériation, par poser les deux extrêmes en une relation inverse correcte et continue par la relation directe !

Au lieu d’avoir présent à l’esprit un double mouvement à orientations inverses, ces sujets s’embrouillent donc à chaque instant dans le détail, et cela évidemment parce que, à nouveau, ils ne dominent pas le mécanisme opératoire qui détermine les relations de simultanéité.

4° Enfin, cette difficulté à maintenir une direction générale à la double sériation va de pair avec une quatrième particularité, qui fournit l’explication psychologique des trois premières bien qu’elle paraisse au premier abord le contraire de la précédente : c’est la rigidité ou l’absence de mobilité qui se manifeste dans les corrections successives de l’enfant. Par exemple Baud, pour permuter les dessins I3 et I2 situés sur II5 et II6, permute également ces derniers comme s’ils étaient nécessairement liés aux précédents et comme si l’erreur d’ordre excluait une erreur de correspondance ou de superposition. Ce n’est que chez les sujets les plus âgés de ce sous-stade que la mobilité acquise semble être suffisante pour éviter la correction par couples rigides. Mais, chez Hub, le défaut de mobilité se retrouve en cette curieuse erreur selon laquelle l’enfant, ayant mal aligné ses deux suites correspondantes, ne corrige pas les positions par la pensée et les prend ensuite pour fondées en raison, d’où l’absence de correspondance correcte tant que le sujet ne se réfère pas aux bocaux eux-mêmes.

Or, cette rigidité des opérations de détail, loin d’être contradictoire avec l’absence de direction générale dont nous avons parlé parlé précédemment, en constitue au contraire l’exact complément et peut-être même l’explication. En quoi consiste, en effet, le système d’ensemble qui permettra au sujet d’ordonner les deux séries I et II par correspondance l’une avec l’autre, en conservant ainsi la double direction générale des mouvements en présence ? Malgré l’irréversibilité de fait de l’écoulement de l’eau, il s’agit bel et bien d’une construction réversible, c’est-à-dire d’un « groupement » opératoire 10. Comme nous l’avons constaté déjà dans l’article cité au début de ce chapitre, pour ordonner les événements selon leur succession temporelle, il s’agit de pouvoir remonter le cours du temps aussi bien que le descendre, c’est-à-dire construire une série A → B → C… pouvant aussi bien se lire dans l’ordre « A avant B ; B avant C ; etc. » que dans l’ordre « C après B et B après A » ; et pour construire cette série logiquement réversible exprimant le cours physiquement irréversible des choses, il s’agit précisément que la pensée soit assez mobile pour reconstituer, parmi tous les ordres de succession possibles, le seul qui réunisse sans contradiction toutes les relations d’« avant » et d’« après » données entre les événements considérés. Or, de même que les enfants étudiés dans notre article de 1925 n’arrivaient pas à ordonner les « images en désordre » pour reconstituer une histoire, faute de mobilité et de réversibilité opératoires, de même les sujets que nous examinons maintenant ne parviennent pas à sérier les dessins selon une direction d’ensemble faute de mobilité dans l’élaboration du détail des rapports.

Il vaut la peine de serrer de plus près cette difficulté préliminaire, car elle commande toute l’interprétation que nous serons conduits à donner de la construction du temps chez l’enfant. On se rappelle que nos jeunes sujets de 1925, en présence des images à ordonner, n’arrivaient à effectuer que quelques permutations, tant ils s’imprégnaient rapidement de l’ordre fortuit donné au départ au lieu de le considérer comme hypothétique. Ils inventaient alors un récit compliqué, correspondant à cet ordre inexact, puis, lors des corrections ultérieures et même en présence de l’ordre correct, le nouveau récit qu’ils essayaient de bâtir reproduisait en tout ou en partie ce récit initial : à 6 ans 84 % des nouveaux récits présentaient une telle rigidité persévératrice, et à 8 ans 15 % seulement. Or, à 8 ans l’enfant parvient justement de lui-même à corriger ses erreurs d’ordination : tout se passe donc comme si les petits, grâce à une sorte de viscosité irréversible à la pensée, ne parvenaient ni à raisonner au moyen d’hypothèses que l’on peut à volonté poser ou retirer, ni par conséquent construire un ordre satisfaisant parmi plusieurs ordres possibles, et tout se passe, chez les grands, comme si la mobilité des hypothèses allait de pair avec la direction générale imprimée à la sériation.

Or, c’est précisément cette union de la rigidité irréversible avec l’absence de direction d’ensemble que nous retrouvons dans la présente expérience. Faut-il donc conclure que c’est à cause d’une difficulté à reconstituer les mouvements d’ensemble caractérisant les séries que les sujets ont tant de peine à effectuer les permutations voulues, à dissocier les couples de dessins, etc. ; ou est-ce inversement faute de mobilité réversible dans la pensée qu’ils construisent aussi mal les séries ? Il va de soi que ces deux phénomènes sont exactement complémentaires : une série de relations de succession constitue un « groupement opératoire », c’est-à-dire une construction réversible, et de dire qu’au stade II A il n’y a encore ni direction d’ensemble dans cette construction, ni mobilité réversible dans les démarches de l’intelligence qui l’élabore, c’est énoncer sous deux formes différentes la même vérité, à savoir que l’enfant de ce stade ne procède pas encore, dans le domaine proprement temporel, par opérations susceptibles de « groupement », mais simplement par rapports intuitifs rigides et incoordonnables entre eux.

On voit ainsi l’unité des réactions de ce sous-stade : difficulté à construire les sériations d’ensemble, incompréhension du fait que la simultanéité est déterminée par la double sériation, difficulté à manier les relations inverses de descente en I et de montée en II et enfin absence de mobilité dans les corrections au cours de la construction des séries, ce sont là sans plus les quatre aspects complémentaires d’une seule et même tendance, qui consiste à penser le temps par le moyen de simples rapports intuitifs et non point encore d’opérations réversibles.

§ 4. Le second stade : sous-stade II b : échec initial, puis réussite empirique

Rien n’est plus propre à permettre une vérification de l’hypothèse précédente que l’examen des sujets qui parviennent peu à peu, mais empiriquement et non pas encore opératoirement, à la double sériation correcte. Si les notions de temps sont indépendantes du groupement opératoire des relations de succession, il faut s’attendre, en effet, à ce qu’elles dirigent, pour ainsi dire du dehors, la double sériation sitôt que l’enfant devient capable de construire celle-ci grâce à la mobilité accrue de sa pensée. Si la compréhension de l’ordre temporel est liée, au contraire, à la capacité d’élaborer les séries, nous allons trouver qu’aux tâtonnements conduisant à cette construction correspondront précisément, et très graduellement, les progrès de la notion de la simultanéité conçue comme une correspondance entre les deux séries. Voici des exemples :

Epa (7 ; 10) indique d’emblée plusieurs fois de suite lequel est antérieur de deux dessins choisis au hasard : par exemple D4 est antérieur à D5 « parce que (I) est plus haut et (II) est plus bas ». Après quoi il série sans hésiter les six dessins D.

Nous les découpons : « Ah ! s’écrie Epa, vous allez me demander de les remettre ! —  C’est vrai, mais avant dis-moi lequel de ces dessins (I3 et II4) a été dessiné avant l’autre. — Je ne sais pas que dire. Peut-être en même temps. —  Comment faire pour être sûr ? — Je ne sais pas. —  Si je te donne tous les dessins aurais-tu une idée ? — Non (il oublie qu’il s’attendait à une resériation). — Tu peux chercher avec les autres dessins. — (Embarras. Il compare au hasard I3 avec II2, II5, etc., puis il compare l’espace vide de I3 avec l’eau déjà versée en II4 mais il n’a pas l’idée de sérier. Il associe ensuite les couples : I1 II1 ; I6 II6 ; I5 II5 ; I2 II3 ; I3 II4 et I4 II2.) — C’est juste ? — Non (il permute I2 et I3 mais permute aussi I4 et II3 et fait quelques autres corrections toujours par couples, ce qui ne change donc rien au résultat final). — Lequel vient « avant », ça (I3) ou ça (I4) ? — Celui-là (juste). — Et si on les arrangeait comme avant ? — (Il fait une série correcte I1 I2 I3… I6 mais sans les dissocier des éléments II auxquels il les a associés précédemment.) — Et ça (II3 et II5) ? — Ah oui (il corrige). — Et ça ? — (Il corrige les autres II.) — Alors ça (I3) est avant, après ou en même temps que ça (II3). — Ah oui, en même temps. —  Pourquoi ? — Parce que… ah parce que (il montre que les deux moitiés de feuilles, I et II, s’ajustent exactement l’une à l’autre, en fonction du coup de ciseaux un peu irrégulier !). »

Mat (8 ans) fait sept dessins D. « De ces deux (D3 et D5) lequel a été fait avant l’autre ? — Celui-là (D3). — Pourquoi ? — C’est plus haut ici (I) et plus bas ici (II). — Et ça (D4 et D5) ? — (Même raisonnement.) — Veux-tu les ranger ? — (Sériation correcte immédiate.) »

On découpe les feuilles I et II. « Et ça (I5) c’est fait avant ou après ça (II4) ? — Avant. —  Peut-on être sûr ? — Je ne suis pas très sûr. —  Que faut-il faire pour être sûr ? — Il faut regarder tous les dessins. —  Très bien (nous marquons I5 et II4 d’une croix pour rappeler le problème). — (Mat dispose tous les dessins au hasard devant lui et les regarde.) — Que cherches-tu ? — Je regarde à quelle place c’était ensemble. —  Quoi ? — Là (I5). Ça devrait être plus bas (pour II4) et ça (II4) devrait être plus haut (pour I5). — Alors ? — (Il met ensemble I3 et II4 puis I7 et II1 et s’écrie) Oh non (il met I1 avec II1 puis I7 avec II7, puis I2 avec II2 et I6 avec II5). — Et alors ça (I5 et I4), lequel vient avant ? — C’est (II4) parce que c’est plus bas ici (I5). Je ne suis pas sûr. —  On ne peut pas trouver un truc pour être sûr ? Tu as une idée ? — Non, pas encore. —   Je vais t’aider (nous plaçons I1 I2 I3). Ça aiderait si on rangeait tout ? — Ça nous aiderait, mais on ne serait pas beaucoup beaucoup plus sûr. —  Mais on serait quand même plus sûr ? — Seulement un peu. —  On va essayer. — (Mat série correctement les I puis place les II avec quelques tâtonnements et interversions, puis corrige le tout avec succès.) — Est-on sûr, maintenant, que ça (I4) a été fait en même temps que ça (II4) ? — Je ne sais pas très bien. »

Gen (9 ½) série d’emblée les 7 D. On les découpe et on montre II1 (vide) et I4 (à moitié plein). « Lequel a été fait le premier ? — Ça (I4). — Pourquoi ? — Ça (II1) c’était à la fin, parce que c’est tout vide. —  Lequel était vide à la fin (nous montrons l’appareil lui-même) ? — Ça (le bocal I). — Alors, de ça (I4 et II1) lequel était le premier ? — Ça (II1). — Bien, et de ça (I4 et II2, donc I à demi rempli et II au tiers) ? — On ne peut pas bien savoir. —  Pourquoi ? — Parce que ça (I) se vide, alors on ne sait plus. —  Tu as raison, on ne peut pas se rappeler. Alors je te donne tous les dessins. — (Il les regarde et prend II3 et I2.) Celui-là (II3) est le premier parce qu’il n’est pas encore bien rempli. —  Et ça (I2) ? — Il vient après, parce qu’il se vide. —  Comment être sûr ? — On peut les prendre tous. Je cherche lequel était le premier (il prend I6). Non (prend I1 puis I2 I3, etc., et les place II1 II3 II4 II5 II6 II7 en laissant de côté I2, puis il série II3 II4 II5 II6 II7). — Alors de ça (I2 et II3), lequel a été fait d’abord ? — (Il complète la série, mais les superpose avec un rang de décalage, les extrêmes II1 et I7 n’ayant donc pas de correspondants.) — Ils (I2 et II3) ont été faits ensemble (il continue ainsi un moment à répondre d’après la figure et non d’après l’ordre légitime). — Ils sont bien placés les dessins ? — Oui. —  Ça (I1) a été fait en même temps que quoi ? — Que ça (II1). — Bien. Et ça (I7) et ça (II7), c’est aussi ensemble ? — Non, parce que ça (II7) c’est rempli et ça (I7) vient après. —  (Nous racontons l’histoire d’un monsieur qui a mal boutonné son gilet et croit qu’il y a un bouton de trop en haut et une boutonnière de trop en bas. L’enfant rit mais ne voit pas le rapport.) — Alors ça (I1 et II1), c’est juste ? — (Il les superpose.) — Et ça (II2 et I2) ? — (Idem. Corrige jusqu’à I4 et II4 puis s’arrête.) — Et ça (I7 et II7) ? — Ah oui (il corrige), ça a été fait ensemble ! »

Il serait difficile, pour conclure la discussion esquissée au cours du paragraphe précédent, de trouver des réactions plus claires que celles de tels sujets. Nous nous demandions, en effet, quel rapport existe entre l’élaboration des notions temporelles et les facteurs de mobilité et de réversibilité qui permettent à l’intelligence de construire des séries opératoires : l’échec de la sériation réversible a-t-il une signification temporelle ou n’est-il dû qu’à des facteurs d’ordre logique et les relations exactes de temps résultent-elles d’un tel « groupement » ou le précèdent-elles au contraire ? Or, au moment où l’enfant parvient, au cours de ce sous-stade II B, à une construction empirique et tâtonnante de la double sériation, après un échec initial, nous voyons qu’il commence à peine, et avec une difficulté au moins égale, à entrevoir les relations données entre la simultanéité et l’ordre des événements temporels.

Certes ces sujets, et il convient de commencer par cette constatation renouvelée, sont tous capables de sérier, comme ceux du sous-stade II A, les dessins non coupés D ou les dessins I à part et II à part. Ils sont en outre capables de dire sans hésiter lequel, de deux dessins Ix et Iy (ou IIx et IIy), a été fait « avant » l’autre. On pourrait donc supposer qu’ils savent déjà sérier une suite d’événements et qu’ils comprennent bien le caractère sérial du temps, seule la mise en correspondance de deux séries de sens inverses, et relatives à des mouvements de vitesses différentes, constituant encore un problème pour eux. Cela est bien exact, mais il importe à nouveau de souligner, et même avec insistance, que les relations proprement temporelles ne se différencient des relations spatiales et d’intuition du mouvement qu’avec la coordination de deux mouvements au moins, et encore animés de vitesses distinctes. Tant qu’il ne s’agit, en effet, que d’ordonner les positions successives d’un seul mobile (les niveaux en I indépendamment de II, ou l’inverse), la réussite de l’enfant s’explique par les deux facteurs suivants : 1° il doit naturellement, pour effectuer la sériation, être capable d’ordonner des hauteurs comme telles, donc de construire une sériation spatiale ; 2° il lui faut en outre comprendre que ces hauteurs sont relatives à un mouvement, donc évoquer intuitivement l’ensemble du mouvement (cf. § 2). C’est la réunion de ces deux capacités qui constitue ce que nous appelons une « intuition articulée » de la succession temporelle : mais, tant qu’il n’est ainsi question que d’un seul mobile, les rapports temporels d’« avant » et d’« après » qui interviennent dans la série se confondent avec les rapports de succession spatiale (dans le cas particulier : « au-dessus » et « au-dessous »), c’est-à-dire que l’ordre des événements demeure indifférencié de l’ordre des positions. Pour évoquer intuitivement un mouvement isolé, il n’est donc besoin d’aucun cadre temporel différencié, la succession temporelle coïncidant exactement avec la succession spatiale. Au contraire, lorsque deux mouvements de vitesses différentes sont à coordonner l’un avec l’autre, cette intuition articulée, qui est donc le produit d’une intuition motrice ou cinématique et d’opérations spatiales, ne suffit plus, et il s’agit de déterminer, par des opérations spécifiquement temporelles, l’ordre commun de succession et les simultanéités : chaque mobile parcourt, il est vrai, de son côté, des positions dont l’ordre de succession temporelle se confond avec l’ordre de succession spatiale, mais pour déterminer l’ordre de succession (ou la simultanéité) des positions de l’un par rapport aux positions de l’autre, il est alors nécessaire de faire intervenir une coordination des vitesses, donc des mouvements au sens spatio-temporel du terme et non plus seulement au sens de simples déplacements (changements de position indépendamment de la vitesse). Or c’est précisément en cette coordination des mouvements doués de vitesses que consiste le temps : l’espace serait ainsi le système des positions ou « placements » et des changements de positions ou « déplacements », ces derniers étant considérés comme instantanés quant aux mouvements qui conduisent d’un placement à un autre, et le temps apparaîtrait avec les « co-placements » et les « co-déplacements », c’est-à-dire lorsque les positions respectives des mobiles du système envisagé sont à ordonner les unes par rapport aux autres ; chaque état de « co-placement » définirait donc une simultanéité et chaque relation entre positions appartenant à des états distincts de co-placement définirait par contre une succession temporelle ; quant aux « co-déplacements », ils engendreraient les durées et les vitesses. S’il en est ainsi, il devient bien clair que les opérations de sériation et de co-sériation (correspondance sériale) constituent les conditions préalables à la construction du temps, ou ordre des co-placements, et non pas son résultat.

Or, du point de vue de la co-sériation comme telle, nous constatons d’abord que les enfants de ce sous-stade II B commencent par présenter les mêmes types d’erreurs que ceux du sous-stade II A. C’est ainsi que Epa constitue d’emblée des couples d’association simple sans avoir spontanément l’idée de les sérier, puis il série les I mais sans les dissocier des II auxquels il les a fait correspondre (couples rigides). Mat procède de même, puis au cours de la sériation présente quelques interversions. Gen, qui ordonne plus facilement les I à part et les II à part (il a 9 ans ½ !), les associe avec un décalage d’un élément sans comprendre dans le cas particulier le principe de la correspondance sériale, etc. La seule différence de ces sujets avec les précédents (sous-stade II A) est donc qu’après les mêmes erreurs initiales ils arrivent empiriquement, et par tâtonnements correctifs, à une co-sériation terminale correcte. Mais alors se pose précisément la question de savoir à quelles notions temporelles correspond cette co-sériation empirique finale.

Or, sur ce point essentiel, la clarté de leur réaction ne laisse rien à désirer. Comme le dit, en effet, Mat de la façon la plus explicite, la double sériation des niveaux I et II, « ça nous aiderait » à déterminer les simultanéités, « mais on ne serait pas beaucoup, beaucoup plus sûr… seulement un peu ». Autrement dit, l’enfant qui a lui-même dessiné les niveaux I1 à I7 et II1 à II7 sur des feuilles D non coupées n’est plus absolument certain, lorsque les dessins I et II sont dissociés, que la série des I correspond encore terme à terme à la série des II, et, lorsqu’il désigne II4 comme correspondant à I4 qui lui est superposé, il n’est pas entièrement convaincu que tous deux sont contemporains : « Je ne sais pas très bien. » Or Mat comprend que pour déterminer ces simultanéités « il faut regarder tous les dessins ». D’autre part, il saisit bien le principe causal de cette succession : D3 vient avant D5 « parce que c’est plus haut ici (I) et plus bas ici (II) », Pourquoi donc n’admet-il pas que la simultanéité est déterminée univoquement par la correspondance sériale et l’antériorité par l’inégalité de rang ? C’est évidemment que, pour lui, la correspondance sériale n’a point encore de sens déductif ou « opératoire », qu’elle ne constitue donc pas encore un « groupement » réversible, et qu’il est ainsi obligé de suppléer à cette compréhension des opérations temporelles par la simple intuition des états isolés : « Je regarde à quelle place c’était ensemble. » De même Epa, qui a encore plus de peine à construire ses séries, se fie si peu à elles pour retrouver la correspondance qu’il cherche sans plus à utiliser, pour se guider, les irrégularités des coups de ciseaux ! Gen est même plus explicite et déclare carrément que l’« on ne peut pas bien savoir, parce que ça (le bocal I) se vide, alors on ne sait plus ». Cette formule hautement instructive signifie donc : le temps étant lié à l’écoulement irréversible des choses, on ne saurait reconstituer l’ordre de succession des événements passés ! Et cela est bien vrai, si l’on se fie à la seule intuition, même articulée, tandis que le propre des opérations réversibles de sériation et de co-sériation, dont Gen ne comprend pas le mécanisme ou « groupement », consiste précisément à reconstruire par un processus réversible le cours irréversible de la réalité. Nous verrons de même, au chapitre II, le sujet Mog, au deuxième stade également, déclarer à propos des durées : « Quand on a vidé ces trois espaces (I1-4) il ne reste plus que ça (I4-5), alors on ne peut plus vider ces trois espaces (I2-5) à nouveau », autrement dit la durée passée est inconnaissable parce qu’elle est passée ! Autrement dit encore, l’intuition irréversible du temps s’oppose à sa reconstitution par opérations réversibles ! Et Gen met si bien ensuite son scepticisme en pratique, qu’il reste indifférent au décalage de ses deux séries et va jusqu’à soutenir que I7 (vide) peut avoir été dessiné avant II7 (plein) !

Il est donc évident que la correspondance sériale n’est pas revêtue de signification temporelle précise (simultanéité) tant qu’elle n’est pas opératoire et qu’elle demeure empirique, car dans ce dernier cas elle est simplement la construction d’une figure intuitive tandis que dans le premier elle est la reconstitution d’une suite de relations réversibles de co-placement. Or, la résistance, de nos sujets est d’autant plus frappante qu’à leur âge (8 à 9 ans) le même groupement des correspondances sériales ne présente aucune difficulté lorsqu’il s’agit simplement de grandeurs à ordonner (p. ex. sérier 10 poupées par leurs tailles et mettre en correspondance 10 cannes, même lorsqu’on les présente dans l’ordre inverse 11). Pourquoi donc, lorsqu’il s’agit de niveaux successifs, ne parviennent-ils à la co-sériation qu’empiriquement et non pas opératoirement ? C’est que, autre chose est d’ordonner ces deux rangées de niveaux comme de simples hauteurs décroissantes et croissantes, et autre chose est de les sérier en coordonnant les deux mouvements, dont ils représentent les états : dans le premier cas, tout demeure spatial, puisqu’il ne s’agit que d’un seul « co-placement » d’ensemble, tandis que dans le second cas il s’agit précisément de reconstituer une série de « co-placements » distincts en partant de l’ordre de succession inhérent à chacun des deux mouvements à coordonner entre eux : or, cette série n’est pas autre chose que le temps lui-même.

Nous comprenons alors la nécessité d’une co-sériation opératoire préalable pour construire une notion du temps qui dépasse l’intuition. Mais il faut souligner que, si cette co-sériation conduit nécessairement au temps, puisqu’une fois achevée elle est précisément l’idée ou le « schème » du temps, elle ne s’appuie en cours de construction que sur des relations spatiales (co-placement) et cinématiques (co-déplacement), mais intéressant deux mobiles au moins et non plus un seul. Le problème se réduit, en effet, à ceci : étant donné deux mouvements (« co-déplacements ») de vitesses différentes (écoulement en I et remplissage en II) et interrompus par paliers, quelles sont les positions qui ont pu donner lieu à une même vision ou à un même état spatial d’ensemble (« co-placements ») ? Il est entendu que l’ordre de succession des paliers peut être déterminé par l’intuition articulée d’un seul de ces mouvements : le problème nouveau est donc uniquement la détermination des co-placements. Or, si nos sujets n’y parviennent pas, c’est tout simplement qu’ils échouent à coordonner en pensée deux mouvements de vitesses distinctes, et dès qu’ils y arriveront ils auront conquis l’idée même du temps. En effet, comment le sujet déterminera-t-il que deux positions sont simultanées ou successives, donc qu’elles font partie d’un même état spatial d’ensemble (co-placement) ou supposent un changement d’état pour passer de l’une à l’autre ? La méthode la plus simple est la perception directe : sont simultanées les positions que l’on peut percevoir réunies. Seulement, nous constaterons au chapitre IV que, même alors, les petits nient souvent que deux coureurs s’arrêtent « en même temps », si leurs mouvements ont été de vitesses inégales et que les points d’arrivée ne se touchent pas dans l’espace. Si la perception immédiate ne suffit pas à assurer la simultanéité entre les positions d’arrivée différentes de deux mobiles, l’évocation intuitive y échouera a fortiori. Il ne reste donc que les opérations fondées sur la connaissance des mouvements eux-mêmes : lorsque deux mouvements dépendent l’un de l’autre, comme c’est justement le cas de l’élévation des niveaux dans le bocal inférieur II et de l’écoulement de l’eau dans le bocal supérieur I, les co-déplacements peuvent être ordonnés l’un par rapport à l’autre en fonction de cette dépendance, et c’est une telle co-sériation qui engendrera alors le système des co-placements ou simultanéités grâce aux correspondances auxquelles elle conduit 12.

C’est donc faute d’une coordination opératoire et causale entre les mouvements en présence que les sujets de ce stade échouent à comprendre que les simultanéités sont déterminées univoquement par la double sériation : ils se contentent d’une vision globale et intuitive du double mouvement de l’eau au lieu de construire une co-sériation fondée sur la reconstitution exacte des co-déplacements et ne parviennent point alors à attribuer un sens temporel précis aux co-placements. La meilleure preuve en est fournie par le fait que nous étudierons au chapitre prochain : les sujets de ce stade ne comprennent pas que les durées d’écoulement en I et de remplissage en II sont nécessairement égales.

§ 5. Le troisième stade : co-sériation opératoire des dessins séparés et compréhension des relations de succession et de simultanéité

Nous pouvons considérer comme opératoire toute double sériation effectuée par l’enfant non plus par tâtonnements mais conformément au principe de la correspondance des deux mouvements en jeu. Or, l’expérience montre qu’au moment où un tel groupement opératoire devient possible les notions temporelles acquièrent par cela même une signification bien réglée et non plus simplement intuitive :

Meis (8 ½) : « Quand l’eau était là (I3 en haut, où était-elle en bas ? — (Il cherche II5 puis II2, puis II3 et II4.) — Qu’est-ce que tu fais ? — Je cherche où il y a autant d’eau là (en II) que là (place vide de I). Je crois que c’est ça (II4). — Tu es sûr ? — Non. —  Comment faire ? — (Il série les II de II1 à II6.) — Et alors celui-là (I3) va avec lequel ? — (Il série les I à part et fait correspondre du doigt I1 à II1, etc.) C’est celui-là (II3) qui a été fait en même temps. »

Luc (8 ; 10) : « Lequel a été fait avant l’autre de ces deux (I4 et II5) ? — Celui-là (I4) parce qu’il y a moins d’eau là (partie vide de I4) que là (eau versée en II5). — Et ça (I5 et II5) ? — (Il prend un à un quelques I et quelques II qu’il compare tour à tour à I5 et II5.) — Il faut chercher (il pose sur trois lignes I1 I2 I3 I4 puis I5 II1 II5 et II4 II5 II6 I6). — Alors ça et ça (I5 et II5) ? — (Il inspecte les trois rangées, sans toucher.) C’était ensemble. —  Et ça (I4 et II6). — Ça d’abord (I4). — Et ça (I5 et II4). — Ça d’abord (II4). » Lucien procède donc par co-sériation mentale correcte en s’appuyant sur ses trois rangées spontanées dont l’usage est cependant mal commode. « On ne pourrait pas arranger mieux ? — (Il dispose correctement les deux séries I1 I6 et II1 II6 l’une au-dessus de l’autre.) — Maintenant regarde ce que je vais faire (nous posons I1 I2 I3 I4 et mettons sous I3 et I4 la suite II1 II2). Lequel a été fait avant, ça ou ça (I3 ou II2) ? — C’est celui-là (II2). — Pourquoi ? — Parce que quand on a fait ça (II2) en bas, c’était comme ça (I2) en haut. —  Comment tu as trouvé ? — (Il pointe du doigt I1 et II1 ; I2 et II2 ; etc.) »

Laur (9 ; 0). Les dessins sont d’emblée coupés : « Peux-tu me dire si ça (I3) vient avant ou après ça (II4) ? — Avant je crois (il regarde les II et quelques I sur la table). Oui. » Il prend alors en main l’ensemble des dessins, et cherche I1 sans poser aucune feuille. Il fait plusieurs fois le tour des I pour ne pas se tromper, puis pose I1. Il cherche II1 sans hésiter, le pose et dit : « C’est juste, il n’y a rien (en II1). » Il cherche I2 en comparant tous les I restant, le pose puis met de côté II2 : « Est-ce que ce serait celui-là ? Je le pose toujours en attendant. » Il continue à feuilleter les II et dit : « Oui, c’est bien ça (il le met sous I2). Ensuite le suivant (il cherche et trouve I3). Oui c’est ça (après avoir vu tous les restants). Et ça ? (Il met II4 de côté à titre d’hypothèse, et feuillette les restants.) Non c’est ça (I3 qu’il met sous I3). » Il suit la même méthode jusqu’à la fin en cherchant toujours le plus haut des I qui restent et le plus bas des II restants. Il construit ainsi toute sa double série sans erreur.

On voit immédiatement les deux progrès accomplis par ces enfants. En premier lieu, ils savent effectuer sans hésitations ni erreurs l’opération de double sériation ou de mise en correspondance, et cela mentalement aussi bien que matériellement. Laur par exemple dispose ses dessins selon les principes préalables que chacun d’entre eux doit être plus haut (I) ou plus bas (II) que tous les suivants et que les deux séries doivent se correspondre. En outre, dans l’application de ces deux idées directrices, il fait preuve d’une continuelle mobilité de pensée, posant par exemple II1 et II2 à titre d’hypothèses avant de vérifier la chose, puis posant provisoirement II4 pour retirer ensuite cette troisième hypothèse, etc. Luc se contente de trois rangées incomplètes et mêlant les I aux II, mais si cette disposition semble au premier abord ne pas témoigner d’un besoin de co-sériation, on voit au contraire dans la suite qu’elle permet au sujet d’établir les correspondances voulues, parce qu’il reconstitue en fait les deux sériations correspondantes au moyen d’opérations mentales sans avoir besoin de sériation matérielle : preuves en soient qu’il ne se trompe jamais et qu’il effectue d’emblée la double sériation quand on lui demande un arrangement plus commode. Meis, de son côté, série les I à part et les II à part mais les fait correspondre du doigt. Bref, chacun de ces sujets fait preuve tout à la fois d’un mécanisme opératoire très systématique et d’une mobilité parfaite dans le maniement des hypothèses : les relations en jeu constituent donc pour eux dès l’abord un « groupement » d’opérations réversibles, c’est-à-dire que les séries correspondantes sont conçues d’avance à titre de schème anticipateur et non plus découvertes après coup comme résultat de tâtonnements empiriques.

En second lieu, et ceci est l’essentiel, le sujet sait d’emblée en construisant ses deux séries qu’à un rang déterminé de l’une correspondra un, et un seul, rang bien déterminé de l’autre et c’est cette correspondance anticipée qui permet de conférer à la co-sériation une signification temporelle. C’est ainsi que Meis, lorsqu’il cherche la correspondance entre I2 et un II défini, affirme que ce correspondant sera « celui qui a été fait en même temps ». D’une manière générale, chacun de ces sujets sait donc que la correspondance se traduit en simultanéité et la non-correspondance en succession.

Mais alors n’est-ce pas parce que ces enfants, contrairement à ceux des stades précédents, possèdent des idées claires sur ces relations temporelles qu’ils arrivent à construire la co-sériation en comprenant a priori que celle-ci engendrera des correspondances bien déterminées ? Seulement d’où leur viendraient ces idées claires sur le temps, puisqu’elles manquent au cours du second stade et ne sont donc ni innées ni même de nature simplement intuitive ? Nous prétendons ainsi que c’est la capacité de co-sériation opératoire, et par conséquent l’anticipation d’une correspondance nécessaire entre les rangs, qui conduit à la construction des notions temporelles, et non pas l’inverse. Quant à cette co-sériation et à la correspondance anticipée qu’elle implique, toutes deux s’expliquent de la façon la plus simple par le fait que les sujets, à l’encontre de ceux des stades I et II, ne sérient plus seulement des hauteurs ou des niveaux comme tels, ce qui effectivement ne suppose a priori aucune correspondance nécessaire, mais se placent d’emblée au point de vue de la coordination des mouvements, donc des « co-déplacements » : les niveaux qu’ils sérient sont alors conçus en tant que positions successives et leurs correspondances prennent alors d’avance le sens de « co-placements », donc de simultanéités temporelles. Bref, l’écoulement de l’eau en I et la montée de la même eau en II sont pour eux deux mouvements corrélatifs dont on peut coordonner les étapes successives et c’est parce qu’il y a ainsi « co-déplacement » que la correspondance des positions prend une signification temporelle, tandis que pour les sujets du stade II le mouvement constituait l’obstacle à la co-sériation (« ça se vide, alors on ne sait plus »).

Si nous examinons maintenant, à la lumière de ces derniers faits, l’ensemble de l’évolution qui conduit du stade II A au stade III, devons-nous reconnaître sa grande simplicité. Au stade I l’enfant ne parvient pas à sérier les dessins non coupés D ni les niveaux I à part ou II à part, d’abord parce qu’il ne sait pas encore sérier spatialement des hauteurs, mais ensuite parce que, sachant sérier celles-ci, il ne parvient pas à les considérer en fonction d’un même mouvement (abaissement ou élévation de l’eau). Au stade II le sujet, grâce à une intuition articulée faite de l’évocation de ce mouvement unique jointe à la sériation des hauteurs, parvient à sérier sans fautes les dessins D et I ou II à part, mais, tout en sachant fort bien effectuer une double sériation lorsqu’il s’agit de grandeurs purement spatiales (p. ex. des poupées et leurs cannes), il manque la double sériation des niveaux faute de penser en termes de mouvements combinés, donc de « co-déplacements » : les correspondances ou « co-placements » n’ont pas alors pour l’enfant de signification temporelle univoque (simultanéité). Au troisième stade, enfin, la compréhension des co-déplacements conduit à la co-sériation correcte et celle-ci à la construction des relations exactes de succession et simultanéité.

On demandera, enfin, d’où vient cette compréhension des co-déplacements, si elle précède celle du temps et la constitue au lieu d’en résulter. À quoi il est facile de répondre qu’elle est due à la causalité, les sujets des stades I et II manquant la co-sériation parce qu’ils oublient que les niveaux du bocal II résultent causalement de l’écoulement de l’eau dans le bocal I et les enfants du stade III ayant cette connexion causale constamment présente à l’esprit. De manière générale, les co-déplacements qui déterminent le temps sont dus ou bien à des rapports directs de causalité (p. ex. le temps astronomique) ou bien à des interférences de séries causales, mais telles que les mouvements comparés et leurs vitesses obéissent à des lois communes constituant un système d’ensemble. Seulement qu’est-ce que la causalité, sinon justement le système des opérations spatio-temporelles 13 ?

Ce qu’il faut donc comprendre, et telle sera à la fois la conclusion de ce chapitre et l’introduction aux suivants, c’est que les opérations de co-sériation qui conduisent l’enfant à la construction des notions temporelles transintuitives ne sont pas des opérations logico-arithmétiques, sans quoi elles ne dépasseraient pas l’« ordre » déductif et n’atteindraient jamais l’ordre propre au temps. Ce sont des opérations infralogiques ou physiques, comme nous les avons appelées dans un ouvrage précédent 14, c’est-à-dire des opérations qui ne portent pas sur des classes d’objets, des relations entre objets invariants ou des nombres, mais uniquement sur des positions, des états, etc., et qui expriment donc les transformations des objets au lieu de laisser ceux-ci constants. Comme Kant l’avait montré en une analyse décisive, le temps et l’espace ne constituent pas des concepts mais des « schèmes » uniques car il n’y a qu’un temps et qu’un espace pour tout l’univers. Seulement il en avait conclu à tort qu’ils constituent des « formes de la sensibilité », parce qu’il ne reconnaissait le caractère d’opération qu’aux réalités conceptuelles ou numériques : en fait, l’espace et le temps résultent d’opérations comme les concepts (classes et relations logiques) et les nombres, mais ce sont des opérations intérieures à l’objet et portant en définitive, par emboîtement des objets partiels les uns dans les autres, sur les transformations de cet objet unique qu’est un univers spatio-temporel.

Dès lors, dire simplement que la compréhension des co-déplacements qui constituent le temps est due à la causalité n’est qu’une tautologie, puisque les opérations permettant d’ordonner ces co-déplacements sont un simple cas particulier des opérations spatio-temporelles qui définissent la causalité. L’affirmation prend par contre un sens sous la forme suivante : les opérations qui coordonnent les mouvements engendrent le « schème » du temps dans la mesure où elles participent de cette logique des objets qu’est la causalité et qui groupe l’ensemble des opérations infralogiques ou « physiques » (emboîtement des objets ou partition et « placement » ou déplacement, pour l’espace ; « co-placement » ou « co-déplacement » et emboîtement des intervalles, pour le temps, etc.).