Troisième partie
Le temps vécu

Dans les deux premières parties de cet ouvrage, nous avons cherché à comprendre comment l’enfant organise, d’abord intuitivement puis au moyen d’un ensemble d’opérations soit qualitatives, soit métriques, le temps de l’univers qui l’entoure. On peut résumer les résultats de cette enquête en disant qu’au niveau intuitif l’enfant, selon les lois générales de l’égocentrisme intellectuel qui le caractérise, juge du temps physique comme s’il s’agissait de durées internes, contractables et dilatables en fonction des contenus de l’action, et qu’il ne parvient ensuite à l’idée d’un temps homogène, commun à tous les phénomènes, que grâce à la construction logique d’opérations groupées en un système d’ensemble cohérent. Faut-il alors chercher les sources du temps dans la vie intérieure du sujet, comme une philosophie célèbre nous y a invités, et considérer que toute notion temporelle se construit à partir de ce prototype intuitif ? La durée vécue, dite « pure » parce que dissociée du temps extérieur, constituerait-elle ainsi le temps véritable, tandis que la durée physique apparaîtrait comme un produit de spatialisation et surtout d’abstraction appauvrissante ? Nous allons constater, en cette troisième partie, que rien ne serait plus illusoire que de considérer cette métaphysique bergsonienne comme correspondant à la genèse psychologique réelle des rapports temporels.

À vrai dire, M. Bergson n’a fait que de pousser en ses conséquences extrêmes une tendance dont est responsable la vieille psychologie introspective : effectivement, l’introspection adulte croit saisir en lui-même le temps vécu, et elle s’imagine dès lors que seul le temps extérieur exige une construction. Mais, sur ce point comme sur tous les autres, l’introspection, qui est une conduite dérivée et apprise, ne fournit guère que des connaissances incomplètes et décevantes : elle ne nous renseigne, en effet (de par sa fonction même, qui est utilitaire) que sur le produit de nos opérations mentales et non pas sur leur mécanisme. Or, selon ses niveaux, ou bien le temps psychologique résulte comme le temps physique, d’opérations proprement dites (opérations qualitatives telles que comparaisons, sériations et emboîtements, ou même opérations métriques telles que celles dont procèdent le temps de la musique et celui de la poésie, avec leurs « mesures » et leurs « mètres »), ou bien il relève comme le temps physique initial de régulations simplement intuitives. En ce dernier cas — lorsque, précisément, le sentiment de la durée apparaît « immédiat » — , le temps psychologique adulte conserve sans plus la structure des notions temporelles enfantines, en les appliquant aux domaines de l’activité et de l’affectivité libres par opposition aux actions et aux sentiments réglés par des normes intellectuelles, morales ou esthétiques. Mais il s’agit alors d’établir, avant d’en pouvoir tirer une métaphysique de la durée spirituelle et une justification de l’intuition intérieure, si ces notions en effet primitives, puisque enfantines, sont bien d’origine interne et si elles reflètent vraiment un courant de conscience non dévié par des influences extérieures.

Or, contrairement à une double erreur largement répandue, il n’est aucune raison de fait d’admettre ni que le temps primitif soit de source purement intérieure ni même que la durée propre au sujet se soit construite, ou a fortiori soit « donnée », indépendamment des objets de son action.

Sur le premier point nous avons, il est vrai, constaté que le temps physique du petit enfant commençait par n’être qu’un temps subjectif projeté dans les choses, un temps « égocentrique ». Mais cela ne signifie en rien qu’il existe d’abord un temps intérieur et qu’il soit ensuite attribué aux choses par une sorte d’« induction » (analogue à celle que Maine de Biran invoquait pour expliquer le passage de la causalité primitive supposée interne à la causalité physique extérieure). Si nous nous sommes toujours servi du terme d’« égocentrique », et non pas de « subjectif », pour désigner le caractère essentiel de la notion enfantine du temps (comme de toutes les catégories infantiles), c’est précisément pour marquer la différence qui existe entre une assimilation inconsciente des choses à l’action propre et une simple lecture de données intérieures toutes faites. L’égocentrisme est en effet caractérisé par une indifférenciation entre le sujet et le monde extérieur, et non pas par une connaissance exacte que le sujet prendrait de lui-même : loin de conduire à un effort d’introspection ou de réflexion sur le moi, l’égocentrisme enfantin est au contraire ignorance de la vie intérieure et déformation du moi autant qu’ignorance des rapports objectifs et déformation des choses. De même que l’enfant prête aux objets un ensemble de qualités tirées de l’action propre (animisme, artificialisme, finalisme, etc.), de même, ou, pour mieux dire, par le fait même, il matérialise son moi et ne conçoit sa propre activité qu’en fonction de ces données physiques et spatiales qu’il ne dissocie jamais d’elle 60. Dès lors, dans le domaine du temps, s’il conçoit le temps physique sous les espèces d’une durée psychologique généralisée à tout l’univers, il faut se garder de conclure qu’il possède une notion indépendante et primitive du temps intérieur : bien au contraire, pour élaborer les divers rapports dont sont tissés la durée interne et le temps de l’action propre, il lui faudra se dégager des mêmes intuitions indifférenciées et élaborer les mêmes opérations qualitatives (et en partie métriques) que pour construire le temps physique.

D’où le second point : si le temps primitif n’est ni intérieur ni même purement endogène, mais résulte d’une indifférenciation entre le temps des objets et celui du sujet, la durée propre à celui-ci ne se construira en retour que par une référence continuelle à ces objets eux-mêmes. À tous les stades, comme nous allons le voir, le temps psychologique s’appuie sur le temps physique aussi bien que l’inverse. Au niveau intuitif il ne s’agit que d’une indifférenciation qui déforme également chacun des deux termes indifférenciés. Mais, au niveau opératoire, la différenciation des deux systèmes temporels résulte de leur organisation mutuelle et cette organisation, qui remplace l’égocentrisme initial par la réciprocité des deux termes en présence, ne conduit à les dissocier que pour mieux les relier l’un à l’autre. La durée intérieure n’est, en effet, que le temps de l’action propre : or, qui dit action, dit relation entre le sujet et les objets sur lesquels il agit. Dès le temps sensori-moteur, dont on observe la genèse durant la première année, les objectifs poursuivis et l’activité elle-même constituent une seule totalité de succession et de durée. Si l’indifférenciation des débuts est égocentrique et que, par opposition à cet égocentrisme, on peut ensuite parler d’une « objectivation » du temps physique (nous en avons jadis décrit les premières manifestations sensori-motrices 61 et en avons suivi les progrès conceptuels au cours des deux premières parties du présent ouvrage), il faut bien comprendre qu’en corrélation exacte avec cette objectivation, il y aura « subjectivation » du temps psychologique, au sens précis de la coordination intérieure et représentative des actions du sujet, passées présentes et futures : cette objectivation et cette subjectivation, loin de demeurer indépendantes l’une de l’autre, se correspondront donc en un constant échange, puisque le moi est action et que, répétons-le, l’action n’est créatrice qu’à la condition de rejoindre les objets. Ainsi la « durée pure » pourrait bien n’être, ou qu’un mythe, ou que le résultat de cette intelligence constructrice, aussi nécessaire à l’organisation du moi propre, dans l’action quotidienne, qu’à l’élaboration de l’univers, à l’autre pôle de la même activité indivise et continue.

Mais comment saisir à l’œuvre l’intelligence opératoire dans sa structuration du temps psychologique ? Nous avons songé à deux sortes de situations, dans lesquelles il serait peut-être possible de décider entre l’hypothèse d’une intuition immédiate du temps — d’une intuition qui serait exacte dans la mesure où elle atteint le vécu — et l’hypothèse d’un temps psychologique construit par l’intelligence au même titre que le temps physique. En premier lieu, on peut analyser le temps de l’action propre et se demander si la durée vécue pendant une action est évaluée en fonction de facteurs périphériques (efforts, vitesses et même résultats matériels de l’acte, etc.) ou de facteurs centraux (conscience pure du temps). C’est ce que nous étudierons au chap. X. Mais on peut aussi chercher à analyser la notion d’« âge » en tant que participant à la fois des représentations relatives à la croissance biologique et de la durée totale enregistrée par un même individu. C’est par ce second problème que nous allons commencer, à titre de transition entre l’étude du temps physique et celle du temps psychologique.