Le Développement de la notion de temps chez l’enfant ()
Chapitre VII.
L’additivité et l’associativité des durées
a
đź”—
La construction de la notion de synchronisme, qui marque, nous l’avons vu au chapitre V, le passage des champs temporels intuitifs au temps homogène de nature opératoire, nous a conduit, au cours du chapitre VI, à la question de l’évaluation des durées en général. Cette évaluation repose en effet toujours, directement ou indirectement, sur l’idée de synchronisme : comparer deux durées c’est les juger égales ou inégales, soit en fonction de leurs parties synchrones, soit en fonction d’une troisième durée leur servant de commune mesure, parce qu’étant successivement synchrone, si l’on peut dire, de l’une puis de l’autre. Dans le premier de ces deux cas, on se contente d’un emboîtement qualitatif permettant de comparer les durées partielles aux durées totales de divers ordres : A < B ; B < C ; etc. Dans le second cas, on fait intervenir le temps métrique. Nous étudierons la genèse de ce dernier au chapitre suivant. Quant aux emboîtements qualitatifs, nous n’en avons pas achevé l’analyse élémentaire en décrivant les simples inclusions, de type A < B < C… etc., envisagées au chapitre précédent.
Si de tels emboîtements obéissent bien, comme nous l’avons supposé au chapitre II, aux lois du « groupement » il faut encore que deux conditions au moins soient remplies à leur sujet. 1° Il faut d’abord un principe d’additivité, que nous avons supposé implicitement au chapitre VI mais qu’il s’agit maintenant de dégager : si l’enfant devient capable d’emboîter les durées en une suite telle que l’on ait A < B < C…, etc., il doit pouvoir réunir deux durées partielles A et A’ en un tout A + A’ = B tel que B > A et B > A’ ; puis réunir B et B’ en un tout B + B’ = C tel que C > B et C > B’ ; etc. Bref, il doit comprendre que l’addition de deux durées constitue encore une durée, et univoquement définie. 2° Il faut ensuite, et cela est essentiel si l’on veut parler de « groupement », un principe d’« associativité » qui assure la conservation du tout indépendamment de l’arrangement des parties : il s’agit donc de pouvoir égaler (A + A’) + B’ = A + (A’ + B’) et d’obtenir ainsi dans les deux cas le même tout A + A’ + B’ = C, indépendamment de la marche (A + A’) + B’ ou A + (A’ + B’) suivie par les opérations pour le constituer.
Mais comment étudier psychologiquement la constitution de ces deux caractères d’additivité et d’associativité propres à l’emboîtement des durées ? Rien n’est plus simple, malgré l’aspect rébarbatif de leur formulation symbolique, et c’est le produit de cette double analyse que nous allons exposer brièvement dans ce chapitre.
§ 1. La technique de l’expérience et les résultats généraux🔗
On annonce à l’enfant que l’on va faire courir par étapes deux bonshommes, mais à des vitesses différentes, un grand I qui va vite et un petit II qui va plus lentement (on peut renverser les vitesses pour les petits de 4 à 6 ans, qui sont enchantés à l’idée que le petit II l’emporte). On dispose en outre les deux itinéraires en lignes droites formant entre elles un angle de 90° à partir de leur commun point d’origine O. Partant donc de O, le bonhomme I parcourt un trajet de 10 cm en un temps donné (A1) pendant que le bonhomme II parcourt un trajet d’environ 5 cm pendant le même temps (A2 = A1). Les deux bonshommes repartent ensuite et I fait environ 20 cm dans un temps (A’1) pendant que II fait 10 cm dans un temps égal (A’2 = A’1). Enfin les deux bonshommes font un dernier trajet, I de par exemple 8 cm dans un temps (B’1) et II un trajet plus petit dans un temps égal (B’2 = B’1). On a soin de marquer les limites des trajets élémentaires par des points de repère bien visibles : par exemple des jetons bleus pour I à 10, 30 et 38 cm et des jetons jaunes pour II à 5, 15 et 19 cm du point de départ O, ce dernier étant indiqué sur la table ou le papier. Il peut être utile de tracer d’avance les itinéraires à angle droit.
Pendant toute cette première partie de l’expérience, les questions sont les suivantes : 1° Le sujet admet-il que les durées synchrones A1 = A2 sont égales ? S’il ne l’admet pas, il est inutile de continuer, sauf à le lui faire trouver par une suggestion quelconque, mais dans ce cas on ne peut que très rarement s’attendre à l’additivité. 2° Le sujet admet-il de même que les durées A’1 = A’2 et B’1 = B’2 ? On pose naturellement ces questions au moment même du second trajet de I et de II (temps A’) en demandant s’ils viennent de marcher le même temps, puis au moment même des troisièmes trajets (temps B’) en reposant la question. 3° Si le sujet a compris les trois égalités respectives A1 = A2, A’1 = A’2 et B’1 = B’2 (et l’on précise encore lorsque les courses sont terminées), on lui pose alors la question de l’addition des temps : pour aller de 0 à l’extrémité de son trajet le bonhomme I a-t-il mis le même temps (ou plus ou moins ?) que le bonhomme II pour faire le sien ? Si l’enfant le nie, on rappelle, mais sans suggestion et comme si l’on changeait de question, le synchronisme des durées élémentaires, puis l’on repose la question de l’égalité des durées totales 1 : A1 + A’1 + B’1 = A2 + A’2 + B’2. 2
Le sujet ayant reconnu, ou nié, cette égalité des durées totales dont les durées élémentaires sont égales deux à deux, on passe alors au problème de l’associativité, et cela de la manière suivante. On annonce à l’enfant que les deux bonshommes vont repartir du point d’origine 0, mais cette fois sans s’arrêter en même temps. On précise — et cela est naturellement essentiel — qu’ils iront tous deux exactement aux mêmes vitesses respectives qu’avant, le grand I plus vite (ou plus lentement) que le petit II. On fait ensuite partir I et II du point 0, mais tandis que II s’arrête à son premier point de repère (à 5 cm) au moment où I passe par son premier à lui (10 cm), ce bonhomme I continue ensuite sa route (sans arrêt à 10 cm) jusqu’à son second point de repère (30 cm). Autrement dit, II s’arrête après un temps A2 tandis que I marche durant un temps B1 = A1 + A’1 (où A1 = A2). On demande lequel a marché plus longtemps de manière à s’assurer que les données sont comprises. Enfin I et II repartent simultanément, mais I s’arrête à l’extrémité de son itinéraire (et il y arrive tandis que II marche encore) et II poursuit ensuite (et sans arrêt) sa route jusqu’à l’extrémité du sien. Autrement dit, dans cette seconde partie du voyage, I marche durant un temps B’1 tandis que II marche durant un temps (A’2 + B’2). On demande comme précédemment lequel a marché plus longtemps. Ces données bien comprises, on pose alors la question d’associativité : est-ce que le temps total [B1 + B’1] du voyage de I égalera, ou non, le temps total [A2 + (A’2 + B’2)] du voyage de II, autrement dit aura-t-on encore (C1 = C2) ?
On peut naturellement faciliter les choses en choisissant des trajets élémentaires égaux entre eux pour I et pour II respectivement, d’où l’égalité générale des durées (A1 = A’1 = B’1 = A2 = A’2 = B’2), et en conservant (ou non) l’inégalité de vitesses, donc de trajets, entre I et II. On peut, d’autre part, compliquer le problème en faisant décrire aux bonshommes, lors de la question d’associativité, des trajets dont les arrêts ne coïncident pas avec les points de repère initiaux mais se trouvent entre eux, tout en conservant, il va de soi, les mêmes itinéraires totaux.
On pourrait objecter à une telle technique que, l’enfant ayant admis l’égalité des temps (C1 = C2) durant la première partie de l’expérience, il lui suffira peut-être, durant la seconde partie, de répéter verbalement que les temps totaux sont les mêmes (C1 = C2) sans se donner la peine de réfléchir aux compositions (A1 + A’1) + B’1 = A2 + (A’2 + B’2). Mais l’expérience montre précisément le peu de valeur de cette objection, qui est valable pour les seuls sujets possédant depuis longtemps la notion achevée de durée, mais qui se montre vaine au moment de sa construction (jusqu’à 8-9 ans). En effet, les deux difficultés principales que rencontrent les enfants de 4 à 8 ans sont, d’une part, de traduire les espaces en durées, à inégalité de vitesses, et, d’autre part, de réunir les durées partielles en une durée totale. Dès lors, après avoir admis avec peine (en vertu de la première de ces difficultés), l’égalité des durées partielles A1 = A2, A’1 = A’2 et B’1 = B’2, l’enfant ne trouve nullement évidente celle des totaux C1 = C2 et a besoin d’un raisonnement véritable pour s’en persuader. Lorsque, ensuite, il compare les durées inégales B1 et A2 puis B’1 et (A’2 + B’2), l’expérience montre qu’il doit faire un nouveau raisonnement pour retrouver C1 = C2 et ne peut nullement se contenter de faire appel à l’associativité (beaucoup plus simple que celle des temps) des trajets spatiaux eux-mêmes. Au reste, même en ce qui concerne l’associativité des données non temporelles (longueurs, poids, volumes), d’autres recherches nous ont assez montré la difficulté systématique qu’éprouvent les petits à concevoir la conservation d’un tout indépendamment de l’arrangement des parties 3. On peut donc admettre que l’additivité et l’associativité constituent bien deux problèmes psychologiquement distincts l’un de l’autre, même si leurs solutions se trouvent synchroniser de façon remarquable, comme nous allons le voir.
Les résultats obtenus se sont trouvés, en effet, très significatifs du point de vue de la structure de « groupement » que présente l’évaluation des durées. Au lieu d’un retard de l’associativité sur l’additivité, lequel aurait fort bien pu se produire à cause des difficultés intuitives plus grandes de la seconde situation expérimentale décrite à l’instant, nous avons trouvé au contraire un parallélisme complet entre les deux constructions. Durant une première étape, qui correspond aux stades I et II A, il n’y a pas encore synchronisation des durées élémentaires A1 = A2, A’1 = A’2 et B’1 = B’2. Il n’y a par conséquent ni synchronisation des totalités C1 = C2 ni associativité. Durant une seconde étape, qui correspond au sous-stade II B, l’enfant parvient à égaler les durées synchrones partielles d’ordre A, A’ et B’, mais il se refuse à égaliser les durées totales C1 = C2 confirmant ainsi la différence entrevue au chapitre V entre la synchronisation intuitive et la synchronisation opératoire. D’autre part, il échoue aussi à l’associativité. Au cours d’une troisième étape (= stade III) il y a à la fois additivité et associativité.
Sur plus de 30 sujets examinés nous n’avons ainsi trouvé que des exemples de correspondance entre l’additivité et l’associativité, sauf la seule exception d’un sujet qui admettait la première avec hésitation mais niait la seconde.
§ 2. Les stades I et II A : pas de synchronisation des durées élémentaires et pas d’additivité ni d’associativité🔗
Nous ne citerons qu’un exemple du stade I, au cours duquel il n’est pas possible de faire admettre à l’enfant, malgré nos suggestions, l’égalité des durées élémentaires, ni par conséquent de poursuivre utilement l’interrogatoire :
Pasc (6 ; 8). A1 et A2 : « Les deux bonshommes sont partis en même temps ? — Oui. —  Ils se sont arrêtés en même temps ? — Non, il y en a un qui s’est arrêté le premier. —  Mais il ne s’est pas arrêté avant l’autre ? — Non, mais il a gagné (!). — Ils ont mis le même temps ? — Non. —  Mais s’ils partent ensemble et s’arrêtent ensemble, ils ne mettent pas le même temps pour faire les chemins ? — Non. » On poursuit cependant, mais Pasc nie l’égalité des durées totales, ainsi que l’associativité. Il ne présente même pas cette dernière pour les espaces eux-mêmes, niant, pour une seule ligne, que les segments x, y et z donnent x + (y + z) = (x + y) + z.
Par contre, il peut être intéressant d’analyser les réactions des sujets du stade II A, car, tout en niant au début le synchronisme des durées élémentaires, ils se le laissent cependant suggérer ensuite. Mais alors, tout en admettant en fin de compte ce synchronisme terme à terme, ils nient énergiquement celui des durées totales ainsi que l’associativité :
Guil (7 ; 11). Premier trajet I (A1) et II (A2) : « Ils sont partis en même temps ? — Oui. —  Et arrêtés ? — Oui. —  Marché le même temps ? — Il y en a un qui a mis plus longtemps (II). Il a perdu parce qu’il a été moins loin. —  Mais ils ont marché le même temps ? — Non. —  (On recommence.) Regarde cette montre (à stoppeur). Combien met le premier ? — Cinq minutes, non pas tout à fait : 4 ½. — Et l’autre ? — Aussi 4 ½. — Ils ont marché le même temps ? — Oui, mais il y en a un qui a un peu lambiné ! —  Et maintenant (deuxième trajet) ? — C’est toujours le même qui va moins vite. —  Mais le même temps (avec la montre) ? — Oui. » Troisième trajet : idem.
« Maintenant, écoute bien. Pour faire ça, ça et ça (C1) il a fallu un moment. On va penser au temps qu’il a fallu pour faire tout ça (C1 : on décrit le mouvement d’un geste) et tout ça (C2 : un autre geste). Ça fait le même temps ou pas ? — Celui-là (II) a mis plus de temps et celui-là (I) moins de temps. —  Pourquoi ? — Celui-là (II) a perdu et l’autre a gagné. »
« Et maintenant (I fait B1 et II fait A2). — Celui-là (I) a marché plus longtemps (juste). — Et ça (I fait B’1) et II fait A’2 + B’2). — Celui-là (II) plus longtemps (juste). — Et tout ça ensemble (on retrace B1 + B’1 et A2 + [A’2 + B’2]) ? — Celui-là (I) a mis plus de temps parce que c’est un grand bout de chemin. »
Fla (7 ; 11) dit d’emblée, pour le premier trajet : « Il y en a un qui a marché plus longtemps. —  Arrêtés en même temps ? — Oui, mais le premier a couru. —  Mais est-ce qu’il court plus de temps, ou la même chose de temps que l’autre ? — Ah oui, ils ont marché le même temps. —  Bien et maintenant (2e trajet). — Partis ensemble ? — Oui. —  Et arrêtés ? — Oui. —  Marché le même temps ? — Non. —  Pense à ce que tu as dit avant ? — Ah oui, le même temps. » 3e trajet : idem.
« Bien, alors regarde. Pour faire tout le voyage (on fait trois mouvements pour les trois trajets de I) et tout ce voyage (idem pour II), il a fallu le même temps ? — Non, il a fallu plus de temps ici (I) parce que c’est un plus long chemin. »
« Regarde bien (B1 et A2). — Celui-là (I) a mis plus de temps parce qu’il a été plus loin (juste). — Et ça (B’1 et A’2 + B’2) ? — Celui-là (II) plus de temps (juste). — Et les deux voyages ensemble (B1 + B’1) et (A2 + [A’2 + B’2]) ? — Non, ça a mis plus de temps de ce côté-là ici (I) parce qu’il a été plus loin. »
Dis (7 ; 10). Mêmes réactions. Notons uniquement qu’en fin d’interrogatoire, alors qu’il est bien persuadé du synchronisme des durées élémentaires, mais nie celle des totalités, nous essayons encore, mais sans succès, de lui faire comprendre l’additivité pour deux durées seulement : « (A1 et A2) ? — Même temps. —  Et ça (A’1 et A’2) ? — Aussi la même chose de temps. —  Et les deux ensemble (B1) et là aussi les deux ensemble (B2) ? — Ici (II) il a fallu moins de temps que là (I). — Mais ça (A1 et A2) ? — Le même. —  Et ça (A’1 et A’2) ? — Aussi. —  Alors les deux ensemble (B1 et B2) ? — Non, là (I) il fait un chemin beaucoup plus long : il faut plus de temps. »
Ces réactions du sous-stade II A sont intéressantes à divers égards. On retrouve d’abord la négation déjà connue de l’égalité des durées synchrones élémentaires même chez des sujets qui admettent les simultanéités respectives des départs et des arrivées. Pour les persuader de cette égalité, il faut employer la montre ou des signaux sonores marquant l’arrêt commun (avec parfois quelque conviction dans la voix !). Parvenant ainsi à peine à la synchronisation des durées partielles, il est naturel qu’ils nient celle des durées totales. Contrairement aux sujets du stade II B, dont nous allons voir à l’instant les réponses, les raisons et leur non-additivité sont donc très compréhensibles : portés à nier le synchronisme des trajets élémentaires parce que les durées correspondent déjà alors à des chemins parcourus inégaux, ils sont simplement plus sensibles à cette inégalité dans le cas des durées totales (C1 = C2) puisqu’elle augmente en ce cas notablement (voir la réponse finale de Dis). Non capables d’additivité, il va de soi qu’ils échouent à atteindre l’associativité et cela encore pour les mêmes raisons. Notons cependant que l’inégalité invoquée dans le cas de l’additivité n’est pas nécessairement la même que dans celui de l’associativité, ce qui montre bien que l’enfant fait à cet égard deux raisonnements distincts : c’est ainsi que Guil suppose, dans le premier cas, que II met plus de temps parce que marchant moins vite et, dans le second, que I met plus de temps parce que parcourant une plus grande distance.
§ 3. Le sous-stade II B : synchronisation des durées élémentaires, mais ni additivité ni associativité🔗
Les sujets dont nous allons maintenant examiner les réponses sont beaucoup plus curieux en ce qui concerne l’évaluation des durées : convaincus d’emblée de l’égalité de durée des trajets synchrones élémentaires, ils se refusent néanmoins d’admettre celle de leur réunion (C1 et C2) ainsi que leur associativité :
Col (7 ; 1). On commence, pour faciliter les choses, par faire raisonner l’enfant sur des trajets égaux entre eux ainsi que pour I et pour II (5 cm par trajets élémentaires des deux côtés). Col admet alors naturellement le synchronisme des durées partielles : « Et maintenant pour tout ça (trajet total de I) et tout ça (trajet total de II), il a fallu le même temps ? — Oui, parce que c’est la même longueur des deux côtés. » Et pour l’associativité : « C’est tout la même chose parce que c’est les mêmes longueurs. »
Mais, lorsque l’on procède par distances inégales, comme précédemment, on trouve ce qui suit. Premiers trajets : même temps. Deuxièmes trajets : idem. Troisièmes trajets : « Oui, c’est aussi le même temps. —  Maintenant regarde : tout ça ensemble (C1) et tout ça ensemble (C2) ça fait le même temps ? — Non, ici (I) il a mis plus de temps, parce que c’est plus long. »
« Et ça (B1 et A2) ? — Celui-là (I) plus de temps (juste). — Et ça (B’1 et A’2 + B’2) ? — C’est maintenant celui-là (II : juste). — Et tout ça ensemble (B1 + B’1) et tout ça (A2) + (A’2 + B’2) ? — Ici (I) il a fallu plus de temps. »
Chat (7 ; 3) répond également juste tant qu’il s’agit de trajets tous égaux entre eux (3 cm environ). Par contre, lorsqu’on en vient aux trajets inégaux, il admet bien l’égalité de durée des trajets partiels (A1 = A2 ; A’1 = A’2 ; etc.) mais nie celle des durées totales : « Pour tous les chemins ensemble (les trois trajets de I) et pour tous ceux-ci ensemble (II), c’est le même temps ou pas ? — Pas le même temps. —  Pourquoi ? Ce chemin est plus long (I). — Regarde. On va recommencer et tu compteras (on fait marcher I et II en frappant à chaque étape). À la première on demande : C’est le même temps ? — Oui. —  (On continue.) — (Il a compté pendant ce temps.) — 1, 2, 3…, etc. — Alors ça a été les mêmes temps (pour C1 et C2) ? — Non. —  Combien de temps celui-là (I) ? — 7. — Et celui-là (II) ? — Celui-là j’ai pas compté (!). »
Associativité : même réaction.
De tels cas sont fort instructifs en ce qui concerne la différence entre les synchronismes intuitif et opératoire, puisque la synchronisation des durées partielles est acquise sans que celle des totales le soit pour autant.
Notons d’abord, pour ne plus y revenir, que si l’additivité et l’associativité sont tellement plus faciles lorsque tous les trajets élémentaires sont égaux entre eux en distances, vitesses et temps, c’est qu’alors l’évaluation des durées se confond avec celle des espaces et peut donc rester d’ordre intuitif. Aussi rencontre-t-on des réponses justes, avec cette technique, dès le stade II A, mais nous avons réservé les exemples de ce genre de réponses pour les mettre en opposition, à ce stade II B, avec les réactions aux vitesses inégales.
Lorsque, par contre, il y a inégalité de vitesses entre I et II (et inégalités des trajets successifs de chacun des deux), alors l’évaluation des durées doit s’effectuer pour elle-même. Pourquoi donc l’enfant reconnaît-il en ce cas le synchronisme des durées partielles, liées aux trajets élémentaires, et le nie-t-il dès qu’il réunit ces durées en deux totalités, alors considérées comme inégales ? Tel est le vrai problème de l’additivité des durées, donc de la durée opératoire, par opposition au cas intuitif des trajets égaux où l’additivité temporelle n’est qu’apparente puisque les trajets totaux sont spatialement égaux entre eux.
La réponse est aisée à trouver. Si le synchronisme est reconnu pour les durées élémentaires, sans être ensuite généralisé, c’est qu’il demeure semi-intuitif. Nous avons vu, au chapitre V, comment le synchronisme donnait lieu, au cours du stade II B, à une découverte empirique fondée sur les seules simultanéités par opposition à la déduction opératoire et quantifiante du stade III. Il en va de même ici. Pour deux mobiles à départs et arrivées respectivement simultanés, l’enfant de ce niveau, partagé entre l’idée de nier toute synchronisation à cause des différences de vitesses et celle de l’accepter à cause de ces simultanéités, se laissera simplement influencer par la situation perceptive, ses jugements intuitifs donnant alors lieu à des « déplacements d’équilibre » (avec régulation entre certaines limites), lorsque les données extérieures changent de valeur, exactement comme c’est le cas dans le domaine des illusions géométriques. Pour un trajet très court (quelques centimètres), il admet alors le synchronisme, l’écart entre les trajets parcourus étant relativement faible. Mais ce n’est qu’un choix d’ordre intuitif fondé sur une régulation quasi perceptive, et sitôt qu’il s’agit de comparer les trois trajets à la fois, la différence est alors trop grande et la régulation est insuffisante pour maintenir cette intuition : il y a donc « déplacement de l’équilibre intuitif » en fonction des changements de données extérieures et le synchronisme est nié ! Il s’agit donc, en ces réactions, d’un stade intermédiaire comme ceux dont nous avons vu de nombreux exemples à propos de la conservation des quantités, de la substance, du poids et du volume 4 : pour de petites déformations, la conservation est acceptée et pour de plus grandes elle est niée. Il est clair qu’en de tels cas toute composition additive et toute associativité demeurent impossibles, puisque l’esprit ne procède encore que par compositions intuitives intermédiaires entre les lois de l’équilibre perceptif, d’ordre statistique et irréversible, et celles de la composition opératoire, nécessaire et réversible. Il est seulement fort intéressant de noter qu’une fois de plus l’additivité et l’associativité vont de pair : toutes deux sont exclues par les sujets pour la même raison, qui est l’inégalité entre le tout et la somme des parties. C’est cette inégalité fondamentale qui atteste le caractère intermédiaire de la pensée intuitive entre le domaine perceptif et le domaine opératoire.
La corrélation entre l’additivité et l’associativité va se retrouver maintenant chez des sujets un peu plus évolués, qui font la transition entre le sous-stade II B et le stade III parce que, après avoir hésité sur la question du synchronisme, ils finissent par l’accepter additivement et associativement :
Dza (8 ; 1). Trajet 1 : « Partis en même temps ? — Oui. —  Arrêtés ? — Oui. —  Marché le même temps ? — Non, parce que celui-là (I) va plus vite. Ah non, je me suis trompé : c’est la même chose de temps parce qu’ils se sont arrêtés en même temps. —  (2e et 3e trajets.) — Le même temps. —  Maintenant, regarde. Pour faire ces trois bouts…, etc. Mêmes temps ? — Non. Ici (trajet total de I) c’est plus de temps, parce que c’est plus loin. Il a marché plus vite. —  Mais ils se sont arrêtés chaque fois en même temps ? — Oui. —  Alors les trois chemins de I et les trois chemins de II ça ne fait pas le même temps ? — Non. »
(Avec la montre-stoppeur) B1 et A2 : « Les temps ne sont pas les mêmes. Celui-ci (I) a fait un plus grand bout (juste). — (B’1 et A’1 + B’2 ) ? — Maintenant c’est celui-ci qui a marché plus longtemps (juste). — Et ces deux chemins (B1 + B’1) et ceux-là (A2 + [A’2 + B’2]) ? — Le grand (I) a marché plus longtemps. »
On recommence l’examen de l’additivité en se servant également du stoppeur pour les durées élémentaires. Celles-ci sont reconnues synchrones sans plus d’hésitations. Quant aux trois trajets réunis de I et de II : « Les temps ne sont pas les mêmes. Celui-ci (I) a fait les plus grands bouts. Ah ! Oui, les temps sont les mêmes ! Ce temps (C1 : il montre tout le trajet de I) et ce temps (C2 de II), ça fait la même chose ! »
On recommence enfin l’associativité : « Et les deux ensemble (B1 + B2, etc.) ? — Ce n’est pas le même temps. Ah ! Mais oui, c’est le même temps : une fois le petit s’est arrêté le premier, et l’autre a continué, et l’autre fois c’est le grand qui s’est arrêté et le petit a continué. Ça fait le même temps ! »
Sain (8 ; 4) commence aussi par hésiter sur le synchronisme des trajets élémentaires correspondants, puis il le reconnaît spontanément : « Et pour les trois bouts à la fois ? — Ce bonhomme (II) a mis plus de temps parce qu’il a été moins loin. —  Pourquoi ? — Ah non, c’est le même temps, parce qu’ils sont tous partis en même temps et arrêtés en même temps chaque fois. »
Associativité : « C’est celui-là (trajet total de I) qui a mis le plus de temps, parce que c’est un plus long chemin, ah non, celui-là (II) parce qu’il est allé moins vite… Ah non, ils ont mis le même temps, parce qu’il y a un côté où un ne s’est pas arrêté et ensuite de l’autre côté la même chose ! »
On voit comment ces sujets, après un certain nombre d’oscillations caractéristiques des « déplacements d’équilibre » dont nous parlions tout à l’heure, finissent par égaliser les durées totales lorsque leurs régulations ont atteint la réversibilité opératoire en ce qui concerne les relations en jeu. L’argumentation employée pour justifier l’associativité est très significative à ce dernier point de vue et deviendra constante au cours du troisième stade : il y a compensation parce que l’un des bonshommes s’est arrêté le premier lors du premier trajet et l’autre au cours du second. Or, cette compensation ne résulte pas du synchronisme des durées élémentaires, puisqu’il n’existe plus en ce cas : elle consiste donc à fusionner deux inégalités partielles en une égalité d’ensemble, ce qui est le propre d’un calcul opératoire dépassant définitivement le niveau des régulations intuitives, au profit d’une réversibilité exacte des relations composées entre elles. Plus simplement dit, l’associativité apparaît ainsi comme le complément nécessaire de l’additivité et toutes deux se constituent dès qu’au lieu de raisonner sur les durées partielles à part, et sur les durées totales à part également, l’enfant conçoit ces dernières comme la résultante exacte des premières. Comment cette composition additive est-elle devenue possible ? C’est ce que nous allons examiner à la lumière du troisième et dernier stade.
§ 4. Le troisième stade : additivité et associativité immédiates🔗
Voici maintenant des exemples de réactions correctes, à commencer par un cas de composition presque immédiate, et à continuer par deux cas typiques de ce stade III :
Qui (8 ; 3). Trajets élémentaires : « C’est le même temps parce qu’ils sont partis en même temps et arrivés en même temps. — Et les trois ensemble ici (I) et là (II) ? — Celui-là (I) a mis plus de temps parce qu’il est allé plus… Ah non, ils sont chaque fois partis ensemble et arrêtés ensemble : c’est le même temps. »
Associativité : « Les deux ensemble (B1 + B’1, etc.) ? — C’est égal. —  Pourquoi ? — Parce que l’un a fait plus d’abord et l’autre plus ensuite. »
Iag (8 ; 11). Durées élémentaires. — « C’est la même chose. —  Et les trois ensemble ici (I) et ici (II) ? — Aussi la même chose ! —  Pourquoi ? — Mais puisque ça (A1) et ça (A2) c’est le même temps, etc. »
Associativité : « Et les deux ensemble ? — (Hésite) C’est la même chose. —  Pourquoi ? — Parce que celui-là (I) est allé plus longtemps la première fois et celui-là (II) plus longtemps la seconde fois. —  Si on regardait une montre, combien ça ferait ça, par exemple (B1) ? — Deux minutes. —  Et ça (A2) ? — Une minute. —  Et ça (B’1) ? — Une minute. —  Et ça (A’2 + B’2) ? — Deux minutes. »
La composition associative est donc exacte.
Stoh (9 ; 4). Durées élémentaires : « Même chose. — Et les trois ensemble ? — C’est le même temps en tout, parce que l’un allait plus lentement que l’autre, mais ils sont chaque fois partis en même temps et arrêtés en même temps. »
Associativité : « C’est la même chose, parce qu’ils sont allés tout à fait la même chose que la première fois, mais c’est un qui s’est arrêté d’abord et ensuite l’autre. »
On voit en quoi ces réactions diffèrent de celles des stades précédents. En premier lieu, le sujet parvient à la composition additive en vertu d’un raisonnement qui étonne par sa simplicité après toutes les complications de l’évolution qui précède : les durées totales sont égales parce que composées de parties égales entre elles (voir Iag) ! Et comment le sait-on ? C’est que, comme le disent Qui et Stoh, les bonshommes sont « chaque fois partis en même temps et arrêtés en même temps ».
Or, cette égalité des durées partielles était déjà reconnue spontanément au sous-stade II B. Comment donc se fait-il qu’elle n’a pas entraîné l’égalité de leurs sommes tandis qu’à ce stade III elle est conçue comme l’impliquant par un lien nécessaire ? Toute la question de la différence et du passage entre les compositions perceptives ou intuitives et les compositions opératoires est en jeu dans ce simple fait. Dans le domaine de la pensée intuitive comme dans celui des perceptions, le tout n’est pas égal à la somme des parties, parce que les transformations n’y sont pas réversibles mais que, lors de chaque modification des données sensibles extérieures, il se produit des « déplacements d’équilibre », c’est-à -dire qu’il intervient des « transformations non compensées » ou non entièrement compensées par les décentrations ou régulations. L’équilibre perceptif et, à un moindre degré, l’équilibre intuitif sont ainsi comparables à un système statistique, dans lequel les combinaisons fortuites (en l’espèce : les aspects de la réalité qui viennent frapper la centration perceptive ou intuitive) modifient à chaque instant la totalité sans que celle-ci puisse ainsi résulter d’une composition additive. Au contraire, dès que les décentrations régulatrices atteignent la compensation complète, la réversibilité qui en résulte entraîne l’additivité, c’est-à -dire explique qu’il n’y ait plus rien, dans le tout, que la somme des parties composées entre elles. Mais cette composition additive, loin d’exclure l’organisation, comme la psychologie de la Gestalt tendrait à le faire admettre, constitue une nouvelle organisation, plus complète que les précédentes puisqu’elle consiste en « groupements » rendant possible la déduction indéfinie.
La preuve qu’il en est bien ainsi est que précisément, sitôt acquise cette composition additive des durées partielles synchrones en durées totales synchrones elles aussi, l’associativité devient non seulement possible mais même nécessaire. Qu’est-ce en effet que cette associativité ? C’est simplement la propriété que possède toute totalité additive de demeurer la même indépendamment de l’arrangement de ses parties, et c’est pourquoi la découverte de l’additivité des instants en durées totales entraîne celle de l’associativité, puisque sans associativité ces totalités ne seraient pas stables et ne demeureraient donc pas des totalités additives.
On peut d’ailleurs distinguer deux cas dans l’associativité et dans la composition additive elle-même. Dans le premier, le tout est indépendant de l’ordre des parties (commutativité). Par exemple une boulette d’argile est formée d’une certaine quantité de substance, etc., sans que l’une de ses parties puisse être considérée comme antérieure aux autres. L’associativité est alors incluse dans ce que nous avons appelé les problèmes de « conservation » dans un ouvrage antérieur 5. Mais il se peut, comme dans le cas du temps, que le tout consiste en une réunion de parties successives. Cela ne signifie pas que l’addition des durées comme telles ne soit pas commutative, mais c’est qu’elle fait nécessairement abstraction de l’ordre des événements. Si l’on n’abstrait pas les durées de la suite des événements, alors le tout conserve l’ordre. En ce cas, l’associativité consiste à atteindre le même tout selon deux compositions différentes conservant le même ordre. C’est pourquoi, dans le cas des durées, l’analyse de l’associativité nous a paru s’imposer à part, comme confirmation du fait que la composition additive entraîne la conservation des totalités.