Le Développement de la notion de temps chez l’enfant ()
Chapitre VI.
L’emboîtement des durées et la transitivité des relations d’inégalité de temps 1
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À la fin du chapitre précédent, nous avons vu que, sitôt après avoir découvert l’égalité des durées synchrones en se fondant sur une quantification des travaux effectués, l’enfant devient capable de concevoir la transitivité de ces relations d’égalité des durées ou des quantités écoulées. Si la transitivité est acquise sous la forme A = B, B = C, donc A = C, la question se pose alors de savoir si l’enfant saura l’appliquer aussi aux inégalités, sous la forme A < B, B < C donc A < C, et, plus simplement encore, s’il saura constituer une sériation qualitative, telle que A < B < C < … etc.
Mais une sériation des durées A < B < C… etc., si l’on ne se borne pas à envisager uniquement des durées successives et si ces durées en jeu sont toujours partiellement synchrones telles que A fasse tout entière partie de B, etc., constitue en réalité un système plus ou moins complexe d’emboîtements analogues à ceux que nous avons rencontrés au chapitre II. C’est donc l’emboîtement en général des durées que nous allons étudier en ce chapitre.
La technique adoptée est extrêmement simple et directement inspirée de celle du chapitre précédent. Nous présentons aux sujets le même réservoir percé d’un tube à deux branches (en Y) et dix bouteilles de contenance croissante A, B, C, …, J, K mais naturellement en désordre. Ces bouteilles sont de forme variée, de telle sorte qu’il est impossible de juger de leur contenance et du temps nécessaire pour les remplir sans se livrer à un remplissage effectif. Nous commençons également, en choisissant deux bouteilles au hasard, par demander : 1° laquelle des deux sera la plus vite pleine ; 2° pourquoi ; 3° si elle mettra plus ou moins de temps que l’autre. Cela fixé (et il importe, pour chaque couple, de revenir sur les relations temps et vitesse ainsi que temps et quantité), nous posons alors à l’enfant les deux problèmes distincts que voici. I. Sérier trois ou quatre bouteilles selon l’ordre croissant des durées nécessaires à leur remplissage, par exemple A < B < C ou B < E < K ; etc. Notons que cette opération n’est qu’une sériation ordinaire s’il s’agit d’ordonner les remplissages en demandant « laquelle sera remplie la première, la seconde, etc. », mais qu’elle constitue bien un emboîtement, s’il s’agit des durées, car la durée nécessaire à A est contenue, comme une partie dans un tout, dans la durée nécessaire à B ; celle-ci est contenue dans la durée nécessaire à C ; etc., de telle sorte que la série A < B < C < … a bien le sens d’une suite d’inclusions ou d’inégalités entre parties et totalités de grandeurs croissantes 2. II. On pose enfin des questions portant sur transitivité de ces emboîtements : si A < B et si B < C (avec expérience à l’appui) alors A < C ou A > C ? Si C1 = C2 et si C2 < D, alors C1 < D ou C1 > D ? Etc.
Les résultats obtenus se laissent classer dans les trois stades que nous avons distingués jusqu’ici. Au cours du premier stade, le sujet n’est pas capable, lorsqu’il série trois bouteilles, de les comparer spontanément deux à deux, et ne parvient a fortiori à aucune déduction logique des durées. Au cours du second, il compare bien les termes deux à deux mais sans coordonner les couples entre eux : il se contentera, par exemple, de A < B et de A < C faute de comprendre encore la transitivité des relations d’inégalité ou d’égalité. Après avoir dominé progressivement ces difficultés au sous-stade II B, il réussit à la fois, au stade III, les sériations ou emboîtements, et les raisonnements par transitivité qui en découlent.
Section I. — L’emboîtement des durées🔗
Pour plus de clarté, nous nous limiterons ici aux questions de sériation et renverrons la transitivité à une section II.
§ 1. Le premier stade : pas de comparaison deux à deux🔗
On se rappelle qu’au cours du cours du premier stade l’enfant ne découvre ni la simultanéité ni le synchronisme ni même la relation inverse du temps et de la vitesse. Il va de soi qu’en ces conditions le problème de l’emboîtement des durées n’a pas de sens. On ne demande donc que l’ordre des remplissages, mais le sujet n’aboutit qu’aux sériations élémentaires suivantes, dont on trouve des exemples jusque vers 6 ans et qui durent souvent au-delà des réactions que nous venons de rappeler :
Clav (6 ; 10) : « Tu vois ces deux bouteilles (B et J). Une sera remplie la première ? — Oui (B), parce qu’elle est beaucoup plus petite, ça va plus vite. —  Il faudra plus ou moins de temps pour la remplir ? — Plus de temps. —  Et de ces deux (B et D) laquelle met le moins de temps ? — Celle-là (D). » On demande alors de sérier E, F et G en disant « mets-moi ici celle qui se remplit la première, puis celle qui se remplit en second, puis là celle qui sera remplie la dernière ». Clav pose alors, d’après les hauteurs, G < E < F. « Tu es tout à fait sûr ? — Oui. —  Essaie donc au lieu de regarder. » Il essaie seulement avec G avec E et repose G < E < F sans qu’on en puisse rien tirer de plus.
Alf (6 ; 11), pour sérier D, E et F dans l’ordre des remplissages, essaie D et E, puis F seule et pose F < D < E. « C’est juste ? — Non (il change en D < F < E). Celle-là (E) elle est remplie plus, et celle-là (F) moins. —  Comment le sais-tu ? — Elle est plus large, l’autre est plus petite (n’essaie pas). »
« Et ça (G, H et J) ? — (Il pose G < J < H, puis essaie J avec H et dit) Ça (H) c’est moins et ça (J) c’est plus. (Puis il essaie G toute seule et dit) C’est plus. (Il pose alors H < J < G.) — Comment tu sais que c’est juste ? — Parce que l’autre (G) est large. —  Laquelle met plus de temps ? — (Montre J, au milieu de la série ! Il change alors J < G < H.) — Tu es sûr ? — Oui. —  Quand tu as essayé ? — Tout à l’heure. »
Chri (7 ; 3) pense que de G et J c’est J qui sera « la première pleine, parce qu’elle est plus petite ». L’essai le détrompe mais il conclut que G met « plus de temps, parce qu’ici (J) ça va plus lentement et ici (G) plus vite. —  Avec (G) on peut compter jusqu’à combien ? — Six. —  Et avec (J) ? — Cinq ou quatre ». On demande alors simplement l’ordre des remplissages, pour D, E et F. D’après la perception des hauteurs il pose E < D < F. « Tu peux essayer, tu sais. — (Il essaie F avec E et pose E < F < D sans essayer D, puis l’essaie à part sans relation avec les deux autres.) »
Cons (7 ; 1) de même pose B < D < C d’après les hauteurs des bouteilles, puis essaie B avec D, et les remet sans essayer C. Pour D, E, et F il pose F < D < E : « On peut être sûr ? — Non. —  Qu’est-ce qu’on va faire ? — Mesurer (il compare E et F, et pose E < D < F sans mesurer D). — Il ne peut plus y avoir de faute ? — Non, parce que celle-là (F) est juste, et celle-là (E) aussi. —  Et ça (D) ? — Elle met moins de temps. »
Telles sont, de façon générale, les réactions de ce premier stade. Elles seraient difficiles à comprendre sans tout ce que nous nous avons vu jusqu’ici de ce niveau primitif, car sous les expressions apparemment simples que l’on emploie pour motiver la sériation, « la bouteille remplie la première », ou « remplie la dernière », se trouvent impliquées toutes les difficultés inhérentes aux notions de durée, de synchronisme, de simultanéité et de succession, ainsi qu’aux relations entre le temps, la vitesse et la quantité écoulée (travail accompli). Elles deviennent bien claires, par contre, lorsque l’on se réfère aux réactions habituelles de ce premier stade en général.
On comprend, tout d’abord, pourquoi l’on ne peut utilement demander, au cours de ce stade I, que l’ordre de succession des remplissages. Si l’on exige du sujet la sériation des bouteilles selon le temps qu’elles mettent à se remplir, comme la durée est encore conçue comme proportionnelle à la vitesse, l’enfant met en tête la « moins vite remplie » et en queue « la plus vite remplie », ce qui revient à l’ordre des remplissages eux-mêmes. Si l’on pose alors la question dans ce langage des vitesses, elle reste équivoque de son côté puisque « plus vite » peut signifier soit « à une plus grande vitesse » soit simplement « plus tôt », significations que l’enfant ne distingue pas. Si l’on fait sérier, d’autre part, selon les quantités, l’enfant s’en tiendra à la seule hauteur des bouteilles. Bref, il ne reste, pour s’entendre, qu’à faire porter la sériation sur l’ordre de succession des remplissages (des moments où chaque bouteille est pleine jusqu’au bord). Selon notre logique, cela signifierait en même temps une sériation selon l’emboîtement des durées nécessaires à ces remplissages, mais pour l’enfant de ce stade Il n’en est rien, pour les raisons qu’on vient de voir. Si les enfants du stade I échouent à sérier l’ordre des remplissages, il est donc clair qu’ils échoueraient a fortiori à ordonner ou à emboîter les durées elles-mêmes.
En effet, pourquoi l’enfant de ce stade échoue-t-il à sérier trois bouteilles selon l’ordre de succession de leurs remplissages ? Les sujets examinés présentent une réaction d’une uniformité remarquable : ils ne comparent entre eux que deux des termes à sérier et jugent du troisième absolument. On reconnaît en cela un caractère que nous avons déjà signalé au début de toutes les sériations quelles qu’elles soient, qu’il s’agisse de longueurs, de poids, etc. 3, aussi bien que de temps. Or, ce comportement indique toujours que la qualité sur laquelle porte la sériation n’est pas encore conçue comme relative, et est encore évaluée à titre de prédicat absolu. Dans le cas particulier, la raison en est bien claire. L’enfant série en réalité les trois bouteilles d’après leur simple hauteur, et il le fait à vue, avant tout essai de remplissage, parce qu’il croit que les successions et les temps seront sans plus proportionnels à ces hauteurs. Lorsqu’on lui demande d’essayer de remplir, il s’exécute comme à contrecœur, et ne comprend pas le résultat obtenu, quand il infirme sa prévision, parce que (nous avons assez vu pourquoi au cours du chapitre précédent) il ne se place pas dans l’hypothèse d’une synchronisation des deux écoulements, mais qu’il confond l’ordre temporel et l’ordre spatial du parcours (des hauteurs). Bref, on retrouve ici une difficulté analogue à celles des sériations du chapitre I (§ 2). L’enfant du premier stade n’arrivait pas à sérier les dessins représentant des niveaux d’écoulement, faute de retracer en pensée l’ensemble du mouvement dont ces niveaux constituent les étapes de parcours. Dans le présent cas, au contraire, l’enfant croit que les étapes du parcours sont données dans l’ordre de hauteur des bouteilles, mais il n’arrive pas non plus à sérier les temps de remplissage parce qu’il s’en tient à ces caractères statiques et ne conçoit pas un ordre temporel distinct de l’ordre spatial. Aussi constatons-nous, comme au chapitre I, que ce n’est pas faute de capacité de sériation en général que l’enfant échoue, puisqu’il sait sérier spatialement les bouteilles selon l’ordre des hauteurs (de même qu’il pourrait sérier les niveaux du chapitre I selon leurs hauteurs), mais que c’est bien faute d’une sériation spécifiquement temporelle, c’est-à -dire, en fait, faute d’un temps unique commun aux événements successifs qui le remplissent.
§ 2. Le deuxième stade sous-stade II A : comparaison deux à deux mais incoordination des couples entre eux🔗
En progrès sur les enfants du stade I ceux du second ne mesurent plus l’écoulement dans une bouteille isolément, mais les rapports entre les couples demeurent incoordonnés, tant dans la sériation même que dans la déduction logique. La question de la sériation peut en outre porter sur l’emboîtement des durées comme telles :
Lou (7 ans) pense que B sera plus vite remplie que D et qu’on peut compter jusqu’à 5 pour évaluer la durée de B et jusqu’à  6 pour celle de D : « Essaie de m’arranger ces trois (E, F et G) : tu mettras ici celle qui prend moins de temps, ici celle qui en prend un peu plus et ici celle qui prend le plus de temps pour se remplir. — (Il pose E < G < F, à vue.) — Tu es sûr ? — Non, il faut mettre les deux bouteilles en même temps sous les robinets (il essaie E et G, pose E < F < G et corrige en E < G < F). — Pourquoi tu changes ? — Celle-là (E) met moins de temps que (F) (il essaie E et F et repose E < G < F). »
Ber (7 ; 10) : « De (D et G) laquelle sera remplie la première ? — Les deux en même temps. —  Sûr ? — Il faut essayer (il le fait). Celle-là (D). — Plus ou moins de temps ? — Moins. —  Arrange (D, E et F d’après les temps). — (Il pose à vue D < F < E.) — Sûr ? — Il faut essayer avec l’eau (il essaie D avec F et les replace). C’est juste. —  Et ça (E) ? — Elle met plus de temps, elle est plus grosse (il essaie D et E et repose comme avant). »
An (7 ; 3) voit que G sera remplie avant J parce qu’elle est plus mince, mais « c’est mieux d’essayer ». Elle vérifie qu’il en est bien ainsi et conclut qu’« elle met moins de temps. —  Alors arrange-moi les trois (E, F, G), en mettant ici celle qui met le moins de temps, puis un peu plus, puis le plus de temps pour se remplir. — (An veut les mettre les trois à la fois, mais constate qu’il n’y a que deux robinets.) Lesquelles il faut prendre ? —  Comme tu veux. — (Met E et F et pose E < G < F.) Et puis ? (Prend alors E et G et laisse E < G < F.) — C’est juste maintenant ? — Je ne sais pas. —  Ça pourrait être comme ça (E < F < G) ? — Je ne sais pas ».
On donne G, H et K. Met à vue H < K < G puis essaie G et K et pose H < G < K. « C’est juste ? — Je ne sais pas (essaie H et G et pose G < H < K). — Et comme ça ? — … »
Tea (7 ; 4) pose à vue D < E < F, puis essaie D avec E et pose D < F < E en mettant aux deux extrémités ceux qu’il vient d’essayer : « Pourquoi (F) là  ? — Entre les deux. —  Tu es sûr ? — Pas tout à fait (essaie E et F et pose D < E < F, ce qui est juste). — Essaie de trouver la place de (C). — (Il essaie D avec E, puis C avec F et pose D < E < C < F.) »
À sérier A, B, C, D. Il essaie D et A et dit « (A) est la première », puis essaie C avec B et pose A < D < B < C. « C’est juste ? — Pas tout à fait (pose A < B < C < D puis B < A < C < D). »
Le progrès de ces sujets sur ceux du stade I est évident : ces derniers ne comparent entre elles que deux bouteilles sur trois et jugent de la troisième à vue ou en la remplissant à part, tandis que ceux du présent stade ne procèdent que par couples, au moins lorsqu’ils tiennent à vérifier leurs suppositions. Il y a donc relativité naissante des notions de durée, ce qui va de pair avec les autres intuitions articulées que nous avons constatées jusqu’ici à ce niveau.
Mais, cela acquis, il reste que les couples successifs des bouteilles comparées entre elles demeurent incoordonnés les uns par rapport aux autres. C’est ainsi que Lou, pour sérier E, F et G, compare E à G, puis à F et pose E < G < F sans s’occuper du rapport entre F et G, etc. Les moins évolués de ces sujets n’arrivent donc pas à sérier les trois bouteilles, malgré tous leurs essais de comparaisons par couples. Certains y parviennent par une suite de hasards heureux, comme An et Tea, mais sous l’effet de nos suggestions, et aucun n’arrive à la sériation de quatre éléments, même aidé par nos questions.
Comment expliquer ces faits intéressants ? Il est clair, tout d’abord, que l’incapacité à coordonner les couples d’inégalités de temps montre que celles-ci ne sont pas encore conçues comme transitives à ce stade, pas plus que ne l’étaient les relations d’égalité par synchronisation étudiées au chapitre précédent. C’est ce que nous établirons directement à la fin du présent chapitre. Mais pourquoi cette double difficulté à la sériation ou à l’emboîtement des durées, et au maniement de la transitivité de leurs rapports ?
La raison en est simple : comme nous l’avons déjà vu à la fin du § 1, sérier en « avant » et en « après » les trois événements A → B → C, et, pouvons-nous ajouter maintenant, emboîter les unes dans les autres les trois durées qui leur sont corrélatives α < β < γ, c’est être capable de concevoir un temps unique à titre de système des co-déplacements, dans lequel les durées propres aux divers mouvements synchronisant en tout (chap. V) ou en partie (présentes expériences) se coordonnent entre elles. Or, si les trois bouteilles présentées aux enfants avaient la même forme et ne différaient que par leurs hauteurs, ils arriveraient à résoudre notre problème puisqu’il ne s’agirait que de sérier des niveaux dans un seul ordre de parcours (voir chap. I, stade II). Mais dans le cas de nos trois bouteilles de formes dissemblables les trajectoires ne sont plus comparables au moyen d’une simple ligne spatiale, puisque les déplacements s’effectuent à la fois en hauteur, en largeur et en profondeur : il s’agit donc d’ordonner non pas seulement des déplacements de niveaux, mais un système complexe consistant en augmentations progressives de volume ou de quantités. C’est pourquoi le temps, étant alors solidaire de cette quantification dont il constitue l’ordre des transformations (co-déplacements), ne peut en ce cas être structuré par des procédés intuitifs. Nous l’avons déjà établi à propos de la synchronisation et il est clair que l’emboîtement des durées est solidaire de cette dernière, puisque deux durées inégales α et β dont la première est emboîtée dans la seconde ne sont pas autre chose que deux durées synchrones α1 et α2, plus une différence α’ telle que β = α2 + α’. Ce sont donc exactement les mêmes phénomènes que nous retrouvons ici à propos de l’emboîtement des durées : si l’enfant ne parvient pas à ordonner les deux couples perceptifs x < y et y < z, c’est que, au lieu de procéder par une composition de relations à la fois abstraites des apparences perceptives et rendues par cela même transitives, il mêle en un syncrétisme incohérent les rapports intuitifs de niveau, de grosseur, de vitesse, etc., de telle sorte qu’un couple d’éléments étant mesuré sa place dans la série n’est pas déterminée pour autant, à l’égard d’un autre couple mesuré selon le même principe, mais la mesure du premier couple est soit d’avance incorporée à l’ensemble préconçu des rapports perceptifs (p. ex. des hauteurs des bouteilles), soit incomposable avec celle du second. Plus simplement dit, il n’y a toujours que des temps particuliers ou hétérogènes et non point encore un temps homogène dont les moments divers s’emboîtent les uns dans les autres.
§ 3. Le sous-stade II B : découverte empirique du résultat correct pour trois termes mais échec pour quatre🔗
Les sujets de ce sous-stade se distinguent des derniers cités au § 2 (An et Tea) par le fait qu’ils n’ont plus besoin de nos questions suggestives pour vérifier d’eux-mêmes les rapports supposés : ils parviennent ainsi par essais et erreurs successifs à découvrir l’ordre A < B < C, mais sans système d’ensemble a priori. Voici des exemples :
Mar (7 ; 3) : (déjà cité au § 3 du chap. V), pour sérier D, E et F, dit spontanément : « Eh bien, je prends (F et E), puis on vide (F) et on recommence avec (F et D). » Il essaie F avec E, puis F avec D comme il l’a annoncé, et pose par hasard D < E < F puis E < D < F sans mesurer D avec E.
Pour A < D < E, il mesure A < D puis A < E et pose A < D < E, mais, les voyant alignées, il les change en A < E < D parce que le niveau est un peu plus bas en E qu’en D. « Quelle est la plus vite remplie ? — (A.) — Et la plus lentement ? — (D), non (E). Oh j’aimerais bien essayer celles-là (D et E). » Il le fait et place A < D < E correctement. On le prie alors d’intercaler C : il pose à vue A < D < E < C puis essaie A avec C et replace comme avant ; essaie C et E et change en A < D < C < E ; puis dit : « Je crois qu’il faut essayer encore (C) et (D) », d’où A < C < D < E.
Jac (7 ; 11), pour sérier D, E et F, pose à vue E < F < D puis essaie F et E, puis F et D et pose E < D < F : « Laquelle met le plus de temps ? — (F). — Le moins ? — (E en hésitant.) — Sûr ? — Non, on pourrait changer D et E (essaie D avec E et pose D < E < F). »
Pie (8Â ; 5) pose EÂ <Â DÂ <Â F, essaie E et D, les replace, puis F et E et les replace comme avant, puis essaie E et D et pose enfin DÂ <Â EÂ <Â F.
Lis (8 ; 6) pose E < F < D à vue, mais ajoute « Je crois que (F et E) se remplissent en même temps », essaie D avec F et place D < F < E ; puis E avec D et place D < E < F. Mais à la question « Tu es sûr maintenant », Lis répond avec raison : « Je peux encore essayer (E et F). » Après essai, il conclut : « Je suis tout à fait sûr maintenant. »
On voit que ces sujets, contrairement à ceux du sous-stade précédent, parviennent d’eux-mêmes à coordonner les couples d’éléments résultant des comparaisons. Ils n’y arrivent que peu à peu, empiriquement, et s’ils en forment le projet dès le début comme Mar, c’est sans comprendre que le moyen terme reliant les couples doit être précisément de caractère intermédiaire entre les éléments extrêmes. Mais ils y arrivent sans l’aide de nos questions, et ce progrès dans la sériation des événements et l’emboîtement des durées va de pair avec la construction même des notions, puisque ces mêmes sujets sont ceux qui parviennent précisément, par la même méthode empirique, à une structuration du temps suffisante pour égaliser les durées synchrones (on a vu, p. ex., le cas de Mar au chap. V).
Par contre, précisément parce que le succès de la sériation des trois termes demeure empirique et procède par tâtonnements et non pas par la méthode du moyen terme de valeur intermédiaire, l’enfant ne parvient pas à généraliser sa découverte à quatre ou n termes : s’il arrive parfois à intercaler un quatrième terme dans une série déjà construite (cf. Mar), il est perdu dès qu’on lui demande d’ordonner quatre termes donnés en désordre :
Pie (8 ; 5), pour E, F, H et J, essaie d’emblée H avec J puis dit « Je fais ces deux (E avec F) » et place F < E < H < J. Après quoi il compare E et H et pose F < H < J < E, essaie F et J et pose définitivement E < H < F < J. — Pour intercaler G il essaie G et J, d’où E < G < H < F < J, puis il compare G et H et conclut à E < G < H < F < J.
Lis (8 ; 6) compare H et J et place H < J, puis compare E et F et pose E < F, essaie encore E et J et conclut à F < E < J < H : « Laquelle met le plus de temps ? — (H.) — Sûr ? — Je ne me rappelle plus très bien. » Compare alors E et J, puis E et F et place E < F < J < H, puis essaie encore H et J, d’où F < E < H < J. — Pour A, B, C, D il essaie A et C, puis B et D et enfin A et D d’où B < A < D < C. « Sûr ? — Oui. —  Il y a encore une faute. — Je peux essayer (B et C, puis B < D). » D’où B < A < D < C. Essaie encore A < D et dit : « C’est tout à fait juste. »
Ces essais confirment bien le caractère intuitif et empirique de la méthode propre au stade II B : ou bien le sujet en demeure, pour quatre termes, au niveau des couples incoordonnés qu’il a dépassés pour trois éléments, ou bien il finit par aboutir en recommençant sans cesse les mêmes mesures comme si l’on n’en pouvait rien déduire. Dans les deux cas, la sériation de quatre éléments est donc bien plus difficile que celle de trois, pour des sujets procédant par rapports intuitifs, tandis que la méthode opératoire de la recherche du moyen terme permettra une généralisation rapide de trois à quatre éléments, comme nous allons le voir.
§ 4. Le stade III : sériation et emboîtement opératoires🔗
Nous appellerons opératoires les sériations et emboîtements qui se fondent sur la transitivité des relations d’inégalité ou des inclusions et qui aboutissent donc à la détermination d’un moyen terme B, entre A et C, tel que B > A et B < C. Voici des exemples :
Jac (8 ; 3), pour sérier D, E et F, dit : « Je ne peux pas savoir d’avance », essaie D avec E puis dit : « Il faut que je cherche encore ça (F et E). » Il pose alors D < E < F : « On peut être sûr maintenant ? Tu n’as pas essayé (D) avec (F) ? — Mais (D) est avant (E), parce que (D) a été rempli avec (E), et (E) avec (F)… Je ne peux pas bien exprimer. »
Pour A, C, D et E il met à vue C A E D, puis essaie C avec A, puis C avec D et E avec D d’où A < C < D < E.
Rit (8 ; 9), pour D, E, F, essaie D et F et pose D < F, puis D et E et pose à part E, puis essaie E avec F et conclut D < E < F.
Pour E, F, H, J, il essaie H avec J, il pose J à une extrémité et H à l’autre, puis E avec J et pose E après H, puis F et J et met F avant E, puis E avec F et conclut H < E < F < J. « Tu es sûr ? — Non (il essaie E et H et pose E < H < F < J, puis compare F et H et conclut E < F < H < J). — Rajoute maintenant celle-là (G). — (Il essaie G avec J et avec H). Il se remplit plus vite que ces deux. Je peux essayer avec celle-là (F). Ça y est. Celui-là (E) on l’a déjà regardé avant (il conclut E < F < G < H < J). »
Ren (9 ans), pour D, E, F, essaie D avec F, puis pose D < F < E en disant « je crois que (E) est la dernière, mais il faut essayer ». Il le fait puis pose D < E < F, mais ajoute : « Il faut encore essayer les deux là (D et E). »
Pour A, C, D, E il essaie D avec E et dit : « Je ne mets pas (D) la première, parce qu’il faut essayer avec les autres. » Il trouve ainsi que A est en tête, puis fait de même avec B puis C et conclut à la série correcte.
On remarque d’abord le progrès formel réalisé depuis le sous-stade II B en ce qui concerne la sériation de trois termes : ou bien, en effet, l’enfant tombe d’emblée par hasard, comme Jac, sur le moyen terme (E entre D et F) et alors il juge inutile de comparer les extrêmes entre eux, ce qui atteste le sentiment de la transitivité (dont Jac dit joliment « je ne peux pas bien exprimer ») ; ou bien le sujet débute par hasard par un des extrêmes, comme Rit et Ren, mais alors il sait qu’il lui manque une relation pour conclure. Dans les deux cas la transitivité est donc acquise.
En outre, acquise pour trois termes, elle donne lieu très rapidement, ou même directement (et c’est là l’indice d’un mécanisme opératoire), à une généralisation pour quatre ou même cinq éléments. Or, ce sont les mêmes sujets qui parviennent à égaliser sans hésiter les durées synchrones (chap. V), et il est clair que cette convergence n’est pas fortuite puisqu’il s’agit maintenant d’emboîter les durées en un système unique et que la synchronisation est un cas particulier de ces opérations d’emboîtement : dans les deux cas, le temps est conçu comme un déroulement d’ensemble englobant tous les phénomènes et tel que les durées soient reliées entre elles par des relations de partie à tout ou d’équivalence. C’est précisément parce qu’ils ont déjà dans l’esprit ce déroulement total que, en présence de quelques termes et séries, ils conçoivent d’avance cette sériation possible et trouvent ainsi sans difficulté les moyens termes pour en établir l’existence de fait.
Mais ne pourrait-on pas interpréter autrement les choses et concevoir le progrès de ces sériations par rapport à celles du sous-stade II B comme dû au développement des aptitudes à la sériation en général, c’est-à -dire d’aptitudes formelles et opératoires s’appliquant à toutes les notions et marquant de façon constante le passage de l’intuition perceptive au raisonnement ? Ce serait simplement cette capacité sériale, appliquée au temps, qui permettrait alors aux sujets de construire l’idée d’un déroulement d’ensemble et par conséquent de résoudre les problèmes de synchronisation ou d’emboîtement. Mais l’expérience montre que c’est seulement après 11 ans, en moyenne, que la « forme » de la pensée se dissocie de ses contenus pour s’appliquer indifféremment à tout : jusque-là , formes et contenus sont indissociables en une organisation totale des rapports intuitifs, jusqu’au moment où, devenus réversibles et par conséquent opératoires, leur « groupement » permet à la fois la composition déductive et une définition adéquate des notions. Le problème soulevé à l’instant est donc mal posé.
C’est ce que nous allons pouvoir contrôler maintenant en analysant sous une forme explicite les raisonnements eux-mêmes auxquels les sériations et emboîtements se réfèrent sans cesse implicitement, c’est-à -dire la transitivité comme telle des relations progressivement construites au cours de cette évolution.
Section II. — La transitivité des relations d’inégalité des durées emboîtées et des relations d’égalité par synchronisme🔗
Nous avons constaté, à la fin du chapitre V, qu’une remarquable corrélation existe entre la capacité d’égaliser les durées synchrones et celle de déduire que si les durées α et β sont égales et que β et γ le sont aussi, α et β le sont nécessairement. Il importe donc d’examiner maintenant si, à la capacité d’emboîter les unes dans les autres des durées inégales, correspond aussi celle de concevoir la transitivité de ces relations d’inégalité, et quels rapports soutient cette transitivité avec celle des égalités.
§ 5. Le stade I : aucune transitivité🔗
Il est clair que tous les caractères observés jusqu’ici au sujet du premier stade excluent la transitivité. Mais il importe de le contrôler, de manière à vérifier ce que nous venons de supposer de l’impossibilité d’une logique formelle avant la structuration des notions elles-mêmes. Voici donc des exemples :
Wen (6 ; 8) pense que de A et de B, A est « plus vite pleine » et met « plus de temps » pour se remplir. « Dans laquelle il y a plus d’eau ? — (A.) — Pourquoi ? — Parce qu’elle est plus vite pleine. —  Et ça (B et C comparés sous les robinets) ? — (B) a plus d’eau. —  Laquelle est plus vite pleine ? — (B.) — Et de ça et ça (A et C sans faire l’expérience) ? — Ça sera celle-là (C) la plus vite pleine. —  Et où y aura-t-il plus d’eau ? — (A.) »
Clav (6 ; 10) pense également, en présence des écoulements, que (A) est plus vite pleine que (B) et met ainsi « plus de temps ». De (B) et de (C), c’est d’autre part (B) qui « va plus vite » (après expérience). Mais lorsqu’il s’agit de prévoir la comparaison de (A) et de (C) il pense que « (C) sera plus vite plein. —  Pourquoi ? — Parce que l’eau va plus vite ». Selon les autres ensembles comparés, Clav tombe naturellement parfois sur la prévision juste aussi bien que sur l’autre, mais c’est ou par hasard (puisqu’il y a 50 % de chances dans les deux cas), ou selon les caractères perceptifs des extrêmes.
Il n’est pas besoin de longs commentaires pour comprendre les raisons de l’incapacité déductive propre à ce stade, puisque les réactions que l’on vient de noter sont l’exacte traduction de celles qui ont manifesté au § 1 l’absence de sériation ou d’emboîtements propre à ces mêmes sujets. Aucune des notions qu’emploient ces enfants dans le domaine du temps ou de la vitesse n’ont encore, en effet, de sens univoque : dès lors aucune déduction n’est possible faute d’invariants conceptuels. Faut-il alors attribuer l’incohérence de ces notions à l’incapacité formelle de déduction, ou l’inverse ? Il tombe sous le sens que ces deux phénomènes n’en constituent qu’un seul, la déduction formelle n’étant que l’explicitation et le groupement des relations dont sont faites ces notions et ces dernières ne pouvant s’organiser de façon cohérente sans un groupement d’ensemble.
§ 6. Le deuxième stade : non-transitivité (sous-stade A) puis découverte empirique de la transitivité (sous-stade B)🔗
Malgré leur stabilisation des notions de simultanéité et des rapports inverses entre le temps et la vitesse, les sujets du second stade commencent par témoigner de la même intransitivité qu’au stade I :
Stuz (6 ; 10). A et B1 : « Laquelle mettra plus de temps à se remplir ? — Celle-là (B1) parce qu’elle est plus grosse (expérience : juste). — Et ça, regarde (B1 et B2 : expérience). — En même temps. —  Si on essaye ça (B2 et C : expérience) ? — (B2) moins de temps parce qu’elle est plus petite. —  Bien (on série A < B1 = B2 < C). Et ça (B1 et B2) ? — Même chose. —  Et ça (B1 et C) ? — J’sais pas. —  On peut dire d’après ce qu’on a vu avant ? — Il faut essayer ; on ne peut pas dire. —  Et ça (A et B1) ? — On a déjà vu : ça (B1) plus de temps. —  Et ça (B1 et B2) ? — Même chose. —  Et ça (A et B2) ? — Il faut essayer. —  Et ça (A et B1) ? — (B1) plus de temps. —  Et ça (B1 et C : expérience). — (C) plus de temps. —  Et (A et C) ? — J’sais pas. —  (Expérience.) C’est (C) plus de temps. —  On pouvait savoir ? — Non. »
Béa (6 ; 11). On constate A < B, C < D et B < C : « Tu te rappelles tout ? — (Il répète correctement en les montrant.) — Alors arrange-moi : ici celle qui met le plus de temps de toutes, etc. (sériation). — (Il pose B > A > D > C.) — Tu te rappelles ce qu’on a dit (il montre à nouveau par couples). — Alors on peut savoir celle qui a mis le plus de temps de toutes ? — On ne peut pas savoir. —  Et de ça (A et B) ? — C’est (B). — Et de ça (B et C) ? — C’est (C). — Et de ça (A et C) ? — J’sais pas. —  Mais on peut savoir si (A < B et B < C) ? — Il faut essayer. »
Cat (7 ans). A et B1 (expérience) : « (A) va plus vite. —  Laquelle met plus de temps ? — (B1.) — Et ça (B1 et B2 : expérience). — C’est plein ensemble. —  Et (A et B2) ? — C’est (B2)… ou (A). — On peut savoir ? — On ne peut pas savoir, —  Mais tu te rappelles (A et B1) ? — Oui (A) va plus vite parce qu’il est plus petit. —  Et (B1 et B2) ? — Même chose. —  Et (A et B2) ? — Peut-être (B2) plus vite ? »
« Et ça (A et B1) ? — (A) plus vite. —  Et (B1 et C : expérience) ? — (B1) plus vite plein. —  Et ça (A et C) ? — Ça doit être (C). — Pourquoi ? — Il est plus petit. »
Flei (7 ans) : de A et B (exp.), B met « plus de temps. —  Et ça (B et C : expérience) ? — C’est (C) qui met plus de temps. —  Et de (A et C) ? — C’est (C) qui mettra plus de temps, non c’est (A), non c’est (C). — Qu’est-ce que tu crois ? — (A) est plus grosse. —  Mais qu’est-ce qui est sûr ? — On ne peut pas savoir avant d’essayer ».
Marg (8 ans) : A < B1 ; B1 = B2 mais A et B2 : « À peu près en même temps ! »
Et voici des exemples du sous-stade II B qui, débutant comme les sujets précédents, finissent par découvrir la transitivité :
Gail (7 ; 10) prévoit, pour A et B, que « (A) mettra plus de temps à se remplir parce qu’elle est plus grande. (Expérience.) Ah non, c’est celle-là (B). — Pourquoi plus de temps ? — Elle a un trou plus gros. — Si on vide (A en B) ? — Ça ira plus loin que le bord. (Expérience.) Ah non. — Et ça (B et C) laquelle plus de temps ? — (B.) — (Expérience.) C’est juste ? — Non (C). — Et de celles-là (A et C) laquelle plus de temps ? — (A) parce qu’elle est plus grande. — De ça (A et B) tu te rappelles ? — (B.) — Et de ça (B et C) ? — (C). — Alors de ça et ça (A et C) ? — Ah oui, alors (C) plus de temps que (A). — Et si on vidait (A dans C) ? — Ça irait plus loin que le bord, ah ! non ça allait (en B) » !
Pit (7 ; 11) constate que A < B et B < C : « Et de ça (A et C) ? — (Il regarde attentivement et dit) Ça (C) plus de temps. — Pourquoi ? — Elle est plus grande. — Et si (A < B et B < C) on est sûr que (C) met plus de temps que (A) ? — On n’est pas sûr sans essayer. — Mais (A < B) ? — Oui. — Et (B < C) ? — Oui. — Alors (A et C) ? — (C) plus de temps. — On est tout à fait sûr d’avance ? — Pas tout à fait. »
« Et ça (B = B2 : expérience) ? — Même temps. — Et ça (A et B1) ? — (B) plus de temps, on a déjà vu. — Et ça (A et B2) ? — Peut-être (B2) plus de temps aussi. — On est sûr sans essayer ? — Il vaut mieux essayer. — (Expérience.) — C’était juste (sans en être étonné). »
Il est intéressant de noter combien ces diverses réactions, échouant définitivement à constituer une transitivité ou y parvenant peu à peu mais empiriquement et par corrections successives des intuitions initiales, rappellent les sériations et emboîtements propres aux niveaux correspondants II A et II B.
De même que les sujets du niveau II A ne parviennent pas à sérier trois éléments parce qu’ils ne peuvent pas coordonner les couples composés en combinant de différentes manières A, B et C, et cela parce qu’ils n’arrivent pas à déterminer un moyen terme B, tel que l’on ait à la fois B > A et B < C, de même, lorsqu’on leur montre A < B et B < C, ils ne comprennent pas qu’il en résulte A < C. Or, si logiquement ce raisonnement intervient dans les sériations ou les emboîtements, et qu’inversement il les suppose, puisque ceux-ci constituent simplement le « groupement » des relations asymétriques ou des inclusions dont le raisonnement (A < B) + (B < C) = (A < C) exprime la transitivité, on pouvait se demander si psychologiquement les deux sortes d’opérations sont également identiques. Du point de vue d’une psychologie non opératoire, en effet, une sériation semble constituer une construction beaucoup plus concrète, donc plus facile, qu’un raisonnement déductif portant sur deux relations données, même concrètement, et cherchant à en tirer une troisième non perceptible. Or, la correspondance évidente des réponses du stade II A en ce qui concerne les deux sortes de questions montre assez qu’il s’agit, psychologiquement aussi, d’un seul et même problème.
Quant aux sujets du sous-stade II B, il est remarquable également de constater que la manière dont ils découvrent empiriquement la transitivité rappelle de près celle dont ils établissent intuitivement les sériations et emboîtements corrects, après de nombreux tâtonnements. Ils commencent dans les deux cas par sérier à vue, ou juger à vue de la relation entre A et C sans s’occuper des relations A < B et B < C. Mais la série une fois posée, soit effectivement sur la table, soit mentalement dans la déduction, elle donne lieu, dans les confrontations avec les données antérieures, à des implications qui n’étaient pas senties au cours du sous-stade II A et qui, une fois vérifiées, provoquent elles-mêmes des corrections successives jusqu’au résultat exact. Mais de même que la sériation ainsi construite n’est admise qu’après vérification de toutes les relations, y compris celles qui découlent logiquement des autres, de même les conclusions ainsi engendrées dans le raisonnement par transitivité ne produisent qu’un sentiment de demi-certitude exprimé par Pit : « On n’est pas sûr sans essayer. »
Remarquons maintenant combien cette non-transitivité des stades I et II A et cette construction progressive de la transitivité au cours du sous-stade II B s’accordent de près avec l’explication que nous avons tentée à la fin du chapitre IV du passage de l’intuition perceptive à l’opération par le processus de la décentration perceptive puis intuitive. Il est bien clair, en effet, que le progrès de la transitivité est lié à une décentration graduelle à partir des rapports intuitifs successivement centrés, et si vraiment la transitivité constitue le nerf des sériations et emboîtements, nous avons là un moyen d’interpréter la structuration des durées en exacte correspondance avec celui dont nous nous sommes servi à propos des successions. C’est ce que nous verrons à l’instant, après avoir examiné encore les réactions du stade III.
§ 7. Le troisième stade : déduction correcte fondée sur la transitivité des relations ; et conclusions : la transitivité des relations de durée et la décentration de l’intuition🔗
Dès 7 ans et normalement à partir de 8 ans on trouve des sujets de plus en plus nombreux qui sont aptes à résoudre les problèmes précédents et ce sont précisément ceux dont les sériations et emboîtements sont d’emblée systématiques et corrects :
Mos (7 ½). A et C : « Ce sera (A) qui mettra le moins de temps parce que (C) est plus grosse. (Exp.) Oui, parce que (A) s’est remplie plus vite. — Et ça (A et B : expérience) ? — C’est encore (A) la première (il les série A < B < C). — Pourquoi tu mets (B) au milieu ? — Parce qu’elle met plus de temps que (A) et qu’elle est plus petite que (C), c’est pourquoi (B) met moins de temps que (C). — De (A et B) laquelle met plus de temps ? — (B). — Laquelle plus vite ? — (A). — Laquelle plus d’eau ? — (B). — (On compare C et D). — (D) met plus de temps parce qu’elle est plus grande (on ne le voit pas perceptivement). — Et de (D) et (B) et (A) ? — (A) et (B) plus vite que (D). — Pourquoi ? — Parce qu’on a vu que (D) met plus de temps que (C) et que (C) met plus de temps que (B) et (A), alors (A) et (B) se remplissent plus vite que (D). — Où y a-t-il plus d’eau ? — Là (D). »
Bar (8 ; 6). B1 et B2 (prévision) : « (B1) ira plus vite parce que (B2) mettra plus de temps : il y va plus d’eau. (Expérience.) — Ah ! En même temps. —  Combien ? — Une minute et une minute. —  Où y a-t-il plus d’eau ? — La même chose. —  (B1 et C : expérience) ? — (C) plus de temps, parce que (B1) est plus mince que (C). — Et l’eau ? — Plus en (C), moins en (B1). — Et (B2 avec C : prévision) ? — Plus de temps en (C). — Pourquoi ? — Parce que (B1) et (B2) c’est la même chose. —  Et l’eau ? — Plus en (C). — Et (C et A) ? — (C) mettra plus de temps. —  Lequel sera plus vite plein ? — (A). »
Bon (8 ½). A < B (expérience) : B met « plus de temps » mais A plein et B aux ⅔ mettent « le même temps » et si on reverse ⅔ B en A « ça ira jusqu’au bord, ça remplira juste ». On constate ensuite que B < C : « Et (A et C) ? — Ça mettra plus de temps en (C) parce que (A) remplace (B). » On voit l’usage que fait Bon de la substitution dans le raisonnement déductif.
On constate donc à nouveau le parallélisme complet entre les raisonnements fondés sur la transitivité des relations d’emboîtement ou de synchronisme et la possibilité de construire des sériations opératoires de trois ou quatre termes.
Cherchons maintenant à rendre compte de l’ensemble de cette évolution, des stades I et III, en partant de ce développement remarquablement simple et net de la transitivité elle-même.
Pourquoi, tout d’abord, le point de départ (stades I et II A) est-il caractérisé par une non-transitivité presque entière, telle que le sujet paraisse oublier d’un instant à l’autre les rapports qu’il vient de constater explicitement ? Il est clair que ce phénomène, caractéristique de la pensée intuitive et égocentrique, par opposition à l’intelligence opératoire, prolonge simplement et de la façon la plus naturelle, la situation propre au domaine des perceptions et conduites sensori-motrices : de même que chaque perception chasse les précédentes et remplit tout entière le champ perceptif actuel, de même chaque rapport intuitif (A < B ou B > C, etc.) envisagé successivement par le sujet refoule les précédents du champ de l’attention ; et de même qu’en un champ visuel complexe la figure centrée par le regard est surestimée par opposition à la périphérie, dans laquelle les dimensions sont sous-évaluées, de même, lorsque tous les éléments en jeu dans le problème restent présents sous les yeux du sujet, ce n’est que le rapport envisagé momentanément qui est éclairé par cette centration de la pensée intuitive qu’est l’attention « monoïdéique », les autres rapports étant par le fait même laissés dans l’ombre. La non-transitivité, c’est donc le primat des centrations successives de l’intuition, sans aucun lien entre elles (sinon certains transferts possibles mais inconscients) : en considérant, par exemple, le rapport A < C, le sujet oublie entièrement qu’il a déjà mis en relation A avec B et C avec B, comme si chaque couple AB, BC et AC constituait pour lui une structure perceptive nouvelle détruisant ipso facto les précédentes (sauf si A < B agit inconsciemment sur AC dans le sens A < C, ou si C > B influe dans le sens C > A b », etc.).
Avec le sous-stade II B, on voit apparaître une mise en relations des rapports successifs, mais non encore complète, et en cela elle est à son tour comparable à un phénomène perceptif, mais de décentration. En effet, il ne saurait encore être question, à ce niveau, d’opérations proprement dites, puisque la transitivité ne s’impose nullement au sujet comme une nécessité intérieure, mais simplement comme un résultat probable ou vraisemblable. C’est donc qu’en pensant au rapport entre A et C l’enfant se rappelle simplement les rapports A < B et B < C, non pas pour les coordonner entre eux mais comme s’ils conféraient par leur simple évocation une valeur inférieure (<) à A et une valeur supérieure (>) à C, d’où la plausibilité de A < C. Autrement dit, de même que les perceptions successives finissent par agir les unes sur les autres, dans le temps et dans l’espace, et que cette « décentration » agit comme une régulation dans le sens de la diminution des surestimations ou de la correction des sous-estimations (cette décentration augmentant précisément avec le développement mental 4), de même les rapports successivement centrés par l’intuition finissent par s’influencer les uns les autres par une sorte de transposition et cette décentration intuitive conduit à une correction, mais simplement régulatrice et non encore proprement logique.
Enfin, au stade III les décentrations et transpositions régulatrices atteignent la réversibilité complète, c’est-à -dire qu’en pensant à A et C le sujet sait retrouver les rapports A < B et B < C avec la même mobilité que s’ils étaient encore actuels : les relations A < B et B < C peuvent alors indifféremment se composer par leur réunion même en (A < B) + (B < C) = (A < C) ou se décomposer en partant de ce nouveau tout : (A < C) − (B < C) = (A < B) ou (A < C) − (A < B) = (B < C). Cette décentration, absolue parce qu’entièrement réversible, cesse donc, dès le point limite défini par cette réversibilité même, de consister en une simple régulation, mais elle se constitue en opération. La transitivité, c’est-à -dire la composition réversible qui caractérise cette dernière, n’est donc autre chose que la liberté de passage d’un rapport à un autre, assurée par une décentration devenue entière : libérant l’esprit des centrations perceptives au profit de la mobilité complète des transpositions possibles, elle substitue donc à l’équilibre statique et limité de l’intuition l’équilibre mobile et illimité de l’intelligence déductive.
Or, si telle est l’explication de la transitivité, on comprend d’emblée la construction des sériations et emboîtements étudiés au cours des § 1 à 4. Les évaluations isolées de la durée ou de la vitesse propres au stade I révèlent le primat des centrations primitives. La constitution des couples, mais incoordonnés entre eux, du sous-stade II A, marque un progrès dans le sens de la décentration (on pourrait les rapprocher des « comparaisons perceptives » que nous avons étudiées ailleurs avec Marc Lambercier, et qui supposent effectivement toujours une certaine forme de décentration 5, accompagnée de « transports » et de « transpositions »). Avec la découverte empirique du « moyen terme » au sous-stade II B et son utilisation méthodique au stade III, la décentration s’affirme enfin, jusqu’à son terme limite, l’opération, et la construction des séries devient possible grâce à cette transitivité naissante. On pourrait remarquer à cet égard que l’application de l’intelligence à la diversité des éléments qu’il s’agit de sérier suppose cette forme d’attention que l’on a appelée « synthétique » pour l’opposer au « monoïdéisme » par lequel Ribot définissait l’attention élémentaire : c’est que, si cette dernière caractérise bien la centration intuitive qui néglige tout ce qu’elle ne saisit pas sur le moment, la première se confond avec l’effort même de composition qui intervient dans la pensée décentrée. Quant à la structure de l’équilibre ainsi atteint au stade III, elle ne saurait donc être qu’un « groupement » des opérations, puisque l’achèvement de la décentration ne peut signifier que la coordination des rapports jusque-là envisagés successivement et isolément.
D’une façon générale, l’organisation des durées obéit donc à un processus exactement parallèle à celui qui intervient dans la construction de l’ordre des successions. D’abord confondue avec l’espace parcouru, à cause des centrations sur les points d’arrivée, la durée se structure ensuite sous forme de synchronisations qui vont de pair avec la décentration des simultanéités, et d’un emboîtement par synchronismes partiels, qui résulte de la transitivité opératoire née elle-même d’une décentration analogue à celle qui permet le groupement des successions.