Le Développement de la notion de temps chez l’enfant ()
Chapitre IV.
La simultanéité 1
a
đź”—
Nous allons maintenant étudier les réactions de l’enfant en présence de deux courses organisées selon la même technique qu’au chapitre précédent, mais obéissant aux nouvelles conditions suivantes (voir chap. III, § 1, question IV) : les deux bonshommes (ou deux escargots, etc.) I et II partent ensemble de la même ligne (A1 et A2) et s’en éloignent tous deux dans le même sens pour s’arrêter ensemble également, mais I va plus vite que II de telle sorte que leurs arrêts simultanés s’effectuent à 3-4 cm de distance (I arrive en C1 tandis que II s’arrête en B2).
Nous retrouverons ainsi les trois stades précédents, mais sous la forme que voici. Au cours du premier stade, l’enfant ne reconnaît ni la simultanéité des points d’arrivée (souvent même pas de ceux de départ) ni l’égalité des durées, pourtant synchrones, nécessaires aux deux trajets. Il considère en outre que le mobile I a pris plus de temps que le II parce qu’ayant été plus loin ou plus vite, et il pense en général que II s’est arrêté « d’abord » parce qu’ayant été moins loin. Au cours du sous-stade II A du stade II, le sujet nie encore la simultanéité et l’égalité des durées synchrones, mais il croit que II a marché plus longtemps parce qu’ayant été moins vite ; ou bien l’enfant découvre la simultanéité mais nie encore l’égalité des durées synchrones ; ou bien enfin, mais ceci est beaucoup plus rare, il admet sous certaines conditions l’égalité des temps synchrones avant la simultanéité des points de départ et d’arrivée. Au cours du sous-stade II B ces différentes acquisitions commencent à se coordonner entre elles. Au stade III, enfin, la simultanéité et l’égalité des durées synchrones sont admises toutes deux d’emblée et s’appuient l’une sur l’autre.
§ 1 : Le premier stade : pas de simultanéité et durée proportionnelle au chemin parcouru🔗
Voici des exemples de ce niveau inférieur :
Mar (4 ; 6). Nous commençons, pour être sûrs de nous entendre sur les questions posées, par présenter au sujet deux courses de même longueur. I et II partent donc simultanément de A1 et A2 et s’arrêtent simultanément en B1 et B2 : « Ils sont partis en même temps ? — Oui. —  Et se sont arrêtés en même temps ? — Oui. —  Un a marché plus longtemps que l’autre ? — Non, les deux la même chose. »
I va de A1 en C1 pendant que II va de A2 en B2 : « Ils sont partis en même temps ? — Oui. —  Ils se sont arrêtés en même temps ? — Non. —  Ils se sont arrêtés au même moment ? — Non. —  Ils ont marché la même chose de temps ? — Non. —  Lequel a marché plus longtemps ? — (I.) — Pourquoi ? — Parce qu’il a été plus loin. »
On recommence les deux courses égales A1 B1 et A2 B2 : « Ils se sont arrêtés en même temps ? — Oui. —  Et comme ça (A1 C1 et A2 B2) ? — Non. —  Mais ils sont partis en même temps ? — Non. —  Regarde (départs simultanés en A1 et A2 et arrêts simultanés en C1 et B2). — Non. —  Lequel est parti en premier ? — (I.) »
Mic (4 ; 9). Nous courons ensemble dans la chambre, départs et arrêts simultanés, mais l’enfant a été dépassé par l’expérimentateur de 1,50 m : « Nous sommes partis ensemble ? — Oui. —  Et arrêtés en même temps ? — Oui, non. —  Un s’est arrêté en premier ? — Moi. —  Un s’est arrêté avant l’autre ? — Moi. —  Quand tu t’es arrêté je marchais encore ? — Non. —  Et quand je me suis arrêté tu marchais encore ? — Non. —  Alors nous nous sommes arrêtés au même moment ? — Non. —  Nous avons marché le même long moment ? — Non. —  Qui a marché plus longtemps ? — Vous. »
Pie (5 ; 5) court également avec l’expérimentateur, qui se laisse dépasser : « Nous sommes partis ensemble ? — Oui. —  En même temps ? — Oui. —  Arrêtés en même temps ? — Non. —  Quelqu’un s’est arrêté avant ? — Oui, moi. —  Quant tu t’es arrêté, j’ai marché encore ? — Non. —  Et quand je me suis arrêté tu as marché encore ? — Non. —  Alors nous nous sommes arrêtés au même moment ? — Non, pas en même temps. —  Nous avons marché la même chose de temps ? — Non. —  Qui plus ? — Moi. »
L’expérimentateur et l’enfant partent simultanément de deux points éloignés, l’un en face de l’autre, et s’arrêtent simultanément au même point, l’enfant ayant parcouru un trajet plus long : « Nous sommes partis ensemble ? — Non. —  Mais au même moment ? — Non. — Quelqu’un avant l’autre ? — Non. —  Alors au même moment ? — Non. —  Nous nous sommes arrêtés au même moment ? — Oui. —  Nous avons marché la même chose de temps ? — Non. —  Qui plus ? — C’est moi. —  Quel chemin j’ai fait ? — Un petit bout. —  Et toi ? — Un grand bout. —  Nous nous sommes arrêtés au même moment ? — Non. —  Et marché le même temps ? — Non, moi plus. —  Pourquoi ? — Parce que j’ai marché un plus grand bout. »
Lil (5 ; 5). Course dans la salle ; l’expérimentateur dépasse l’enfant : « Nous sommes partis en même temps ? — Oui. —  Et arrêtés en même temps ? — Non. —  Quelqu’un s’est arrêté avant l’autre ? — Oui, toi. —  Quand je me suis arrêté, tu marchais encore ? — Non. —  Et quand tu t’es arrêté je marchais encore ? — Non. —  Alors nous nous sommes arrêtés en même temps ? — Non. —  Nous avons marché la même chose de temps ? — Non. C’est vous plus, parce que le chemin est plus long. »
Nous partons alors de points différents, face à face, et nous arrêtons au même endroit, mais successivement : « Nous nous sommes arrêtés en même temps ? — Oui. —  Tout à fait ou pas ? — Oui. —  (On recommence, avec un intervalle encore plus long.) En même temps ? — Non. »
Luc (5 ; 9). Course dans la salle. L’enfant dépasse l’expérimentateur. Arrêts simultanés reconnaissables au son. « Nous sommes partis en même temps ? — Oui. —  Et arrêtés en même temps ? — Non. —  Qui s’est arrêté avant l’autre ? — Vous un petit peu après moi. —  Nous avons marché le même temps ? — Non, parce que vous avez marché et moi couru. —  Qui s’est arrêté avant l’autre ? — Vous, parce que vous avez marché (et non pas couru). »
Dom (6 ans). I en C1 et II en B2 : « Ils sont partis en même temps ? — Oui. —  Et arrêtés en même temps ? — Non. —  Lequel s’est arrêté d’abord ? — (II.) — Ils ont mis le même temps ? — Non (I) plus. —  Pourquoi ? — Il a été plus loin. »
Arl (7 ans). Mêmes réponses : « Pourquoi tu crois que (I) et (II) ne se sont pas arrêtés au même moment ? — Parce que celui-là est allé plus loin et celui-là moins loin. »
Pour préciser encore nous posons deux verres en C1 et en B2 et les bonshommes les cognent simultanément, à leur arrivée, étant entendu qu’ils arrivent ainsi pour dîner et font entendre un son pour sonner à la porte : « Quand l’un est arrivé à sa maison l’autre est arrivé en même temps à la sienne ? — Non. —  Ils ont cogné les verres en même temps ? — Non. »
Tels sont les faits que l’on observe habituellement. On peut les résumer très simplement comme suit. Lorsque deux mobiles partent du même endroit pour aboutir en un même point avec la même vitesse, la simultanéité des départs et des arrêts ne fait pas de difficulté. Lorsque partant de points opposés les mobiles arrivent simultanément au même point mais avec des vitesses différentes, la simultanéité des départs prête quelquefois à contestation (Pie), d’autres fois non, tandis que celle des arrivées va en général de soi. Par contre, quand les mobiles partent du même point pour aboutir simultanément à des points différents (vitesses inégales sur trajectoires parallèles parcourues dans le même sens), la simultanéité des arrêts est très généralement contestée 2. Elle peut ne pas l’être quand l’enfant ne prête pas attention aux différences de vitesses et de chemin parcouru, mais quand il remarque ces données elle est presque toujours niée.
Pourquoi cela ? Ce n’est certainement pas par défaut de perception ou par manque d’acceptation des données perceptives du problème, puisque chaque sujet est d’accord pour admettre que, quand I s’arrête, II ne marche plus et réciproquement. La situation est donc la même que pour la succession : la simultanéité est perçue, pourrait-on dire, mais non pas reconnue intellectuellement. Serait-ce alors que, faute de s’entendre sur les mots, le sujet traduise systématiquement « en même temps » ou « au même moment » par « au même endroit » et « aussi longtemps » ou « le même temps » par « la même longueur de chemin » ? Le problème, loin d’être résolu ainsi, ne serait que déplacé, car il resterait à expliquer pourquoi l’enfant ne possède pas de mots pour exprimer la simultanéité à distance lors de vitesses différentes, tandis qu’il comprend bien les expressions du langage adulte lorsqu’il s’agit de lampes s’allumant simultanément ou successivement à 2 m l’une de l’autre (au lieu des quelques centimètres séparant les bonshommes I et II). Si l’on ne peut donc imputer les réactions de l’enfant ni à une difficulté de perception (nous parlons du cas particulier, car la situation changera sur ce point au § 4) ni à une incompréhension simplement verbale, il ne reste qu’une interprétation : c’est que pour deux mouvements de vitesses inégales il n’y a pas de temps commun au sens de « moments » qui seraient les mêmes pour les deux mobiles séparés. C’est ce que le sujet Arl exprime très explicitement. Après avoir reconnu que I ne marchait plus quand II s’est arrêté, et réciproquement, Arl conteste cependant qu’ils se soient arrêtés « au même moment ». Nous lui demandons alors pourquoi il pense ainsi : « Parce que celui-là (I) est allé plus loin, répond simplement Arl, et celui-là (II) moins loin. »
La chose serait incompréhensible si l’analyse de la succession ne nous avait pas habitués déjà à cette indifférenciation de l’ordre temporel et de l’ordre spatial. Or, si l’« avant » et l’« après » temporels se confondent avec la succession spatiale des étapes, et si la durée est identifiée au chemin parcouru, il va de soi que la simultanéité ne saurait avoir de signification à distance et à des vitesses différentes : l’enfant n’arrive simplement pas à comprendre que les deux mobiles qui s’arrêtent à des endroits différents à la suite de mouvements inégalement rapides, puissent être reliés l’un à l’autre par le moyen d’un temps unique et homogène qui leur serait commun. Cette négation de la simultanéité atteste donc, mieux que tout ce que nous avons vu jusqu’ici, le caractère « local » du temps initial (non pas naturellement au sens du « temps local » des relativistes, qui est précisément construit pour coordonner des vitesses d’échelles très différentes, mais au sens aristotélicien) : dans la mesure où il demeure intuitif, le temps ne saurait, en effet, dépasser l’impression vécue inhérente à chaque mouvement ou à chaque action, et, de ce point de vue, la simultanéité devient incompréhensible dès qu’il s’agit de mouvements ou d’actions de rythmes différents. Il en sera a fortiori de même de l’égalisation des durées synchrones.
§ 2. Le deuxième stade : différenciation des intuitions (débuts de simultanéité, durée inversement proportionnelle au chemin parcouru, etc.)🔗
On a vu, à propos de l’évolution des notions de succession, que le stade II A peut donner lieu à deux sortes de développements distincts et parallèles : ou bien l’articulation de la durée précède celle de la succession, ou bien c’est l’inverse, comme si les intuitions temporelles pouvaient se différencier de l’espace sur des points variables avant de s’intégrer les unes aux autres en un système opératoire unique. En ce qui concerne la simultanéité et l’égalisation des temps synchrones qui constituent cependant un cas particulier des rapports de succession et de durée, la situation est encore plus complexe, et l’on observe trois sortes d’articulations de l’intuition initiale, sans que l’on puisse établir entre elles de progressions univoques. Il existe un premier type de réactions tel que ni la simultanéité ni l’égalité des durées synchrones ne sont encore acquises mais que la durée du parcours paraît inversement proportionnelle au chemin parcouru. On pourrait croire que ce premier type est toujours antérieur au suivant, mais on trouve parfois des sujets qui admettent déjà la simultanéité et considèrent cependant la durée comme directement proportionnelle à l’espace parcouru. Le second type de réaction se définit donc par la reconnaissance de la simultanéité, mais sans égalisation des durées synchrones et avec ou sans relations inverses entre la durée et la vitesse. Enfin, mais exceptionnellement, on trouve certains sujets qui parviennent à une égalisation intuitive des durées synchrones (sous une forme globale et imprécise) mais sans admettre la simultanéité des points d’arrivée ni même parfois celle des points de départ ! On voit donc que, pour la simultanéité plus encore que pour la succession, le second stade, ou du moins le sous-stade II A, est celui des articulations ou différenciations fragmentaires d’intuitions, selon un ordre variable et sans coordination d’ensemble. Ce n’est qu’au sous-stade II B que la coordination commence à s’effectuer, annonçant ainsi le stade III.
Voici des exemples du premier type du sous-stade II A, donc des réactions n’aboutissant ni à la simultanéité ni à l’égalisation des durées synchrones, mais simplement à une inversion de la durée par rapport au chemin parcouru :
Pai (5 ; 2) : « Ils sont partis en même temps ? — Oui. —  Et arrêtés en même temps ? — Non. —  Quand I s’est arrêté, II marchait encore ? — Non. —  (L’inverse) ? — Non. —  Alors ils se sont arrêtés au même moment ? — Non. —  Lequel s’est arrêté d’abord ? — (II.) — Pourquoi ? — Parce qu’il n’est pas allé aussi loin que l’autre. —  Ils ont marché la même chose de temps ? — Non. —  Un plus longtemps que l’autre ? — Oui. —  Lequel ? — (II) parce qu’il est allé plus lentement. »
Mar (5 ; 6), de même, nie la simultanéité tout en reconnaissant qu’aucun des deux ne marchait plus quand l’autre s’est arrêté. « Alors un s’est arrêté plus tôt que l’autre ? — Oui le (II) parce qu’il s’est arrêté avant. —  Ils ont marché le même temps, la même chose longtemps ? — Non (II) plus longtemps, parce qu’il a lambiné. »
Voici maintenant des exemples du type II, c’est-à -dire des sujets qui parviennent à la simultanéité, nient l’égalité des durées synchrones et admettent que la durée est soit directement, soit inversement proportionnelle à l’espace parcouru :
Ios (5 ; 6) : « Ils sont partis en même temps ? — Oui. —  Et ils se sont arrêtés en même temps ? — Oui. —  Au même moment ? — Oui. —  Pourquoi ? — Quand celui-là (I) s’est arrêté, l’autre s’est arrêté aussi. —  Ils ont marché le même temps ? — Non. —  Ils ont mis aussi longtemps ? — Non. —  Un a mis plus de temps que l’autre ? — Oui. —  Lequel ? — (I), parce qu’il est allé plus loin. » La durée est donc proportionnelle à la vitesse, bien que l’enfant reconnaisse les simultanéités !
Tea (5 ; 5) : « Ils sont partis ensemble ? — Oui. —  Et arrivés ensemble ? — Oui. —  Au même moment ? — Oui, tout à fait au même moment. —  Ils ont marché la même chose de temps ? — Non. —  Pourquoi ? — Parce qu’un est allé plus loin que l’autre. —  Lequel a mis plus de temps ? — C’est (II), parce qu’il est allé plus lentement. » Tea admet donc les simultanéités, nie l’égalité des temps synchrones mais attribue à la durée une proportion inverse à la vitesse ou à l’espace parcouru.
Et voici enfin un cas du type III, qui égalise les durées synchrones mais nie la simultanéité des points d’arrivée :
Al (6 ans) : « Ils sont partis en même temps ? — Oui. —  Et arrêtés en même temps ? — Non. —  Au même moment ? — Non. —  Un avant l’autre ? — Oui, le (II). — Ils ont marché la même chose de temps ? — Oui. —  Pourquoi ? — Un petit moment tous les deux. —  Alors ils sont arrivés en même temps ? — Non. —  Mais ils sont partis en même temps ? — Oui. —  Et ils ont marché aussi longtemps ? — Oui. —  Et ils ne sont pas arrivés en même temps ? — Non, un avant l’autre. »
Comme on le voit, il est très difficile de considérer ces sujets comme appartenant à des niveaux différents. On pourrait être tenté, il est vrai, de juger inférieurs ceux du type I qui nient à la fois la simultanéité des points d’arrivée et l’égalité des durées en jeu, tandis que les sujets des types II et III acceptent l’une ou l’autre. Seulement, comme ils ont compris — en progrès sur le stade I — le rapport inverse du temps et de la vitesse tandis que certains sujets du type II n’en sont pas encore là , on ne saurait établir de progression sûre. Quant aux types II et III ils chevauchent également l’un sur l’autre. Bref, si l’on voulait sérier ces types en sous-stades successifs, on ne saurait quel critère adopter. Bien plus, et là est sans doute l’argument principal, ces diverses réponses sont essentiellement instables : lorsque l’on revoit le même sujet à quelques jours, et souvent même quelques heures, de distance, ses réponses peuvent être autres, ce qui suffit à montrer que nous sommes toujours en un stade préopératoire, avec toutes les fluctuations propres à la pensée fondée sur l’intuition perceptive et égocentrique.
Mais si une telle situation complique la classification, elle n’en est que plus instructive du point de vue de l’analyse explicative. À cet égard, ces trois types du sous-stade II A confirment de la manière la plus claire ce que nous avons entrevu, au cours du chapitre III, des « décentrations » régulatrices qui rendent compte de l’articulation progressive des intuitions initiales et les orientent ainsi dans la direction des opérations, sans cependant qu’elles les rejoignent en leur stabilité ni en leur coordination. En effet, le type I s’explique, dans le cas présent comme dans ceux du chapitre III, par une reconstitution représentative, fondée sur la rétrospection en tant qu’elle permet de distinguer la durée vécue au moment des actions de la durée évaluée d’après les résultats de celles-ci. Quant au type II, il équivaut à celui des sujets, cités au chapitre III, qui parviennent à juger correctement l’ordre de succession avant d’arriver à évaluer les durées. Nous avons tenté d’expliquer la chose en invoquant une anticipation représentative qui permettrait au sujet de prolonger le plus lent des deux mouvements jusqu’au moment où le mobile moins rapide rejoindrait le plus rapide, ce qui conduit à la réponse « arrivé après » (dans le temps) substituée à « arrêté avant » (dans l’espace). Mais dans le cas des arrêts simultanés à distance ce processus ne saurait jouer. Par contre, on peut admettre (et nous retrouverons cette hypothèse au § 4) que, après avoir nié la simultanéité en se plaçant intuitivement au point de vue de l’un des deux mobiles animés de vitesses différentes, l’enfant du type II décentre cette intuition en reliant les deux mobiles par un nouveau rapport ou un nouveau mouvement : il suffit, en effet, que les deux mobiles se fassent des signaux au moment de leurs arrêts respectifs (par un son, un signal visuel ou même un regard), ou qu’un observateur les relie par ses propres signaux ou son propre regard, pour que les positions d’arrêts deviennent indépendantes des mouvements antérieurs et puissent être insérées en un nouveau rapport perceptif ou intuitif. La question est alors de comprendre pourquoi ce procédé si simple n’assure pas la simultanéité dès le début, mais le § 4 cherchera à répondre sur ce point. Le fait étant qu’un tel rapport intuitif n’est pas primitif, on comprend alors qu’il intervienne seulement par décentration, et par une décentration qui conduit à faire abstraction des vitesses antérieures.
Quant au type III, comment expliquer, selon un même schéma, que l’égalité des durées puisse être reconnue avant les simultanéités ? Si elle se fondait sur la simultanéité en un processus opératoire, il suffirait de dire que le rapport reliant les positions simultanées est simplement généralisé à toute la longueur du parcours, d’où l’idée de synchronisme et l’égalisation des durées synchrones. Mais il n’en est précisément pas ainsi. Il faut alors admettre que, après avoir nié les simultanéités à cause de la différence des vitesses, le sujet décentre sa représentation au moment où on lui pose la question des durées, et ne pense plus alors qu’au « petit moment » vécu ensemble par les deux mobiles : il y aurait donc, si l’on veut, correspondance d’ensemble opposée à la correspondance spécialisée des moments d’arrivée, laquelle explique la simultanéité, et correspondance, intuitionnée globalement au lieu d’être généralisée déductivement. Le processus serait donc néanmoins comparable.
Dans ces trois cas, nous pouvons donc dire qu’au seul rapport intuitif initial (stade I) s’ajoutent, par reconstitutions ou anticipations représentatives, de nouveaux rapports décentrant le premier et le différenciant ainsi dans diverses directions possibles. Mais, comme ces diverses articulations ne sont pas coordonnées entre elles et qu’elles demeurent instables autant que fragmentaires, nous pouvons bien comparer ce processus à celui de la régulation perceptive plus qu’à celui des opérations. Le § 4 fournira une contre-épreuve de cette interprétation.
Au cours du sous-stade II B, par contre, ces diverses articulations de l’intuition, obtenues par simple décentration régulatrice, commencent à se coordonner entre elles, par le seul fait que les anticipations et reconstitutions représentatives qui constituent ces régulations atteignent une réversibilité et par conséquent une généralité suffisantes pour engendrer des opérations susceptibles d’application déductive. Les sujets suivants, en effet, après avoir oscillé entre les mêmes difficultés que les précédents, parviennent peu à peu à une coordination exacte et font ainsi transition avec le stade opératoire III :
Net (6 ½) commence par nier la simultanéité : I et II ne se sont « pas arrêtés en même temps ; (II) d’abord » et I « a mis plus longtemps parce qu’il a été plus loin ». Mais, après les expériences sur la succession, dans lesquelles Net, débutant par des réponses analogues, a fini par répondre juste (sous-stade II B), nous reposons les mêmes questions : Net affirme alors que I et II se sont « arrêtés en même temps. —  Et ont-ils mis le même temps ou pas ? — Oui, la même chose de temps, puisqu’ils se sont arrêtés au même moment ».
Dal (7 ans) : « Ils se sont arrêtés en même temps ? — Non. —  Quand (I) s’est arrêté (II) marchait encore ? — Non. —  Et (réciproquement) ? — Non. —  Ils se sont arrêtés au même moment ? — Oui. —  Pourquoi ? — Parce qu’ils étaient arrêtés tous les deux. —  Ils ont marché la même chose de temps ? — Oui. —  Pourquoi ? — Parce qu’ils ont marché les deux ensemble et se sont arrêtés au même moment. —  Regarde (on recommence). Combien a marché (I) ? — Deux minutes. —  Et (II) ? — Deux minutes aussi. —  Ils se sont arrêtés au même moment ? — Oui. —  Pourquoi ? — Parce que quand (II) s’est arrêté (I) ne marchait plus. »
Ces cas sont d’un grand intérêt pour élucider le passage de la régulation intuitive à l’opération déductive. Notons d’abord que ces sujets partent, comme au sous-stade II A de la confusion du temporel et du spatial, pour la corriger ensuite sous l’influence d’un fait nouveau. Chez Net la chose se passe lors des questions sur la succession, et chez Dal la correction a lieu dès qu’il constate explicitement que quand I s’arrête II s’arrête aussi et réciproquement. Le début de ces réactions se réduit donc à ce que nous avons vu à propos du sous-stade II A : décentration de l’intuition initiale par intervention de rapports anticipés ou reconstitués. Mais trois progrès se marquent aussitôt, qui sont d’ailleurs étroitement solidaires :
1° Lorsque le sujet découvre un nouveau rapport, il ne se borne plus à en tenir compte dans la situation privilégiée où il l’aperçoit, mais le retrouve en toutes les situations comparables. C’est de cette manière que Dal procède de la simultanéité des points d’arrivée à la découverte du synchronisme en général et à l’égalisation des durées synchrones. Au lieu de se limiter, comme au stade II A, à relier les positions d’arrivée des mobiles par un nouveau rapport indépendant de leurs mouvements antérieurs, Dal comprend d’emblée que ce rapport s’applique alors à chacune des positions ou à chacun des moments successifs de ces mouvements : d’où la conclusion que les durées sont les mêmes « parce qu’ils ont marché les deux ensemble et se sont arrêtés au même moment ». À lire cette justification si simple de l’égalité des temps synchrones on ne peut s’empêcher de trouver extraordinaire que l’enfant doive attendre le niveau II B pour y parvenir, et encore en fin d’interrogatoire, après tâtonnements et hésitations. La chose devient naturelle, au contraire, si l’on admet que, pour imaginer deux mobiles « marchant ensemble » malgré leurs différences de vitesses, il faut d’abord décentrer la représentation de ces vitesses, puis se représenter, grâce aux rapports ainsi différenciés, qu’ils « se sont arrêtés au même moment » et finalement se représenter l’ensemble des deux mouvements sous l’angle de ce nouveau rapport de simultanéité. Il y a donc d’abord différenciation des rapports grâce à une décentration représentative, et ensuite généralisation du rapport nouveau grâce au fait que la décentration est devenue durable, c’est-à -dire que la régulation devient opération.
2° Par le fait même de ce caractère durable ou généralisable de la décentration régulatrice, la différenciation du temporel et du spatial, découverte sur un point particulier, s’appliquera ultérieurement à d’autres points, par une sorte d’action dans le temps des représentations les unes sur les autres (comparable au début à l’action dans le temps des perceptions les unes sur les autres). C’est ainsi que Net, après avoir nié simultanéité et synchronisme, arrive à résoudre correctement les questions de succession : revenu ensuite aux premières questions, il les résout d’emblée correctement comme si la régulation effectuée dans le domaine de la succession s’étendait alors d’elle-même à celui de la simultanéité.
3° Enfin, et, de façon générale, dès que ces décentrations, dues, on s’en souvient, aux anticipations et aux reconstitutions d’ordre représentatif, atteignent ainsi la réversibilité complète, par le fait qu’elles intéressent dorénavant l’ensemble d’un mouvement (cf. 1°) et s’appliquent, par transposition ou transfert, d’un mouvement à un autre (cf. 2°), alors la coordination des différents rapports devient possible. Il suffit, pour cela, que chaque rapport soit maintenu invariant grâce à la décentration généralisée : leur composition réversible constitue dès lors le groupement lui-même des opérations temporelles.
D’une manière générale, on peut donc dire que, partant d’une intuition égocentrique qui (sous l’effet d’une prise de conscience incomplète de l’action propre) confond l’ordre temporel et l’ordre spatial, le sujet commence par décentrer cette intuition par un jeu de reconstitutions et d’anticipations représentatives ; puis, lorsque de telles régulations deviennent durables et par conséquent atteignent la réversibilité, leur généralisation atteint par le fait même le caractère déductif, les opérations ainsi engendrées se groupant alors en une coordination temporelle d’ensemble.
§ 3. Le stade III : coordination immédiate de la simultanéité et du synchronisme🔗
La seule différence entre les réactions du stade III et les réponses finales du sous-stade II B est que la coordination de la simultanéité et du synchronisme est dorénavant immédiate et ne connaît plus la phase préliminaire de tâtonnement que les sujets précédents ont toujours présentée. Voici des exemples :
Sia (7 ½) : « Sont-ils partis en même temps ? — Oui. —  Et arrêtés en même temps ? — Oui. —  Un a été plus loin que l’autre ? — Oui, le (I). — Et ils se sont arrêtés au même moment ? — Oui. —  Comment le sais-tu ? — Parce que quand un s’est arrêté, l’autre aussi. —  Pas un après l’autre ? — Non. —  Ils ont marché aussi longtemps l’un que l’autre ? — Oui. —  Pourquoi ? — Parce qu’ils se sont arrêtés au même moment. »
Tac (8 ½) : « Ils sont partis en même temps ? — Oui. —  Et arrêtés en même temps ? — Oui. —  Comment tu le sais ? — J’ai vu. —  Tu as vu quoi ? — Quand un s’est arrêté, l’autre n’a plus marché non plus. —  Le (II) a marché combien de temps ? — Trois minutes. —  Et l’autre ? — Trois minutes aussi. —  Pourquoi la même chose ? — Puisqu’ils se sont arrêtés en même temps. »
Cet aboutissement de l’évolution de la simultanéité est donc entièrement parallèle à ce que nous avons observé à propos de la succession. La chose n’a d’ailleurs rien de surprenant puisque la simultanéité est un cas limite des relations de succession, celui dans lequel la succession tend à être nulle. Mais, s’il en est ainsi du point de vue des opérations infralogiques ou physiques (voir chap. I, § 5, et chap. II, § 5), il est fort intéressant de constater que, psychologiquement et génétiquement, il en est de même. La simultanéité ne répond à une intuition primitive que dans le cas privilégié de la coïncidence spatiale. Dans les autres cas, nous avons vu qu’elle se construit, et cela effectivement, à partir de la succession : dans le cas de deux mobiles s’arrêtant à quelques centimètres de distance après deux mouvements de vitesses différentes, l’enfant commence par croire à une succession, faute de différencier l’ordre spatial et l’ordre temporel, puis, par une dissociation progressive, il aboutit à la simultanéité à titre de cas limite de cette succession initiale. Or, même dans le cas où la simultanéité à distance est reconnue sans hésiter, comme chez les sujets de ce stade III, nous constatons qu’elle est encore construite, c’est-à -dire déduite et non pas perçue, et que cette déduction reste parallèle à celle que nous avons constatée à propos de la succession.
De même, en effet, que la succession, au niveau opératoire, s’appuie sur les différences de durée, et vice versa, en deux groupements distincts et complémentaires, de même nous constatons au stade III que la simultanéité, à quelques centimètres de distance déjà , se déduit opératoirement de l’égalité des deux durées synchrones, et vice versa. Il est vrai que Tac motive son affirmation de simultanéité, en disant « J’ai vu », ce qui semble être un recours explicite à l’intuition perceptive directe. Mais notons d’emblée qu’il faut attendre que les sujets aient 7 à 8 ans en moyenne pour qu’ils « voient » cette simultanéité que les petits ne reconnaissent précisément pas. Cela étant, le sujet a « vu » quoi ? Il a « vu » que « quand un (des mobiles) s’est arrêté, l’autre n’a plus marché non plus ». Or, s’il ne s’agit que de cela, les petits le « voyaient » fort bien, puisque, dès le stade I, ils sont unanimes à le reconnaître : et cependant ils n’en tiraient aucun jugement de simultanéité ! « Voir » la simultanéité des arrêts de I et de II, c’est donc la construire : c’est la déduire du fait que les deux durées caractérisant leurs mouvements n’ont cessé d’être synchrones, malgré la différence des vitesses. Cette constatation élémentaire selon laquelle quand I s’arrête II ne marche plus et vice versa n’avait pas de sens temporel au stade I. Chez les sujets du type II du sous-stade II A (voir Ios 5 ; 6) elle sert, il est vrai, déjà à motiver la simultanéité, mais, faute d’égalisation des durées synchrones, elle n’aboutit précisément qu’à une régulation intuitive, donc fluctuante et fragile, de la simultanéité. Dès le moment, par contre, où les durées synchrones sont conçues comme nécessairement égales, la simultanéité qui en résulte devient certaine, elle aussi, parce que déduite et non plus seulement constatée perceptivement. Inversement, l’égalité des durées synchrones et le synchronisme en général, niés tant que les durées étaient évaluées en fonction de l’espace et de la vitesse et non pas des successions et simultanéités, sont acceptés dès que la simultanéité s’en peut déduire au lieu d’être simplement intuitionnée. Bref, simultanéité et égalité des durées synchrones s’appuient l’une sur l’autre comme la succession et la durée en général, en deux groupements opératoires complémentaires, dès que les régulations intuitives ont atteint la réversibilité rigoureuse.
Mais un autre problème se pose en fin de compte. Puisque l’enfant reconnaît à tous les âges que, quand le mobile I s’arrête, le mobile II s’arrête lui aussi et réciproquement, ne pourrait-on pas dire que la vraie simultanéité tient malgré tout à cette constatation intuitive et presque purement perceptive, tout le reste étant alors à considérer comme une superstructure et, pour ainsi dire, une intellectualisation du donné temporel ? On pourrait le soutenir si les deux plans — perceptif et intellectuel — étaient vraiment discontinus, ou tout au moins indépendants. Mais, s’il advenait que le groupement opératoire des successions et des durées fût la forme d’équilibre finale d’un processus d’organisation débutant dès la perception du temps, et cela de façon parfaitement continue en partant des régulations perceptives pour aboutir aux opérations au travers des régulations représentatives, les stades I à  III que nous avons décrits en ces chapitres pourraient être légitimement considérés comme essentiels à cette construction d’ensemble. C’est ce qu’il nous reste à examiner.
§ 4. Le rôle des mouvements du sujet : les mouvements du regard dans la simultanéité et la succession temporelle d’ordre perceptif🔗
Nous avons été conduits à admettre que le temps physique, même sous sa forme simplement qualitative, résultait d’un groupement des co-déplacements. Lorsque le sujet est en état de prolonger les mouvements et de les dérouler dans les deux sens, les uns par rapport aux autres, il complète nécessairement la coordination spatiale par une coordination propre à ces co-positions et co-déplacements multiples et qui n’est autre que le temps. Mais d’où viennent ces opérations ? Il n’est pas question de faire sortir le temps d’autre chose que de lui-même, ni par conséquent de le réduire à l’espace. Mais nous avons constaté que les notions temporelles initiales témoignent d’une indifférenciation radicale par rapport à l’espace : le temps étant donné dans la succession des positions d’un mobile, ainsi que dans les intervalles entre ces positions, les plus jeunes de nos sujets commencent, lorsqu’il s’agit de coordonner entre eux deux mouvements de vitesses différentes, par confondre l’ordre temporel avec l’ordre de parcours et la durée avec le chemin parcouru représenté par son point d’arrivée. Tout se passe alors comme s’il ne remarquait, ou ne « centrait » son attention et son intuition représentative, que sur ces rapports spatiaux, en considérant ainsi les deux mouvements à coordonner comme les étapes d’un seul mouvement et en négligeant les rapports propres au co-déplacement lui-même. D’où, entre autres, la négation de la simultanéité à distance. Mais, ensuite, dès qu’au lieu de s’en tenir à cette centration représentative sur l’espace (sur les points d’arrivée) le sujet commence à anticiper l’état à venir des mouvements perçus ou à reconstituer leur état passé, il « décentre » par cela même son intuition initiale et la corrige dans le sens du co-déplacement. Ce sont ces régulations intuitives ou représentatives qui constituent le point de départ des opérations et il suffit que, de momentanées et fragmentaires, elles deviennent systématiques et atteignent ainsi la réversibilité complète, pour qu’apparaisse la coordination proprement opératoire.
Mais alors se pose le problème qu’il s’agit maintenant de discuter. Nous avons comparé cette fixation de la représentation induite sur certains rapports à une « centration » perceptive, et ces corrections ultérieures à des « décentrations » analogues à celles qui constituent les régulations de la perception. Mais ces assimilations ne seront légitimes que si la perception même du temps donne déjà lieu, sur le plan qui lui est propre, à des centrations relatives aux positions spatiales et à des décentrations provoquées par les co-positions. Or, en est-il bien ainsi ? N’a-t-on pas, au contraire, l’impression que la perception du temps constitue un tout achevé au moment où s’élabore la notion même du temps, et que ce tout achevé obéit à des lois qui n’ont rien de commun avec celles de l’intelligence du temps ?
Nous allons voir que cette impression est trompeuse et que la perception du temps suppose bel et bien l’intervention de mécanismes analogues à ceux que nous venons de décrire en ce qui concerne l’intelligence de la succession et de la simultanéité. Et, pour que la démonstration soit plus nette, nous allons examiner la perception non pas de deux déplacements, mais de deux allumages, successifs ou simultanés, de petites lampes immobiles situées à distance l’une de l’autre. Or, si éloignés d’un système de co-déplacements que paraissent ces événements, il reste que pour les percevoir successifs ou simultanés il s’agit que le sujet se déplace lui-même ou déplace son propre regard. Loin de consister en une lecture passive, la perception de l’ordre temporel supposera donc une organisation de ces mouvements, et c’est à ce propos que nous allons retrouver, sur le plan perceptif, des problèmes très analogues à ceux de la coordination intuitive ou opératoire.
Nous n’entendons d’ailleurs nullement résoudre ici le problème de la perception du temps en général (durées, etc.) ni même celui de la perception des successions temporelles, car sa solution supposerait l’emploi et la discussion de techniques qui dépassent le cadre de cet ouvrage et qui relèvent d’études que nous publions ailleurs 3. Nous nous limiterons exclusivement à la question — qui suffit à notre propos — des relations entre le temps de l’intelligence et le temps perceptif, telles qu’elles apparaissent dans l’organisation des mouvements du regard (fixations et déplacements) nécessaires à la perception des successions et simultanéités. Il s’agit donc là non pas du temps perceptif lui-même (problème que nous réservons donc entièrement) mais des conduites d’observation, pourrait-on dire, qui interviennent dans les perceptions de succession temporelle.
Nous présentons aux sujets un appareil (dû à l’ingéniosité de M. Lambercier) permettant d’allumer, simultanément ou à un ou deux dixièmes de seconde d’intervalles, deux lampes dont on fait varier les distances. Toute la question posée à l’enfant consiste à demander si les lampes s’allument en même temps ou non, et en ce cas laquelle la première. Seulement on peut faire varier, non seulement les distances entre les lampes et leurs positions par rapport au sujet, mais encore et surtout les directions du regard de celui-ci : par des consignes appropriées, on fixera le regard de l’enfant sur l’une des lampes, ou en un point situé à mi-chemin entre les deux lampes, ou encore on laissera complète liberté au sujet pour voir s’il saura tirer parti de ses mouvements spontanés jusqu’à mieux réussir que dans les deux cas précédents.
On constate donc que la question ne présente plus en soi aucune difficulté d’ordre intellectuel, puisqu’il ne s’agit plus de mobiles ni de mouvements de vitesses différentes : savoir si deux lampes s’allument en même temps ou successivement est une question que résoudrait un bébé, s’il pouvait parler, et à supposer que les intervalles ne soient pas trop courts. Mais, précisément parce que les intervalles choisis sont très courts, les difficultés réapparaissent. En quoi consistent-elles ? Dire qu’elles sont d’ordre perceptif et non plus intellectuel ne consiste qu’à les baptiser. En réalité, si les mouvements extérieurs n’interviennent plus, puisque les lampes sont immobiles au moment de la perception, ce sont ses propres mouvements du regard que le sujet doit coordonner entre eux et distinguer des événements objectifs. Pour bien voir, il s’agit de bien regarder, et pour bien regarder il s’agit de sérier les événements par rapport aux mouvements et états du sujet, c’est-à -dire par rapport aux déplacements et fixations du regard. Or, il se pourrait fort bien que ce problème de la coordination des changements extérieurs par rapport aux mouvements propres soit analogue à certains égards au problème intellectuel des co-déplacements, et c’est justement ce que nous allons constater. Lorsque les deux lampes s’allument simultanément il y a néanmoins déplacement du regard de l’une à l’autre et ce déplacement pourrait donner une impression de succession. Percevoir la simultanéité supposera donc réduire au minimum la durée de ce déplacement : mais, pour tendre à ce résultat, il faut savoir se méfier des illusions dues à la fixation du regard sur l’un des éléments et savoir les corriger par une décentration immédiate. La régulation constituée par cette décentration est-elle comparable aux différenciations successives de l’intuition de la succession, dans le cas des mobiles étudiés en ces chapitres III et IV ? Telle est précisément la question que nous posions au début de ce paragraphe et dont on voit qu’elle n’a rien d’artificiel.
À cet égard, l’expérience la plus intéressante nous a paru celle que voici. Les deux lampes sont disposées sur une longue table perpendiculairement au sujet et à 1 m de distance l’une de l’autre. À mi-chemin entre les lampes se trouve une petite boîte. Le sujet est lui-même à 50 cm en face de cette boîte, embrassant ainsi, à égales distances de lui, les deux lampes dans un même champ visuel. En une première série de 10 expériences, le regard est libre : on allume au hasard la lampe de gauche avant celle de droite, on l’inverse, ou les deux simultanément, en évitant toute régularité. En une seconde série de 10 épreuves, on demande au sujet de fixer la boîte et on recommence à allumer au hasard des trois possibilités. Dans la troisième série, on fait fixer la lampe de gauche et on allume au hasard comme précédemment. Dans une quatrième série, enfin, on fait fixer la lampe de droite.
Une autre expérience a également bien rendu : on place les deux lampes à 2 m l’une de l’autre sur la même table allongée, mais l’enfant est assis à une extrémité de celle-ci, à 30 cm de l’une des lampes, voyant donc l’autre en profondeur. On prend alors trois séries de 10 résultats : regard libre, regard fixé sur la lampe proche et regard fixé sur la lampe en profondeur (la fixation à mi-chemin n’a plus de sens en profondeur).
Nous avons fait également quelques sondages en plaçant une lampe en hauteur, mais sans pousser l’emploi de cette troisième technique, qui nous eût entraînés trop loin.
Or, les réactions observées sur une dizaine d’enfants par âge (avec environ 70 évaluations par sujet) ont permis de dresser le tableau suivant, indiquant le pourcentage moyen des erreurs :
Â
Disposition dans le plan fronto-parallèle
| Âges | 5 | 6 | 7 | 10-11 ans |
|---|---|---|---|---|
| % | % | % | % | |
| Regard libre | 41 | 28 | 29 | 6 |
| Regard fixé au milieu | 33 | 13 | 12 | 11 |
| Regard sur un élément | 42 | 31 | 24 | 13 |
Â
Disposition en profondeur
| Âges | 5 | 6 | 7 | 10-11 ans |
|---|---|---|---|---|
| % | % | % | % | |
| Regard libre | 40 | 23 | 9 | 3 |
| Regard fixé sur un élément | 48 | 28 | 20 | 12 |
Â
On constate deux résultats intéressants. Le premier est que l’évaluation perceptive des simultanéités et successions se développe notablement en fonction de l’âge. À tout âge l’estimation des simultanéités est d’ailleurs légèrement plus facile que celle des successions, mais, quelle que soit la technique de présentation, on observe un progrès remarquable entre 5 et 10-11 ans. Un second résultat donne au premier son véritable sens : ce n’est que chez les grands que le regard libre évalue les successions ou simultanéités plus facilement que le regard fixé par consigne sur l’un des éléments et même, chose curieuse, sur le point médian entre les deux lampes. À 5, 6 et 7 ans encore, en effet, les jugements obtenus avec regard libre présentent pratiquement le même nombre d’erreurs, dans le plan, que les jugements obtenus lorsque le regard est fixé sur l’une des lampes ; et, aux mêmes âges, les résultats sont sensiblement meilleurs lorsque le regard est fixé à mi-chemin des deux lampes (en profondeur, le regard libre donne un résultat un peu meilleur, parce que la fixation sur un élément s’accompagne d’un effet d’accommodation visuelle qui gêne la comparaison). À 10-11 ans, au contraire, le regard libre évalue deux ou trois fois mieux que le regard fixé par consigne, soit à mi-chemin, soit a fortiori sur l’un des éléments.
La signification de ces résultats est bien claire. Les petits ne comparent pas les deux allumages avec la mobilité voulue : leur regard libre ne se déplace pas assez, ou pas assez vite, d’une lampe à l’autre, mais se fixe sur l’une d’elles, comme précisément lors de la troisième technique, au lieu d’aller et venir ou de se fixer au milieu (c’est pourquoi nous avons toujours commencé par la technique du regard libre, pour qu’il n’y ait pas persévération de l’une des deux autres). Les grands, au contraire, s’arrangent à corriger ces erreurs de fixation, soit par un jeu de navette rapide, soit en centrant leur regard sur un point intermédiaire d’où ils puissent surveiller les deux allumages à la fois.
Or, il n’est pas besoin d’une analyse approfondie de ces mécanismes perceptifs pour pouvoir en dégager une interprétation fort simple. La statistique des types d’erreurs — si aléatoires que resteraient les chiffres avancés, si l’on voulait s’attacher à leur valeur absolue — suffit à souligner leur signification relative. 1° Pour ce qui est des lampes allumées simultanément, le regard du sujet étant libre, on trouve, sur 100 erreurs, 80 fautes provenant du fait que l’enfant attribue la priorité à la lampe qu’il fixait ; dans 18 % des cas, les sujets l’attribuent à la lampe vers laquelle leur regard se dirigeait et dans 2 % seulement des erreurs ils croient à l’antériorité de l’allumage opposé à la direction du regard. L’illusion due à la centration du regard libre sur l’un des éléments est donc évidente. 2° Quant à la succession, si l’on allume d’abord la lampe qui est spontanément fixée par l’enfant, on trouve presque 50 % d’erreurs entre 5 et 7 ans. Sur 100 de ces erreurs, 8 environ sont dues au fait que l’enfant attribue l’antériorité à la lampe opposée et 92 environ supposent la simultanéité : c’est que, passant de la lampe fixée (et allumée) à la lampe non encore fixée au moment où elle s’allume, l’enfant la voit allumée à son tour lorsqu’il déplace sur elle son regard, et croit alors à la simultanéité. 3° Par contre, si l’on allume d’abord la lampe située du côté opposé au regard, on ne trouve que 5 % d’erreurs, parce que le sujet, attiré par cet allumage, détache son regard de la lampe qu’il fixait. Sur ces erreurs, un cinquième attribuent la priorité au côté du regard (faute d’avoir vu à temps l’autre lampe s’allumer) et quatre cinquièmes concluent à la simultanéité (en revenant de la lampe d’abord allumée à celle antérieurement fixée). 4° En profondeur, les erreurs sont plus fréquentes du côté opposé au regard, mais reviennent davantage à attribuer l’antériorité au côté du regard. 5° Lorsque (en place ou en profondeur) le regard est fixé par consigne sur l’une des deux lampes, les phénomènes sont les mêmes : a) il y a environ trois fois plus d’erreurs quand on allume d’abord du côté du regard, et, sur ces erreurs, les cinq sixièmes reviennent à croire à la simultanéité pour la raison vue à l’instant ; b) quand l’allumage est simultané (le regard étant toujours fixé par consigne), il provoque environ dix fois plus d’erreurs par croyance à l’antériorité du côté du regard que par la croyance inverse. 6° Enfin, quand le regard est fixé par consigne au point médian entre les deux lampes, il y a naturellement moins d’erreurs, mais elles restent significatives : a) en cas d’allumage simultané l’erreur consiste à attribuer l’antériorité au côté vers lequel le regard, qui se tient mal en place, est momentanément dirigé : b) en cas d’allumage successif, les deux tiers des erreurs consistent à croire à la simultanéité (même mécanisme) et un tiers à renverser l’ordre.
Au total, on voit que l’essentiel des erreurs provient du fait de la centration : que les allumages soient simultanés ou successifs, l’enfant attribue en principe l’antériorité à celui de la lampe qu’il fixait du regard ou qu’il s’apprêtait à fixer. D’autre part, lorsqu’ils déplacent leur regard sur l’autre lampe, les petits ne tiennent pas compte du temps de déplacement, et croient alors à la simultanéité quand l’autre lampe s’est allumée pendant le mouvement du regard. Or, il tombe sous le sens que de tels faits sont parents de ceux que nous avons décrits en ce qui concerne les difficultés d’ordre intellectuel de la simultanéité et de la succession en général. Il vaut donc la peine de reprendre brièvement en son ensemble, à titre de conclusion des chapitres III et IV, le problème de la genèse des notions de succession et de simultanéité, à partir de la centration perceptive et jusqu’à l’opération, en passant par les régulations perceptives et représentatives.
§ 5. Conclusion des chapitres III et IV : la genèse de la succession et de la simultanéité🔗
Qu’il s’agisse de percevoir les rapports temporels de deux événements, même si leurs sièges sont immobiles, ou de concevoir de tels rapports dans toute leur généralité, le temps est toujours le système des co-déplacements. Mais dans le premier cas les déplacements en jeu sont ceux du corps propre, fût-ce de la tête et du regard. Lorsque les événements se succèdent rapidement, comme dans l’exemple des allumages étudiés au § 4, le mécanisme de l’organisation du temps perceptif est alors mis à nu. Repartons donc de cet ordre temporel de la perception, qui est génétiquement le cas le plus simple de la prise de conscience du temps physique (nous mettons à part le cas de l’habitude qui intéresse davantage le temps psychologique étudié au chap. X).
Le résultat acquis au § 4 est donc que la perception des successions et simultanéités donne lieu à des erreurs systématiques, d’autant plus fréquentes que l’enfant est plus jeune, et dues au fait qu’il ne parvient pas à coordonner ses propres mouvements du regard avec les événements extérieurs : d’une part, l’ordre de ses centrations donne lieu à des illusions d’antériorité et, d’autre part, la durée des déplacements de son regard étant négligée, l’ordre réel des événements peut en être inversé, ou aboli (illusion de simultanéité). Bref, de même qu’avant 7-8 ans les rapports de succession temporels ne sont pas dissociés de la succession spatiale propre à l’ordre de parcours des mouvements, de même l’ordre temporel perceptif n’est pas détaché de l’ordre des centrations ou des mouvements du regard ; faute de comprendre le lien purement chronologique qu’on lui demande d’établir entre l’allumage des deux lampes, l’enfant n’arrive pas à les regarder alternativement assez vite, et se borne à fixer l’une des deux et à attendre. Lorsque celle-ci s’allume il dirige alors seulement son regard sur l’autre et commet alors ses erreurs par confusion de l’ordre extérieur et de celui de ses propres mouvements.
Comment de telles erreurs sont-elles corrigées et quel est le mécanisme adaptatif de la perception de l’ordre temporel ? Telle est la question dont la solution éclaire tout le processus de genèse des notions de succession.
D’une manière générale, lorsqu’une illusion perceptive est due à l’action d’une centration privilégiée (et toutes les illusions de la perception que nous avons étudiées jusqu’ici, d’ordre spatial aussi bien que temporel, relèvent de ce même facteur 4), la correction s’effectue grâce à la décentration. Soit par exemple deux éléments A et B (deux lignes, etc.) : si la centration sur A aboutit à la surestimer et à dévaluer B, la centration sur B aboutira à l’effet inverse et le passage d’une centration à l’autre, ou décentration, réduira ces deux effets l’un par l’autre. La décentration constitue donc, par définition, une régulations c’est-à -dire qu’elle tend soit à diminuer une erreur au profit de l’erreur inverse, soit à les faire tendre à un état d’équilibre qui consistera en un compromis entre les deux, ou, à la limite, en leur annulation.
Dans le cas particulier, il est clair qu’il en est ainsi : la centration sur l’une des deux lampes conduit à des illusions, la centration sur l’autre conduit à l’erreur réciproque, mais le passage d’une centration à l’autre (ou décentration) aboutit, dans la mesure où il est fréquent en un temps donné, donc rapide, à la diminution de ces erreurs.
Mais il y a plus. Pourquoi les illusions diminuent-elles avec l’âge ? Ici encore les faits observés rentrent dans le schéma général que nous avons pu construire en fonction des illusions d’ordre spatial ou géométrique. À côté des centrations et décentrations réelles, il faut distinguer les centrations et décentrations virtuelles, dues à l’action dans le temps des perceptions les unes sur les autres (à l’expérience acquise, mais organisée grâce à des lois d’équilibre analogue à celles qui relèvent du « principe des vitesses virtuelles »). Or, ces décentrations virtuelles augmentent naturellement d’importance avec l’âge et permettent au sujet de corriger d’emblée les effets de la centration, avant même que la décentration réelle soit effectivement réalisée. C’est pourquoi, lorsque le regard est fixé, par consigne, sur l’une des deux lampes, les grands de 10-11 ans ne font plus que 13 % d’erreurs (au lieu de 6 % avec regard libre) tandis que les petits de 5 ans en présentent 42 % (cf. 41 % avec regard libre).
Or, en quoi consistent les décentrations virtuelles ? À anticiper ou à reconstituer des centrations qui pourraient être réelles ou qui l’ont été, de manière à les mettre en rapport avec la centration actuelle. Nous rejoignons ici un point de vue voisin de ceux de v. Weizsäcker et d’A. Auersperg, selon lequel toute perception suppose un mécanisme d’anticipations et de reconstitutions continues, et c’est effectivement au moyen d’un tel mécanisme seulement que l’on parvient à expliquer, dans le cas particulier, pourquoi le sujet peut percevoir une simultanéité quand son regard se déplace d’un point à un autre : le déplacement du regard prenant un temps donné, il s’agit, pour voir B simultané à A, d’anticiper B en partant de A et de reconstituer A en arrivant à B.
Bref, centrations illusoires et décentrations régulatrices, tels sont les deux pôles du processus de la perception des successions et simultanéités. Or, avant d’aborder le temps intuitif, relevons encore un fait fondamental, qui assure la transition du perceptif au représentatif : le temps de l’intelligence sensori-motrice, que l’on observe entre 3-4 et 12-18 mois, débute précisément comme le temps perceptif, et même lorsque les événements se succèdent sans rapidité notable. Voici, par exemple, un bébé, qui sourit à sa mère à côté de son berceau, puis la suit des yeux jusqu’à ce qu’elle sorte de la chambre, et enfin la recherche, sitôt la porte fermée, dans sa position primitive à côté du berceau. Qu’est-ce à dire sinon que la succession des événements est conçue en fonction de celle des actions ? Faute de savoir construire la trajectoire objective du mobile, le sujet s’attend à ce qu’en se replaçant dans la situation privilégiée dans laquelle l’action a eu lieu l’événement initial se reproduise lui-même. De même, ayant trouvé un objet sous un coussin à sa gauche, l’enfant de 8-9 mois le recherchera au même endroit, après l’avoir vu placer sous un autre coussin à sa droite, comme si l’objet allait réapparaître là où l’action a réussi une première fois. Les trajectoires et l’espace en général étant ainsi centrés sur l’action propre, les successions temporelles ne peuvent-elles aussi que se ramener à des « séries subjectives » ou « égocentriques », c’est-à -dire que l’ordre temporel est aboli ou renversé en fonction de situations privilégiées sans que le temps puisse constituer un milieu homogène commun à tous les objets ni caractériser un univers indépendant du moi 5. On voit l’analogie avec les rapports perceptifs analysés au § 4 sauf que l’ordre de succession était faussé en ce cas par la centration du regard seul, tandis que dans le cas des débuts de l’intelligence sensori-motrice il est faussé par une centration qui n’est plus seulement perceptive mais qui est constituée par le point d’application de l’action momentanée envisagée dans son ensemble (perceptions, mouvements et affectivité).
Comment donc l’intelligence sensori-motrice dégagera-t-elle un temps pratique, c’est-à -dire un ordre correct de succession des événements sur lesquels porte l’action, de ces séries égocentriques initiales ? Par un processus de décentration, comparable à la décentration perceptive, et qui a pour effet de détacher les objets de l’action propre en leur conférant des mouvements autonomes : c’est la coordination des actions successives qui, en engendrant un jeu d’anticipations et de reconstitutions pratiques (= liées à l’action entière et non plus seulement aux mouvements du regard), permettra de grouper les mouvements extérieurs en un groupe pratique des déplacements ; et c’est cette organisation des mouvements successifs d’un mobile, ou du corps propre par rapport aux objets, qui, en constituant l’espace extérieur, fondera du même coup le temps physique d’ordre pratique, donc l’ordre des successions nécessaires à l’action.
Après la perception, après l’intelligence sensori-motrice, vient un troisième niveau : celui de l’intelligence intuitive, qui est cette espèce d’intelligence naissant avec le langage et superposant ainsi la pensée à l’action. Mais la pensée n’est pas d’emblée logique, et tout ce volume en fournit une nouvelle démonstration. Quoique dépassant l’action par le moyen des représentations, elle commence par ne pouvoir que la prolonger, sous la forme d’« expériences mentales », et c’est pourquoi nous appelons intuitive cette structure initiale de la pensée. Or, on comprend maintenant, par tout ce qui la précède sur les plans perceptif et sensori-moteur, le pourquoi des centrations et des décentrations intuitives que nous avons rencontrées jusqu’ici en ce qui concerne les successions temporelles. L’égocentrisme, qui conditionne déjà la perception et la construction sensori-motrice du réel, ne se limite pas, en effet, à ces premiers niveaux, mais il réapparaît sur ce troisième plan en une nouvelle variété. Les rapports construits intuitivement par le moyen des expériences mentales vont, en effet, être conditionnés non plus seulement par l’action propre (car, sur le plan pratique, celle-ci est déjà en voie de décentration et d’objectivation) mais par la prise de conscience de l’action propre, et c’est ce nouveau mécanisme qui va déterminer l’égocentrisme de la pensée intuitive, et particulièrement les centrations inhérentes aux premières notions temporelles.
Par les progrès de l’intelligence sensori-motrice, l’enfant est donc devenu capable d’ordonner des successions temporelles pratiques en fonction des mouvements organisés dans l’espace. Mais, sur le plan de la pensée intuitive, comment va-t-il prendre conscience de ces mouvements ? L’expérience permet d’établir 6 que le mouvement est d’abord conçu en fonction de la position finale du mobile, autrement dit en fonction du but à atteindre. Nous avons vu antérieurement 7 combien tout mouvement est primitivement doué d’intentionnalité et de finalité : il tend, à la manière aristotélicienne, vers un lieu déterminé et un état final d’achèvement et de repos. Du point de vue métrique, les petits évalueront ainsi les chemins parcourus par l’ordre de succession spatiale des points d’arrivée et non pas par la distance entre les points de départ et d’arrivée. Du point de vue qualitatif, ils admettront qu’il y a plus de chemin parcouru à l’aller qu’au retour, à la montée qu’à la descente, etc. Bref, le mouvement est conçu égocentriquement en fonction de l’action propre et intentionnelle, ce qui revient à dire qu’il est caractérisé par une centration privilégiée sur le point d’arrivée.
C’est ce mode initial de centration représentative qui explique les premières intuitions temporelles de la succession et de la simultanéité. Même si « perceptivement » un problème comme celui des courses de nos deux bonshommes (chap. III et IV) ne présente plus de difficulté, même si « pratiquement » le sujet domine un tel problème, il reste que, du point de vue de la pensée initiale, ou de l’intuition représentative, l’« avant » et l’« après » temporels sont primitivement conçus en fonction de l’ordre spatial de parcours, et nous comprenons maintenant pourquoi : l’horloge étant constituée par le mouvement lui-même, et celui-ci s’évaluant en fonction du point d’arrivée, la succession temporelle sera elle-même « centrée » sur la succession spatiale définie par le terme de la course. La simultanéité n’aura pas non plus de signification, et pour la même raison. Bref, de même que l’ordre de succession était faussé par les centrations perceptives, puis sensori-motrices, de même il est maintenant altéré par les centrations intuitives initiales, qui s’expliquent grâce à la cinématique primitive de l’enfant.
On comprend enfin en quoi consistent les décentrations intuitives. Au lieu de tout juger en fonction du seul point spatial d’arrivée, l’intuition en viendra à considérer les autres positions, par un mécanisme d’anticipations et de reconstitutions représentatives, prolongeant les anticipations et reconstitutions perceptives, puis sensori-motrices ou pratiques. Et elle le fera dès que les erreurs seront trop considérables, car alors un jeu de bascule, caractéristique des régulations, aboutira tôt ou tard à renverser les rapports initiaux pour tenir compte de l’ensemble de la situation. Il n’est donc point nécessaire de présupposer les opérations pour rendre compte de ces premiers progrès : il suffit d’admettre que l’exagération d’une erreur provoque son renversement (régulation), que ce renversement consiste à envisager de nouveaux éléments eu égard à ceux qui étaient primitivement centrés (décentration), et que cette extension même du domaine considéré se traduit sous la forme d’anticipations et de reconstitutions toujours plus poussées (articulation de l’intuition).
Ce processus de décentration régulatrice une fois amorcé, il tend alors nécessairement vers une forme d’équilibre finale. Tant que, dans le jeu des mouvements à comparer entre eux, telle position ou tel déplacement n’est point encore intégré dans le mécanisme des anticipations et reconstitutions représentatives, l’équilibre n’est naturellement pas atteint. Lorsque tous ces éléments en présence sont par contre intégrés, la décentration régulatrice est complète, alors que les anticipations et reconstitutions deviennent possibles dans toute leur généralité, et atteignent par conséquent une réversibilité entière : les opérations sont ainsi constituées et leur groupement, qui résulte de cette composition réversible elle-même, assure dès lors au système des co-déplacements une coordination à la fois temporelle et spatiale.