Le DĂ©veloppement de la notion de temps chez l’enfant ()

Chapitre VIII.
La mesure du temps et l’isochronisme des durĂ©es successives 1 a

Nous n’avons Ă©tudiĂ© jusqu’ici que le temps physique qualitatif, dont la structuration progressive en « groupements » d’ordre (sĂ©riation des Ă©vĂ©nements) et d’emboĂźtement (synchronisation et addition des durĂ©es) constitue le fondement indispensable de la construction du temps mĂ©trique. En quoi consiste, en effet, ce dernier ? Il rĂ©sulte d’une Ă©laboration exactement parallĂšle Ă  celle que nous avons pu discerner dans le dĂ©veloppement du nombre Ă  partir des groupements qualitatifs de l’emboĂźtement des classes et de la sĂ©riation logique 2, Ă  cette seule diffĂ©rence qu’il s’agit ici d’opĂ©rations infralogiques dans lesquelles l’emboĂźtement des durĂ©es, qui est une addition des parties d’un mĂȘme objet total, remplace celle des classes (ou ensembles d’objets), le dĂ©placement des durĂ©es, qui est une opĂ©ration de dĂ©placement des mouvements gĂ©nĂ©rateurs de temps, remplace la sĂ©riation logique (indĂ©pendante de l’ordre spatio-temporel), et dans lesquelles la synthĂšse opĂ©ratoire de l’addition partitive et du dĂ©placement est une mesure ou une mĂ©trique et non plus un systĂšme de nombres abstraits.

On se rappelle comment se construit le nombre. Une fois l’enfant devenu capable d’inclure les objets dans un systĂšme de classes emboĂźtĂ©es susceptibles de conservation ou de les sĂ©rier en suites ordonnĂ©es, il lui suffit alors de faire abstraction des qualitĂ©s de ces objets pour que chacun d’entre eux devienne ipso facto une unitĂ© substituable Ă  n’importe quel autre au sein de ces classes et de ces sĂ©ries, les premiĂšres se transformant ainsi en nombres cardinaux et les secondes en nombres ordinaux, tous deux indissociables puisque classes et sĂ©ries se fondent en une seule totalitĂ© opĂ©ratoire sitĂŽt leurs qualitĂ©s Ă©liminĂ©es.

Or, il en va prĂ©cisĂ©ment de mĂȘme en ce qui concerne le temps mĂ©trique. L’emboĂźtement qualitatif des durĂ©es une fois achevĂ©, il constitue un systĂšme bien dĂ©fini, mais dans lequel chaque durĂ©e, qualitativement caractĂ©risĂ©e par les Ă©vĂ©nements qui la remplissent, ne peut que demeurer en place sans ĂȘtre substituĂ©e Ă  aucune autre : seul l’esprit peut introduire sa mobilitĂ© en un tel systĂšme, et dĂ©boĂźter ou rĂ©emboĂźter les instants qu’il lui plaĂźt, et c’est en quoi le systĂšme est rĂ©versible, mais les instants qui le composent ne peuvent ĂȘtre permutĂ©s entre eux. D’autre part, la sĂ©riation des Ă©vĂ©nements constitue de son cĂŽtĂ© un systĂšme de « placements » Ă©galement non substituables que l’esprit peut parcourir dans les deux sens (rĂ©versibilitĂ© opĂ©ratoire), mais qui ne peuvent non plus ĂȘtre permutĂ©s. Ces deux « groupements » d’emboĂźtements et d’ordres demeurent solidaires mais ne fusionnent pas l’un avec l’autre tant qu’ils restent de nature qualitative : les durĂ©es ne sont pas autre chose que les intervalles situĂ©s entre les Ă©vĂ©nements instantanĂ©s ou points temporels, et l’on peut donc dĂ©duire les emboĂźtements de durĂ©e de l’ordre de succession des Ă©vĂ©nements et vice versa, mais l’addition de deux intervalles est commutative (A + A’ = A’ + A = B) tandis que celles des relations d’ordre ne l’est pas, ce qui montre bien la dualitĂ© fondamentale des deux groupements. La signification de cette diffĂ©rence est la suivante : nous pouvons dire que les intervalles A et A’ font tous deux partie de B (ils sont donc qualitativement Ă©quivalents en tant qu’appartenant Ă  B), mais alors nous faisons abstraction de leur caractĂšre d’ĂȘtre successifs ; ou que leurs Ă©vĂ©nements limites se succĂšdent, mais alors, en les sĂ©riant, nous n’additionnons plus des intervalles mais les successions elles-mĂȘmes. Il s’ensuit que la limitation essentielle de ce double systĂšme qualitatif est de rendre impossible la comparaison de deux durĂ©es lorsque l’une n’est pas totalement synchrone d’une partie ou de la totalitĂ© de l’autre, c’est-Ă -dire lorsqu’elles ne soutiennent pas entre elles des relations unilatĂ©rales de partie Ă  tout : nous pouvons toujours dire, si l’on a deux durĂ©es A et A’ telles que A + A’ = B, que la durĂ©e totale B est plus longue que chacune des parties emboĂźtĂ©es en elle A ou A’, et nous pouvons, d’autre part, toujours considĂ©rer deux durĂ©es synchrones A1 et A2 comme Ă©gales entre elles, mais nous ne savons rien des rapports quantitatifs entre les durĂ©es partielles A et A’, lorsqu’elles sont successives et non pas synchrones. Que l’on ait A > A’ ou A < A’ ou A = A’, l’emboĂźtement qualitatif A + A’ = B reste le mĂȘme. Or, c’est prĂ©cisĂ©ment pour permettre la comparaison des durĂ©es successives que se construit le temps mĂ©trique, et, comme nous allons le voir, il naĂźt de la synthĂšse opĂ©ratoire des deux groupements qualitatifs prĂ©cĂ©dents, mais gĂ©nĂ©ralisĂ©s grĂące Ă  l’élimination des qualitĂ©s en jeu.

Supposons d’abord que l’on abstrait une durĂ©e A de ses caractĂšres qualitatifs, comme lorsqu’on dit « un moment » sans prĂ©ciser lequel. Comment transformer cette durĂ©e A en une « unité » de temps susceptible d’ĂȘtre Ă©galĂ©e aux durĂ©es qui lui succĂšdent (A’, B’, etc.) sous la forme A = A’ = B’ = 
, et constituer ainsi la mĂ©trique A = 1 ; B = A + A = 2 ; C = A + A + A = 3 ; etc. ? Il s’agit naturellement si l’on veut Ă©galer les durĂ©es successives A et A’
, etc., pour avoir B = 2 A, etc., de pouvoir dĂ©placer la durĂ©e A de son cadre fixe, c’est-Ă -dire la sortir de son emboĂźtement pour la synchroniser successivement avec A’, B’, etc. Il s’agit donc d’en faire une unitĂ© mobile, susceptible de se rĂ©pĂ©ter Ă  volontĂ© (itĂ©ration) et de se substituer Ă  n’importe quelle autre au sein des emboĂźtements. Or, comment cela est-il possible ?

Nous avons Ă©tĂ© conduits sans cesse Ă  considĂ©rer le temps comme un systĂšme de co-dĂ©placements. Une durĂ©e A correspond donc Ă  des mouvements partiels (α1, α2, etc. ; une durĂ©e A’ aux mouvements partiels suivants (α’1, α’2, etc. ; la durĂ©e totale B Ă  leurs rĂ©unions ÎČ1, ÎČ2, etc. ; la durĂ©e suivante B’ aux mouvements suivants ÎČ’1, ÎČ’2, etc. Ce sont ces mouvements coordonnĂ©s qui engendrent les synchronisations et emboĂźtements de durĂ©e ou les ordres de successions et sĂ©riations. DĂ©placer une durĂ©e A pour l’égaler aux durĂ©es suivantes A’ , B’, etc., ce sera donc simplement rĂ©pĂ©ter le mouvement α1 (ou α2, etc.) et le synchroniser successivement avec α’1, ÎČ’1, etc., comme lorsqu’on prend pour horloge le mouvement de l’aiguille d’une montre ou l’écoulement d’un sablier, qui se reproduisent Ă  volontĂ©.

En ce cas on obtient bien une durĂ©e mobile et itĂ©rable A telle que B = 2A ; C = 3A ; etc. Substituable au sein de tous les emboĂźtements, elle perd par consĂ©quent ses qualitĂ©s distinctives. Mais alors pour distinguer deux A quelconques (p. ex. deux heures diffĂ©rentes) il s’agira prĂ©cisĂ©ment de rĂ©introduire leur ordre de succession, sous la forme de l’ordre de rĂ©pĂ©tition du mĂȘme mouvement α. L’addition mĂ©trique de deux durĂ©es Ă©gales 1A + 1A = 2A sera donc toujours Ă  la fois commutative (puisqu’on peut changer l’ordre des addendes) et sĂ©riale (parce qu’en changeant l’ordre des mouvements on retrouve nĂ©cessairement un premier A et un second). La substitution possible des unitĂ©s gĂ©nĂ©ralise ainsi l’opĂ©ration de l’emboĂźtement, et leurs dĂ©placements possibles gĂ©nĂ©ralisent l’opĂ©ration du « placement » ou sĂ©riation, les deux opĂ©rations fusionnant alors, par le fait mĂȘme de ces gĂ©nĂ©ralisations, en un seul tout dans l’arithmĂ©tisation du temps ou « mesure » des durĂ©es. C’est en ce sens que le temps mĂ©trique rĂ©unit en une seule synthĂšse les groupements distincts sur le plan qualitatif.

Mais si un tel mĂ©canisme opĂ©ratoire est bien clair en son jeu formel, comment se constitue-t-il rĂ©ellement et psychologiquement ? Nous avons Ă©tudiĂ© un premier exemple de cette construction au cours du chapitre II : lorsqu’au stade III l’enfant parvient Ă  sĂ©rier les niveaux de l’eau Ă©coulĂ©e et Ă  emboĂźter les durĂ©es des intervalles, il comprend d’emblĂ©e qu’à chacune des diffĂ©rences Ă©gales de niveaux correspond une unitĂ© de durĂ©e et il passe ainsi spontanĂ©ment de l’emboĂźtement qualitatif A + A’ = B Ă  l’addition mĂ©trique A + A’ = 2A. Si ce premier cas est reprĂ©sentatif d’un processus gĂ©nĂ©ral, on pourrait en conclure qu’il n’y a pas un stade propre au temps mĂ©trique (ou stade IV) qui succĂ©derait au stade d’achĂšvement du temps qualitatif (stade III), mais que, sitĂŽt celui-ci constituĂ©, le temps mĂ©trique en dĂ©riverait grĂące Ă  l’organisation mĂȘme des opĂ©rations en jeu : les groupements qualitatifs une fois construits seraient immĂ©diatement susceptibles de se fusionner en un groupe quantitatif.

Il convient naturellement de reprendre cette question. Mais comme il est fort malaisĂ© de provoquer des mesures spontanĂ©es du temps et que nous pouvons nous contenter Ă  cet Ă©gard de l’exemple du chapitre II, nous nous sommes posĂ© le problĂšme sous une autre forme, qui s’est rĂ©vĂ©lĂ©e fort instructive et qui rattache de façon imprĂ©vue nos rĂ©sultats prĂ©cĂ©dents Ă  la rĂ©alitĂ© quotidienne et mĂȘme scolaire : comment et Ă  quel stade l’enfant devient-il capable d’utiliser une montre ou un sablier pour la mesure du temps ? Or, il s’est trouvĂ© qu’aux stades I et II, au cours desquels le temps qualitatif demeure incohĂ©rent, l’enfant ne sait que faire d’horloges et de sabliers, d’abord (stade I) parce qu’il croit que leurs vitesses varient selon celles des mouvements ou actions dont il faudrait mesurer la durĂ©e, et ensuite (stade II) parce que, mĂȘme en leur attribuant des vitesses constantes, il ne parvient pas Ă  synchroniser leurs mouvements avec ceux Ă  comparer ! Au contraire, au stade III la mĂ©trique est comprise en fonction des opĂ©rations qualitatives acquises.

On voit que l’on rencontre ainsi les problĂšmes essentiels de la mĂ©trique temporelle, Ă  commencer par celui de l’isochronisme lui-mĂȘme. En effet, le postulat fondamental sur lequel repose la mesure du temps est qu’il existe des mouvements tels qu’en se reproduisant dans les mĂȘmes conditions, ils emploient le mĂȘme temps. Cet isochronisme des rĂ©pĂ©titions repose naturellement sur un cercle vicieux 3 puisque pour s’assurer de l’isochronisme de mouvements donnĂ©s il faut mesurer la durĂ©e de ces derniers au moyen d’autres mouvements dont l’isochronisme dĂ©pend Ă  son tour de mesures qui le postulent par ailleurs. Mais le cercle devient lĂ©gitime au fur et Ă  mesure que s’accroissent la cohĂ©rence des rĂ©sultats obtenus et la diversitĂ© de ceux-ci, parce qu’alors le postulat de l’isochronisme finit par se constituer en un principe de la conservation de certaines vitesses et par s’appuyer ainsi sur le fondement mĂȘme de l’induction : la permanence des lois naturelles, reconnaissables Ă  la possibilitĂ© de construire des « groupes » de transformations.

Cela Ă©tant, il est parfaitement normal que le jeune enfant, dont l’incohĂ©rence des notions temporelles est liĂ©e, nous l’avons vu, aux difficultĂ©s de sa quantification de l’univers physique en gĂ©nĂ©ral, commence par ne supposer aucune conservation des vitesses et par ne rien comprendre Ă  l’isochronisme des montres ou des sabliers. Quelles sont les raisons psychologiques prĂ©cises de cette attitude essentiellement irrationnelle, et comment arrivera-t-il Ă  la dĂ©passer, voilĂ  donc le premier problĂšme que nous ayons Ă  discuter.

§ 1. L’isochronisme et la conservation de la vitesse des horloges

Commençons ainsi par les relations les plus simples que comporte la mesure du temps du point de vue de la constance de la vitesse du mesurant : les relations entre le mouvement mesurant et le mouvement mesuré.

Nous nous servirons d’abord d’un grand sablier, de 45 cm de hauteur, dont les dimensions permettent une perception aisĂ©e des niveaux successifs du sable. La partie infĂ©rieure du sablier (celle dans laquelle le sable s’accumule) reste masquĂ©e pour Ă©viter toute Ă©quivoque. La partie supĂ©rieure comporte trois graduations : une ligne blanche (Ÿ de la hauteur), une verte (œ) et une bleue (ÂŒ) qui correspondent Ă  des moments successifs Ă©gaux. Nous commençons par renseigner le sujet sur le principe de la mesure du temps en lui faisant comparer les Ă©tapes de son propre travail (p. ex. transvaser une Ă  une de petites billes d’une boĂźte dans une autre) avec l’arrivĂ©e du sable aux lignes blanche, verte et bleue. AprĂšs quoi il s’agit de confronter des travaux exĂ©cutĂ©s Ă  des vitesses diffĂ©rentes ou des mouvements de vitesses distinctes avec l’écoulement du sable.

Or, au cours du stade I, ces comparaisons ont mis en Ă©vidence le phĂ©nomĂšne essentiel que voici : le sable paraĂźt s’écouler plus ou moins rapidement et marquer par consĂ©quent des temps diffĂ©rents, selon les vitesses du travail ou du mouvement dont il s’agit de mesurer la durĂ©e ! Cette constatation nous a naturellement conduits Ă  contrĂŽler l’existence de la mĂȘme illusion avec la montre. Nous avons prĂ©sentĂ© Ă  cet effet un chronoscope Ă  main de laboratoire, avec stoppeur, dont l’aiguille parcourt un large cadran en une minute, et avons posĂ© les mĂȘmes questions.

Voici des réactions de ce stade I :

Fran (5 ans) transvase ses billes jusqu’au bleu, puis au vert : « Quand c’était plus longtemps, jusqu’au bleu ou au vert ? — Au bleu (juste). — Et maintenant encore une fois jusqu’au bleu, mais travaille lentement. — (Il s’exĂ©cute.) — Le sable coulait comment ? — Doucement. —  Et encore jusqu’au bleu, mais travaille trĂšs vite. — (Il va un peu plus vite.) — Et le sable a coulĂ© comment ? — Vite. —  Est-ce qu’il ne coule pas la mĂȘme chose fort quand tu travailles vite ou lentement ? — Non. »

« Maintenant marche autour de la table jusqu’à ce que le sable soit tout en bas. — (Il le fait en regardant continuellement le sable pour juger du niveau.) — Et maintenant la mĂȘme chose, mais vite. — (Il s’exĂ©cute.) — Ce sable a coulĂ© comment ? — Doucement. —  Et avant ? — Aussi doucement. —  C’est la mĂȘme chose cette fois, alors ? — Non, un peu plus doucement. —  Quand ? — Quand j’allais lentement. —  Mais le sable coulait la mĂȘme chose fort les deux fois ? — Non. —  Comment ? Une fois tu es allĂ© vite et une fois lentement. Et le sable, il allait les deux fois la mĂȘme chose ou pas ? — Pas la mĂȘme chose. »

« Et maintenant bouge la jambe lentement, jusqu’à ce que le sable soit en bas. — (Il le fait.) — (Id.) mais vite. — (Il s’exĂ©cute.) — Est-ce qu’il coulait toujours la mĂȘme chose fort ? — Non. —  Quand tu travaillais lentement comment il allait ? — Doucement. —  Et quand tu allais vite ? — Vite. »

« Marche encore autour de la table et regarde bien. — (Il le fait.) — Et maintenant trĂšs vite. — (Il le fait.) — Le sable a coulĂ© comment ? — Doucement. —  Toujours la mĂȘme chose vite ? — Oui, c’est toujours la mĂȘme chose (il rĂ©flĂ©chit). Non, un peu plus doucement avant. —  Mais avant tu disais qu’il va toujours la mĂȘme chose ? — Avant il allait la mĂȘme chose, et puis plus vite. »

On fait marcher deux petites autos, l’une Ă  grande vitesse et l’autre lentement : « Et maintenant comment est allĂ© le sable ? — Il allait fort et l’auto lentement. —  Et pour l’autre auto ? — Le sable est allĂ© doucement et l’auto fort. —  Mais le sable il va la mĂȘme chose fort ? — Non, une fois vite et une fois lentement. —  Et si une auto dans la rue va une fois vite et une fois lentement ? — Le sable va doucement, et puis fort. » Il y a donc renversement du rapport dans le cas des autos.

Geo (5 ans) frappe sur la table jusqu’à ce que le sable soit entiĂšrement Ă©coulé : « Fais-le encore une fois, mais vite. — (Il le fait jusqu’à Ă©coulement complet.) — Quand tu tapes lentement, le sable va comment ? — Il va moins vite. —  Et quand tu tapes vite ? — Il va plus vite. —  Il met la mĂȘme chose de temps pour couler jusqu’au bout ? — Des fois longtemps, des fois moins longtemps. »

Avec le stoppeur : « Tape lentement jusqu’ici (ÂŒ du cadran). Et maintenant, tape vite (id.). L’aiguille a marchĂ© la mĂȘme chose longtemps, ou moins, ou plus ? — Moins longtemps quand j’ai tapĂ© vite. —  Et la mĂȘme chose vite ? — Elle allait plus vite. —  Ou bien la mĂȘme chose ? — Pas la mĂȘme chose. —  On va regarder encore une fois. Tu sais, un de tes camarades a trouvĂ© que ça allait la mĂȘme chose. (On refait l’expĂ©rience.) — Plus vite quand j’ai tapĂ© vite. »

Lea (5 ans) : « Et maintenant tape vite jusqu’à ce que la montre soit Ă  la mĂȘme place et regarde bien si l’aiguille va la mĂȘme chose. — (Il le fait.) — MĂȘme chose longtemps ? — Non. —  Quand tu as tapĂ© vite ? — Elle a mis moins longtemps. —  Et quand tu as tapĂ© lentement ? — Plus longtemps. —  Mais elle est allĂ©e la mĂȘme chose vite ? — Non. —  Quand tu tapais vite elle allait comment ? — Plus vite. —  Tu es sĂ»r ? On va voir encore une fois (il frappe lentement, puis vite, en regardant l’aiguille). Elle va la mĂȘme chose vite ? — Non. —  Quand tu vas vite ? — Elle va moins vite. —  Et quand tu vas lentement ? — Plus vite. » Lea finit donc par une illusion de contraste.

Mara (5 œ) : « Tu as regardĂ© le sable ? — Est-ce qu’il a coulĂ© la mĂȘme chose longtemps ? — Non, plus longtemps quand j’ai tapĂ© vite. —  Et il coulait la mĂȘme chose vite ? — Il coulait doucement quand j’allais lentement. —  On va le faire encore une fois et on regardera bien ce qui se passe (expĂ©rience). Il allait la mĂȘme chose vite ? — Non, tout doucement quand je tapais fort. » Donc illusion de contraste Ă  la fin.

Gref (6 ; 1) : « Mets ces billes ici une Ă  une jusqu’à ce que l’aiguille soit ici (expĂ©rience). Encore une fois, mais vite et regarde bien l’aiguille (id.). Est-ce que l’aiguille a marchĂ© la mĂȘme chose longtemps ? Non, avant plus lentement et maintenant plus vite. —  Mais ça dure la mĂȘme chose de temps ? — Non, pas la mĂȘme chose, parce que ça va fort et pas fort. » Nouvelle expĂ©rience en frappant avec le mĂ©tronome, lentement puis vite : « L’aiguille (de la montre) a marchĂ© la mĂȘme chose vite ? — Non, vite quand on va vite, et puis quand on va lentement, elle va plus lentement. » Avec le sablier, le sable coule « une fois plus lentement et une fois plus vite » 4.

Voici maintenant des cas du stade II, qui admettent intuitivement la conservation de la vitesse de l’horloge.

Map (6 œ) : « Le sable est allĂ© la mĂȘme chose vite ou plus ou moins ? — Plus vite
 non, la mĂȘme chose
 Non. —  La mĂȘme chose ou plus vite ? — La mĂȘme chose. —  Pourquoi tu as pensĂ© plus vite ? — On dirait seulement, mais c’est parce qu’on va plus vite. » Et la montre : « Toujours la mĂȘme chose. —  Elle met le mĂȘme temps quand tu vas vite ou lent ? — Le mĂȘme temps. »

Rob (7 ; 2). Le sable : « Toujours la mĂȘme chose vite. —  Pourquoi ? — Parce que ça ne fait rien qu’on aille vite ou lentement. » Et la montre : « Toujours le mĂȘme temps. —  Pourquoi ? — Elle va Ă  la mĂȘme vitesse. »

À lire ces rĂ©ponses, il semblerait donc que, pour l’enfant du premier stade, la vitesse du mouvement servant Ă  mesurer le temps ne soit point uniforme mais dĂ©pende elle-mĂȘme des mouvements dont il s’agit d’évaluer la durĂ©e. Mais encore faut-il comprendre de quelle sorte d’erreur est faite cette assertion : persĂ©vĂ©ration verbale, illusion perceptive ou erreur du jugement lui-mĂȘme ?

On pourrait, d’abord, invoquer un pur entraĂźnement verbal. L’enfant, exĂ©cutant lui-mĂȘme des travaux Ă  des vitesses diffĂ©rentes ou regardant de petites autos circuler plus ou moins rapidement, penserait avant tout Ă  ces vitesses-lĂ , et, ne se fiant qu’à son sentiment intĂ©rieur de durĂ©e vĂ©cue, considĂ©rerait comme diffĂ©rents les temps nĂ©cessaires Ă  l’accomplissement de telles actions ou de tels mouvements de vitesses distinctes. AprĂšs quoi seulement, pensant Ă  l’écoulement du sable ou Ă  la marche de l’aiguille, il se bornerait Ă  rĂ©pĂ©ter verbalement le jugement qu’il vient de concevoir au sujet du mesurĂ©, et l’appliquerait au mesurant sans adaptation vĂ©ritable. Seulement, si la premiĂšre partie de cette interprĂ©tation est exacte, c’est-Ă -dire si le sujet commence bien par Ă©valuer intuitivement la vitesse et la durĂ©e du mesurĂ© (d’aprĂšs le travail accompli, le point d’arrivĂ©e, et surtout les sentiments d’effort et d’accĂ©lĂ©ration), il n’est aucune raison de douter qu’il en soit Ă©galement ainsi du mesurant lui-mĂȘme, car, si l’enfant Ă©tait capable d’évaluer opĂ©ratoirement la durĂ©e et la vitesse de la montre ou du sablier, il s’en servirait prĂ©cisĂ©ment pour appliquer ces jugements au mesuré ! D’autre part, pendant toute l’expĂ©rience, le sujet a les yeux fixĂ©s sur le sablier ou sur la montre et il comprend fort bien que la question est d’évaluer leurs vitesses ou leurs durĂ©es, et non pas celles du mesurĂ©. Enfin, et surtout, certains sujets prĂ©sentent d’emblĂ©e et d’autres, beaucoup plus frĂ©quents, aprĂšs quelques rĂ©ponses un renversement des rapports en jeu, comme si le sable ou l’aiguille allaient plus lentement quand le mouvement dont il s’agit de mesurer la durĂ©e est plus rapide, et vice versa : cette illusion de contraste (voir Fran, Lea et Mara), qui est manifestement d’ordre perceptif, prouve donc assez que les jugements de ces sujets ne sont pas d’ordre simplement verbal.

Ceci nous conduit Ă  une seconde interprĂ©tation : les jugements Ă©noncĂ©s par les sujets du premier stade ne seraient pas autre chose que le rĂ©sultat d’illusions d’ordre perceptif, les mouvements du sable ou de l’aiguille de montre leur paraissant effectivement plus ou moins rapides, et aussi plus ou moins durables, selon ceux auxquels ils sont rapportĂ©s. Notons d’abord qu’il nous est trĂšs facile, Ă  nous adultes Ă©galement, d’éprouver de telles impressions : en regardant couler un sablier Ă  cĂŽtĂ© du tĂ©lĂ©phone, durant une conversation interurbaine, et en chronomĂ©trant une course intĂ©ressante ou la rĂ©action d’un sujet d’expĂ©rience qui fait attendre sa rĂ©ponse, nous pouvons fort bien avoir, nous aussi, l’illusion perceptive d’un changement de vitesse du sable ou de l’aiguille du chronoscope, et prĂ©senter, suivant les cas, une illusion positive ou une illusion de contraste. Seulement, comme nous savons bien que les mouvements sont constants, nous n’attachons pas d’importance Ă  l’aspect perceptif de telles lectures et nous amusons tout au plus des apparences de rĂ©sistance ou de froide ironie de ces mĂ©caniques hostiles Ă  nos dĂ©sirs. Le fait que l’enfant Ă©prouve, tout autant ou mĂȘme davantage que nous, les mĂȘmes illusions n’a donc rien que de trĂšs naturel et il serait sans doute facile de dĂ©terminer statistiquement quelles sont les valeurs diffĂ©rentielles des vitesses du mesurĂ© et du mesurant qui provoquent les illusions positives (rapport direct), nĂ©gatives (contraste) ou nulles. Mais l’intĂ©rĂȘt n’est pas lĂ , pour notre propos : il est de constater, que loin de considĂ©rer son impression subjective comme une illusion perceptive et de la nĂ©gliger au profit des jugements d’isochronisme et de conservation des vitesses, l’enfant du stade I la considĂšre d’emblĂ©e et sans plus comme objective, et c’est lĂ  ce qui pose le problĂšme dont nous nous occupons ici. Deux remarques s’imposent Ă  cet Ă©gard.

La premiĂšre est que les rĂ©actions du premier stade constituent bien une erreur de jugement, et pas seulement de perception, mais c’est une erreur de jugement superposĂ©e, pour ainsi dire, Ă  une erreur de perception, et fondĂ©e sur elle : l’erreur consiste, non pas Ă  percevoir de façon illusoire, ce qui peut se produire avec plus ou moins d’intensitĂ©, Ă  tous les stades, mais Ă  croire sans plus la perception au lieu de la corriger par le raisonnement. Or, c’est prĂ©cisĂ©ment en ceci que consiste l’intuition Ă©gocentrique, et cet exemple est donc prĂ©cieux pour nous en faire comprendre la vraie nature. La pensĂ©e intuitive, ou intuition perceptive, ne se confond pas avec la perception elle-mĂȘme, puisque, Ă  des donnĂ©es perceptives identiques et communes Ă  tous les stades, le jugement ou le raisonnement peuvent rĂ©agir trĂšs diffĂ©remment selon qu’ils sont opĂ©ratoires ou demeurent intuitifs : contrairement Ă  la pensĂ©e opĂ©ratoire qui corrige ces donnĂ©es, en les coordonnant logiquement les unes aux autres, l’intuition perceptive se borne Ă  les accepter sans critique et Ă  les doubler, pour ainsi dire, d’un faux jugement d’existence ou d’un brevet usurpĂ© de vĂ©ritĂ© objective 5. Or, acceptant les donnĂ©es perceptives au lieu de les rectifier, la pensĂ©e intuitive est nĂ©cessairement Ă©gocentrique : elle subordonne les jugements de rĂ©alitĂ© Ă  l’estimation subjective au lieu de dĂ©centrer celle-ci au profit d’un systĂšme de coordinations qui situe les apparences perceptives par rapport Ă  un univers objectif.

En second lieu, cette attitude du stade I nous permet de saisir le rĂŽle prĂ©cis de la centration intuitive — de cet Ă©gocentrisme inhĂ©rent Ă  la pensĂ©e prĂ©logique — qui prolonge (nous l’avons vu aux chap. IV et VI) la centration perceptive. À lire les rĂ©ponses de ce stade, on peut parfois avoir l’impression que le sujet pense aux vitesses relatives, et non pas absolues, du sable et de l’aiguille de montre, comme s’il Ă©valuait les mouvements du mesurant par rapport Ă  ceux du mesurĂ© et non pas indĂ©pendamment d’eux. Il va de soi que cette interprĂ©tation serait invraisemblable, car si l’enfant Ă©tait capable de cette subtilitĂ© il saurait distinguer les questions et affirmerait aussi l’invariance du mouvement absolu. Mais c’est qu’il y a deux sortes de relativité : la « relativité » propre aux perceptions, qui attribue, par exemple, les qualitĂ©s d’amĂšre ou de sucrĂ©e, de froide ou de chaude, etc., Ă  une impression sensorielle selon celle qui l’a prĂ©cĂ©dĂ©e ou qui la conditionne (mĂ©canisme des illusions et loi de Weber) ; et la relativitĂ© du jugement qui conçoit des notions telles que la gauche et la droite, le haut et le bas, etc., comme des relations et non pas comme des prĂ©dicats absolus. Or, si la premiĂšre empĂȘche toute objectivitĂ© (« tout est relatif »), la seconde en constitue la condition nĂ©cessaire. En quoi consiste donc leur diffĂ©rence, qui caractĂ©rise prĂ©cisĂ©ment aussi l’opposition de l’intuition Ă©gocentrique et de la pensĂ©e opĂ©ratoire ? C’est que la relativitĂ© perceptive ou intuitive est une dĂ©formation mutuelle des termes mis en rapports, tandis que la relativitĂ© opĂ©ratoire conserve la valeur absolue des Ă©lĂ©ments rapportĂ©s les uns aux autres. Et cette dĂ©formation inhĂ©rente Ă  la premiĂšre des relativitĂ©s n’est autre chose que l’expression mĂȘme de la centration : il suffit perceptivement, que le regard soit centrĂ© sur le mouvement Ă  mesurer pour que celui du sable ou de l’aiguille en paraisse diffĂ©rent, et rĂ©ciproquement, et il suffit que les deux centrations soient trop proches l’une de l’autre dans le temps ou dans l’espace pour qu’elles interfĂšrent nĂ©cessairement et ne puissent plus ĂȘtre dĂ©centrĂ©es 6. Au contraire, opĂ©ratoirement, le mouvement de vitesse x peut ĂȘtre comparĂ© Ă  y, par exemple sous une forme x/y, sans que les valeurs de x et de y en soient altĂ©rĂ©es. Ce n’est donc pas un paradoxe que de caractĂ©riser la pensĂ©e intuitive, ou Ă©gocentrique, Ă  la fois par les dĂ©formations inhĂ©rentes Ă  la premiĂšre des relativitĂ©s (effet des centrations) et par l’incapacitĂ© Ă  saisir la seconde (croyance aux faux absolus par dĂ©faut de mise en relations opĂ©ratoires) : c’est au contraire dire, en dĂ©finitive, une seule et mĂȘme chose.

Il resterait Ă  comprendre pourquoi les sujets du stade I ne comprennent pas, par l’intelligence, l’isochronisme et la conservation des vitesses, et comment ceux du stade II y parviennent. Sur 32 sujets examinĂ©s de 5 Ă  7 ans, 25 ont manquĂ©, et sur 25 sujets de 7-9 ans 18 ont rĂ©ussi les Ă©preuves dĂ©crites Ă  l’instant. Il doit donc exister, aux environs de 7-8 ans, des conditions de groupement opĂ©ratoire et quantification telles que la conservation de la vitesse devienne possible. Mais c’est lĂ  une question qui sort du domaine du temps comme tel et qui concerne le problĂšme du mouvement en gĂ©nĂ©ral. Aussi le retrouverons-nous dans un ouvrage ultĂ©rieur. Pour ce qui est du temps lui-mĂȘme, constatons seulement qu’une fois entrevue, au stade II, l’idĂ©e de la conservation d’un mouvement de vitesse donnĂ©e, il peut y avoir Ă©galisation de deux durĂ©es successives, correspondant Ă  des trajets Ă©gaux parcourus successivement par le mĂȘme mobile. Mais, si cet isochronisme Ă©lĂ©mentaire constitue une condition nĂ©cessaire Ă  la mesure du temps, il n’y suffit nullement et doit encore ĂȘtre combinĂ© avec le synchronisme et avec la transitivitĂ©, comme nous allons le voir maintenant.

§ 2. Isochronisme et synchronisme

Cherchons d’abord Ă  schĂ©matiser l’expĂ©rience prĂ©cĂ©dente, pour mieux comprendre la nĂ©cessitĂ© de celle qui va suivre. Appelons A la durĂ©e d’un mouvement de l’horloge (sablier ou montre) et A’ son mouvement isochrone suivant : appelons B la durĂ©e du travail effectuĂ© pendant la durĂ©e A et B’ la durĂ©e d’un travail de vitesse diffĂ©rente mais exĂ©cutĂ© durant un mĂȘme temps. L’expĂ©rience du § 1 repose donc sur les Ă©quivalences suivantes (dĂ©signant par le signe = l’égalitĂ© des durĂ©es successives ou isochronisme et par le signe < = > celle des durĂ©es synchrones) :

A < = > B ; A = A’ ; A’ < = > B’ ; B = B’

Mais, pour ne pas compliquer l’interrogatoire et pour mettre tout l’accent sur le problĂšme de l’isochronisme de l’horloge elle-mĂȘme, nous nous sommes bornĂ©s Ă  questionner l’enfant sur l’égalitĂ© A = A’, nĂ©gligeant A < = > B et A’ < = > B’ ainsi que B = B’. Seulement, il va de soi que pour pouvoir mesurer le temps le sujet doit ĂȘtre Ă©galement capable de saisir ces autres Ă©galitĂ©s, donc de composer l’isochronisme avec le synchronisme, et surtout de dĂ©duire (B = B’) des trois autres Ă©galitĂ©s prĂ©cĂ©dentes, donc de les composer de façon transitive. Or, nous allons maintenant constater, et cela en plein accord avec le chapitre V, qu’une fois admise, au stade II, la conservation de la vitesse de l’horloge il faut encore attendre jusqu’au stade III que cet isochronisme Ă©lĂ©mentaire puisse se combiner avec le synchronisme, puisque la synchronisation en gĂ©nĂ©ral n’est pas construite avant le stade III. Il est ainsi Ă©vident que, si l’isochronisme des mouvements successifs d’un seul mobile (p. ex. le sablier ou l’aiguille de la montre) ne constitue pas Ă  elle seule une mesure de temps (puisque mesurer le temps c’est comparer deux mouvements au moins : co-dĂ©placements), cette mesure ne saurait se constituer avant le stade III.

Mais pour Ă©tudier les Ă©galitĂ©s A < = > B, A’ < = > B’ et B = B’, nous n’allons plus faire varier la vitesse d’un travail accompli par le sujet, car l’isochronisme B = B’ serait alors difficile Ă  faire vĂ©rifier autrement que par le raisonnement lui-mĂȘme, et allons procĂ©der comme suit. Soit un sablier qui s’écoule durant la durĂ©e A1. Pendant ce temps A1 nous faisons exĂ©cuter au sujet un travail B bien rĂ©glé : on fait tracer une barre Ă  chaque coup d’un mĂ©tronome, ces barres s’alignant en ligne droite, chaque barre occupant un carrĂ© d’un papier quadrillé ; en A1 le sujet parviendra ainsi Ă  aligner 30 barres. (On a donc A1 < = > B.) AprĂšs quoi, on introduit un stoppeur, dont le mouvement mesure celui du sablier en 30’’, et on fait remarquer Ă  l’enfant les simultanĂ©itĂ©s de dĂ©part et d’arrivĂ©e entre ces deux mouvements ; pour simplifier, on affirme mĂȘme le synchronisme entre A1 et cette durĂ©e du stoppeur que nous appellerons A2. (On a donc A1 < = > A2.) Enfin on reprend le papier quadrillĂ© et on fait marcher le stoppeur seul, en demandant Ă  l’enfant quelle ligne il pourra dessiner dans les mĂȘmes conditions que prĂ©cĂ©demment (une barre par carrĂ© Ă  chaque coup de mĂ©tronome) pendant que l’aiguille du stoppeur ira de 0 Ă  30’’. On a ainsi :

A1 < = > A2 ; A1 < = > A2 ; (A1 = A’1 et A2 = A’2) donc A2 = B.

(oĂč A’1 et A’2 sont les durĂ©es des mouvements rĂ©pĂ©tĂ©s du sablier et du stoppeur).

On voit que, dans cette nouvelle Ă©preuve, les isochronismes (A1 = A’1 et A2 = A’2) sont admis implicitement, sans donner lieu Ă  des questions spĂ©ciales, tout l’interrogatoire portant sur la transitivitĂ© des synchronismes successifs : 1° Temps nĂ©cessaire Ă  l’écoulement du sablier (A1) = ligne de 30 barres (B) ; 2° Temps nĂ©cessaire Ă  l’écoulement du sablier (A1) = 30’’ du stoppeur (A2) ; 3° Donc 30’’ du stoppeur (A2) = ligne de 30 barres (B).

Or, chose intĂ©ressante, cette composition du synchronisme avec l’isochronisme s’est rĂ©vĂ©lĂ©e impossible Ă  effectuer avant le troisiĂšme stade, car les sujets du stade II qui possĂšdent dĂ©jĂ  la notion de la conservation de la vitesse ne l’appliquent qu’à un mobile unique sans pouvoir gĂ©nĂ©raliser l’isochronisme faute de synchronisation. Il est inutile de citer des exemples du stade I puisque leurs rĂ©actions Ă©tudiĂ©es au § 1 rendent impossible la comprĂ©hension du prĂ©sent problĂšme. Voici par contre les faits observĂ©s au cours du stade II.

Un premier type de rĂ©action consiste Ă  ne pas se prononcer et Ă  soutenir que l’on ne peut pas prĂ©voir :

Pak (8 ; 8) : « Alors jusqu’oĂč ira ta ligne si tu travailles avec la montre au lieu du sablier ? — On ne peut pas savoir. —  Pourquoi ? — Il faut essayer. —  Mais avec le sablier c’est allĂ© jusqu’oĂč ? — LĂ . —  Et le sablier et ça (30’’) sur la montre, c’est la mĂȘme chose ? — Oui. —  Alors si tu travailles avec la mĂȘme vitesse, avec le mĂ©tronome, jusqu’oĂč ira avec la montre ? — On ne peut pas savoir. »

Pic (9 ; 6) : «   jusqu’oĂč irait ta ligne ? — Peut-ĂȘtre plus longue
 On ne peut pas savoir, il faudrait essayer. » On fait l’expĂ©rience : « La mĂȘme chose ! —  Pourquoi ? — J’sais pas. On ne pouvait pas savoir d’avance. »

Une seconde forme de rĂ©action consiste Ă  prĂ©voir que le travail (la ligne de barres) sera plus long parce que l’aiguille de la montre va plus vite :

Ric (8 ; 3) : « La ligne ira plus loin. — Pourquoi ? — Parce que la montre va plus vite. — Alors ? — Ça fait plus loin. » AprĂšs expĂ©rience : « C’est la mĂȘme chose parce que la montre va aussi vite que le sablier : ils vont les deux la mĂȘme chose vite. »

Marg (9 ; 10) : « Ça ira plus loin parce que la montre va plus vite que le sable. »

À cette rĂ©action on peut rattacher un type II bis :

Bat (8 ; 4) : « Moins loin. — Pourquoi ? — Parce que l’aiguille de la montre va moins vite que le sable. »

Un troisiÚme type de réaction consiste à penser au contraire que la ligne sera plus longue parce que la montre va plus lentement et laisse ainsi plus de temps pour dessiner. En voici des exemples, à commencer par un sujet qui hésite entre cette solution et la précédente :

Mon (8 ; 7) : « Si je te demande de travailler jusqu’à ce que l’aiguille arrive ici, jusqu’oĂč ta ligne irait ? — Plus loin. —  Pourquoi ? — Parce que l’aiguille ne va pas trĂšs vite. —  Mais pourquoi tu peux travailler plus avec la montre ? — Parce que la montre va plus vite que le sable (type II !). » L’expĂ©rience faite l’étonne, mais il continue de prĂ©dire, pour la suite que ça ira « plus loin. —  Tu veux qu’on essaie de nouveau ? — Oui. —  (On le fait pour la seconde fois.) Tu avais raison ? — Non. —  Alors comment ça se fait ? — C’est parce qu’on a frappĂ© autant de coups au mĂ©tronome. »

Nauc (8 ; 3) : « Ça ira plus loin, parce que la montre va moins vite que le sable. »

Iso (8 ; 11) : « La ligne ira un peu plus loin. —  Pourquoi ? — Parce qu’avec la montre ça fait plus longtemps. —  Pourquoi ? — Elle va plus lentement que le sable. » On fait l’expĂ©rience, mais la fois suivante il prĂ©dit encore que « la ligne sera un petit peu plus longue, mais pas beaucoup. —  Pourquoi ? — Parce que le sable descend plus vite que la montre marche. —  Alors ? — J’aurai plus de temps. »

D’oĂč le type III bis qui s’appuie sur le mĂȘme rapport, mais en nĂ©gatif :

Iac (9 ; 10) : « Ça fera moins de barres. — Pourquoi ? — Parce que la montre va plus vite que le sable », ce qui laisse « moins de temps ».

Enfin, un quatriĂšme type de rĂ©actions consiste Ă  invoquer la longueur du chemin parcouru par l’aiguille de la montre, comparĂ©e au sablier :

Duh (8 ; 11) : « Plus de barres. — Pourquoi ? — Parce que l’aiguille de la montre va plus loin que le sable. »

Et l’inverse (IV bis) :

Mad (9 ; 6) : La ligne des barres ira « moins loin. — Pourquoi ? — Parce que la montre va moins loin que le sable ».

Sud (9 ; 9) : « Ça fera la moitiĂ© de la ligne. — Pourquoi ? — Parce que la montre ne va qu’à la demie. — Et pour faire la mĂȘme ligne qu’avec le sablier ? — La montre doit faire deux fois la demie. »

On voit ce que ces mesures du temps prĂ©sentent de stupĂ©fiant, chez les sujets de 8 Ă  9 ans œ qui ont tous les jours l’occasion de voir une montre ou une pendule. À les entendre, un travail dont la durĂ©e B est mesurĂ©e par le temps A1 d’un sablier ne durera plus le mĂȘme temps B, si on le mesure au moyen des 30’’ (A2) de la montre alors qu’ils viennent de voir que ces temps A2 et A1 sont Ă©gaux ! À l’ñge oĂč il vient d’acquĂ©rir la notion de l’uniformitĂ© du mouvement d’une horloge et de l’isochronisme de ses pĂ©riodes successives, l’enfant n’est donc pas capable de saisir l’égalitĂ© des temps de deux horloges diffĂ©rentes, alors qu’il vient de l’admettre verbalement en constatant les simultanĂ©itĂ©s de dĂ©part et d’arrĂȘt du sablier et du stoppeur.

Un tel illogisme — ou une telle prĂ©logique — serait incomprĂ©hensible pour nous si nous n’avions appris au chapitre V qu’en regardant l’eau s’écouler simultanĂ©ment en deux bouteilles l’enfant doit attendre le mĂȘme Ăąge de 8-9 ans pour admettre l’égalitĂ© de ces durĂ©es synchrones. Or, c’est exactement le mĂȘme phĂ©nomĂšne que nous retrouvons ici, sauf qu’il s’agit de sabliers et de montres Ă  la place des bouteilles, et que le synchronisme est Ă  composer avec l’isochronisme des durĂ©es successives au lieu d’ĂȘtre envisagĂ© isolĂ©ment. Le temps du sablier n’a rien de commun avec celui de la montre, et cela parce qu’il s’agit de deux mouvements hĂ©tĂ©rogĂšnes et de vitesses diffĂ©rentes, telle est donc la vraie raison des difficultĂ©s de ce stade.

On comprend alors d’emblĂ©e les quatre types de rĂ©actions observĂ©es. Le premier (« on ne peut pas savoir ») exprime simplement l’absence de temps commun au sablier et Ă  la montre. Le second type consiste Ă  faire appel, Ă  dĂ©faut de temps commun, aux vitesses respectives de l’aiguille et du sable, comme si la plus ou moins grande rapiditĂ© de la premiĂšre allait correspondre Ă  un travail plus ou moins grand du sujet (la ligne des barres). Il y a lĂ  une rĂ©action qui rappelle la proportion directe des petits entre le temps et la vitesse, mais il est probable que ces sujets ne pensent pas au temps et se bornent Ă  mettre en relation la vitesse et le chemin parcouru ou le travail accompli. Le troisiĂšme type fait par contre intervenir explicitement le temps, mais naturellement sans synchronisation : l’aiguille de montre allant moins (ou plus) vite que le sable, elle laisse plus de temps (ou moins) au sujet pour faire ses barres. Quant au quatriĂšme type, qui est moins frĂ©quent, il fait simplement appel Ă  l’espace parcouru par l’horloge et par les barres, selon un raisonnement analogue Ă  celui du type II. L’élĂ©ment commun Ă  ces quatre formes de rĂ©action est donc bien la nĂ©gation du synchronisme, ce qui rend l’isochronisme de chaque mesurant pris Ă  part inutilisable pour la mesure d’un temps autre que le sien propre !

Nous nous sommes demandĂ© si les rĂ©actions seraient les mĂȘmes en prĂ©sentant deux mesurants non plus hĂ©tĂ©rogĂšnes mais homogĂšnes et ne diffĂ©rant que par la vitesse de leurs mouvements : le stoppeur prĂ©cĂ©dent et un stoppeur plus rapide faisant un tour complet d’un cadran plus grand pendant que le premier atteint la moitiĂ©. Or les rĂ©actions sont exactement les mĂȘmes :

Type I. Nad (9 ans) : « J’sais pas. On ne peut pas savoir. »

Type II. El (9 ans) : « Ça fera plus de bĂątons, parce que l’aiguille (2) va plus vite. — Pourquoi plus de bĂątons ? — Parce qu’elle va plus loin (passage au type IV). — Mais ça fait quoi si elle va plus vite ? — Oh je peux faire alors beaucoup plus de traits. »

Type III. Ten (8 ; 8) : « Moins loin, parce que l’autre aiguille va plus vite. — Pourquoi ? — On peut travailler moins, parce que si ça marche plus vite on a moins de temps. »

Type IV. Pie (7 ; 10) : « Plus loin parce que la montre (2) fait plus de tours, elle va plus loin. »

Il n’y a donc aucune diffĂ©rence notable avec l’expĂ©rience prĂ©cĂ©dente.

Examinons maintenant les réponses du stade III, tant en ce qui concerne cette derniÚre épreuve que celle du sablier et de la montre :

Ani (8 ; 2) : « Ça fera la mĂȘme ligne. — Pourquoi ? — Parce que le sablier coule jusqu’en bas pendant que la montre va jusque lĂ . » Et avec les deux stoppeurs : « La mĂȘme chose loin, parce que cette aiguille lĂ  va plus vite que l’autre, mais ça fait en somme la mĂȘme chose. »

Pers (8 ; 10) : « La mĂȘme chose parce que le sablier et la montre ils se sont arrĂȘtĂ©s ensemble. »

Ir (9 ; 2) : « La mĂȘme chose, parce que l’aiguille de cette montre est ici quand l’autre est lĂ . »

Bref, il y a chez ces sujets comprĂ©hension des conditions nĂ©cessaires Ă  la mesure du temps parce que, le synchronisme Ă©tant admis (cf. Pers), l’isochronisme des mesurants permet alors de comparer des mesurĂ©s successifs entre eux.

§ 3. L’isochronisme et la construction des unitĂ©s temporelles

Nous avons analysĂ© jusqu’ici les deux premiĂšres conditions de la mesure du temps : la notion de vitesse constante assurant l’isochronisme des mouvements mesurants, et l’application de ces mesurants Ă  des mesurĂ©s par synchronisation des divers mouvements. Il reste maintenant Ă  Ă©tudier la troisiĂšme condition : le dĂ©coupage de la durĂ©e en unitĂ©s de temps susceptibles Ă  la fois de rĂ©pĂ©tition (grĂące prĂ©cisĂ©ment Ă  l’isochronisation, si l’on peut s’exprimer ainsi) et d’application Ă  des mesurĂ©s quelconques (grĂące Ă  la synchronisation). ConcrĂštement cela revient Ă  dire que, pour mesurer le temps, l’enfant doit comprendre : 1° que l’horloge ne change pas de vitesse et peut ainsi indiquer des temps successifs Ă©gaux ; 2° que le temps de l’horloge est identique Ă  celui des mouvements ou actions Ă  chronomĂ©trer ; 3° que l’espace parcouru par le sable ou l’aiguille, etc., peut ĂȘtre divisĂ© en unitĂ©s qui, rapportĂ©es Ă  la vitesse de l’horloge, constituent des unitĂ©s de temps, Ă©gales entre elles dans leur succession (en vertu de 1) et applicables Ă  la durĂ©e des autres mouvements (en vertu de 2).

Mais une certaine prudence est nĂ©cessaire pour s’assurer du stade auquel l’enfant devient capable de rĂ©soudre ce troisiĂšme problĂšme relatif aux unitĂ©s de temps. Nous avons dĂ©jĂ  constatĂ©, au chapitre II, que les sujets du second stade sont parfaitement aptes Ă  comprendre que deux divisions successives Ă©gales du bocal cylindrique correspondent Ă  deux durĂ©es Ă©gales d’écoulement (isochronisme), mais il faut attendre au stade III pour que ces unitĂ©s de mouvement deviennent de vraies unitĂ©s temporelles, par synchronisation avec les niveaux du bocal non cylindrique : on ne peut, en effet, parler d’unitĂ©s de temps qu’à partir du moment oĂč les unitĂ©s s’appliquent Ă  des co-dĂ©placements, par opposition Ă  un mouvement unique. De mĂȘme en ce qui concerne les montres, les sujets du stade II comprennent fort bien dĂ©jĂ  que les divisions Ă©gales du cadran correspondent Ă  des durĂ©es isochrones (nous avons vu pourquoi), mais ces unitĂ©s ne deviendront rĂ©ellement temporelles qu’avec l’application de la montre Ă  des mouvements de rapiditĂ©s diffĂ©rentes, et la dissociation du temps et de la vitesse.

Voici d’abord, pour Ă©clairer ce point, une question qui ne suffit prĂ©cisĂ©ment pas, malgrĂ© les apparences, Ă  mettre en Ă©vidence les unitĂ©s de temps : on fait compter l’enfant (avec mĂ©tronome) jusqu’à ce que le stoppeur A1 soit Ă  15’’, puis on lui demande simplement oĂč sera alors l’aiguille du stoppeur A2, qu’il sait aller deux fois plus vite. Les rĂ©ponses du stade I sont arbitraires, faute de conservation des vitesses, et il est inutile d’y insister ici. Par contre, les sujets du stade II parviennent fort bien Ă  rĂ©pondre :

Bel (7 ; 3) : « Elle arrivera ici (30’’). — Pourquoi ? — Elle va beaucoup plus vite. »

Dun (8 ; 2) : « Ici (30’’). — Pourquoi ? — Parce que l’autre montre va plus lentement. »

Iagt (8 ; 11) : « Ici (30’’), parce qu’elle va deux fois plus vite. »

Aeb (9 ans) : « LĂ  (30’’) parce qu’elle va vite : ça fera un quart de plus », etc.

Mais c’est qu’il s’agit ici, en rĂ©alitĂ©, d’un simple rapport entre les espaces parcourus et les vitesses, la notion de temps n’intervenant pas comme durĂ©e mais uniquement sous la forme d’une simultanĂ©itĂ© entre le chiffre 15, le point 15’’ de A1 et le point 30’’ de A2. Les longueurs des cadrans de A1 et de A2 ne sont donc pas pour ces sujets des unitĂ©s temporelles, mais seulement des mesures de la vitesse des mobiles (aiguilles).

En effet, posons maintenant Ă  ces mĂȘmes enfants une question qui semble entiĂšrement analogue Ă  la prĂ©cĂ©dente, puisque formellement elle repose sur les mĂȘmes rapports, mais autrement composĂ©s. On commence Ă  nouveau par faire compter l’enfant jusqu’à 15 Ă  raison d’un chiffre par coup de mĂ©tronome, en le priant de regarder l’aiguille d’un stoppeur qui marche pendant ce temps de 0 Ă  15’’. AprĂšs quoi nous masquons le stoppeur et demandons au sujet de compter Ă©galement jusqu’à 15 mais « plus vite » (en indiquant au mĂ©tronome un mouvement plus rapide quelconque), ou « deux fois plus vite » (en conservant le mouvement initial du mĂ©tronome mais en faisant compter deux chiffres par battement jusqu’au 8e coup). Le problĂšme est alors simplement de prĂ©voir jusqu’oĂč est arrivĂ©e l’aiguille du stoppeur pendant cette action plus rapide : est-ce de nouveau Ă  15’’, ou plus loin, ou moins loin et de combien ?

Or, chose intĂ©ressante, les enfants du stade II, qui rĂ©ussissaient sans difficultĂ© la question prĂ©cĂ©dente, manquent au contraire la solution de celle-ci, pour la raison suivante : la premiĂšre question laisse le temps constant et porte sur les rapports entre les vitesses et les espaces parcourus des mesurants, tandis que le second problĂšme laisse constant le travail mesurĂ© mais fait varier sa vitesse et sa durĂ©e, de telle sorte qu’il s’agit en fonction de cette durĂ©e seule de dĂ©duire l’espace parcouru par le mesurant. Il s’ensuit alors deux sortes d’erreurs, au cours du stade II : ne pouvant mettre en synchronisation la durĂ©e du travail accompli (les 15 chiffres) avec celle de l’aiguille, l’enfant met alors en rapport soit les vitesses comme telles, soit les travaux (chiffres comptĂ©s et espace parcouru) comme tels.

Voici des exemples du premier type de réaction :

Bel (7 ; 3) montre 25’’ : « Elle arrivera jusqu’ici parce que je vais vite 7. »

Dun (8 ; 2) : « Jusqu’ici (25’’). — Pourquoi ? — Parce que j’ai comptĂ© vite. —  Alors quand on compte vite, ça prend plus ou moins de temps que quand ça va lentement ? — Plus de temps
 ah non, moins. —  Alors ? — Peut-ĂȘtre ici (20’’). »

Iagt (8 ; 11) : « Jusqu’oĂč l’aiguille a pu aller ? — Ici (environ 25’’). — Pourquoi ? — Parce que je compte plus vite. —  Alors qu’est-ce que ça fait ? — Ça fait aller l’aiguille plus vite. —  La montre va une fois vite et une fois lentement ? — Non, toujours la mĂȘme chose vite. —  Quand tu comptes lentement, elle va aussi vite que quand tu comptes vite ? — Oui. —  Alors qu’est-ce que tu voulais dire qu’elle va plus vite ? — Qu’elle va plus loin. »

On fait l’expĂ©rience : « Ah elle va moins loin : puisque je vais plus vite elle va plus lentement que moi ! »

Aeb (9 ans) : « Ici (30’’). Parce que le mĂ©tronome allait deux fois plus vite. —  Qu’est-ce que ça fait ? — Il compte plus vite, alors ça va jusqu’ici. »

Pie (8 ; 8) : « Jusqu’ici (30’’) parce que quand je compte vite, la montre va plus lentement [que moi]. » Pie a, comme Iagt, la constante de la vitesse.

Ter (8 ; 2) : « Jusqu’ici (30’’). — Qu’est-ce qui prend le plus de temps, compter vite ou lentement ? — Lentement. —  Alors si tu comptes vite, la montre va oĂč ? — Ici (30’’). »

Nous avons en outre contrÎlé la chose avec le sablier :

Mor (8 ; 6) : « Compte lentement. Jusqu’oĂč est arrivĂ© le sable ? — LĂ  (œ). — Compte vite. OĂč est le sable ? Devine. — Il descendra plus, puisque j’ai comptĂ© plus vite. —  Le sable va toujours Ă  la mĂȘme vitesse ou pas ? — Oui. —  SĂ»r ? — Pas tout Ă  fait. »

DĂ©s (8 ; 7) : « Jusque-lĂ  (Ÿ). —  Pourquoi ? — Le sable coule plus, quand je compte vite. —  Il descend toujours la mĂȘme chose vite ? — Oui. » On fait l’expĂ©rience, mais au lieu de se rendre, DĂ©s prĂ©fĂšre alors nier la constance du mouvement : « Je crois que le sable ralentit. Il ne va plus la mĂȘme chose. » Il y a donc rĂ©gression momentanĂ©e au stade I sous l’effet des difficultĂ©s du problĂšme !

Et voici des exemples du deuxiĂšme type de rĂ©action, Ă  commencer par un sujet qui passe du premier au second en cours d’interrogatoire :

Schne (9 ; 4) : « Jusqu’ici (30’’). — Pourquoi ? — Parce que la montre va plus lentement que la machine (mĂ©tronome). — Est-ce que la montre va une fois vite et une fois lentement ? — Non, toujours la mĂȘme chose. —  Qu’est-ce qui prend le plus de temps, de compter vite ou lentement ? — Lentement. —  Et oĂč Ă©tait la montre quand tu as comptĂ© vite ? — Ici (30’’). — Pourquoi ? — Parce que le mĂ©tronome va vite, alors la montre est en retard. —  Alors elle va plus loin ? — Ah non, je ne sais pas. —  Alors quand on compte vite, l’aiguille va jusqu’oĂč ? — Ici aussi (15’’). — Pourquoi ? — Parce que la machine va plus vite, la montre moins vite, alors elle ne peut pas la rattraper. —  Mais pourquoi ici (15’’) ? — Parce que la montre prend la mĂȘme chose de temps que quand la machine va plus lentement. »

Em (8 ; 4) : « Ici (15’’). — Pourquoi ? — Parce que l’aiguille va lentement. —  Elle va toujours la mĂȘme chose vite ? — Oh oui, mais quand je compte vite elle va plus lentement que moi, et quand je compte lentement elle va la mĂȘme chose que moi. —  Alors ? — Quand j’ai comptĂ© lentement l’aiguille Ă©tait ici (15’’) et maintenant j’ai comptĂ© vite, alors l’aiguille va plus lentement. Alors quand je suis Ă  15 elle sera ici (15’’) la mĂȘme chose loin qu’avant. »

Goy (8 ; 5) : « Jusqu’ici (15’’) la mĂȘme chose loin. —  Pourquoi ? — Parce que j’ai comptĂ© jusqu’à 15 la mĂȘme chose qu’avant. —  Mais avant c’était lentement et maintenant vite, ça ne change pas ? — Non, ça ne change pas. —  Pourquoi ? — C’est la mĂȘme chose, c’est le mĂȘme temps. »

Roul (8 ; 5) croit d’abord que l’aiguille sera Ă  30’’ puis se ravise aussitĂŽt « parce que quand on compte vite c’est la mĂȘme chose que si on compte lentement. —  Quand ça prend plus de temps, vite ou lentement ? — Lentement. —  SĂ»r ? — Non, je crois. —  Alors oĂč sera l’aiguille ? — Ici (15’’). — Pourquoi ? — C’est la mĂȘme chose qu’avant ».

Dur (9 ; 10) : « Ici (15’’), parce que la montre va la mĂȘme chose vite. —  Et toi ? — Plus vite. — Alors ? — La montre peut aller ici (15’’) pendant que je compte. Avant j’ai comptĂ© plus lentement que la montre et maintenant plus vite que la montre, mais la montre pas la mĂȘme chose vite. »

Ces deux sortes de rĂ©action sont d’un vif intĂ©rĂȘt et indiquent, l’une aussi bien que l’autre, que si ces enfants n’ont pas encore la moindre idĂ©e de ce qu’est une unitĂ© de mesure proprement temporelle, c’est bel et bien faute de synchronisation (et ceci en plein accord avec le chap. V et le § 2 du prĂ©sent chapitre) : pour mesurer le temps par l’espace parcouru sur le cadran de la montre, ils se bornent, en effet, soit Ă  traduire la vitesse plus grande du travail accompli (compter jusqu’à 15) par une avance plus grande de l’aiguille, soit Ă  laisser cette derniĂšre au mĂȘme point parce que le travail accompli est le mĂȘme, sans s’occuper ni dans un cas ni dans l’autre de la durĂ©e comme telle ! Or, s’ils ne parviennent pas Ă  s’occuper de celle-ci nous savons, par tout ce qui prĂ©cĂšde, que c’est tout simplement parce qu’au stade II encore il n’y a pas de temps unique ou de durĂ©e commune Ă  des mouvements de vitesses diffĂ©rentes.

On pourrait croire au premier abord, que la difficultĂ© provient, pour les sujets, de ce qu’ils n’ont point encore acquis l’idĂ©e d’isochronisme ni le rapport inverse du temps et de la vitesse. AssurĂ©ment, ces deux notions restent fragiles en leur pensĂ©e parce qu’acquises de fraĂźche date. Ainsi Mor et surtout DĂ©s sont prĂȘts Ă  abandonner la constance Ă  la vitesse dĂšs que les choses se compliquent, et Dun commence, avant de se corriger, par dire que « plus vite » fait « plus de temps ». Mais, en rĂšgle gĂ©nĂ©rale, on a vu que ces enfants affirment et l’isochronisme et le rapport inverse en question et effectivement, dans nos autres Ă©preuves (chap. III-IV) et § 1 de ce chapitre, ils n’ont plus de doute Ă  ce sujet. Il faut bien comprendre, en effet, pour ce qui est notamment du rapport entre le temps et la vitesse, qu’autre chose est d’affirmer, en prĂ©sence de mouvements visibles, que le plus rapide prend « moins de temps », et autre chose est de dĂ©duire, comme ici, que la durĂ©e du mouvement de l’aiguille doit ĂȘtre plus courte, parce que synchrone d’une action extĂ©rieure Ă  elle plus rapide (compter plus vite). Toute la diffĂ©rence est que dans le second cas il intervient prĂ©cisĂ©ment une synchronisation en plus.

Les affirmations de ces enfants sont donc beaucoup plus faciles Ă  interprĂ©ter qu’il ne semble. Ne pouvant pas synchroniser l’action rapide de compter avec le mouvement invisible de l’aiguille ou du sable (faute de percevoir la simultanĂ©itĂ© des points points d’arrĂȘt), l’enfant ne fait simplement pas intervenir la durĂ©e. Alors, il pense sans plus ou bien que, s’il compte plus vite, l’aiguille va plus loin parce que « plus vite = plus loin » (voir p. ex. Jagt), ou bien que s’il compte Ă  nouveau jusqu’à 15 « c’est la mĂȘme chose = le mĂȘme temps » (Goy). Cela revient Ă  dire que la durĂ©e se mesure dans le premier cas par l’espace parcouru et, dans le second, par le travail accompli, ce qui correspond bien aux deux critĂšres constants propres Ă  ce stade.

Mais on peut se demander s’il est permis de gĂ©nĂ©raliser ainsi et si ces difficultĂ©s ne tiennent peut-ĂȘtre pas Ă  la situation particuliĂšre choisie pour l’expĂ©rience, et en particulier aux divisions toutes prĂ©parĂ©es de la montre. Nous avons donc cherchĂ©, Ă  titre de contrĂŽle, Ă  analyser une autre Ă©preuve dont voici trĂšs briĂšvement les rĂ©sultats. Quatre petites autos ont des vitesses telles qu’elles parcourent en un mĂȘme temps des espaces correspondant approximativement aux proportions de 1, 2, 3 et 4 : le sablier du § 1 Ă©tant lui-mĂȘme divisible en quarts, nous demandons alors simplement, en faisant courir les autos sur le plancher une Ă  une, de reconstituer sans le voir le point atteint par le sable au moment de l’arrĂȘt de l’auto. Or les rĂ©sultats obtenus se sont trouvĂ©s exactement les mĂȘmes. Au stade I les rĂ©ponses n’ont pas de signification puisque mĂȘme en voyant simultanĂ©ment l’auto et le sable l’enfant n’attribue pas Ă  ce dernier un mouvement constant (voir § 1, cas de Fran). Au stade II on retrouve dans la grande majoritĂ© des cas le premier type de rĂ©action dĂ©crit Ă  l’instant : le sable est censĂ© avoir coulĂ© d’autant plus que l’auto est allĂ©e plus vite, bien que la vitesse du premier se conserve. Voici deux exemples :

Ken (7 ; 1) : « Jusqu’oĂč le sable va-t-il tomber quand l’auto (la plus rapide) arrivera au bout de ce chemin ? — Ici (Ÿ). —  Et quand celle-lĂ  (lente) arrivera au bout du chemin ? — Ici (ÂŒ). —  Regarde. — Ah non, c’est faux. —  Tu peux m’expliquer ça ? — 
 — On va recommencer. OĂč sera le sable pour celle-lĂ  (moyenne). — Au milieu. —  Et quand celle-lĂ  (la plus lente) arrive au bout du chemin. — LĂ  (ÂŒ). —  Et celle-lĂ  (la plus rapide) ? — Jusqu’en bas (Ă©coulement total). — Regarde ? — Ah non, ici (ÂŒ). —  Pourquoi ? —   »

Arm (8 ; 1) : « Maintenant la brune (rapide) est arrivĂ©e au bout du chemin. Devine oĂč est le sable. — Ici (Ÿ). —  Et pour la jaune (moyenne) oĂč sera le sable ? — LĂ  (œ). — Laquelle va plus vite ? — La brune. —  Alors oĂč sera le sable pour la jaune ? — LĂ  (œ) et pour la brune lĂ  (Ÿ). — Et maintenant la toute lente ? — Ici (ÂŒ). »

On retrouve, d’autre part, le second type de rĂ©action affirmant que le sable s’arrĂȘtera toujours au mĂȘme point, quelles que soient les vitesses des autos, puisque le chemin qu’elles parcourent est le mĂȘme :

Alb (8 ; 0) : « OĂč sera le sable quand la brune (rapide) arrivera au bout de ce chemin ? — Ici (œ). — Et celle-lĂ  (jaune) va comment ? — Plus lentement. —  OĂč est arrivĂ© le sable ? — Aussi lĂ  (œ). — Et pour celle-lĂ  (la plus lente). — Aussi lĂ  (œ). — Toujours la mĂȘme chose ? — Oui. —  Pourquoi ? — Je ne sais pas ça. —  Qu’est-ce qui te fait croire que c’est la mĂȘme chose ? — Parce qu’elles arrivent toutes lĂ . »

Quant aux rĂ©ponses justes, que l’on trouve dĂšs 7 ans mais en moyenne aprĂšs 8 ans, elles font correspondre aux chemins parcourus des degrĂ©s de ÂŒ, œ, Ÿ et ⁄₄ mais dans l’ordre inverse des vitesses :

Ald (7 ; 6) : « Pour l’auto rouge (lente) oĂč sera le sable ? — Ici (Ÿ). —  Pourquoi ? — Parce qu’elle va lentement. —  Et pour celle-lĂ  (rapide) ? — Ici (œ). — Et pour celle qui va trĂšs vite ? — Ici (ÂŒ). — Et celle qui va trĂšs lentement ? — Tout au bout. —  Pourquoi ? — Le sable a le temps de couler pendant ce temps. »

On comprend ainsi combien au stade II les unitĂ©s spatiales du cadran ou du sablier demeurent Ă©loignĂ©es de constituer des unitĂ©s de mesure du temps lui-mĂȘme. Par contre, sitĂŽt la synchronisation possible (stade III), la synthĂšse du synchronisme et de l’isochronisme engendre cette fusion opĂ©ratoire de l’addition partitive des durĂ©es et du dĂ©placement dans le temps des mouvements gĂ©nĂ©rateurs de temps qui dĂ©finit la mĂ©trique temporelle. Reprenons cette analyse dans le cas de la montre :

Blan (8 ; 0). Pour un mouvement plus rapide quelconque du mĂ©tronome et de l’action de compter : « L’aiguille ira ici (10’’). — Pourquoi ? — Parce que le mĂ©tronome est allĂ© plus vite. —  Et alors qu’est-ce que ça fait ? — L’aiguille a moins de temps. » On voit ici la synchronisation. « Et si tu comptes deux fois plus vite (expĂ©rience) ? — Elle ira lĂ  (montre entre 7 et 8’’). »

Ric (8 ; 3) : « Jusqu’ici (10’’). — Pourquoi ? — Parce que ça a Ă©tĂ© plus vite, et comme la montre va plus lentement elle aura seulement Ă©tĂ© jusqu’ici. —  Pourquoi plus lentement ? — Elle va comme avant (isochronisme) mais j’ai comptĂ© vite (synchronisme). — Et si tu comptes deux fois plus vite qu’avant ? — Elle ira lĂ  (œ de 15’’). »

Mon (8 ; 7) : « Ici (10’’), parce que le mĂ©tronome allait vite, alors l’aiguille n’aurait pas pu aller jusque-lĂ  (15’’) pendant ce temps (synchronisme), — Pourquoi ? — Elle va toujours la mĂȘme chose vite (isochronisme). — Et si tu comptes deux fois plus vite ? — Elle ira lĂ  (œ de 15’’). — Et deux fois plus lentement ? — LĂ  (15’’). — Non, deux fois plus lentement que la premiĂšre fois ? — LĂ  (30’’). »

La diffĂ©rence entre ces rĂ©actions et celles du stade prĂ©cĂ©dent est entiĂšrement claire : rĂ©unissant l’isochronisme Ă  la synchronisation, elles aboutissent Ă  transformer les unitĂ©s spatiales du cadran en unitĂ©s proprement temporelles, valables pour le mesurĂ© autant que pour les mesurants. L’isochronisme Ă©tait dĂ©jĂ  admis au stade II, comme on l’a vu (§ 1 et 2), mais, n’intĂ©ressant jamais, faute de synchronisation, qu’un seul mouvement Ă  la fois, il constituait tout au plus, en progrĂšs sur le stade I, un temps rĂ©gulier (quant Ă  sa succession) pour chaque mobile susceptible de mouvement uniforme : il ne parvenait pas au rang de temps homogĂšne unique, commun Ă  tous les mouvements. ComposĂ© avec le synchronisme, ainsi que ces sujets le montrent explicitement, l’isochronisme permet au contraire la construction d’un temps rĂ©unissant l’homogĂ©nĂ©itĂ© et l’uniformité : alors les unitĂ©s de l’espace parcouru, rapportĂ© Ă  une vitesse constante, deviennent par le fait mĂȘme unitĂ©s temporelles. La mĂ©trique du temps apparaĂźt donc bien comme une synthĂšse opĂ©ratoire de l’emboĂźtement des durĂ©es assurant le synchronisme avec l’égalisation des durĂ©es successives assurant l’isochronisme.