Le DĂ©veloppement de la notion de temps chez l’enfant ()

Chapitre II.
La durée des intervalles a

Le temps mĂ©trique est Ă  la fois ordinal et cardinal : Ă  l’ordre temporel, ou succession ordinale des points de repĂšre, correspond la durĂ©e ou valeur cardinale des intervalles entre ces points. DĂšs le temps qualitatif, ce dualisme et cette complĂ©mentaritĂ© s’imposent : Ă  l’ordre sĂ©rial des Ă©vĂ©nements A, B, C, D, etc., correspond l’emboĂźtement de la durĂ©e a (entre A et B) dans la durĂ©e b (entre A et C) et de celle-ci dans la durĂ©e c (entre A et D), etc. Il convient donc maintenant d’étudier le dĂ©veloppement des durĂ©es en jeu dans le dispositif prĂ©sentĂ© prĂ©cĂ©demment aux enfants, et cela Ă  un double point de vue.

On peut d’abord soutenir que l’étude de l’évaluation des durĂ©es est seule Ă  mĂȘme de confirmer si la simultanĂ©itĂ© et la succession sont rĂ©ellement comprises. Il ne suffit pas, en effet, pour que par exemple I1 et II1, I2 et II2, etc., soient vraiment compris comme simultanĂ©s, que l’enfant se borne Ă  dĂ©clarer qu’ils ont Ă©tĂ© faits « en mĂȘme temps », ou « tout ensemble », etc. : il faut encore qu’il saisisse que la durĂ©e I1 I2 est Ă©gale Ă  la durĂ©e II1 II2. De mĂȘme, il ne suffit pas, pour que I2, par exemple, soit vĂ©ritablement compris comme antĂ©rieur Ă  I3 ou II3, que l’enfant dĂ©clare qu’il « vient avant » ou mĂȘme qu’« il y a plus d’eau », etc. : il faut qu’il saisisse que la durĂ©e I1 I2 ou I1 II2 est moins grande que la durĂ©e I1 I3 ou I1 II3. Bref, on peut dire que la succession et la simultanĂ©itĂ© temporelles ne sont comprises opĂ©ratoirement que dans la mesure oĂč elles permettent d’engendrer un systĂšme de durĂ©es dont les emboĂźtements soient univoquement dĂ©terminĂ©s par elles, de mĂȘme naturellement que les durĂ©es ne sont comprises opĂ©ratoirement que dans la mesure oĂč elles correspondent univoquement Ă  un systĂšme de successions et de simultanĂ©itĂ©s. Il y a donc lĂ  une premiĂšre raison pour Ă©tudier les notions de durĂ©e qui se rattachent Ă  l’écoulement de l’eau, puisque cette analyse constitue la contre-Ă©preuve indispensable de la prĂ©cĂ©dente.

Mais, en elles-mĂȘmes, ces estimations de la durĂ©e au cours des stades I à III vont nous permettre de pousser plus avant l’interprĂ©tation du temps en fonction de la coordination des mouvements. Au cours du stade I, en effet, la notion mĂȘme de durĂ©e ou d’intervalle de temps demeure dĂ©pourvue de signification prĂ©cise, de telle sorte que si l’on demande Ă  l’enfant : « faut-il plus, autant ou moins de temps pour que l’eau aille de I1 en I2 ou de II1 en II2 ? », le sujet non seulement n’admet pas cette Ă©galitĂ©, parce que le niveau de II se dĂ©place plus rapidement que le niveau de I, mais encore rĂ©pond indiffĂ©remment « moins de temps » ou « plus de temps » parce qu’il n’est pas maĂźtre du rapport inverse du temps et de la vitesse : plus vite = moins de temps. Au cours du second stade, l’enfant dĂ©couvre ce rapport inverse et commence donc Ă  comprendre qu’il existe des intervalles de temps distincts des vitesses ou des espaces parcourus, mais, n’étant point encore capable de coordonner ces intervalles entre eux, il croit par exemple que la durĂ©e I1 I2 est supĂ©rieure Ă  la durĂ©e II1 II2, parce que l’eau s’abaisse plus lentement en I qu’elle ne s’élĂšve en II. Enfin, en troisiĂšme stade, les durĂ©es s’emboĂźtent correctement les unes dans les autres, en corrĂ©lation avec l’ordre des Ă©vĂ©nements. On voit ainsi d’emblĂ©e combien la notion de durĂ©e est elle-mĂȘme liĂ©e Ă  la coordination des mouvements et de leurs vitesses.

§ 1. Le premier stade : absence de l’abstraction de la durĂ©e

Nous avons distinguĂ© deux sous-stades pour la sĂ©riation des dessins D (ou I Ă  part et II Ă  part), celui de l’échec et celui de la rĂ©ussite empirique. À ces deux rĂ©actions correspond une mĂȘme Ă©valuation de la durĂ©e, dont voici des exemples. Notons seulement, pour comprendre les interrogatoires qui vont suivre, que les questions de durĂ©e sont posĂ©es, jusqu’au stade III, non plus sur les dessins, mais sur les marques des niveaux inscrites Ă  la surface des bocaux eux-mĂȘmes (traits Ă  l’encre sur le bocal I et Ă©lastiques entourant le bocal II) :

Pel (6 ans) : « Est-ce que ça prend le mĂȘme temps pour monter de lĂ  Ă  lĂ  (II1 Ă  II2) et pour descendre de lĂ  Ă  lĂ  (I1 Ă  I2) ? — Non. —  Combien ici (II1 Ă  II2) ? — Je pense deux minutes. —  Et ici (I1 Ă  I2) ? — Je pense cinq minutes. —  Pourquoi ? — Parce que c’est plus gros, il y a plus d’eau en haut (ne voyant pas que c’est la mĂȘme quantitĂ© d’eau qui se dĂ©place, Pel attribue donc un temps plus grand au mouvement qui lui paraĂźt nĂ©cessiter plus de travail). — Qu’est-ce qu’elle a fait l’eau, ici (I) ? — Elle est descendue de lĂ  Ă  lĂ  (I1 Ă  I2). Toute cette eau est descendue. —  Ça a pris combien de temps ? — PlutĂŽt quatre minutes. —  Et aprĂšs ? — Elle est montĂ©e ici. —  En combien de temps ? — Deux minutes. — Elle n’a pas pris le mĂȘme temps ? — Non, une fois quatre, une fois deux minutes. — Pourquoi ? — Parce que ça (le vase II) est plus haut. — Et alors ? — Ça va plus vite pour descendre, parce que c’est plus haut en bas, ça se remplit plus lentement. — Pourquoi ? — Parce que en haut ici c’est plus gros (montre la plus grande largeur de la poire) et plus petit ici (montre la partie infĂ©rieure effilĂ©e), alors ça va plus vite pour descendre. — Et si on regardait la montre 1 pendant que l’eau monte de lĂ  Ă  lĂ  (II1 Ă  II2) ? — La montre ira jusque-lĂ  (45’’). — Et pour descendre de lĂ  Ă  lĂ  (I1 Ă  I2) ? — Elle ira jusque-lĂ  (55’’). — Pourquoi ? — Parce que ça descend plus vite. — Qu’est-ce que tu dis ? — Ça mettra ça (55’’) pour descendre et ça (45’’) pour monter. — Pourquoi ? — Parce que ça monte plus lentement. »

Lin (6 ; 4) dont on a vu les sĂ©riations erronĂ©es (au chap. I, § 2) : « Combien de temps ça prend, l’eau, pour aller de lĂ  Ă  lĂ  (I1 Ă  I3) ? — Un petit moment. —  Et de lĂ  Ă  lĂ  (II1 Ă  II3) ? — Plus de temps. —  Pourquoi ? — C’est un plus grand bout. —  OĂč Ă©tait l’eau ici (II) quand elle Ă©tait lĂ  (I1) ? — Ici (II1). — Et quand elle Ă©tait lĂ  (marque en I3) ? — Ici (Ă©lastique II3). — Ça prend le mĂȘme temps ici (I1 I3) et lĂ  (I1 I3) ? — Non. —  Et quand l’eau Ă©tait ici (I2) oĂč Ă©tait-elle en bas ? — (Il montre II2.) — De lĂ  Ă  lĂ  (I1 I2) il faut le mĂȘme temps que de lĂ  Ă  lĂ  (II1 II2) ? — Non, il faut plus de temps ici (II1 II2). »

« De l’école Ă  la maison, tu mets combien de temps ? — Dix minutes. —  Et si tu cours, tu vas plus vite ou plus lentement ? — Plus vite. —  Alors tu mets plus de temps ou moins de temps ? — Plus de temps. —  Combien ? — Plus de dix minutes. »

Chap (7 ; 4). On fait couler l’eau de I1 Ă  I2 : « Tu as vu ? — L’eau est descendue lĂ  (I1 I2) et elle est montĂ©e lĂ  (II1 II2). — Ça a mis le mĂȘme temps pour aller de lĂ  Ă  lĂ  (I1 I2) et de lĂ  Ă  lĂ  (II1 II2) ? — Non, plus longtemps pour monter, parce que lĂ  (I) ça descend. —  Pourquoi plus de temps ici (II) ? — Parce que je savais. —  On va faire descendre encore une fois (de I2 Ă  I3) et tu vas compter combien ça met de temps. — (Chap compte jusqu’à 10 pendant l’écoulement de l’eau.) — Alors ? — Cette fois, pour monter (de II2 Ă  II3) ça a mis moins de temps que pour descendre (de I2 Ă  I3). — Pourquoi ? — Parce qu’il y en avait dĂ©jĂ  de l’eau (en II). — Et puis ça fait quoi ? — Moins de temps. —  Pour aller de lĂ  Ă  lĂ  (I1 Ă  I3) tu auras dĂ» compter combien ? — Dix. —  Et de lĂ  Ă  lĂ  (II1 Ă  II3). — Huit. —  Pourquoi ? —   »

Les deux personnes prĂ©sentes A et B exĂ©cutent alors une marche devant l’enfant, partant simultanĂ©ment du mĂȘme point et s’arrĂȘtant simultanĂ©ment, mais A moins loin que B. « Nous sommes partis au mĂȘme moment ? — Oui. —  Nous nous sommes arrĂȘtĂ©s au mĂȘme moment ? — Non. —  Pourquoi ? — Celui-lĂ  (A) s’est arrĂȘtĂ© le premier. » Puis A et B partent simultanĂ©ment, mais A Ă  2 m derriĂšre B, et s’arrĂȘtent simultanĂ©ment au mĂȘme point : « Nous sommes partis au mĂȘme moment ? — Oui. —  Et arrĂȘtĂ©s au mĂȘme moment ? — Oui. —  Les deux ont marchĂ© Ă  la mĂȘme vitesse ? — Non, celui-lĂ  plus vite (A). — Nous avons marchĂ© autant de temps l’un que l’autre ? — Non, celui-lĂ  (A) plus de temps. —  Combien celui-lĂ  (B) ? — Cinq minutes. —  Et celui-lĂ  (A) ? — Dix minutes. »

« Tu mets combien de temps pour aller chez toi ? — Une heure. —  Et quand tu es pressé ? — Je vais plus vite. —  Tu mets alors plus de temps ou moins de temps ? — Plus de temps. —  Pourquoi ? — Parce que. »

« Et regarde encore ça. Si je fais couler l’eau de lĂ  Ă  lĂ  (I1 Ă  I2) ou de lĂ  Ă  lĂ  (I1 Ă  I3) qu’est-ce qui prend le plus de temps ? — LĂ  (I1 Ă  I3). — Et de lĂ  Ă  lĂ  (I1 Ă  I3) ou de lĂ  Ă  lĂ  (II1 Ă  II2) ? — Ici (II1 Ă  II2). — Pourquoi ? — C’est un plus grand bout. »

En Ă©tudiant la notion de l’ordre des Ă©vĂ©nements (chap. I) nous avons pu constater que les relations proprement temporelles ne dĂ©butent qu’avec la coordination de deux mouvements au moins. Tant qu’il s’agit de parcourir simplement les positions successives d’un mobile au cours d’un seul mouvement, la succession temporelle se confond, en effet, avec la succession spatiale (avec l’ordre de parcours gĂ©omĂ©trique dans le sens du vecteur) : lors de la perception mĂȘme du mouvement il n’y a donc pas lĂ  de problĂšme spĂ©cifiquement temporel et lors de la reconstitution du mouvement il suffit d’une Ă©vocation intuitive de celui-ci pour rĂ©soudre la question d’ordre. Au contraire, dĂšs que deux mouvements animĂ©s de vitesses diffĂ©rentes sont Ă  coordonner entre eux, l’ordre de succession des positions de l’un des mobiles par rapport Ă  celles de l’autre pose un problĂšme spĂ©cifiquement temporel parce que ne se confondant plus avec la succession spatiale. D’oĂč l’hypothĂšse que le schĂšme du temps consiste en l’ensemble des opĂ©rations de « co-placement » et de « co-dĂ©placement ».

Or, les faits que nous venons de relater en ce qui concerne le premier stade de l’évaluation des durĂ©es (ou intervalles entre les Ă©vĂ©nements) concordent avec cette hypothĂšse et sont donc parfaitement cohĂ©rents par rapport aux observations correspondantes relatives Ă  l’ordre mĂȘme des Ă©vĂ©nements (chap. I, § 2-3). Tant qu’il ne s’agit, en effet, que d’un seul mouvement de vitesse sensiblement uniforme, tel que le dĂ©placement du niveau de l’eau en I ou en II, l’estimation de la durĂ©e ne prĂ©sente aucune difficultĂ© apparente, mais cela parce que, en fait, la durĂ©e n’intervient pas Ă  l’état pur et qu’une plus ou moins grande durĂ©e se confond avec un plus ou moins grand trajet parcouru. C’est ainsi que Chap, sur les erreurs duquel nous reviendrons Ă  l’instant, rĂ©pond d’emblĂ©e que pour parcourir la distance I1 I3 l’eau met plus de temps que pour la distance I1 I2 : mais c’est que, dans ce cas, l’inĂ©galitĂ© entre la durĂ©e partielle I1 I2 et la durĂ©e totale I1 I3 se confond avec l’emboĂźtement de la distance partielle I1 I2 dans la distance totale I1 I3 : on peut en conclure, si l’on veut, que pour un mouvement animĂ© d’une vitesse uniforme il existe une intuition de la durĂ©e telle qu’un tout (B = A + A’) est plus grand que l’une de ses parties (A). Mais, dĂšs qu’il s’agit d’une durĂ©e commune Ă  deux mouvements distincts, cette intuition mĂȘme est en dĂ©faut, puisque Chap considĂšre, aussitĂŽt aprĂšs, que la durĂ©e I1 I3 est plus courte que sa propre partie II1 II2, le trajet parcouru en II1 II2 Ă©tant plus grand que le trajet I1 I3 : en cas de diffĂ©renciation obligĂ©e entre la durĂ©e du trajet et la distance parcourue, la durĂ©e comme telle cesse ainsi d’ĂȘtre comprise et est immĂ©diatement rĂ©duite Ă  une question de distance spatiale ! On peut donc bien dire que le problĂšme de la durĂ©e, comme celui de l’ordre temporel, commence avec la coordination de deux mouvements animĂ©s de vitesses distinctes.

C’est lĂ  ce qui explique les deux faits essentiels que l’on retrouve sans cesse dans les rĂ©actions prĂ©cĂ©dentes : dans la comparaison de deux mouvements simultanĂ©s, l’enfant de ce premier stade ne comprend pas encore l’égalitĂ© des durĂ©es synchrones, et cela parce qu’il ne saisit mĂȘme pas le rapport inverse du temps et de la vitesse. Cette derniĂšre incomprĂ©hension atteste, mieux sans doute que toute autre, les difficultĂ©s initiales de l’évaluation intuitive des durĂ©es et le caractĂšre propre au temps opĂ©ratoire d’ĂȘtre une coordination des co-dĂ©placements. C’est donc de cette question du temps et de la vitesse qu’il convient de partir.

Qu’il s’agisse, en effet, des deux dĂ©placements du niveau de l’eau, en I et en II, ou de la marche de deux personnes (nous reviendrons sur ce dernier exemple au cours des chap. III, IV et VII), les enfants de ce premier stade admettent que celui des deux mobiles qui va « plus vite » est par cela mĂȘme celui qui met « plus de temps ». C’est ainsi que pour Pel l’eau descend dans le bocal I plus vite qu’elle ne monte dans le bocal II : par consĂ©quent l’eau met 5’ ou 4’ pour descendre de I1 Ă  I2 tandis qu’elle met 2’ pour monter de II1 Ă  II2 et, lorsqu’il formule ses prĂ©visions sur la montre mĂȘme, il s’attend Ă  55’’ ou 57’’ pour la descente et Ă  45’’ pour la montĂ©e ; et il prĂ©cise bien que « ça mettra ça (55’’) pour descendre et ça (45’’) pour monter parce que ça monte plus lentement ». Il est Ă©vident que si Pel considĂšre la montĂ©e comme plus lente et la descente comme plus rapide c’est qu’il pense Ă  la difficultĂ© plus considĂ©rable qu’exige une montĂ©e en gĂ©nĂ©ral. Au contraire, Lin ne s’occupe pas de la descente en I et constate simplement qu’« il y a un plus grand bout » entre II1 et II2 qu’entre I1 I2. Mais il en conclut aussi qu’il faut plus de temps, le temps Ă©tant donc proportionnel Ă  l’espace parcouru et Ă  la vitesse. Ces enfants, de mĂȘme que Chap, dĂ©clarent en outre explicitement, en prĂ©sence de deux courses simultanĂ©es, que le mouvement le plus rapide dure le plus de temps. Chap se livre de son cĂŽtĂ© Ă  un raisonnement bizarre en ce qui concerne le bocal II, l’eau mettant plus de temps Ă  monter lorsqu’il est vide et moins de temps quand « il y en avait dĂ©jĂ  de l’eau », ce qui est sans doute une allusion Ă  l’action qui reste Ă  accomplir et par consĂ©quent de nouveau Ă  l’espace Ă  parcourir et Ă  la vitesse.

Quelle peut donc ĂȘtre la signification de cette proportion directe Ă©tablie par l’enfant de ce stade entre le temps et la vitesse ? La chose est plus simple Ă  expliquer qu’il ne pourrait sembler au premier abord. Dans la conception Ă  laquelle nous ont habituĂ© les mĂ©triques courantes ainsi que la mĂ©canique classique, l’espace et le temps correspondent Ă  deux intuitions fondamentales, tandis que la vitesse serait un rapport dĂ©rivĂ© d’elles : v = e/t. Mais on pourrait ainsi bien admettre — et les observations propres Ă  ce stade conduisent prĂ©cisĂ©ment Ă  cette seconde interprĂ©tation, qui concorde d’ailleurs avec les rĂ©sultats de la mĂ©canique relativiste — que les intuitions Ă©lĂ©mentaires sont celles de l’espace parcouru et de la vitesse, et que le temps se diffĂ©rencie peu Ă  peu d’elles mais dans la mesure seulement oĂč se coordonnent entre eux les co-dĂ©placements : il en rĂ©sulterait qu’à ce premier stade le temps, Ă©tant mal diffĂ©renciĂ©, se confondrait encore avec la vitesse ou avec l’espace parcouru.

Il faut du reste s’entendre d’emblĂ©e sur la nature intuitive des notions de dĂ©placement et de vitesse, car il existe plusieurs degrĂ©s ou paliers d’intuition, caractĂ©ristiques de stades successifs. Il peut y avoir (nous l’avons vu au stade II du chap. I et retrouverons la chose au stade II du prĂ©sent chapitre) une « intuition articulĂ©e » reposant dĂ©jĂ  sur des coordinations semi-opĂ©ratoires mais encore imprĂ©gnĂ©e de rapports perceptifs. Au stade I, par contre, l’intuition reste « immĂ©diate » ou « amorphe », c’est-Ă -dire qu’elle reproduit sans plus des rapports perceptifs, les uns corrects et les autres inexacts, sans parvenir Ă  les coordonner en un tout cohĂ©rent.

En ce qui concerne l’espace parcouru, l’intuition « immĂ©diate : fournit ainsi une notion exacte des dĂ©placements plus ou moins grands lorsque les mobiles partent de deux points superposĂ©s et parcourent dans le mĂȘme sens deux droites parallĂšles. Mais, si les points de dĂ©part ne sont pas superposĂ©s et qu’il existe entre les mobiles un dĂ©calage dans l’espace, le sujet ne sait plus juger de l’égalitĂ© ou de l’inĂ©galitĂ© des chemins parcourus.

Pour ce qui est de la vitesse, l’intuition « immĂ©diate » conduit Ă  une estimation correcte dans le cas du dĂ©passement visible, mais il suffit que les points d’arrivĂ©e se confondent, lorsque les points de dĂ©part sont distincts, pour que les vitesses soient jugĂ©es Ă©gales. Il suffit surtout que le dĂ©passement soit invisible, par exemple lorsque les deux mobiles passent par deux tunnels (dont l’un est cependant reconnu plus long que l’autre), pour qu’à dĂ©parts et arrivĂ©es simultanĂ©s visibles les vitesses soient ainsi considĂ©rĂ©es comme Ă©gales. La vitesse, au dĂ©but, n’a donc rien d’un rapport, puisque seul le dĂ©passement visible indique une diffĂ©rence de rapiditĂ© et que deux espaces inĂ©gaux parcourus simultanĂ©ment, sans que les mobiles soient suivis du regard, ne conduisent plus Ă  cette inĂ©galitĂ© de vitesse (mĂȘme quand il s’agit des trajets qui viennent d’ĂȘtre visibles l’instant auparavant et qui viennent de donner lieu au jugement contraire) 2.

Il est alors naturel que les notions temporelles dĂ©pendent entiĂšrement de cet Ă©tat de choses. On peut mĂȘme se demander s’il existe sous une forme autonome une intuition « immĂ©diate » de la durĂ©e. La seule intuition directe donnant lieu Ă  des jugements exacts, dans le cas de deux mouvements, s’observe lorsque deux mobiles animĂ©s d’une mĂȘme vitesse partent au mĂȘme instant du mĂȘme point et lorsque le premier poursuit sa marche tandis que l’autre s’arrĂȘte : le mouvement du premier est alors considĂ©rĂ© comme durant davantage, mais c’est parce que l’espace parcouru est plus grand. De mĂȘme la durĂ©e intĂ©rieure donne lieu Ă  une intuition correcte lorsque, de deux travaux exĂ©cutĂ©s Ă  rapiditĂ© Ă©gale (p. ex. Ă©crire des nombres), l’un se poursuit davantage que l’autre (p. ex. Ă©crire de 1 à 50 au lieu de le faire de 1 à 20). Mais, dans ce second cas, comme dans celui de l’espace Ă  parcourir, la plus grande durĂ©e est alors conçue comme directement proportionnelle Ă  une augmentation (ou continuation) de travail. Mais il va de soi que cette intuition « immĂ©diate » n’est exacte qu’à Ă©galitĂ© de vitesses, physiques ou psychologiques, et c’est pourquoi, dĂšs que les vitesses diffĂšrent, l’intuition amorphe demeure insuffisante et l’intuition articulĂ©e ou la relation opĂ©ratoire deviennent indispensables, parce qu’alors la durĂ©e se dissocie de l’espace parcouru ou du travail accompli pour se constituer en coordination des mouvements eux-mĂȘmes : le temps physique prend par consĂ©quent la forme t = e/v et le temps psychologique celle d’un rapport entre le travail accompli et l’activitĂ© (force et rapiditĂ© de l’action). Nous allons voir que c’est prĂ©cisĂ©ment faute de cette coordination des co-dĂ©placements, et Ă  cause du primat Ă  l’intuition immĂ©diate ou amorphe, que la durĂ©e est assimilĂ©e sans plus, au cours du premier stade, Ă  la vitesse et Ă  l’espace parcouru.

Mais notons encore que, du point de vue de l’ordre des Ă©vĂ©nements, l’intuition immĂ©diate de la simultanĂ©itĂ© n’est exacte (comme Chap nous le montre dĂ©jĂ  et comme nous le reverrons au chap. IV) que dans le cas oĂč les mobiles s’arrĂȘtent en un mĂȘme point de l’espace (ou en deux points distincts mais avec vitesses Ă©gales) : faute de cette coĂŻncidence spatiale, Chap croit par exemple que l’un des coureurs qu’il perçoit s’arrĂȘte « avant » l’autre simplement parce qu’il va moins loin. DĂšs lors la seule « intuition immĂ©diate » correcte de la succession temporelle se limite au cas des Ă©galitĂ©s de vitesses, pour deux mobiles, ou de la succession des positions d’un seul mobile (donc aussi des actions actuelles d’un seul sujet conscient). Or, il se peut que les difficultĂ©s inhĂ©rentes Ă  l’intuition de l’ordre, dont nous avons vu les manifestations au cours du stade I dĂ©crit au chapitre I, exercent Ă©galement leur influence sur le rapport du temps et de la vitesse : faute de dissocier la succession temporelle de la succession spatiale (voir chap. III), il se peut fort bien que le mobile le plus rapide ne soit pas conçu par l’enfant comme arrivant toujours « avant » l’autre en un point dĂ©terminĂ© de l’espace, le rapport « plus vite » n’entraĂźnant donc pas la relation « moins de temps ». Bien plus, comme il n’y a pas, au premier stade, de coordination bien rĂ©glĂ©e entre les successions et les durĂ©es, l’intuition de l’ordre n’entraĂźnera nullement, mĂȘme lorsqu’elle est correcte par exception, un rapport exact entre la durĂ©e et la vitesse.

Si nous revenons Ă  l’intuition immĂ©diate de la durĂ©e, nous comprenons alors pourquoi elle peut entraĂźner le rapport « plus vite = plus de temps » aussi bien que l’inverse. Cette intuition amorphe, qui est donc celle d’une « augmentation d’activité », n’est ainsi exacte que dans le cas d’un seul mobile ou de deux mobiles animĂ©s d’une mĂȘme vitesse. Lorsque les mouvements sont de vitesses diffĂ©rentes, deux mĂ©thodes sont possibles pour rĂ©soudre la question de temps : ou bien il s’agit de dissocier la notion de durĂ©e de celles de vitesse et d’espace parcouru, mais c’est prĂ©cisĂ©ment ce que l’enfant de ce stade I ne sait pas encore faire, ou bien il faut adapter d’une maniĂšre ou d’une autre l’intuition d’une « durĂ©e = augmentation d’activité » Ă  ces co-dĂ©placements que le sujet ne sait donc pas coordonner au moyen d’une notion diffĂ©renciĂ©e de durĂ©e. Dans ce second cas, faut-il dire que le mobile le moins rapide a besoin de plus d’activitĂ©, par consĂ©quent de plus de temps, pour accomplir le mĂȘme travail, ou peut-on Ă©tendre le sens du terme d’activitĂ© et considĂ©rer sans plus le mobile le plus rapide comme le plus actif, ce qui conduit Ă  admettre la proportionnalitĂ© directe temps = vitesse ? Or, d’attribuer plus d’activitĂ© au mobile le moins rapide suppose une plus grande abstraction et une inversion des rapports, qui, Ă  dĂ©faut d’opĂ©rations proprement dites, ne peuvent ĂȘtre le fait que d’une « intuition articulĂ©e » : c’est bien ce que nous verrons au deuxiĂšme stade. Tant que l’enfant en demeure Ă  l’intuition « immĂ©diate » propre au prĂ©sent stade, il ne lui reste qu’à attribuer la plus grande activitĂ© au mobile le plus rapide. Or, c’est bien ainsi, semble-t-il, que s’explique le rapport Ă©trange « plus vite = plus de temps » : habituĂ© Ă  Ă©valuer le temps d’aprĂšs le travail fourni ou l’espace parcouru, le sujet interprĂšte correctement les durĂ©es Ă  Ă©galitĂ© de vitesses, mais lorsque celles-ci diffĂšrent il attribue de mĂȘme une durĂ©e plus grande au mouvement le plus rapide parce que faisant un chemin plus long. C’est ainsi que Chap, tout en reconnaissant la simultanĂ©itĂ© des points de dĂ©part et d’arrivĂ©e de deux coureurs partis l’un derriĂšre l’autre et s’arrĂȘtant au mĂȘme point, dĂ©clare que (A) a mis « plus de temps » que (B) parce qu’il est allĂ© « plus vite » (10’, prĂ©cise-t-il mĂȘme, au lieu de 5’) : qu’est-ce Ă  dire, sinon que, pour lui, la durĂ©e ne dĂ©pend pas de l’ordre ni de la simultanĂ©itĂ© mais seulement de l’activitĂ© dĂ©pensĂ©e. On pourrait schĂ©matiser les choses en disant que pour l’enfant « plus vite » = « plus loin » (dĂ©passement) et que « plus loin » = « plus de temps » abstraction faite de tous les autres rapports en jeu 3. On comprend alors pourquoi Pel pense que la mĂȘme quantitĂ© d’eau s’écoulant de I en II met « deux minutes » pour monter de II1 Ă  II2 et « une minute » pour descendre de I1 Ă  I2 parce qu’il croit la descente plus rapide : « ça va plus vite pour descendre ». Lin semble faire un raisonnement contraire, mais il revient exactement au mĂȘme : nĂ©gligeant comme Pel les quasi-simultanĂ©itĂ©s entre I1 et II1 et entre I2 et II2, il ne croit pas non plus Ă  l’égalitĂ© des durĂ©es I1 I2 et II1 II2, mais comme l’un de ces deux dĂ©placements synchrones des niveaux parcourt « un plus grand bout » (la montĂ©e II1 II2), c’est ce dernier qui prend « plus de temps ». Chez Pel la plus grande activitĂ© Ă©tant la descente rapide c’est donc elle qui l’emporte au point de vue durĂ©e tandis que chez Lin, la plus grande activitĂ© se mesurant Ă  l’espace parcouru, c’est ce dernier qui dĂ©termine le temps. Quant Ă  Chap, dont nous venons de discuter la rĂ©action Ă  l’égard des deux coureurs, il admet, on s’en souvient, que l’eau montant de II1 Ă  II2 met « plus de temps » que pour descendre de I1 Ă  I2 mais que de II2 Ă  II3 elle met « moins de temps » que de I2 Ă  I3 parce qu’alors il y a dĂ©jĂ  de l’eau en II. Il faut donc plus de temps pour mettre de l’eau dans un bocal vide que pour vider d’autant un bocal plein et moins de temps pour continuer de remplir le premier que pour continuer de vider le second ! On ne saurait mieux affirmer le caractĂšre purement intuitif et actif de l’évaluation primitive de la durĂ©e : Chap veut sans doute simplement dire qu’en continuant Ă  remplir le bocal mince II on est plus prĂšs de la fin de cette action qu’en continuant Ă  vider le gros bocal I, ce qui revient tout Ă  la fois Ă  Ă©valuer la vitesse par le point d’arrivĂ©e (c’est le critĂšre propre au « dĂ©passement ») et Ă  mesurer le temps par la vitesse c’est-Ă -dire Ă  nouveau par l’activitĂ© elle-mĂȘme 4.

Au total, on voit ainsi que la durĂ©e, pas plus que l’ordre des Ă©vĂ©nements, ne donne lieu au cours de ce premier stade Ă  une comprĂ©hension rĂ©elle, et cela dans les deux cas parce que l’enfant se contente d’« intuitions immĂ©diates » sans atteindre l’« intuition articulĂ©e » ni a fortiori le « groupement » opĂ©ratoire. Or, si la chose est visible dans le domaine de l’ordre, pris Ă  part, et dans celui de l’estimation des durĂ©es, pris Ă©galement Ă  part, il faut encore insister sur le fait que, faute prĂ©cisĂ©ment de groupement opĂ©ratoire, les jugements portĂ©s dans ces deux domaines demeurent incoordonnĂ©s entre eux : la durĂ©e plus longue d’un mouvement ne se reconnaĂźt pas au fait qu’il se termine « aprĂšs » celui auquel il est comparĂ© et deux mouvements simultanĂ©s ne prĂ©sentent pas pour autant des durĂ©es Ă©gales. Ce n’est mĂȘme qu’au troisiĂšme stade que l’ordre et la durĂ©e s’appuieront dĂ©finitivement l’un sur l’autre.

§ 2. Le deuxiĂšme stade : intuition articulĂ©e de la durĂ©e mais absence de coordination opĂ©ratoire. — I. L’égalisation des durĂ©es synchrones

On se rappelle que, du point de vue de l’ordre des Ă©vĂ©nements, le second stade Ă©tait caractĂ©risĂ© par la rĂ©ussite de la sĂ©riation des dessins D non dĂ©coupĂ©s et par l’échec de la co-sĂ©riation des dessins I et II : le sujet saisit donc intuitivement la direction d’ensemble de la succession des niveaux mais ne parvient pas Ă  les mettre opĂ©ratoirement en relations prĂ©cises les uns avec les autres. Il y a donc intuition articulĂ©e mais point encore « groupement » opĂ©ratoire. Or, du point de vue de la durĂ©e, il en va exactement de mĂȘme. L’enfant comprend dorĂ©navant le rapport inverse du temps et de la vitesse. Mais il ne s’agit lĂ  Ă©galement que d’une intuition articulĂ©e, car l’enfant n’arrive pas Ă  effectuer une coordination opĂ©ratoire suffisante pour dĂ©duire l’égalitĂ© des temps synchrones I1 I2 = II1 II2, ni pour faire correspondre l’évaluation des durĂ©es Ă  l’ordination des Ă©vĂ©nements, ni enfin Ă  Ă©galiser des moments diffĂ©rents du temps sous la forme d’un systĂšme d’unitĂ©s.

Examinons d’abord la question de l’égalitĂ© des durĂ©es synchrones, dont la solution commande celle des deux autres. D’un mot, on peut donc dire que pour les enfants de ce deuxiĂšme stade l’intervalle de temps Ix Iy n’est pas toujours Ă©gal Ă  l’intervalle IIx IIy parce que durant l’un des deux l’eau coule Ă  une vitesse supĂ©rieure, ce qui implique Ă  leurs yeux une diminution du temps considĂ©rĂ©. Voici des exemples, Ă  commencer par un cas intermĂ©diaire entre les stades I et II, et Ă  terminer par un cas intermĂ©diaire entre les stades II et III :

War (6 œ) : « Pour que l’eau aille de lĂ  Ă  lĂ  (I1 I2) il a fallu le mĂȘme temps ou non que pour aller de lĂ  Ă  lĂ  (II1 II2) ? — Non, il a fallu plus de temps en bas (II1 II2). — Pourquoi ? — Parce qu’elle est descendue plus vite, l’eau, et elle est montĂ©e plus lentement. —  Quand tu cours entre l’école et la maison ou quand tu marches seulement, c’est le mĂȘme temps ? — Non, quand je cours, ça va plus vite, je mets moins de temps. —  Regarde (deux bonshommes sur la table qui marchent synchroniquement mais A plus vite que B). Celui-lĂ  (B) a mis combien de temps ? — Cinq minutes. Il a marchĂ© la mĂȘme chose (simultanĂ©itĂ© des dĂ©parts et arrivĂ©es) mais il a Ă©tĂ© plus vite, il va plus loin. —  Et celui-lĂ  (A) ? — Moins de temps. —  Regarde de nouveau l’eau (on fait couler de I2 à I3). Ça prend le mĂȘme temps que ça (II2 Ă  II3) ? — Ça a pris un petit moment en haut et un moment un peu plus long en bas. —  Essaie de compter (on fait couler de I3 Ă  I4 : War compte jusqu’à 8). Alors ça a pris combien de temps en haut et en bas ? — Ça a pris 8 en haut et 8 en bas. —  Alors c’est le mĂȘme temps ? — Non, il a fallu plus de temps pour monter, celui d’en haut descend plus vite. »

Duc (6 ; 5) : « Quand le bocal d’en haut Ă©tait plein, comment c’était en bas ? — La bouteille (II) Ă©tait vide. — Et maintenant (I6) ? — En haut c’est vide et en bas c’est plein. L’eau est allĂ©e en bas. — Ça a pris la mĂȘme chose de temps pour vider celui-lĂ  et pour remplir celui-là ? — Non, ça prend plus de temps pour monter, c’est plus haut (II), ça fait plus vite pour descendre. — Mais tu as vu sur la montre, ça a fait combien pour descendre ? — Ça (30’’). — Et pour monter ? — Aussi. — Alors ça a durĂ© la mĂȘme chose ? — Non, ça va plus vite pour descendre, ça dure plus pour monter. »

Lil (6 ; 10), mĂȘmes rĂ©ponses. « Mais de lĂ  Ă  lĂ  (I1 I2) ça a pris combien de temps ? — C’est descendu en deux minutes. —  Et pour monter ? — Deux aussi, non c’est pas juste : quatre minutes. —  Comment sais-tu que ce n’est pas le mĂȘme temps ? — Parce que pour avoir le mĂȘme temps, pour que ça soit la mĂȘme chose, il faudrait prendre un autre verre exactement comme ça (II) et prendre de l’autre eau et le remplir depuis le bas jusqu’en haut ici (II6), et alors ça ferait le mĂȘme temps. » Autrement dit, pour que les temps soient comparables il faudrait deux bocaux exactement pareils, sinon les mouvements diffĂ©rents de l’eau n’ont pas de temps commun !

Flei (7 ans). I1 I4, et II1 II4 : « Il faut plus de temps ici (II1 II4) parce que ça va plus longtemps. —  Pourquoi ? — Ça met plus de temps en bas (II) parce que c’est plus gros en haut : ça va plus vite pour descendre que pour monter. —  Regarde bien (I4 I5 et II4 II5). Combien de temps en haut ? — Ça (30’’ qu’il Ă©value Ă  une). — Et en bas ? — Ça (90’’). — Pourquoi ? — Parce que ça monte en bas. —  Mais regarde bien (on fait l’expĂ©rience, et, au lieu de repĂ©rer les simultanĂ©itĂ©s, il remarque que la vitesse de dĂ©placement du niveau est supĂ©rieure en bas). — Ah c’est le contraire, c’est ça (30’’) en bas et ça (90’’) en haut. —  Regarde ces deux crayons (on les dĂ©place sur la table : dĂ©parts simultanĂ©s du mĂȘme point et arrĂȘts simultanĂ©s avec avance de l’un sur l’autre). Ils sont partis ensemble ? — Oui. —  Et arrĂȘtĂ©s ensemble ? — Oui. —  Alors ils ont marchĂ© le mĂȘme temps ? — Oui (hĂ©sitations). — Et alors l’eau lĂ  et lĂ  (I5 I6 et II5 II6) ? — Plus de temps en haut. »

Nic (8 œ). I1 I2 et II1 II2 : « Ça a pris plus de temps pour descendre, parce que l’eau coule moins fort. —  Et ça (I2 I3 et II2 II3) ? — Ça a pris plus de temps pour descendre, parce que l’eau coule plus lentement. —  Comment tu le sais ? — Ça a plus changĂ© ici (les niveaux en II, ce qui est bien observĂ©), parce que l’eau a montĂ© plus vite. —  Combien de temps pour descendre ? — Cinq minutes. —  Et pour monter ? — Une. —  Pourquoi ? — Parce que l’eau monte moins lentement. »

Nous courons ensemble dans la salle, avec dĂ©parts et arrĂȘts simultanĂ©s : « Vous ĂȘtes allĂ© plus lentement. Vous avez mis plus de temps. —  Mais nous sommes partis ensemble ? — Oui. —  Et arrĂȘtĂ©s ensemble ? — Oui. —  Alors ce n’est pas le mĂȘme temps ? — On ne met pas le mĂȘme temps parce qu’on ne va pas Ă  la mĂȘme vitesse. »

Hen (9 ans) : « Est-ce que c’est la mĂȘme chose de lĂ  Ă  lĂ  (I1 I3) et de lĂ  Ă  lĂ  (II1 II2) ? — Oui, c’est la mĂȘme chose, c’est le mĂȘme nombre (= quantitĂ©) d’eau. —  Pourquoi ? — Parce que ça diminue ici (I) et ça monte lĂ  (II). — Et ça prend le mĂȘme temps ? — Non. —  Pourquoi ? — Il faut plus de temps ici (II1 II3). — Pourquoi ? — Parce que c’est plus haut. Non, moins de temps parce que c’est plus vite. —  Et Ă  la montre, combien de temps ici (I1 I3) ? — Ça (15’’)
 Ah c’est la mĂȘme chose. C’est le mĂȘme temps parce que c’est le mĂȘme nombre d’eau. »

L’intĂ©rĂȘt de ces rĂ©actions est qu’elles sont semblables en tout Ă  celles du premier stade, Ă  cette seule exception prĂšs que la durĂ©e est devenue inversement proportionnelle Ă  la vitesse. Or, notons qu’il s’agit lĂ  d’une succession chronologique rĂ©guliĂšre. Sur une centaine de cas examinĂ©s, on trouve des sujets (stade I) qui croient Ă  la proportion directe de la vitesse et du temps et qui Ă©chouent Ă  identifier les durĂ©es (Ix Iy et IIx IIy), on trouve des sujets qui croient la proportion inverse entre le temps et la vitesse et qui Ă©chouent Ă  Ă©galiser les durĂ©es synchrones (stade II), mais on ne trouve pas de sujets qui rĂ©ussissent cette derniĂšre Ă©galisation tout en croyant (du moins de façon durable et autrement que par une distraction momentanĂ©e) Ă  une proportion directe entre t et v.

Or, qu’il y ait ainsi deux Ă©tapes dans l’acquisition de la notion de durĂ©e, l’une au cours de laquelle la durĂ©e est conçue comme inverse de la vitesse, mais sans que deux mouvements synchrones de vitesses diffĂ©rentes aient la mĂȘme durĂ©e, et l’autre au cours de laquelle cette Ă©galisation est acquise, c’est bien la meilleure preuve que le temps consiste en une coordination progressive des mouvements ou co-dĂ©placements. Mais comment expliquer l’écart qui sĂ©pare ces deux Ă©tapes ? On pourrait, en effet, concevoir a priori qu’elles se succĂšdent immĂ©diatement : or, il y a entre elles toute la distance qui distingue deux stades bien dĂ©finis (II et III). Nous ne voyons qu’une interprĂ©tation acceptable Ă  cet Ă©gard : c’est que le rapport le plus tĂŽt dĂ©couvert (donc la proportion inverse entre le temps et la vitesse) se trouve ĂȘtre le plus intuitif, tandis que le rapport le plus tardif Ă  se constituer (donc l’égalitĂ© des durĂ©es synchrones) doit supposer la construction la plus opĂ©ratoire. Or, il suffit d’examiner les rĂ©ponses reçues pour constater qu’effectivement la relation inverse du temps et de la vitesse ne suppose que la diffĂ©renciation entre deux intuitions relatives Ă  l’activitĂ© propre tandis que l’égalisation de deux durĂ©es, mĂȘme synchrones, suppose un groupement opĂ©ratoire, donc une dĂ©centration par rapport Ă  l’activitĂ© propre.

La confusion d’oĂč procĂšde la proportion directe entre le temps et la vitesse consiste Ă  rĂ©unir en une seule notion le travail accompli, d’une part, et l’activitĂ© elle-mĂȘme, d’autre part. Or, Ă  rapiditĂ© Ă©gale, le temps se mesure effectivement au travail accompli, c’est-Ă -dire, comme nous l’avons vu Ă  propos du premier stade, au prolongement du travail (= de l’action en gĂ©nĂ©ral) : c’est ainsi que pour dessiner 30 bĂątons au lieu de 20 il faut en effet plus de temps. D’autre part, en cas de simultanĂ©itĂ© des dĂ©parts et des arrĂȘts, dessiner 30 bĂątons pendant qu’autrui en dessine 20 reprĂ©sente Ă  la fois plus d’activitĂ© (= rapiditĂ© et force) et plus de travail accompli, d’oĂč l’illusion que la durĂ©e Ă©coulĂ©e est plus grande, si celle-ci se mesure non pas au sentiment intĂ©rieur Ă©prouvĂ© pendant l’action mĂȘme (dont les petits, faute d’introspection, ne se soucient guĂšre), mais aprĂšs coup aux rĂ©sultats de l’action. Par contre, en cas d’égalitĂ© des travaux accomplis mais de vitesses inĂ©gales, le critĂšre d’activitĂ© peut devenir Ă©quivoque : de trois sujets qui font 30 bĂątons, faut-il dire que le plus actif a Ă©tĂ© le plus rapide, s’il a travaillĂ© sans soin, ou le plus lent mais le plus appliquĂ©, ou encore celui qui a fait effort pour vaincre sa maladresse et dont la lenteur tient aux difficultĂ©s plus grandes qu’il doit vaincre ? En ces derniers cas, le travail accompli ne correspond univoquement plus Ă  l’activitĂ© propre et Ă  sa prolongation, et l’évaluation des durĂ©es suppose alors d’autres critĂšres, qui supposeront non plus simplement la conscience des rĂ©sultats obtenus dans l’action, mais la prise de conscience de l’activitĂ© elle-mĂȘme, et, particuliĂšrement, comme l’a bien vu P. Janet, des rĂ©gulations de la vitesse de l’action.

En un mot, la diffĂ©rence entre le premier et le second stade consiste essentiellement en ceci, que les sujets du premier n’introspectent pas leurs actions et jugent de la durĂ©e sur les rĂ©sultats obtenus (travail accompli ou espace parcouru), tandis que ceux du second dissocient le travail effectuĂ© de l’activitĂ© elle-mĂȘme et jugent de la durĂ©e d’aprĂšs les caractĂšres introspectifs de celle-ci. Or, selon la rĂ©gulation des vitesses de l’action (accĂ©lĂ©ration ou effort, ardeur, etc., et ralentissement ou ennui, fatigue, etc.), la durĂ©e apparaĂźt tout autre qu’elle ne semble aprĂšs coup : tandis qu’aprĂšs un gros effort la besogne fournie peut donner l’impression d’une durĂ©e employĂ©e relativement longue, pendant l’action mĂȘme le temps « passe vite » et paraĂźt beaucoup plus court. C’est donc Ă  l’introspection seulement que la vitesse et la durĂ©e sont inversement proportionnelles, tandis que faute d’intuition introspective elles peuvent paraĂźtre en relation directe l’une avec l’autre. On voit ainsi combien le passage du rapport direct au rapport inverse, entre ces deux variables, peut rĂ©sulter d’une simple articulation de l’intuition, fondĂ©e sur l’analyse de l’activitĂ© propre, tandis que le rapport direct provient d’une intuition immĂ©diate, ou amorphe, des rĂ©sultats seuls de l’action. Une confirmation dĂ©taillĂ©e de cette hypothĂšse sera d’ailleurs fournie au chapitre X lorsque nous Ă©tudierons le temps de l’action propre.

Par contre, pour identifier les deux durĂ©es Ix Iy et IIx IIy en se fondant sur la simultanĂ©itĂ© des niveaux Ix et IIx puis Iy et IIy (ou sur l’identitĂ© de la quantitĂ© d’eau qui s’écoule de I et remplit II), il faut, contrairement Ă  l’apparence due Ă  l’automatisme de nos habitudes intellectuelles adultes, effectuer une mise en relations qui dĂ©passe l’intuition, mĂȘme « articulĂ©e ». Tandis, en effet, que le temps propre est plastique, et se dilate lors des ralentissements ou se contracte lors des accĂ©lĂ©rations de l’action, il s’agit de concevoir un temps Ă  Ă©coulement homogĂšne et uniforme, ce qui suppose donc un affranchissement ou une dĂ©centration de la pensĂ©e Ă  l’égard de la durĂ©e vĂ©cue. Et surtout, au lieu de projeter simplement le temps propre dans chacun des mobiles Ă  tour de rĂŽle, conformĂ©ment Ă  cette intuition Ă©gocentrique qui caractĂ©rise les deux premiers stades, il s’agit de concevoir ce temps homogĂšne comme Ă©tant commun aux deux mobiles Ă  la fois et comme ne dĂ©pendant des vitesses ni de l’un ni de l’autre. Bref, il s’agit de coordonner des co-dĂ©placements et non pas d’imaginer alternativement ces dĂ©placements sur le modĂšle de l’activitĂ© propre : on reconnaĂźt Ă  cela les caractĂšres de la dĂ©centration opĂ©ratoire (groupement) par opposition Ă  la centration intuitive (Ă©gocentrisme) et il est donc naturel qu’il faille attendre le troisiĂšme stade pour que cette dĂ©centration ait lieu.

Durant ce second stade, en effet, le sujet a beau admettre la simultanĂ©itĂ© des dĂ©parts et des arrivĂ©es, il n’en conclut pas Ă  l’égalitĂ© des durĂ©es intercalaires. Par exemple War, regardant deux bonshommes avancer en mĂȘme temps, dit que l’un « a marchĂ© la mĂȘme chose » pour exprimer ces simultanĂ©itĂ©s, mais l’autre a marchĂ© « moins de temps » parce qu’il a Ă©tĂ© moins loin. Ensuite il compte pendant l’écoulement I3 I4 et il constate que « ça a mis 8 en haut et 8 en bas » mais il n’en conclut pas moins qu’« il a fallu plus de temps pour monter, [parce que] celui d’en haut descend plus vite ». Duc, de mĂȘme, admet que, Ă  la montre, la montĂ©e comme la descente marquent 30’’ mais il n’en ajoute pas moins que « ça dure plus longtemps pour monter » Ă  cause de la moindre vitesse. Lil, de son cĂŽtĂ©, explique le plus clairement du monde que l’on ne peut pas comparer les durĂ©es d’écoulement dans deux bocaux qui n’ont pas la mĂȘme forme, donc faute d’égalitĂ© des vitesses. Flei parvient Ă  identifier les durĂ©es synchrones de deux mouvements sur la table, mais n’en tire aucune analogie en ce qui concerne les deux mouvements de l’eau. Nic prĂ©cise : « On ne met pas le mĂȘme temps parce qu’on ne va pas Ă  la mĂȘme vitesse. » Enfin Hen, qui dĂ©bute de mĂȘme, finit (atteignant par cela les frontiĂšres du 3e stade) par admettre l’égalitĂ© des temps Ix Iy = IIx IIy pour cette raison trĂšs intĂ©ressante : « C’est le mĂȘme temps parce que c’est le mĂȘme nombre d’eau. »

On constate donc qu’en chacun de ces exemples, sauf Ă  la fin du dernier, tout se passe comme si l’enfant ne concevait nullement a priori que deux mouvements de vitesses diffĂ©rentes (c.-Ă -d. du point de vue de la notion enfantine de la vitesse, s’éloignant toujours plus l’un de l’autre dans l’espace) soient situĂ©s dans une mĂȘme durĂ©e ou reliĂ©s par un temps commun : il y a un temps pour l’eau qui se dĂ©place dans le bocal I, un autre temps pour l’eau qui remplit le bocal II, et la question « plus ou moins de temps » consiste simplement Ă  demander si le temps propre Ă  l’un de ces dĂ©placements est plus « long » que l’autre. C’est Ă  peu prĂšs comme si aprĂšs une course de montagne deux touristes partis et arrivĂ©s simultanĂ©ment mais par des itinĂ©raires diffĂ©rents s’interrogent pour savoir s’ils ont trouvĂ© subjectivement la durĂ©e de la montĂ©e plus ou moins « longue », Ă  cela prĂšs qu’ils savent bien qu’elle est objectivement identique dans les deux cas. Presque chacun de ces enfants reconnaĂźt cependant que les dĂ©buts ou les arrĂȘts de ces mouvements sont simultanĂ©s, encore que ce rapport demeure (sauf chez Hen Ă  la fin de l’interrogatoire) intuitif, mais cette simultanĂ©itĂ© des points limites n’entraĂźne pas l’égalitĂ© des intervalles, parce que les temps propres Ă  l’un et Ă  l’autre des mouvements ne sont pas « groupĂ©s » en un temps unique susceptible d’assurer le synchronisme.

Bref, les temps sont devenus inversement proportionnels aux vitesses, mais la vitesse Ă©tant considĂ©rĂ©e comme supĂ©rieure tantĂŽt en I tantĂŽt en II, c’est tantĂŽt la premiĂšre de ces durĂ©es synchrones tantĂŽt la seconde qui est jugĂ©e la plus longue. Quant aux vitesses elles-mĂȘmes, il convient de noter que, prĂ©cisĂ©ment faute d’un « groupement » opĂ©ratoire des relations temporelles, elles sont Ă©valuĂ©es de façon intuitive. En gĂ©nĂ©ral, c’est la montĂ©e qui paraĂźt plus lente parce qu’une descente (Ă  espaces Ă©gaux) est plus rapide. Par exemple Flei commence par poser en soi que « ça va plus vite pour descendre que pour monter ». Mais ceux qui observent plus attentivement le dĂ©placement mĂȘme des niveaux voient que la vitesse est supĂ©rieure en bas : « Ah c’est le contraire », dit le mĂȘme Flei aprĂšs avoir mieux regardĂ©. Nic et Hen sont du mĂȘme avis.

Le problĂšme que soulĂšve ce stade II autant que le prĂ©cĂ©dent (et mĂȘme davantage puisque ces sujets sont devenus capables d’intuition articulĂ©e) est donc de savoir pourquoi il n’y a pas, dĂšs les dĂ©buts de l’évolution mentale, unicitĂ© du temps, du moins quant Ă  la durĂ©e du monde extĂ©rieur. Notons d’abord que cette non-unicitĂ© dĂ©montre que l’intuition, mĂȘme articulĂ©e, ne suffit point Ă  engendrer un temps physique, mĂȘme purement qualitatif, c’est-Ă -dire sans quantification extensive ni mĂ©trique et Ă  quantification purement intensive. Tous les instants et toutes les durĂ©es font partie du mĂȘme temps, disait Kant, pour prouver le caractĂšre intuitif et non pas conceptuel de la rĂ©alitĂ© temporelle, puisqu’une rĂ©alitĂ© unique, quoique complexe, ne saurait ĂȘtre qu’un objet d’intuition, par opposition aux collections dont la rĂ©union en une totalitĂ© suppose un acte synthĂ©tique du jugement. Et, effectivement, pour l’adulte normal et non physicien, le temps paraĂźt au premier abord ĂȘtre une « forme a priori de la sensibilité ». Seulement nous savons qu’aux grandes vitesses physiques, si l’ordre des Ă©vĂ©nements n’est jamais inversĂ©, du moins les durĂ©es varient selon le point de vue de l’observateur. D’autre part, nous constatons qu’aux premiers stades de sa genĂšse l’unicitĂ© du temps ne s’impose nullement (Aristote faisait dĂ©jĂ  l’hypothĂšse d’un « temps propre », mais au sens des enfants et non pas des relativistes). Du point de vue psychologique, nous devons donc nous demander ce qu’est cette unicitĂ© du temps, qui paraĂźt s’imposer avec nĂ©cessitĂ© Ă  un certain niveau de l’évolution intellectuelle, mais sans que cela soit le cas dĂšs le dĂ©but, et qui est ensuite dĂ©passĂ©e, Ă  la maniĂšre dont les gĂ©omĂ©tries non euclidiennes dĂ©passent l’espace du sens commun mais en l’englobant aprĂšs coup Ă  titre de cas particulier.

Or, l’alternative kantienne entre l’unitĂ© des objets complexes, relevant de l’intuition, et celle des collections, relevant du concept, n’épuise nullement les types possibles de synthĂšse, et Kant lui-mĂȘme a reconnu que la sĂ©rie des nombres fournit l’exemple d’une unitĂ© ne rentrant ni dans le premier ni dans le second cas, puisqu’il en fait un « schĂšme » destinĂ© Ă  distribuer conceptuellement le contenu de l’intuition temporelle. Or, la suite des nombres entiers constitue un groupe, et, en langage moderne, on pourrait dire que tout « groupe » mathĂ©matique ou tout « groupement » logistique fournit l’exemple d’une unitĂ© de systĂšme qui n’est pas intuitive mais opĂ©ratoire, et qui n’est pas nĂ©cessairement conceptuelle 5. Dans le cas des « groupements » de classes et de relations logiques, on peut assurĂ©ment dire que le systĂšme est d’ordre conceptuel, mais Ă  condition de se rappeler que la totalitĂ© du systĂšme, c’est-Ă -dire le « groupement » lui-mĂȘme, n’est pas un simple ensemble, mais un ensemble bien structurĂ© et qui comporte ainsi son unitĂ© comme tel. Mais, Ă  cĂŽtĂ© des groupements logiques et des groupes arithmĂ©tiques et discontinus, on peut construire sur le mode logistique des « groupements » d’opĂ©rations infralogiques ou spatio-temporelles (partition et placement ou dĂ©placement) et sur le mode mathĂ©matique des « groupes » continus. Or, ce sont ces systĂšmes qui correspondent au type d’unitĂ© que Kant considĂ©rait Ă  tort comme intuitif. PoincarĂ© l’a montrĂ© dans le cas de l’espace en dĂ©gageant le rĂŽle gĂ©nĂ©tique du « groupe des dĂ©placements » et il importe de remarquer qu’à ce groupe peuvent correspondre des groupements qualitatifs Ă  opĂ©rations plus simples.

Admettre une solution parallĂšle pour le temps prĂ©senterait deux avantages. En premier lieu, de mĂȘme que le sous-groupe euclidien peut ĂȘtre reliĂ© Ă  des sous-groupes non euclidiens dĂ©passant l’unicitĂ© de l’espace que nous considĂ©rons comme rĂ©el dans notre expĂ©rience macroscopique des mouvements lents, de mĂȘme le groupe de GalilĂ©e, exprimant le temps que nous jugeons universel Ă  l’échelle de nos mouvements Ă  petite vitesse, peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une premiĂšre approximation du groupe de Lorentz 6. En second lieu, si l’unicitĂ© du temps tient au caractĂšre continu du groupe qui le caractĂ©rise, et au caractĂšre « infralogique » des « groupements » correspondants, on comprend bien pourquoi ce postulat d’un temps unique devient Ă©vident dĂšs que l’esprit « groupe » spontanĂ©ment l’ensemble des rapports perçus et conçus, tandis qu’il n’a rien de nĂ©cessaire pour un esprit qui, comme celui des enfants des stades I et II, se place exclusivement sur le terrain de l’intuition, perceptive ou mĂȘme articulĂ©e. En effet, si cette derniĂšre permet de prĂ©voir qu’un mouvement, en ralentissant, augmentera de durĂ©e, elle n’autorise en rien Ă  comparer les durĂ©es propres Ă  deux mouvements ni mĂȘme Ă  les Ă©galiser si les points de dĂ©part et d’arrivĂ©e sont respectivement simultanĂ©s : les comparer signifie, en effet, dĂ©passer l’intuition pour construire un systĂšme opĂ©ratoire de relations d’ordre et de correspondance sĂ©riale, d’une part, d’équivalences ou d’inĂ©galitĂ©s et de leurs emboĂźtements, d’autre part, qui s’appuient toutes les unes sur les autres.

Or, que cette interprĂ©tation soit la bonne, c’est ce qu’il est facile d’établir par l’expĂ©rience psychologique : au niveau de ce stade, oĂč l’unicitĂ© du temps n’est point encore comprise, les opĂ©rations Ă©lĂ©mentaires du groupement ne sont prĂ©cisĂ©ment pas accessibles au sujet, tandis que la premiĂšre et les secondes se constitueront simultanĂ©ment au cours du stade suivant. Que sont donc ces opĂ©rations ?

Pour ce qui est de l’ordre des Ă©vĂ©nements, on se rappelle qu’elles consistent en une double sĂ©riation I1 I2 I3
 etc., et II1 II2 II3
 etc., et en une mise en correspondance ou co-sĂ©riation permettant la dĂ©termination des simultanĂ©itĂ©s I1 II1 ; I2 II2 ; I3 II3 ; 
 etc. Or, Ă  ces opĂ©rations infralogiques de « co-placement » ou d’ordre (et de « co-dĂ©placement ») correspondent les opĂ©rations de « partition » qui permettent l’évaluation qualitative des durĂ©es. Entre deux points successifs quelconques de la co-sĂ©riation on peut, en effet, dĂ©couper un intervalle ayant ces points pour limites et qui sera par dĂ©finition une durĂ©e ; si les deux points ne sont pas successifs, la durĂ©e est nulle (simultanĂ©itĂ©). D’oĂč les deux possibilitĂ©s suivantes. 1° Entre deux intervalles Ix Iy et IIx IIy compris entre des points correspondants Ix et IIx et Iy et IIy, il y a Ă©galitĂ© des durĂ©es ou durĂ©es synchrones. 2° Lorsque trois points se suivent dans l’ordre de succession Ix Iy Iz, (ainsi que leurs correspondants IIx IIy IIz), la durĂ©e Ix Iy (= IIx IIy) sera toujours plus petite que la durĂ©e Ix Iz (= Ix IIz), dont elle fait partie. On remarque qu’on a beau ne rien savoir de la valeur absolue de ces durĂ©es, ni du rapport existant entre IIx IIy (= IIx IIy) et IIx IIz (= IIx IIz), ces deux opĂ©rations restent toujours lĂ©gitimes : il s’agit donc bien d’opĂ©rations infralogiques qualitatives (intensives) et nullement d’opĂ©rations mĂ©triques ou relevant de la quantitĂ© extensive. Cela dit, il est Ă©vident que l’on peut alors construire un « groupement » des durĂ©es en les emboĂźtant simplement les unes dans les autres comme les parties dans un tout s’accroissant indĂ©finiment, et que ce groupement correspond Ă  celui de l’ordre des Ă©vĂ©nements.

Or, nous savons jusqu’ici que les enfants de ce stade II ne parviennent pas Ă  effectuer l’opĂ©ration (1), soit l’égalisation des durĂ©es synchrones. Il nous reste Ă  montrer, pour prouver que c’est bien faute de « groupement », qu’ils Ă©chouent ainsi Ă  manier l’opĂ©ration (2), soit l’emboĂźtement d’une durĂ©e partielle dans une durĂ©e totale. C’est ce que nous allons voir Ă  l’instant, mais auparavant signalons encore qu’à ces opĂ©rations (1) et (2) on peut en ajouter une troisiĂšme qui transforme ce groupement qualitatif en un groupe mĂ©trique, mais dont on peut immĂ©diatement supposer qu’elle n’est pas plus compliquĂ©e psychologiquement que les deux prĂ©cĂ©dentes.

(3). Il suffit, en effet, que grĂące Ă  l’estimation soit des quantitĂ©s d’eau Ă©coulĂ©es, soit de la hauteur des niveaux dans le bocal de forme rĂ©guliĂšre II, le sujet introduise un rapport d’égalitĂ© entre deux durĂ©es successives (p. ex. Ix Iy et Iy Iz ou IIx IIy et IIy IIz) pour qu’alors l’emboĂźtement (2) prenne une valeur numĂ©rique : Ix Iy (= IIx IIy) = 1 ; et Ix Iz (= IIx IIz) = 2 unitĂ©s de temps. Il en sera de mĂȘme si le sujet mesure le temps au moyen d’une montre ou d’un sablier, etc. Notons seulement que dans tous ces cas mĂ©triques l’égalisation de deux durĂ©es successives (et non plus synchrones, comme dans le temps qualitatif) suppose la comprĂ©hension d’un principe, implicite ou explicite, de conservation de la vitesse : l’eau, l’aiguille de la montre ou le sable doivent ĂȘtre conçus comme se dĂ©plaçant Ă  une vitesse constante, c’est-Ă -dire comme parcourant le mĂȘme espace dans le mĂȘme temps.

§ 3. Le deuxiĂšme stade : II. L’emboĂźtement qualitatif et la mesure des durĂ©es

Or, nous allons prĂ©cisĂ©ment constater que ni les opĂ©rations de type (2) relevant des simples groupements qualitatifs, ni l’opĂ©ration mĂ©trique (3) qui conditionne la mesure du temps ne sont encore comprises au cours de ce stade II. Pour l’étude de ces questions, nous avons utilisĂ©, outre les dessins I et II ainsi que les niveaux marquĂ©s sur les bocaux eux-mĂȘmes, une horloge en carton dont nous dĂ©placions l’aiguille unique de 5’ en 5’ lors de chaque changement de niveau. Nous nous sommes Ă©galement servis d’une montre Ă  stoppeur, prenant soin alors de faire couler l’eau pendant 10’’ exactement entre chaque paire de niveaux. Voici des exemples des rĂ©actions obtenues :

Tar (6 ; 8). On prĂ©sente les dessins I1 I2 I3 I4 et II1 II2 II3 II4 exactement superposĂ©s, en une correspondance sĂ©riale correcte : « Il a fallu autant, plus ou moins de temps pour aller de (I1 Ă  I3) ou de (II2 Ă  II4) ? — Il a fallu plus ici (II2 Ă  II4). — Pourquoi ? — C’est plus. —  Avec la montre, nous faisons « deux bouts » (nous montrons deux dĂ©placements d’aiguilles) entre ça et ça (I1 I3) ? — Oui. —  Et en bas (II1 II3) ? — Aussi. —  Alors c’est plus longtemps ou pas ? — 
 — Et si toi tu fais couler l’eau de lĂ  Ă  lĂ  (II1 II3) et ton ami de lĂ  Ă  lĂ  (I2 Ă  I4) ça fait autant de temps ou pas ? — Il faut plus de temps ici (II2 Ă  II4). — Et comme ça (I2 Ă  I4, et II1 Ă  II4) ? — Aussi plus ici (I2 Ă  I4). »

Clan (6 ; 10) : « Pour aller de (II1 Ă  II2, en montrant les Ă©lastiques), ça prend combien de temps ? — Ça (15’’). — Et de lĂ  Ă  lĂ  (II2 II3) ? — Ça (15’’). — Alors ça prend autant de temps pour ça (II1 II2) et pour ça (II2 II3) ? — Mais non, ça prend toujours plus de temps, il y a plus d’eau. »

Maga (7 œ) : « Il a fallu plus de temps de (II1 Ă  II2) que de (II2 Ă  II3) ou moins ou la mĂȘme chose ? — Moins de temps pour ça (II1 II2). — Pourquoi ? — Parce qu’ici (II2) c’était dĂ©jĂ  un peu plein (pour Maga comme pour Clan il faut donc plus de temps pour rajouter de l’eau que pour en mettre dans un bocal vide). — Mais tu as vu sur la montre d’ici lĂ  (II1 II2) ? — Oui. —  Et de lĂ  Ă  lĂ  (II2 II3) ? — Ah oui, c’est la mĂȘme chose. —  Alors d’ici lĂ  (II1 II2) c’est autant de temps que d’ici lĂ  (II5 II6) ? — Ici (II1 II2) c’est plus de temps, parce qu’il n’y avait rien avant. —  Combien on a mis d’eau lĂ  (II1 II2) et lĂ  (II5 II6) ? — La mĂȘme chose. On a mis aux deux la mĂȘme chose d’eau. —  Pendant la mĂȘme chose de temps ? — Non. —  Ou plus ? — Ici (II5 II6). — Pourquoi ? — Si on n’avait pas mis plus de temps ça ne serait pas arrivĂ© en haut. »

« Et de lĂ  Ă  lĂ  (II1 II3) et de lĂ  Ă  lĂ  (II1 II2), il a fallu autant de temps ? — Non. —  Pourquoi ? — Plus ici (II1 II2) parce qu’il y avait rien avant. »

Mat (8 ans) : « A-t-il fallu plus de temps pour aller de lĂ  Ă  lĂ  (I1 I3) ou de lĂ  Ă  lĂ  (II1 II2) ? — Ici plus (II1 II2). — Pourquoi ? — 
 — Et de lĂ  Ă  lĂ  (I2 I4) ou de lĂ  Ă  lĂ  (I6 I7) ? — Plus ici (I6 I7). — Pourquoi ? —   »

Hen (9 ans) : « Il faut plus de temps, ou moins, ou juste autant, pour aller de (I1 Ă  I3) ou de (II1 Ă  II4) ? — Il y a plus d’eau ici (II4) que lĂ  (espace vide sur I3, qu’il indique sur les dessins sĂ©riĂ©s). — Et de (I3 Ă  I6) ou de (II3 Ă  II5) ? — C’est la mĂȘme chose de temps. —  Et (I1 I3) ou (I5 I7) ? — Ça a coulĂ© trois fois dans les deux. —  MĂȘme chose de temps ? — 
 — Et (I1 I5) ou (II1 II4) ? — Ça a coulĂ© plus ici (II). — Et combien de temps ? — La mĂȘme chose. »

« Et (II1 II4) ou (II1 II5) ? — Plus ici (juste). »

Voici maintenant quelques exemples d’enfants interrogĂ©s au moyen de la seconde des techniques dĂ©crites au chapitre I (§ 1) : au lieu de se servir de montres, on annonce simplement d’avance Ă  l’enfant (et on le lui rappelle en temps utile) que l’on fait chaque fois couler la mĂȘme quantitĂ© d’eau. On se rappelle, en effet, qu’à la fin de son premier interrogatoire (voir § 2) le sujet Hen parvenait Ă  la limite du stade III en disant spontanĂ©ment : « C’est le mĂȘme temps parce que c’est le mĂȘme nombre d’eau. » Nous nous sommes donc demandĂ© si en soulignant d’emblĂ©e cette Ă©galitĂ© de la quantitĂ© d’eau on modifierait les estimations de la durĂ©e. On trouvera, dans les exemples qui suivent, des rĂ©actions aux questions (2) et (3) et quelques retours Ă  la question (1) de l’égalitĂ© des durĂ©es synchrones :

Del (7 ; 7), sans dessins ni montres : « (I1 I2 et II1 II2) ? — Il faut plus de temps pour descendre. —  Pourquoi ? — Parce que chaque fois que ça descend, ça fait monter en bas. —  Alors ? — Ça prend plus de temps (= plus de travail). — Et ça (I2 I3 et II2 II3) ? — Plus de temps en bas. —  Pourquoi ? — Parce qu’il y a un plus long trajet. —  Et l’eau ? — C’est la mĂȘme. —  Alors ? — 
 — Et (II2 II3) et (II3 II4) ? — C’est le mĂȘme temps parce que le bout est le mĂȘme. —  Et ça (I1 I2 et I4 I5) ? — LĂ  (I1 I2) moins de temps parce que lĂ  (I4 I5) c’est plus grand. —  C’est la mĂȘme quantitĂ© d’eau ? — Non, plus lĂ  (I4 I5). — Et en bas (on montre II1 II2 et II4 II5) ? — La mĂȘme. —  Et en haut ? — Ah oui, parce que ça coule la mĂȘme chose. —  C’est le mĂȘme temps ? — Oui, parce que c’est la mĂȘme quantitĂ©. —  Et (I5 I6) et (II5 II6) ? — C’est le mĂȘme temps parce qu’il y a autant d’eau que là
 Non, ça descend plus vite, ça met moins de temps pour descendre. —  Et (I1 I3) et (II2 II4) ? — Moins de temps en (I) parce que c’est plus long. —  C’est la mĂȘme quantité ? — Oui. C’est plus long en bas mais la mĂȘme quantitĂ©. —  Et le temps ? — Il faut plus de temps en bas parce que ça monte. Ça va plus vite en haut, ça met moins de temps. » Pour remplir deux rĂ©cipients, l’un trĂšs large et l’autre Ă©troit, jusqu’au mĂȘme niveau, Del pense que le temps sera le mĂȘme parce que c’est la mĂȘme hauteur : « Et (I1 I3 et II1 II2) ? — Plus de temps ici (II). »

Mog (8 ans) : « (I1 I2 et II1 II2) ? — Il faut plus de temps en bas (II) parce que ça se remplit moins vite et en haut ça coule plus vite. — Et (II1 II2) et (II4 II5) ? — C’est le mĂȘme temps parce que c’est la mĂȘme chose : entre ces deux lignes (Ă©lastiques) il y a le mĂȘme espace qu’ici (II1 II2). — Et ça (II1 II3 et II2 II4) ? — C’est la mĂȘme chose, parce qu’il y a deux et deux. — Et (II1 II3) et (II1 II4) ? — MĂȘme temps, parce que l’eau qui coule lĂ  (I), ça remplit ça (II) et ça se vide ici (I) en mĂȘme temps. — C’est le mĂȘme espace entre ça (I1 I4) et ça (II1 II4) ? — Non. — Et il faut le mĂȘme temps ? — Non, lĂ  (II) plus de temps. — Et ça (I1 I4) et ça (I2 I5) ? — Plus de temps ici (I1 I4) parce que quand on a vidĂ© ces trois espaces (I1 I4) il ne reste plus que ça (I4 I5), alors on ne peut plus vider ces trois espaces (I2 I5) Ă  nouveau. »

« Et ça (I2 I5) ou ça (II3 II5) ? — En bas (II3 II5) plus de temps, parce qu’il y a plus d’eau. —  Combien d’espaces ? — Deux en bas et trois en haut. —  Alors ? — Mais c’est trois petits espaces. —  Et les quantitĂ©s d’eau ? — Plus en bas (c’est l’inverse). — Et si on reverse ça (II3 II5) lĂ -dedans, en haut, ça fera combien ? — Deux espaces (juste). — Alors plus de temps lĂ  ou lĂ  (I2 I5 ou II3 II5) ? — Plus de temps pour les deux espaces en bas, parce que c’est une plus grande quantitĂ© d’eau. »

Pour deux courses simultanĂ©es, Mog reconnaĂźt les simultanĂ©itĂ©s mais attribue une moins grande durĂ©e Ă  la course la plus rapide : « Il met moins de temps parce qu’il a couru. »

Boir (8 ; 11), de mĂȘme, oscille entre les estimations fondĂ©es sur la quantitĂ© d’eau et celles qui s’appuyent sur l’espace ou la vitesse de dĂ©placement des niveaux : « (I1 I2 et II1 II2). Ça commence en mĂȘme temps (I1 et II1) et finit en mĂȘme temps (I2 et II2) ? — Oui, la mĂȘme chose. — Alors la mĂȘme chose de temps ou pas ? — Plus de temps lĂ  (II1 II2). — Et ça (II3 II4 et II4 II5) ? — MĂȘme chose, parce que les Ă©lastiques sont justes. —  Et (I3 I4 et II4 II5) ? — Non. —  Et ça (I3 I4 et I4 I5) ? — C’est le mĂȘme temps parce que vous faites couler la mĂȘme chose. —  Alors ça (I3 I4 et II4 II5). — C’est pas le mĂȘme temps. Ici (II) ça prend plus de temps parce que c’est plus long. —  Mais c’est la mĂȘme quantitĂ© d’eau ? — Ah oui c’est le mĂȘme temps. — Mais tantĂŽt tu dis le mĂȘme, tantĂŽt tu dis le contraire ? — Non ce n’est pas le mĂȘme temps, parce que c’est plus long lĂ  (II4 II5), ça se remplit plus lentement, ça fait plus de temps. En haut ça se vide plus vite, ça fait moins de temps. »

« Mais quand l’eau Ă©tait lĂ  (I4) elle Ă©tait dĂ©jĂ  lĂ  (II5) ? — Non. —  Et quand l’eau Ă©tait ici (I6) elle Ă©tait en mĂȘme temps lĂ  (II6) ou pas ? — En mĂȘme temps. —  Alors ça (I4 I6) et ça (II5 II6) qu’est-ce qui fait le temps le plus long ? — LĂ  (II5 II6). — Pourquoi ? — Ça fait plus. »

Mir (7 ; 10), enfin, arrive Ă  la frontiĂšre du stade III : « (I1 I2 et I2 I3) ? — C’est le mĂȘme temps parce que c’est la mĂȘme distance. —  Et (I1 I2 et II2 II3) ? — Plus de temps en bas, parce que c’est plus long. —  Et çà (I5 I6) et (II5 II6) ? — Plus de temps en haut. —  Et l’eau ? — Ah c’est la mĂȘme quantitĂ© et c’est le mĂȘme temps. —  Et la distance. — C’est plus long en haut, mais c’est le mĂȘme temps. »

Chacun de ces faits est en lui-mĂȘme fort instructif et leur ensemble, comparĂ© Ă  ceux du § 2, permet de comprendre pourquoi il ne saurait y avoir, Ă  ce stade encore, de temps unique et homogĂšne, faute d’un groupement cohĂ©rent des rapports en jeu. Cherchons donc Ă  analyser une Ă  une les opĂ©rations qui seraient nĂ©cessaires Ă  ce groupement, et que l’enfant Ă©choue Ă  constituer, en les rattachant aux types principaux (1), (2) et (3) dĂ©crits prĂ©cĂ©demment.

Si l’on fait abstraction du temps mĂ©trique, c’est-Ă -dire de toute unitĂ© de temps, le groupement des durĂ©es consistera simplement Ă  emboĂźter les durĂ©es les unes dans les autres, selon le schĂšme opĂ©ratoire de la partition : de D1 Ă  D2 s’écoule un temps a ; cette durĂ©e a est englobĂ©e dans la durĂ©e b qui s’écoule entre D1 et D3 (de D2 Ă  D3 on a alors b − a = a’) ; b est emboĂźtĂ© lui-mĂȘme en c qui s’écoule entre D1 et D4 (d’oĂč D3 D4 = c − b = b’ ; etc.). Or, cet emboĂźtement, lequel signifie donc simplement qu’une durĂ©e partielle est plus courte que la durĂ©e totale dont elle fait partie, est-il compris de l’enfant (opĂ©ration 2) ? Les faits montrent que non.

Sans doute, si l’on se borne Ă  comparer un temps partiel, mesurĂ© sur un seul bocal, Ă  un temps total mesurĂ© sur le mĂȘme bocal, il n’y a pas de difficultĂ© pour le sujet : ainsi Hen comparant la durĂ©e II1 II4 Ă  la durĂ©e II1 II5 rĂ©pond d’emblĂ©e que la seconde est plus longue. Mais c’est qu’alors le temps se confond avec la durĂ©e d’un seul mouvement et se reconnaĂźt Ă  l’espace parcouru par un mobile unique, sans correspondance avec le mouvement, le temps et l’espace parcouru des autres mobiles. En ce cas, mais en ce cas exclusivement, la durĂ©e partielle est, Ă  peu prĂšs Ă  coup sĂ»r, jugĂ©e plus courte que la durĂ©e totale. Seulement, s’il y a lĂ  une intuition primaire (au mĂȘme titre que la simultanĂ©itĂ© lors d’une coĂŻncidence spatiale ou que l’ordre de succession dans le cas d’un mouvement unique et actuel), ce n’est pas celle d’un emboĂźtement proprement dit, ou d’un emboĂźtement proprement temporel, parce que le tout est sur le mĂȘme plan que la partie et en est, pour ainsi dire, le simple prolongement intuitif de caractĂšre spatial.

Au contraire, dĂšs qu’il s’agit de comparer un temps partiel (p. ex. II1 II4) Ă  un temps total mesurĂ© sur l’autre bocal (p. ex. I1 I5), il n’est plus possible alors d’emboĂźter la partie dans le tout en s’appuyant sur une perception spatiale simple et il faut faire intervenir les simultanĂ©itĂ©s et successions : I1 est le simultanĂ© de II1 mais II4 prĂ©cĂšde I5, donc I1 I5 est une durĂ©e plus longue que II1 II4. L’emboĂźtement est spĂ©cifiquement temporel puisqu’il repose ainsi sur des co-dĂ©placements : or, c’est prĂ©cisĂ©ment cet emboĂźtement que l’enfant de ce stade Ă©choue Ă  constituer. Par exemple le mĂȘme Hen, dont nous venons de rappeler la rĂ©ponse juste pour les II seuls, croit que I1 I5 = II1 II4 parce qu’il renonce d’emblĂ©e Ă  raisonner sur les simultanĂ©itĂ©s et successions et se contente de regarder la hauteur des niveaux : « ça a coulĂ© plus ici (II1 II4) » donc c’est « la mĂȘme chose » de temps. Est-ce Ă  dire que l’enfant oublie les relations d’ordre ? Sans doute, mais c’est que justement, Ă  ce stade, les durĂ©es sont encore indĂ©pendantes des successions, en ce sens qu’elles se constituent par des « intervalles » entre des Ă©vĂ©nements sĂ©riables mais s’évaluent en elles-mĂȘmes (sauf Ă  confondre la longueur des durĂ©es avec l’ordre des points d’arrivĂ©e indĂ©pendamment des dĂ©parts, ainsi que nous le verrons dans la suite). Quand on rappelle au sujet les relations d’ordre, ainsi que nous le faisons gĂ©nĂ©ralement, il n’en tire aucune conclusion Ă  l’égard des durĂ©es : ainsi Boir est d’accord que I6 est simultanĂ© Ă  II6 et que I4 prĂ©cĂšde II5, mais pour lui la durĂ©e II5 II6 est plus longue que I4 I6 parce qu’il se borne Ă  juger sur la soi-disant moindre vitesse de la montĂ©e en II. Inversement, Tar pour I2 I4 et II1 II4 croit la premiĂšre durĂ©e plus longue parce que ça descend plus lentement, etc. Mog va jusqu’à reconnaĂźtre que II3 II5 fait « deux espaces » et I2 I5 « trois espaces », mais comme ce sont « trois petits espaces » cela fera « plus de temps pour les deux espaces en bas, parce que c’est une plus grande quantitĂ© d’eau ».

Bref, les sujets de ce stade Ă©chouent Ă  effectuer l’opĂ©ration essentielle de l’emboĂźtement des durĂ©es, faute de relier la durĂ©e Ă  l’ordre de succession. Il s’y ajoute naturellement aussi, mais cela n’est qu’un autre aspect du mĂȘme phĂ©nomĂšne, que pour construire Ix Iz > IIx IIy ou IIx IIz > Ix Iy, il faut comprendre que Ix Iy = IIx IIy, c’est-Ă -dire savoir Ă©galiser les durĂ©es synchrones. Les opĂ©rations (1) et (2) sont donc liĂ©es de trĂšs prĂšs et il est naturel que si l’opĂ©ration (1), ou Ă©galisation des durĂ©es, n’est point encore construite, il en sera de mĂȘme de (2), ou emboĂźtement des durĂ©es. Mais comme (1) n’est qu’un cas particulier de (2) il importait de vĂ©rifier la chose par l’expĂ©rience.

Or, s’il en est ainsi de l’emboĂźtement simplement qualitatif (c.-Ă -d. logique ou plutĂŽt infralogique) de la partie dans le tout, il va de soi que l’enfant de ce stade ne rĂ©ussira pas non plus l’opĂ©ration (3), c’est-Ă -dire l’égalisation des durĂ©es successives ou mesure du temps.

En effet, pour constituer une unitĂ© mĂ©trique de temps m, il est nĂ©cessaire de coordonner entre elles au moins deux Ă©galisations : si les durĂ©es a (= p. ex. II1 II2), et a’ (= p. ex. II2 II3) sont successives (a + a’ = b, oĂč b = II1 II3), il s’agit, en effet, de comprendre que les durĂ©es synchrones a et m sont Ă©gales et que les durĂ©es synchrones a’ et m le sont aussi, puis d’en tirer a = a’ et b = 2a. Une telle coordination suppose, on le voit, Ă  la fois l’égalisation des durĂ©es synchrones et l’emboĂźtement des durĂ©es (opĂ©rations 1 et 2) : il est donc naturel que cette opĂ©ration (3) ne puisse prĂ©cĂ©der les deux autres. Il s’y ajoute une seconde condition prĂ©alable, suivant laquelle la commune mesure m doit demeurer identique Ă  elle-mĂȘme en se dĂ©plaçant, et ceci suppose la comprĂ©hension de la conservation de la vitesse : la vitesse se conservant, la durĂ©e m se reconnaĂźtra alors Ă  un mĂȘme espace parcouru rapportĂ© Ă  cette vitesse constante. Dans le cas particulier, l’enfant, pour construire m, peut se rĂ©fĂ©rer soit Ă  une montre (= espace parcouru par une aiguille de vitesse invariante), soit surtout Ă  l’écoulement de l’eau : Ă  un mĂȘme espace II1 II2 ou II2 II3, etc., correspond, en effet, une mĂȘme quantitĂ© d’eau qui est censĂ©e s’écouler Ă  une vitesse constante (en faisant naturellement abstraction des pressions, etc., qui altĂšrent en fait la rĂ©gularitĂ© de cette horloge).

Mais il y a plus. L’emboĂźtement simplement qualitatif des durĂ©es, corrĂ©latif de l’ordre des Ă©vĂ©nements, est dĂ©jĂ  un groupement opĂ©ratoire (mais de nature infralogique et non pas mĂ©trique) : comme tel il implique donc la rĂ©versibilitĂ© de la pensĂ©e. Pour comprendre, par exemple, que la durĂ©e a (= II1 II2) est plus courte que la durĂ©e b (I1 I3 = II1 II3) il s’agit, en effet, lorsque l’eau est parvenue en II3 (= I3), de remonter par la pensĂ©e en II1 (= I1), donc de parcourir les durĂ©es II1 II2 et II1 II3 dans un sens comme dans l’autre. Mais c’est la pensĂ©e seule qui se dĂ©place alors, de mĂȘme que l’on peut suivre, par exemple, une droite infinie et suivant alternativement deux « ordres de parcours ». Dans le temps mĂ©trique, au contraire, il intervient un degrĂ© de plus de rĂ©versibilité : de mĂȘme que dans l’espace mĂ©trique, c’est le mĂštre comme tel que l’on dĂ©place dans les deux sens le long de la droite Ă  mesurer, de mĂȘme, pour constituer un temps mĂ©trique, il s’agit de dĂ©placer en pensĂ©e l’horloge comme telle, de maniĂšre Ă  s’assurer qu’une heure dans le passĂ© est toujours Ă©gale Ă  une heure dans le prĂ©sent ou Ă  une heure dans l’avenir. Pour Ă©galiser a (= II1 II2) Ă  a’ (= II2 II3) et poser b (II1 II3) = 2a, il faut en effet que le temps m de l’horloge (= l’écoulement de l’eau Ă  une certaine vitesse sur un parcours quelconque de valeur II1 II2 = II2 II3 = II3 II4 = etc.) devienne lui-mĂȘme mobile et puisse ĂȘtre appliquĂ© Ă  une eau dĂ©jĂ  Ă©coulĂ©e aussi bien qu’à une eau en train de s’écouler ou Ă  une eau qui s’écoulera dans la suite.

Or, chose remarquable, cette condition sine qua non de rĂ©versibilitĂ©, soit de la pensĂ©e elle-mĂȘme (temps opĂ©ratoire qualitatif), soit de l’horloge dĂ©placĂ©e en pensĂ©e (temps opĂ©ratoire mĂ©trique), est prĂ©cisĂ©ment mise en doute de la façon la plus explicite par nos sujets de ce stade II. C’est ainsi que Mog nous a tenu spontanĂ©ment ce propos dĂ©cisif lorsque nous lui demandions de comparer I1 I4 et I2 I5 : « Quand on a vidĂ© ces trois espaces (I1 I4) il ne reste plus que ça (I4 I5), alors on ne peut plus vider ces trois espaces (I2 I5) Ă  nouveau », d’oĂč il conclut que la durĂ©e I1 I4 est plus longue parce qu’il se refuse Ă  la comparer Ă  autre chose qu’à I4 I5 ! Une telle affirmation a pour l’adulte quelque chose de stupĂ©fiant et il vaut la peine d’y insister, car elle n’a rien d’unique et nous fournit la clef de ce qui est la construction d’un mĂ©canisme opĂ©ratoire ou « groupement ».

Dans une expĂ©rience ancienne, nous prĂ©sentions aux enfants dans une boĂźte une vingtaine de perles en bois dont deux blanches et les autres brunes, et leur demandions : « Lequel des deux colliers serait le plus long, celui qu’on pourrait faire avec les perles en bois ou celui qu’on pourrait faire avec les brunes ? » Or, les petits rĂ©pondaient immanquablement que le collier des brunes serait le plus long parce qu’il ne reste que deux blanches. Autrement dit, pensant par images perceptives irrĂ©versibles et non pas par opĂ©rations rĂ©versibles, l’enfant ne parvient pas Ă  comparer la partie au tout, mais, Ă©voquant l’une des parties (les brunes), il « perd de vue II (= irrĂ©versibilitĂ©) le tout et ne la compare qu’à l’autre partie. C’est le mĂȘme mĂ©canisme que nous avons retrouvĂ© tout Ă  l’heure en faisant comparer une durĂ©e partielle (p. ex. II2 II3) Ă  une durĂ©e totale (p. ex. I1 I3) : faute de rĂ©versibilitĂ© les espaces parcourus sont seuls comparĂ©s et la partie apparaĂźt alors plus grande que le tout ! Mais l’un de nos sujets, Laur 7, est allĂ© plus loin dans l’explication des mobiles secrets de la pensĂ©e prĂ©logique, et, exactement comme Mog Ă  propos de l’écoulement de l’eau, il nous a expliquĂ© ce qui suit : si l’on fait un collier avec les perles brunes, ces brunes, quoique en bois, sont dĂ©jĂ  mobilisĂ©es par ce premier collier, et alors le second collier qui doit contenir les perles en bois ne comportera plus que deux blanches ! Une telle rĂ©flexion est loin d’ĂȘtre sotte, mais elle n’en souligne que davantage l’opposition de nature entre la pensĂ©e intuitive qui « centre » l’objet sur l’action propre (Ă©gocentrisme irrĂ©versible) et la pensĂ©e logique qui « dĂ©centre » l’action en la rendant rĂ©versible : pour l’opĂ©ration rĂ©versible, en effet, le collier des « brunes » n’est qu’une hypothĂšse, et rien n’empĂȘche, aprĂšs l’avoir construit en pensĂ©e, de le dĂ©faire pour construire celui des perles totales et de comparer ces deux constructions hypothĂ©tiques l’une Ă  l’autre. Pour l’« expĂ©rience mentale » qui reproduit l’action irrĂ©versible, au contraire, la mobilitĂ© des hypothĂšses n’existe pas encore et un collier supposĂ© est un collier dĂ©jĂ  fabriquĂ©, qui exclut tout autre collier contenant les mĂȘmes perles et empĂȘche la comparaison dans le temps.

C’est de la mĂȘme maniĂšre, on le voit, que raisonne Mog : puisque l’eau a coulĂ© de I1 Ă  I5, on ne peut plus comparer I1 I4 Ă  I2 I5, parce que l’eau ne remonte pas les pentes et que le temps rĂ©volu n’est plus. Plus prĂ©cisĂ©ment, remettre l’eau en I2 pour juger du temps I2 I5 est contradictoire avec la notion de la durĂ©e I1 I4, puisque cette derniĂšre suppose que l’eau soit en I4 et non pas en I2 ! C’est donc faute de mobilitĂ© rĂ©versible que les estimations de la durĂ©e, comme la reconstitution de l’ordre total, demeurent impossibles Ă  ce stade. Chose paradoxale, en effet, le temps n’est compris comme durĂ©e (par opposition au temps vĂ©cu prĂ©sent) que grĂące Ă  la rĂ©versibilitĂ© de la pensĂ©e. On doit mĂȘme dire que le schĂšme du temps, en sa qualitĂ© de mĂ©canisme opĂ©ratoire, est essentiellement rĂ©versible et que son contenu seul est irrĂ©versible. Ce qu’on appelle le « cours du temps » n’est pas autre chose que la suite des Ă©vĂ©nements, mais si la notion de temps constitue l’ensemble des relations de co-placement et de co-dĂ©placement qui unissent ces Ă©vĂ©nements, le rapport temporel, en tant que relation, est rĂ©versible puisqu’un ordre peut se lire en deux sens et que seuls les contenus se succĂšdent Ă  sens unique. C’est ainsi qu’un Ă©vĂ©nement passĂ© ne peut se retrouver, mais, que grĂące aux relations temporelles, le passĂ© peut ĂȘtre reconstituĂ© comme passé : le contenu est donc aboli, comme rĂ©alitĂ© prĂ©sente, tandis que le cadre subsiste et peut recevoir Ă  titre de nouveau contenu le souvenir ou la reconstitution mentale du premier. Or, ce cadre n’est une forme ni vide ni statique : il est le systĂšme mobile des rapports d’ordre et d’intervalles qu’engendrent par leur coordination les positions et leurs changements, donc les placements et les dĂ©placements, et un systĂšme qui n’est ni Ă©vĂ©nements, ni mouvements, mais l’ensemble de leurs rapports est nĂ©cessairement rĂ©versible.

La confusion des Ă©vĂ©nements irrĂ©versibles avec le mĂ©canisme rĂ©versible du temps opĂ©ratoire se retrouve, Ă  ce stade, sous une deuxiĂšme forme : c’est l’indiffĂ©renciation de la durĂ©e des dĂ©placements A) avec l’ordre de succession de leurs points d’arrivĂ©e, indĂ©pendamment des points de dĂ©part, ou B) avec celui des points de dĂ©part, indĂ©pendamment de ceux d’arrivĂ©e. C’est ainsi que (cas A) Tar et Clan jugent de la durĂ©e d’aprĂšs le point d’arrivĂ©e seul : « il a fallu plus [d’eau] ici » dit Tar de II2 II4 par rapport Ă  I1 I3 et « ça prend toujours plus de temps, il y a plus d’eau » dit Clan de II2 II3, par rapport Ă  I1 I2. Ceci n’est pas une incomprĂ©hension de la question mĂȘme, comme nous l’avons vĂ©rifiĂ©, mais un simple dĂ©faut de mobilitĂ© de la pensĂ©e qui ne retrace pas le parcours de son point de dĂ©part Ă  son point d’arrivĂ©e, et qui remplace le rapport rĂ©versible reliant ces deux points par l’écoulement dirigĂ© de façon irrĂ©versible vers le point d’arrivĂ©e. L’enfant substitue donc Ă  la forme temporelle son contenu lui-mĂȘme, par une « centration » sur l’action elle-mĂȘme, aux dĂ©pens de l’opĂ©ration « dĂ©centrĂ©e » : l’intuition primaire du temps Ă©tant celle d’une simple « prolongation de l’action », c’est de cette seule maniĂšre que le sujet juge de la durĂ©e. Maga commence de mĂȘme par attribuer une plus grande durĂ©e Ă  II2 II3 qu’à II1 II2 « parce qu’ici (II2) c’était dĂ©jĂ  un peu plein », mais, rendu attentif aux donnĂ©es de la montre, il inverse son jugement et passe au cas (B) : Ă©valuation d’aprĂšs le point de dĂ©part seul, indĂ©pendamment de celui d’arrivĂ©e. Il dĂ©clare, en effet, que II1 II2 « c’est plus de temps parce qu’il n’y avait rien avant », exactement comme Chap au stade I (dont nous comprenons maintenant la rĂ©ponse) : pensant alors Ă  l’action qui reste Ă  accomplir, il attribue une durĂ©e plus grande Ă  celle qui commence Ă  zĂ©ro, mais il oublie du mĂȘme coup de comparer les points d’arrivĂ©e ! AprĂšs quoi il revient au critĂšre (A) : II5 II6 dure plus que II1 II2 parce que « si on n’avait pas mis plus de temps ça ne serait pas arrivĂ© en haut ».

Bref, les enfants du stade II ainsi que ceux du stade I n’arrivent pas Ă  dissocier le temps comme structure de son contenu, c’est-Ă -dire des Ă©vĂ©nements ou des mouvements eux-mĂȘmes, et ne jugent ainsi de la durĂ©e que d’aprĂšs les points d’arrivĂ©e ou de dĂ©part, mais indĂ©pendamment les uns des autres, parce que leur pensĂ©e demeure irrĂ©versible au point de vue temporel. On comprend alors pourquoi l’opĂ©ration mĂ©trique (3), qui consiste Ă  comparer les durĂ©es successives grĂące au jeu mobile d’une unitĂ© de temps dĂ©placĂ©e Ă  volontĂ© dans le passĂ© ou dans l’avenir (donc dans les deux ordres de parcours), demeure impossible Ă  ce stade. Mesurer une durĂ©e, c’est, en effet, dĂ©terminer la longueur de l’intervalle, c’est-Ă -dire nĂ©cessairement tenir compte Ă  la fois du point de dĂ©part et de celui d’arrivĂ©e. Or, nos sujets, ou bien raisonnent comme les prĂ©cĂ©dents en se fondant sur un seul des deux points, ou bien ne se soucient en rien de l’ordre de succession (comme nous l’avons dĂ©jĂ  soulignĂ© prĂ©cĂ©demment) et alors Ă©valuent les durĂ©es sur la seule longueur (absolue) des trajets parcourus ou sur les vitesses intuitivement Ă©valuĂ©es.

Il est, en effet, immĂ©diatement visible que, pour rĂ©soudre la question (3) des comparaisons entre durĂ©es successives, l’enfant recourt exactement aux mĂȘmes critĂšres que pour les questions (1) et (2), de l’égalisation des durĂ©es synchrones et de l’emboĂźtement des durĂ©es inĂ©gales, et cela lorsque l’on emploie la seconde technique (en annonçant que l’on verse chaque fois la mĂȘme quantitĂ© d’eau) aussi bien qu’avec la premiĂšre. Il semblerait pourtant que l’égalitĂ© des quantitĂ©s versĂ©es (Ă©galitĂ© visible Ă  celle des hauteurs II1 II2 = II2 II3 = II3 II4
 etc.), jointe Ă  l’invariance de la vitesse de chute (dĂ©bit constant du robinet menant de I à II), dĂ»t pousser les sujets Ă  comprendre l’isochronisme des durĂ©es successives et Ă  compter chaque intervalle IIn IIn+ 1 comme une unitĂ© de temps. Quant aux sujets examinĂ©s au moyen de la premiĂšre technique, il semblerait que l’emploi de la montre dĂ»t faciliter les choses au point de rendre toute rĂ©flexion inutile. Cependant les uns et les autres de ces enfants manquent le problĂšme de la comparaison des durĂ©es successives comme s’il n’avait pas de signification pour eux, faute prĂ©cisĂ©ment de cette rĂ©versibilitĂ© dont nous venons de voir qu’elle n’est point encore acquise.

À commencer par la quantitĂ© d’eau Ă©coulĂ©e, certains (outre Mir qui parvient aux frontiĂšres du stade III) paraissent l’invoquer Ă  bon escient : c’est ainsi que pour Boir « c’est le mĂȘme temps parce que vous faites couler la mĂȘme chose ». Mais, en rĂ©alitĂ©, il s’agit, dans ces cas, de quantitĂ©s prĂ©sentant la mĂȘme forme (deux segments IIx IIz ou mĂȘme Ix Iy et Iy Iz, lorsque ces derniers sont de mĂȘme hauteur) : on doit donc se demander si l’enfant, tout en parlant de la quantitĂ© du liquide, n’évalue pas simplement le temps d’aprĂšs la hauteur des colonnes d’eau. Lorsque les formes varient, c’est alors cette hauteur seule qui intervient (ou la vitesse) : par exemple Del comparant II2 II4 Ă  I1 I3 dit « c’est plus long en bas, mais la mĂȘme quantité » et juge le temps non pas d’aprĂšs cette Ă©galitĂ© mais d’aprĂšs la hauteur et la vitesse « plus de temps en bas parce que ça monte »). Ce n’est donc pas que l’enfant ignore la conservation des quantitĂ©s en cas de changement des formes puisqu’elle s’acquiert vers 7 ans (lorsque certains sujets comme Mog oublient momentanĂ©ment cette conservation, c’est sans doute sous l’influence des considĂ©rations de vitesse). C’est que, pour Ă©valuer le temps d’aprĂšs l’écoulement du liquide, il faut parvenir Ă  une mise en relations complexe : il s’agit de comprendre que, Ă  Ă©galitĂ© de dĂ©bit (vitesse constante de chute), la mĂȘme quantitĂ© Ă©coulĂ©e indique le mĂȘme temps. Si l’on fait abstraction de cette constance de vitesse, la quantitĂ© seule n’indique rien et c’est pourquoi ces sujets, mĂȘme lorsque avec la technique II on leur rappelle d’avance l’égalitĂ© des quantitĂ©s Ă©coulĂ©es, se bornent Ă  Ă©valuer le temps d’aprĂšs la longueur oĂč la vitesse des dĂ©placements de niveau.

Quant Ă  l’emploi de la montre, on note combien Tar, Clan, Maga restent insensibles Ă  cette mesure du temps : « Oui, c’est la mĂȘme chose », dit Maga, en comparant sur la montre les durĂ©es II1 II2 et II2 II3, mais « ici (II2 II3), c’est plus de temps  », etc. Bref, la montre indique le temps qui lui est propre, mais il n’a rien de commun avec celui des mouvements auquel nous voudrions que l’enfant l’applique. Or, cette incoordination va de soi si l’on comprend ce qui prĂ©cĂšde. Pour comparer t1 (p. ex. II1 II2) Ă  t3 (p. ex. II2 II3) par l’intermĂ©diaire du temps t2 lu sur la montre, il faut effectuer le raisonnement suivant : t1 = t2 et t2 = t3 donc t1 = t3. Mais comme t1 = t2 et t2 = t3 sont deux Ă©galisations de temps synchrones et que ces Ă©galisations elles-mĂȘmes demeurent incomprises Ă  ce stade (voir § 2) il va de soi que l’ensemble du raisonnement reste sans signification pour l’enfant.

Au total, on peut donc rĂ©sumer comme suit les rĂ©actions de ce stade en ce qui concerne les questions d’emboĂźtement qualitatif et de mĂ©trique des durĂ©es : ou bien l’enfant cherche Ă  coordonner la durĂ©e et l’ordre, mais alors il ne tient compte que de la succession des points de dĂ©part ou d’arrivĂ©e sans les relier entre eux, ou bien il juge de la durĂ©e indĂ©pendamment de l’ordre, et il l’évalue simplement sur la longueur des trajets ou en raison inverse des vitesses de parcours. Dans chacun de ces cas, et malgrĂ© le progrĂšs, dĂ» Ă  l’intuition articulĂ©e, qui consiste Ă  mettre en relations inverses le temps et la vitesse, l’estimation des durĂ©es demeure ainsi incomplĂšte, faute de rĂ©versibilitĂ© opĂ©ratoire, et le temps comme tel n’est pas dissociĂ© de son contenu : les durĂ©es sont alors conçues comme hĂ©tĂ©rogĂšnes entre elles, chaque mouvement caractĂ©risant un temps particulier et les moments successifs du temps ne pouvant ĂȘtre reliĂ©s entre eux par une commune mesure. Comme nous allons le voir en analysant le stade III le temps ne devient unique, et commun Ă  tous les mouvements, qu’à partir du moment oĂč il constitue un « groupement » rĂ©versible des rapports d’ordre et d’emboĂźtement : en l’absence d’un tel groupements, les durĂ©es synchrones ne peuvent ĂȘtre Ă©galĂ©es, les durĂ©es partielles ne peuvent ĂȘtre jugĂ©es Ă  coup sĂ»r infĂ©rieures aux durĂ©es totales dont elles sont les Ă©lĂ©ments et aucune unitĂ© de durĂ©e ne peut ĂȘtre dĂ©placĂ©e dans les deux sens du cours des Ă©vĂ©nements pour assurer qu’une heure mesurĂ©e hier Ă©gale l’heure prĂ©sente ou une heure de demain. Bref, le temps du stade II est encore intuitif, et l’intuition n’atteignant jamais, par essence, qu’un seul Ă©vĂ©nement ou qu’un seul mouvement Ă  la fois, elle Ă©choue naturellement Ă  rĂ©soudre la question cardinale du temps qui est celle des co-placements et des co-dĂ©placements, c’est-Ă -dire de la coordination des positions et des mouvements : liĂ©e Ă  l’action irrĂ©versible, l’intuition « rĂ©alise » le temps au lieu d’en construire la structure mobile et elle manque ainsi, non pas seulement le temps mĂ©trique comme on y insiste gĂ©nĂ©ralement, mais le temps qualitatif opĂ©ratoire, Ă  la fois externe et interne.

§ 4. Le troisiÚme stade : la composition opératoire des durées qualitatives et la mesure du temps

Au cours du troisiĂšme stade tous les problĂšmes examinĂ©s jusqu’ici reçoivent une solution systĂ©matique et simultanĂ©e. D’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, un temps unique est construit, embrassant tous les moments et tous les Ă©vĂ©nements, grĂące Ă  une coordination de la durĂ©e et de l’ordre de succession. Dans le dĂ©tail, cette coordination s’effectue grĂące Ă  un « groupement » d’ensemble qui aboutit Ă  l’égalisation des durĂ©es synchrones et Ă  l’emboĂźtement des durĂ©es inĂ©gales, les Ă©vĂ©nements limites de ces diverses durĂ©es Ă©tant eux-mĂȘmes « groupĂ©s » grĂące Ă  la co-sĂ©riation des relations de succession y compris les simultanĂ©itĂ©s. Enfin, et par le fait mĂȘme, la construction et l’itĂ©ration d’une unitĂ© de temps deviennent possibles, qui conduisent Ă  la mesure des durĂ©es emboĂźtĂ©es.

Voici d’abord quelques exemples de rĂ©actions obtenues au moyen de la technique ordinaire (emploi des montres, sans annoncer que les quantitĂ©s d’eau Ă©coulĂ©es sont toujours les mĂȘmes) :

Chol (8 ; 7) : « Est-ce que ça a pris le mĂȘme temps entre lĂ  et lĂ  (I1 I3) et entre lĂ  et lĂ  (II1 II2) ? — Plus de temps ici (I1 I3) parce que ça a coulĂ© plus beaucoup. —  Et entre (I1 I2) et (I2 I3) ? — La mĂȘme chose. —  (I1 I3 et II1 II3) ? — La mĂȘme chose. —  Pourquoi ? — C’est la mĂȘme chose d’eau. —  Et (I1 I4) et (II3 II5) ? — Plus de temps ici (I1 I4) parce qu’on a dĂ» faire couler deux fois ici (II3 II5) et trois fois ici (I1 I4). »

Cie (9 ans) : « (I1 I3) et (II2 II3) ? — Plus de temps ici (I1 I3), parce que ça (I1) est avant (II2). — Et (I1 I4) et (I3 I5) ? — Ici plus de temps (I1 I4). — Pourquoi ? — Parce que ici (I3 I5) il y en a deux et lĂ  (I1 I4) trois. —  Et de (I1 I3) et (II2 II4) ? — C’est la mĂȘme chose : il y a deux lĂ  et deux lĂ . —  Et (I2 I3) et (II2 II4) ? — Le mĂȘme temps. —  Et (I1 I3) et (II1 II3) ? — Le mĂȘme temps parce que c’est deux fois ça (10’’) sur l’horloge. »

Laur (9 ans) sur les dessins en sĂ©rie : « De lĂ  Ă  lĂ  (I1 I2) ça a pris un moment ? — Oui. —  Et de lĂ  Ă  lĂ  (II1 II2) ? — Oui, mais c’est le mĂȘme temps, je crois, parce que ça a coulĂ© ensemble (spontanĂ©). — Et ça (I1 I3) et ça (II3 II6) ? — Oui, le mĂȘme temps aussi, parce que c’est toujours trois fois. —  Et ça (II1 II2 et II2 II3) ? — Ah oui, c’est deux fois le mĂȘme temps. —  Et de lĂ  Ă  lĂ  (II3 II4) et de lĂ  Ă  lĂ  (I4 I5) c’est la mĂȘme quantitĂ© d’eau qui monte ici (II) et qui descend lĂ  (I) ? — Pas tout Ă  fait, parce qu’un peu plus d’eau s’est vidĂ©e avant (I4) qu’avant (II3). Ah oui, parce qu’ici (II3 II4) c’est pas encore la derniĂšre fois, mais c’est qu’on faisait 10’’ pour remplir (Laur dĂ©couvre donc qu’on peut Ă©galiser deux durĂ©es, non synchrones ainsi que les quantitĂ©s d’eau correspondantes). — Et de lĂ  Ă  lĂ  (I1 I2) et lĂ  (II1 II2) le niveau change aussi vite ? — Oui, parce que ça s’est arrĂȘtĂ© en mĂȘme temps (= vite au sens temporel). — Mais c’est la mĂȘme vitesse ? — Non, ça va plus vite en bas, parce que c’est complĂštement diffĂ©rent, en bas (II) c’est comme un tuyau, et c’est comme une poire en haut (I). — Mais c’est le mĂȘme temps ou pas ? — Oui, le mĂȘme temps. —  Et lĂ  (I1 I3) et lĂ  (II2 II5), c’est le mĂȘme temps ? — Non, c’est plus de temps en bas, parce qu’on fait remplir plus de fois : 4 fois en bas et 3 fois en haut. »

Voici maintenant deux exemples obtenus avec la seconde technique (en annonçant d’avance l’égalitĂ© des quantitĂ©s d’eau Ă©coulĂ©es) :

Lad (8 ; 7) : « C’est le mĂȘme temps (I1 I2) et (II1 II2) ? — Oui, c’est le mĂȘme temps, parce que c’est divisĂ© de la mĂȘme longueur. — C’est la mĂȘme hauteur ? — Non, c’est plus mince ici (I1 I2), mais c’est parce que c’est plus gros (= plus large). — Et ça (I1 I3 et II2 II5) ? — Bien sĂ»r parce qu’on a versĂ© deux mĂȘmes quantitĂ©s dans ces mĂȘmes parties d’eau. — Et (I2 I3) et (I6 I7) ? — Oui, bien sĂ»r, c’est toujours le mĂȘme temps. — Pourquoi ? — Parce que c’est la mĂȘme quantitĂ© d’eau (montre II2 II3 et II6 II7). — Et si on reversait ça (II6 II7) ici (I) ? — Ça ferait une couche comme celle-lĂ  (I6 I7). »

Ant (8 ; 10) sĂ©rie immĂ©diatement les dessins coupĂ©s : « (I1 I2 et II1 II2) ? — C’est la mĂȘme chose de temps. —  Pourquoi ? — Parce qu’il y a la mĂȘme chose d’eau dans les deux. —  Elle coule et elle monte avec la mĂȘme vitesse ? — Non, celui-lĂ  (II) ça va plus vite que celui-lĂ  (I). — Alors ça met le mĂȘme temps ou pas ? — La mĂȘme chose. —  Pourquoi ? — Parce que c’est en mĂȘme temps que ça coule et que ça monte. —  Mais tu dis que ça monte plus vite ? — C’est la mĂȘme chose de temps, parce que les deux descendent en mĂȘme temps : en mĂȘme temps que ça descend, ça se remplit. —  Et de (II2 II3) et (II3 II4) ? — Ça va toujours plus longtemps, parce que ça va de plus en plus haut
 Non ! De lĂ  Ă  lĂ  (II2 II3) et de lĂ  Ă  lĂ  (II3 II4) c’est toujours le mĂȘme temps, parce que c’est toujours de la mĂȘme hauteur. —  Et (I1 I2) et (II5 II6) ? — C’est le mĂȘme temps, parce que c’est toujours la mĂȘme quantitĂ©. »

On voit combien ces rĂ©actions sont diffĂ©rentes de celles des stades prĂ©cĂ©dents. Pour comprendre ce progrĂšs gĂ©nĂ©ral, suivons l’ordre des questions distinguĂ©es aux § 2 et 3.

En ce qui concerne, d’abord, l’égalitĂ© des durĂ©es synchrones, nous voyons que ces sujets n’hĂ©sitent pas Ă  l’affirmer ni mĂȘme Ă  la dĂ©montrer. Pour les uns, comme Laur et Ant, cette Ă©galitĂ© des durĂ©es dĂ©rive de la simultanĂ©itĂ© de leurs points de dĂ©part et de terminaison : « C’est le mĂȘme temps, dit Laur, de I1 I2 et II1 II2, parce que ça a coulĂ© ensemble », c’est-Ă -dire, prĂ©cise-t-il ensuite, que « ça s’est arrĂȘtĂ© en mĂȘme temps ». Et Ant prĂ©cise : « C’est en mĂȘme temps que ça coule et que ça monte
 C’est la mĂȘme chose de temps parce que
 en mĂȘme temps que ça descend, ça se remplit. » Pour d’autres, comme Chol, Cie et Lad (ainsi que Ant au dĂ©but), l’égalitĂ© des durĂ©es synchrones se reconnaĂźt indĂ©pendamment des questions d’ordre (simultanĂ©itĂ©) Ă  l’identitĂ© de l’eau Ă©coulĂ©e ou mĂȘme Ă  la montre. Ainsi, pour Chol, I1 I3 = II1 II3, « parce que c’est la mĂȘme chose d’eau ». Lad dĂ©veloppe l’argument : les durĂ©es I1 I2 et II1 II2 sont Ă©gales « parce que c’est divisĂ© la mĂȘme longueur  », c’est-Ă -dire que la couche d’eau « est plus mince » en I1 I2 « mais
 c’est plus gros » donc c’est la mĂȘme quantitĂ© et « le mĂȘme temps ». Cie, enfin, Ă©galise I1 I3 et II1 II3 : « c’est le mĂȘme temps parce que c’est deux fois ça (10’’) sur l’horloge », donc t1 (= I1 I3) = t3 (= II1 II3) parce que t1 = t2 (= 10’’) et t2 = t3, ce qui constitue une double Ă©galisation.

Or, cette Ă©galisation (simple ou double) des durĂ©es synchrones montre d’emblĂ©e que pour les sujets de ce stade III le temps n’est plus simplement une « durĂ©e d’action » intuitive, propre Ă  chaque mouvement, mais une structure unique commune aux divers mouvements, bref un systĂšme de co-dĂ©placements. Laur prĂ©cise fort bien, par exemple, que les mouvements I1 I2 et II1 II2 sont distincts par leurs vitesses : « ça va plus vite en bas, parce que c’est complĂštement diffĂ©rent  » ; nĂ©anmoins, c’est « le mĂȘme temps » parce que le temps est commun Ă  ces deux mouvements et permet prĂ©cisĂ©ment de comparer leurs vitesses, grĂące aux simultanĂ©itĂ©s de dĂ©part et d’arrivĂ©e.

Quant Ă  l’emboĂźtement des durĂ©es inĂ©gales faisant partie les unes des autres, il n’offre pas non plus de difficultĂ© et se fonde Ă©galement, tantĂŽt sur l’ordre de succession des dĂ©parts et arrĂȘts, tantĂŽt sur la quantitĂ© d’eau. C’est ainsi que Cie, comparant I1 I3 Ă  II2 II3, dĂ©clare que le premier mouvement met « plus de temps », « parce que ça (I1) est avant ça (II2) ». Or, si simple que semble pour nous cette connexion Ă©tablie entre la durĂ©e et l’ordre de succession (II3 et I3 Ă©tant regardĂ©s comme simultanĂ©s), nous devons constater qu’elle est nouvelle et n’était point invoquĂ©e au cours des stades prĂ©cĂ©dents. D’autre part, Chol fait appel Ă  la quantitĂ© d’eau : I1 I3 prend plus de temps que II1 II2 « parce que ça a coulĂ© plus beaucoup ». Dans les deux cas, il y a donc emboĂźtement correct et coordination des durĂ©es emboĂźtĂ©es avec l’ordre des successions.

Or, on constate que, sitĂŽt acquis ces groupements opĂ©ratoires d’ordre qualitatif, une mĂ©trique temporelle devient possible qui relie entre eux les moments successifs et non plus simplement synchrones en tout ou en partie. Comme nous l’avons vu prĂ©cĂ©demment, le groupement qualitatif des emboĂźtements de durĂ©e (dont l’égalisation des temps synchrones n’est qu’une opĂ©ration particuliĂšre) suppose, en effet, dĂ©jĂ  la rĂ©versibilitĂ©, puisque pour emboĂźter les durĂ©es il faut pouvoir remonter le cours du temps aussi bien que le descendre : mais c’est la pensĂ©e elle-mĂȘme qui joue alors le rĂŽle du mobile circulant selon les deux sens de parcours. Avec le temps mĂ©trique, au contraire, c’est l’horloge et son unitĂ© de temps que la pensĂ©e dĂ©place, par une synthĂšse, non plus seulement de la durĂ©e et de l’ordre ou « placement », comme c’est dĂ©jĂ  le cas pour le temps qualitatif, mais de la durĂ©e et du « dĂ©placement » temporel. Comment cette synthĂšse nouvelle est-elle possible ? On a souvent remarquĂ© que la mesure du temps soulĂšve des difficultĂ©s qu’ignore celle de l’espace. Pour mesurer deux droites de longueurs diffĂ©rentes a < b, il suffit d’appliquer a sur b et de dĂ©composer b en deux parties, l’une Ă©gale Ă  a et l’autre constituĂ©e par la diffĂ©rence a’, d’oĂč b = a + a’, puis d’appliquer a sur a’ par un dĂ©placement de a. Si a = a’, on a alors b = 2a, et si a est diffĂ©rent de a’, on compare a et a’ selon la mĂȘme mĂ©thode que a et b. La mesure d’une distance est donc une synthĂšse opĂ©ratoire de la partition et du dĂ©placement, fondĂ©e sur la possibilitĂ© de dĂ©placer une droite sans altĂ©rer sa longueur. Mais pour rapporter deux temps successifs a et a’ l’un Ă  l’autre et constituer ainsi une mĂ©trique temporelle, on ne saurait dĂ©placer l’un des deux directement : si b = a + a’, on ne peut appliquer a sur a’ ni l’inverse, puisque l’intervalle partiel a’ dĂ©bute quand l’autre intervalle partiel a prend fin lui-mĂȘme. Pour Ă©galer a = a’, il s’agit donc de rendre mobile la partie unitĂ© a, et la seule mĂ©thode pour la dĂ©placer ainsi est de reproduire le phĂ©nomĂšne physique dont le dĂ©roulement (mouvement) a prĂ©cisĂ©ment exigĂ© la durĂ©e a, de maniĂšre Ă  retrouver cette durĂ©e a une seconde fois, et Ă  pouvoir la synchroniser avec a’. Tel est le principe de toutes les horloges, du cadran solaire ou du sablier au chronomĂštre et Ă  la montre de poche : synthĂšse de la partition des durĂ©es et des espaces correspondants avec le dĂ©placement dans le temps, ou rĂ©pĂ©tition, du mouvement qui engendre la durĂ©e unitĂ©, la mĂ©trique temporelle suppose donc un postulat nouveau, inconnu de la mĂ©trique spatiale usuelle, celui de la conservation du mouvement et de sa vitesse. La question est donc de savoir au moyen de quelle horloge l’enfant de ce stade III est parvenu Ă  Ă©galiser des durĂ©es successives, alors que celles-ci paraissaient encore hĂ©tĂ©rogĂšnes entre elles aux sujets des stades prĂ©cĂ©dents.

Or, l’examen des rĂ©actions obtenues permet de rĂ©pondre trĂšs simplement Ă  cette question : dans la grande majoritĂ© des cas, l’horloge dont se sert l’enfant n’est autre que l’écoulement de l’eau elle-mĂȘme. Il faut ici distinguer deux situations : celle des sujets devant lesquels nous avons versĂ© l’eau en comptant chaque fois 10’’ sur la montre ou 5’ sur l’horloge en carton (technique ordinaire), et celle des sujets auxquels nous disions simplement, lors de chaque changement de niveau : « Nous allons verser la mĂȘme quantitĂ© d’eau » (deuxiĂšme technique). Or, il est facile de voir que dans le premier cas, dans lequel une horloge est donc imposĂ©e du dehors pour mesurer les quantitĂ©s versĂ©es, c’est en rĂ©alitĂ© le rapport entre celles-ci et le temps Ă©coulĂ© qui est garant de l’uniformitĂ© de la durĂ©e, de telle sorte que cette premiĂšre situation ne diffĂšre pas en principe de la seconde : dans la premiĂšre, l’égalitĂ© des quantitĂ©s, n’étant pas donnĂ©e, doit ĂȘtre construite et c’est cette construction qui assure en fait l’égalitĂ© des temps, et, dans la seconde, l’égalitĂ© des quantitĂ©s, quoique donnĂ©e, n’engendre celle des temps qu’une fois Ă©laborĂ© le mĂȘme rapport entre la quantitĂ© d’eau versĂ©e (ou la diffĂ©rence de niveau), la vitesse uniforme d’écoulement et la durĂ©e correspondante.

En effet, comment Chol, Cie et Laur (technique ordinaire) justifient-ils les Ă©galitĂ©s et inĂ©galitĂ©s de durĂ©es successives ? Chol, qui Ă©tablit l’emboĂźtement des durĂ©es II1 II2 < I1 I3 « parce que ça a coulĂ© plus beaucoup » en I1 I3, et l’égalitĂ© des durĂ©es synchrones I1 I3 = II1 II3 parce que « c’est la mĂȘme chose d’eau », transforme simplement cette Ă©galisation des quantitĂ©s d’eau en une chronomĂ©trie lorsqu’il compare les durĂ©es partiellement successives I1 I4 et II3 II5 : « plus de temps ici (I1 I4) parce qu’on a dĂ» faire couler deux fois ici (II3 II5) et trois fois ici (I1 I4) ». De mĂȘme, Cie mesure l’inĂ©galitĂ© de I1 I4 et I3 I5 « parce qu’ici il y en a deux et lĂ  trois » et l’égalitĂ© I1 I3 = II3 II5 « parce qu’il y a deux lĂ  et deux là » et ce n’est que dans le cas du synchronisme I1 I3 = II1 II3 qu’il invoque l’horloge. Quant Ă  Laur, il Ă©tablit d’emblĂ©e l’égalitĂ© I1 I3 = II3 II6 « parce que c’est toujours trois fois », ce qui est Ă  nouveau une mesure par la quantitĂ© versĂ©e. Lorsque nous lui demandons si la quantitĂ© II3 II4 est Ă©gale Ă  I4 I5, il commence par s’embrouiller Ă  cause de la diffĂ©rence d’ordre, puis se ravise en disant « c’est pas encore la derniĂšre fois (II4) mais c’est qu’on faisait 10’’ pour remplir » : c’est donc bien le rapport du temps d’écoulement et de la quantitĂ© de liquide, donc le temps dĂ©fini par l’écoulement d’une quantitĂ© de liquide Ă©gale aux autres, qui est la vĂ©ritable unitĂ© de durĂ©e. On se rappelle enfin comment Hen passe du second au troisiĂšme stade (§ 2) lorsqu’il dĂ©couvre que « c’est le mĂȘme temps parce que c’est le mĂȘme nombre d’eau ».

Quant aux sujets interrogĂ©s selon la deuxiĂšme technique, on remarque comment Lad, aprĂšs s’ĂȘtre assurĂ© que la quantitĂ© d’eau reste la mĂȘme en s’écoulant de I en II, affirme que les durĂ©es I1 I3 et II3 II5 sont Ă©gales : « Bien sĂ»r, parce qu’on a versĂ© deux mĂȘmes quantitĂ©s. » MĂȘme des instants non contigus comme I2 I3 et I6 I7 sont Ă©galisĂ©s au moyen de la quantité : « Oui, bien sĂ»r, c’est toujours le mĂȘme temps parce que c’est la mĂȘme quantitĂ© d’eau. » Et il appuie son affirmation sur la rĂ©versibilité : I2 I3 = II2 II3 ; I6 I7 = II6 II7 et II2 II3 = II6 II7 de telle sorte que si l’on reversait II6 II7 en I « ça ferait une couche comme celle-lĂ  (I6 I7) ». Ant prĂ©cise que « c’est toujours le mĂȘme temps parce que c’est toujours la mĂȘme hauteur (en II) » ce qui est une affirmation implicite de la conservation de la vitesse d’écoulement.

Bref, que l’enfant dĂ©couvre l’égalitĂ© des quantitĂ©s d’eau versĂ©es dans le bocal cylindrique II, grĂące Ă  l’égalitĂ© des hauteurs (II1 II2 = II2 II3 = II3 II4
), ou qu’il apprenne d’avance cette Ă©galitĂ© des quantitĂ©s et la reconnaisse Ă  celle des hauteurs, dans les deux cas, c’est donc l’écoulement de l’eau qui sert d’horloge aux sujets de ce stade. La grande diffĂ©rence entre eux et ceux des stades prĂ©cĂ©dents est donc qu’au lieu de mesurer le temps aux longueurs seules (d’oĂč l’erreur que IIx IIy prend plus de temps que Ix Iy) ou aux vitesses des dĂ©placements de niveaux (d’oĂč les inĂ©galitĂ©s entre les temps en I et en II), les enfants du stade III ne voient dans ces dĂ©placements de niveaux que l’indice des quantitĂ©s d’eau versĂ©e et, mettant d’emblĂ©e de ce point de vue les dĂ©placements en I en correspondance avec ceux de II, ils concluent de l’égalitĂ© des dĂ©placements successifs en II Ă  celle des quantitĂ©s versĂ©es et surtout Ă  celle des temps Ă©coulĂ©s entre chaque palier et le suivant.

À quoi est dĂ» ce progrĂšs fondamental ? Il faut d’abord rappeler le fait que pour dĂ©duire de l’égalitĂ© des hauteurs (II1 II2 = II2 II3 = II3 II4 = 
) l’équivalence des durĂ©es successives par l’intermĂ©diaire de celle des quantitĂ©s Ă©coulĂ©es il est indispensable d’admettre la conservation de la vitesse des Ă©coulements. Or, chose trĂšs intĂ©ressante, en demandant aux enfants de reporter sur la table les trajets successifs que feront plusieurs jours de suite une petite auto ou un petit cycliste, dont on prĂ©cise que les vitesses sont constantes et dont on montre les trajets initiaux durant la premiĂšre journĂ©e, on constate un remarquable parallĂ©lisme avec l’évolution de la notion du temps lui-mĂȘme : ce n’est que vers 8 ans, Ă©galement, que l’enfant parvient Ă  reporter des distances successives Ă©gales tandis que les petits se bornent Ă  reporter des dĂ©placements arbitraires 8. La conservation de la vitesse n’est donc nullement le produit d’une intuition immĂ©diate mais suppose une Ă©laboration complexe, et il est par consĂ©quent bien naturel que le temps mĂ©trique qui requiert nĂ©cessairement cet invariant ne puisse se constituer plus tĂŽt. Mais il est clair qu’en retour la conservation de la vitesse implique l’achĂšvement d’un groupement temporel au moins qualitatif, et nous n’expliquerions donc rien en invoquant une structuration de la vitesse seule pour rendre compte de la construction du temps.

La diffĂ©rence essentielle entre les sujets du stade III et les prĂ©cĂ©dents tient donc Ă  la rĂ©versibilitĂ© opĂ©ratoire de la pensĂ©e : l’enfant du stade II a beau connaĂźtre l’égalitĂ© des quantitĂ©s d’eau versĂ©es d’un niveau Ă  l’autre, il n’en tire aucune mĂ©trique des durĂ©es et cette Ă©galitĂ© ne revĂȘt mĂȘme pas pour lui de signification temporelle faute de considĂ©rer comme homogĂšnes des durĂ©es situĂ©es Ă  des rangs diffĂ©rents. Il faut, cela va de soi, se garder de croire que le temps puisse ĂȘtre dĂ©couvert du dehors, tout prĂ©parĂ© en un dĂ©roulement physique quelconque : ce dĂ©roulement n’acquiert de signification temporelle que dans la mesure oĂč il peut entrer comme contenu dans une structure opĂ©ratoire d’ensemble et c’est la construction de celle-ci que nous allons examiner Ă  titre de conclusion.

§ 5. Les opĂ©rations Ă©lĂ©mentaires et leurs principaux « groupements » : l’ordre des successions et l’emboĂźtement des durĂ©es. Conclusions

Nous nous trouvons au total en prĂ©sence de deux sĂ©ries de faits corrĂ©latifs, caractĂ©ristiques de trois stades. Au cours de la premiĂšre Ă©tape, l’enfant perçoit l’écoulement du liquide selon un certain ordre, et comprend, de ce fait, la signification de la succession des niveaux au moment de cet Ă©coulement, mais, aprĂšs coup, il ne parvient mĂȘme pas Ă  sĂ©rier les dessins D (non coupĂ©s), faute de pouvoir reconstituer l’ordre de succession en fonction du mouvement d’ensemble. Du point de vue de la durĂ©e, d’autre part, il a bien l’intuition des dĂ©placements (espace), des dĂ©passements (vitesse) et de la prolongation des actions en cours (dĂ©but du temps psychologique), mais sans que le sujet rĂ©ussisse Ă  relier ces intuitions de dĂ©part en une intuition articulĂ©e, mĂȘme en ce qui concerne le rapport inverse du temps et de la vitesse. Bref, dans les deux cas, le sujet ne parvient point Ă  construire un temps unique, ou bien parce qu’il s’agit de divers moments passĂ©s dont il ne peut retrouver l’ordre de succession faute de les relier les uns aux autres par la reconstitution d’un mouvement d’ensemble, ou bien parce qu’il s’agit de mouvements distincts Ă  coordonner en dissociant le temps de l’espace parcouru. Au cours du second stade, l’enfant rĂ©ussit Ă  sĂ©rier les dessins D et les I ou les II, mais non pas Ă  ordonner les dessins coupĂ©s I et II les uns par rapport aux autres, et il inverse le rapport du temps et de la vitesse mais ne parvient pas Ă  Ă©galiser les durĂ©es synchrones ni Ă  emboĂźter correctement les durĂ©es partielles dans les durĂ©es totales : il commence donc Ă  coordonner les mouvements entre eux, mais, faute de rĂ©versibilitĂ©, il ne peut remonter le cours des Ă©vĂ©nements et n’arrive donc pas Ă  constituer le systĂšme des « co-dĂ©placements » qui constituerait le temps opĂ©ratoire. Au cours du troisiĂšme stade, enfin, la co-sĂ©riation des successions s’effectue de pair avec l’emboĂźtement des durĂ©es, aboutissant ainsi Ă  l’achĂšvement d’un temps opĂ©ratoire Ă  la fois qualitatif et mĂ©trique.

Cette Ă©volution en gĂ©nĂ©ral, et tout spĂ©cialement cette interdĂ©pendance croissante entre la succession et la durĂ©e, rĂ©vĂšlent Ă  l’évidence la nature opĂ©ratoire du schĂšme d’un temps unique, englobant en lui tous les instants distincts autant que toutes les durĂ©es synchrones ou successives. En effet, tandis que les rapports de succession et ceux de durĂ©e procĂšdent, au dĂ©but, d’intuitions hĂ©tĂ©rogĂšnes, sans donc prĂ©senter de connexion nĂ©cessaire entre eux, ils finissent par se dĂ©terminer mutuellement en un seul systĂšme d’ensemble, Ă  la fois diffĂ©renciĂ© et entiĂšrement cohĂ©rent. On reconnaĂźt Ă  cela la construction progressive de « groupements » d’opĂ©rations, analogues Ă  ceux que nous avons pu discerner et analyser dans l’évolution des notions logiques (sĂ©riation des relations et emboĂźtement des classes) et du nombre, ainsi que dans celle des quantitĂ©s en gĂ©nĂ©ral (quantitĂ© de matiĂšre, poids et volume). La chose n’a d’ailleurs rien de surprenant puisque le temps, comme chacun de ces systĂšmes quantitatifs, commence par se prĂ©senter sous la forme de qualitĂ© et de quantitĂ© brutes ou intuitives, pour s’organiser ensuite progressivement sous le double aspect de la qualitĂ© logique et de la quantitĂ© extensive ou mĂ©trique. Une diffĂ©rence de degrĂ© subsiste cependant en ce que le temps qualitatif conserve, lorsqu’il devient opĂ©ratoire, un rĂŽle pratique beaucoup plus grand, en marge du temps mĂ©trique, que ce n’est le cas, par exemple, du poids qualitatif par rapport Ă  la mesure des poids. Mais cette diffĂ©rence s’explique par l’existence de la durĂ©e interne, liĂ©e Ă  la mĂ©moire de nos actions passĂ©es ou aux pĂ©ripĂ©ties de l’action actuelle, alors que l’action courante ne s’intĂ©resse pas aux poids qualitatifs intĂ©rieurs au corps propre. Cette opposition mise Ă  part, la construction du temps suppose donc le dĂ©ploiement d’un systĂšme d’opĂ©rations analogues Ă  celles auxquelles nos Ă©tudes antĂ©rieures nous ont accoutumĂ©s.

Que sont ces opĂ©rations temporelles ? Nous les avons dĂ©crites une Ă  une, mais il convient maintenant d’en dĂ©gager le schĂšme gĂ©nĂ©ral, de maniĂšre Ă  faire comprendre les raisons de la connexion progressive, rappelĂ©e Ă  l’instant, entre les opĂ©rations d’ordre et celles d’emboĂźtement des durĂ©es, et Ă  prĂ©parer ainsi les analyses plus dĂ©taillĂ©es que dĂ©velopperont les chapitres suivants.

Rappelons tout d’abord ce qu’est un « groupement » logique ou infralogique et en quoi il diffĂšre d’un « groupe » arithmĂ©tique.

Un « groupe » est un systĂšme d’opĂ©rations pouvant se composer entre elles et obĂ©issant aux quatre conditions suivantes : 1° Le produit de deux quelconques de ces opĂ©rations fait encore partie du systĂšme. Par exemple l’ensemble des nombres entiers (positifs et nĂ©gatifs) constituent un groupe dont l’opĂ©ration est l’addition (+ 1). Or, le produit de deux additions de nombres entiers est encore une addition de nombre entier (p. ex. + 1 + 1 = + 2). 2° La rĂ©versibilité : Ă  toute opĂ©ration « directe » correspond une opĂ©ration « inverse » qui l’annule (p. ex. + 1 − 1 = 0). 3° L’existence d’une et d’une seule opĂ©ration identique (+ 0), produit de chaque opĂ©ration directe et de son inverse (p. ex. + 3 − 3 = 0), et telle qu’elle puisse ĂȘtre composĂ©e avec une opĂ©ration quelconque sans en modifier le produit (p. ex. + 3 + 0 = + 3). 4° Les opĂ©rations du groupe sont associatives, c’est-Ă -dire que (A + B) + C = A + (B + C) (p. ex. (+ 1 + 2) + 3 = + 1 (+ 2 + 3) donc (3) + 3 = 1 + (5)).

Or, nous avons pu montrer 9 que les opĂ©rations logiques elles-mĂȘmes constituent des systĂšmes plus primitifs encore que les groupes. Nous les avons appelĂ©s « groupements ». Soit, par exemple, une suite de classes emboĂźtĂ©es A, B, C, D
, c’est-Ă -dire dont chacune fait partie de la suivante : on a donc A + A’ = B ; B + B’ = C ; C + C’ = D ; 
 etc. On peut en ce cas : 1° Composer ces Ă©galitĂ©s les unes avec les autres (principe du syllogisme). 2° Faire correspondre Ă  ces opĂ©rations directes des opĂ©rations inverses, consistant en exclusions ou dĂ©boĂźtements : B − A’ = A ou − A − A’ = − B, etc. 3° DĂ©finir une opĂ©ration identique « gĂ©nĂ©rale » : (A + A’ = B) − (A + A’ = B) = (0 + 0 = 0). 4° Mais, en plus de l’identique gĂ©nĂ©rale, chaque Ă©galitĂ© joue le rĂŽle d’identique vis-Ă -vis d’elle-mĂȘme (tautologie A + A = A) et vis-Ă -vis des termes supĂ©rieurs de mĂȘme signe (rĂ©sorption A + B = B). 5° Il s’ensuit que l’associativitĂ© est limitĂ©e aux cas oĂč l’on applique les opĂ©rations (4) aux deux membres Ă  la fois des Ă©galitĂ©s, c’est-Ă -dire que les Ă©lĂ©ments du groupement ne sont pas les « classes », comme telles mais bien les Ă©galitĂ©s ou « jugements » de forme A + A’ = B, etc. De ce point de vue toutes les combinaisons possibles caractĂ©risant un systĂšme de syllogismes constituent un « groupement ».

Rappelons en outre que le mĂȘme principe de groupement peut s’appliquer Ă  un systĂšme de relations asymĂ©triques tel que 0 a→ A a’→ A’ b’→ B’
 (« sĂ©riation logique ou qualitative ») 10. Or, la fusion de ce second groupement avec le prĂ©cĂ©dent engendre prĂ©cisĂ©ment le groupe additif des nombres entiers (op. cit., chap. XI) : la synthĂšse des deux groupements en un seul permet, en effet, de remplacer la tautologie (A + A = A) par l’itĂ©ration numĂ©rique (A + A = 2 A), puisque les termes A, A’, B’, etc., rendus Ă  la fois substituables et sĂ©riables sont ainsi transformĂ©s en « unitĂ©s ».

Nous pouvons maintenant constater que les relations qualitatives de temps constituent prĂ©cisĂ©ment des groupements, dans la mesure oĂč il ne s’agit plus de rapports intuitifs irrĂ©versibles, mais de relations logiques ayant atteint leur Ă©tat d’équilibre ; c’est-Ă -dire coordonnĂ©es grĂące Ă  des opĂ©rations rĂ©versibles. Nous allons d’abord dĂ©crire les diverses opĂ©rations et groupements effectuĂ©s par l’enfant au terme de son dĂ©veloppement (stade III) en ce qui concerne l’expĂ©rience dĂ©crite dans ces chapitres I et II, puis nous y reviendrons de façon plus gĂ©nĂ©rale au cours des « Conclusions » de ce volume.

D’un point de vue purement logique, c’est-Ă -dire lorsque la construction du temps est achevĂ©e et que les opĂ©rations temporelles ont ainsi rejoint la mobilitĂ© rĂ©versible qui caractĂ©rise leur forme d’équilibre, on peut indiffĂ©remment partir de l’ordre de succession des Ă©vĂ©nements et en dĂ©duire le systĂšme des durĂ©es, ou partir de ce dernier et en dĂ©duire le premier. C’est bien cette rĂ©ciprocitĂ© des deux sortes d’opĂ©rations qui se trouve atteinte par les sujets du stade III et, pour retracer maintenant le tableau d’ensemble de ces opĂ©rations, nous pourrions donc procĂ©der indiffĂ©remment des unes ou des autres. Mais, psychologiquement, c’est assurĂ©ment dans la conscience de la succession que se trouvent les plus Ă©lĂ©mentaires des expĂ©riences temporelles : bornons-nous donc Ă  traduire logiquement l’ordre rĂ©el des opĂ©rations mentales et il sera intĂ©ressant de constater qu’à cette organisation des opĂ©rations effectives correspond bien la construction logique la plus simple des deux procĂ©dĂ©s d’exposition possibles.

Soit le mouvement de descente des niveaux d’eau passant par les points I1 ; I2 ; I3 ; etc. Ce mouvement dĂ©finit donc, comme tel, un sens de parcours (ou succession spatiale) I1 → I2 → I3, etc., c’est-Ă -dire que, si l’on suit le trajet parcouru dans le sens du mouvement, I1 vient avant I2 et I2 avant I3, etc., ce que nous Ă©crirons :

(1) I1 a→ I2 a’→ I3
 etc.

(oĂč a→ + a’→ = b→ ; etc., c’est-Ă -dire que « si I1 vient avant I2 » et « si I2 vient avant I3 », alors « I1 vient avant I3 », etc.). Cette premiĂšre suite constitue un « groupement additif de relations asymĂ©triques » (sĂ©riation qualitative).

Or, il est clair que si le mouvement en question est rĂ©el et non fictif, c’est-Ă -dire s’il comporte une vitesse finie et non pas infinie, ces rapports d’« avant » et d’« aprĂšs » comportent, en plus de leur signification spatiale, une signification temporelle. Mais dans le cas d’un seul mouvement ces deux significations sont indissociables, la position dans l’espace pouvant servir d’indice Ă  celle dans le temps et rĂ©ciproquement. Il n’y a donc pas encore de temps distinct du mouvement.

Faisons, par contre, intervenir un deuxiĂšme mouvement, de trajectoire et de vitesse distinctes du premier. Nous aurons, en fonction de la montĂ©e de l’eau dans le deuxiĂšme bocal :

(1 bis) II1 a→ II2 ; II2 a’→ II3 ; etc. et II1 b→ II3 ; II1 c→ II4 ; etc.

Ces relations ayant la mĂȘme double signification qu’en (1).

Mais la question qui se pose alors est de fixer les positions de l’un des mobiles I ou II par rapport Ă  celles de l’autre, donc de dĂ©crire les deux mouvements Ă  la fois, selon les Ă©tats spatiaux qui leur sont communs. Les positions des deux mouvements I et II ne coĂŻncidant pas dans l’espace, il convient donc de les relier entre elles par un troisiĂšme systĂšme de dĂ©placements. Dans le cas de l’expĂ©rience dĂ©crite en ces deux chapitres, le mouvement qui relie les positions I aux positions II peut ĂȘtre la chute de l’eau d’un bocal Ă  l’autre. Mais on pourrait invoquer aussi un signal optique reliant par un rayon lumineux les positions I à II. On peut surtout envisager le simple dĂ©placement du regard entre les positions I et les positions II (dĂ©placement double → et ←). En chacun de ces diffĂ©rents cas, un nouveau systĂšme de relations s’introduit entre les positions I1 et II1 ; I2 et II2 ; etc. Dans le cas de l’écoulement de l’eau, II1 apparaĂźtra lĂ©gĂšrement postĂ©rieur Ă  I1 ; II2 Ă  I2 ; etc. Dans le cas des mouvements du regard dus Ă  un mĂȘme sujet, il n’y aura par contre guĂšre de succession sensible entre I1 et II1, etc. Dans cette derniĂšre situation, que nous avons seule envisagĂ©e pour simplifier notre exposĂ©, il convient alors d’introduire une nouvelle relation, ou plutĂŽt la forme limite des relations de succession dĂ©crites Ă  l’instant : la relation de succession nulle (0→) ou « simultanĂ©ité » :

(2) (I1 0→ II1 ) = (I1 a→ ←a II1 ) = (I1 0↔ II1 )

Ainsi dĂ©finie, la simultanĂ©itĂ© correspond bien Ă  ce qu’elle apparaĂźt dans sa construction psychologique : elle n’est, en effet, qu’un cas limite, la simultanĂ©itĂ© absolue se confondant avec la coĂŻncidence en un point prĂ©cis de l’espace, et le caractĂšre simultanĂ© devenant relatif au fur et Ă  mesure de l’éloignement des positions et de la nĂ©cessitĂ© oĂč l’observateur se trouve de faire appel Ă  des mouvements complĂ©mentaires de ceux Ă  comparer, y compris le recours aux mouvements du regard. Bien entendu, une fois le temps mĂ©trique constituĂ©, la simultanĂ©itĂ© peut ĂȘtre calculĂ©e et non plus seulement constatĂ©e, et un repĂ©rage prĂ©cis peut se substituer aux opĂ©rations d’incidence simplement qualitative : mais on sait qu’alors la simultanĂ©itĂ© demeure Ă©galement relative et perd toute signification aux grandes distances et aux grandes vitesses. Il est d’autant plus intĂ©ressant de noter ces mĂȘmes aspects dĂšs la simultanĂ©itĂ© soi-disant « immĂ©diate ».

Or, une fois Ă©tablies les positions simultanĂ©es, I1 ↔ II1 ; I2 ↔ I2 ; etc., il devient alors possible de confĂ©rer aux relations d’« avant » et d’« aprĂšs » une signification proprement temporelle et indĂ©pendante de l’« ordre de parcours » spatial. Chaque couple ou chaque systĂšme multiple de positions simultanĂ©es constitue, en effet, un « état » spatial d’ensemble ou un « instantané » : par exemple celui que prendra un photographe en fixant les positions de tous les vĂ©hicules sur une place publique ou celui que dessine l’enfant, en relevant les deux niveaux occupĂ©s par le liquide dans les rĂ©cipients I et II. Or, ces « états » ou « instantanĂ©s » peuvent ĂȘtre sĂ©riĂ©s ou ordonnĂ©s comme tels et c’est prĂ©cisĂ©ment cet ordre de succession intĂ©ressant un systĂšme complexe de co-dĂ©placements qui constitue spĂ©cifiquement l’ordre temporel. Pour le dĂ©terminer, il suffit de la rĂ©union de (1) et de (2), ce qui constitue un « groupement multiplicatif de relations » (correspondance sĂ©riale ou co-sĂ©riation) :

(3)

Ce « groupement » des co-dĂ©placements comporte, en effet, une signification spĂ©cifiquement temporelle, puisque, en plus de l’ordre de parcours spatial des I et des II, il est possible d’en tirer des relations telles que « I1 vient avant II2 » ou « I3 vient aprĂšs II1 », etc., qui n’ont plus de sens du point de vue de l’ordre de parcours (il ne s’agit plus des mĂȘmes parcours), mais acquiĂšrent une signification uniquement relative au temps.

L’ordre temporel ainsi reprĂ©sentĂ© par un groupement multiplicatif de relations asymĂ©triques transitives (co-sĂ©riation), coordonnant entre elles les positions diverses d’un systĂšme de co-dĂ©placements, il est alors aisĂ©, toujours en suivant pas Ă  pas le processus des opĂ©rations psychologiques elles-mĂȘmes, de voir en quoi ce groupement opĂ©ratoire est isomorphe Ă  celui de l’emboĂźtement des durĂ©es, Ă  une seule diffĂ©rence prĂšs : ce dernier, tout en s’appuyant sur l’ordre de succession, en fait abstraction, et ne porte plus que sur les relations symĂ©triques d’intervalles.

Si I1 vient avant I2 (ou II2 et I2 avant I3 ou II3), il est, en effet, possible, mĂȘme sans rien savoir de la valeur mĂ©trique des chemins parcourus ni des temps Ă©coulĂ©s, d’en dĂ©duire nĂ©cessairement que l’intervalle sĂ©parant I1 de I3 ou de II3 est plus grand que l’intervalle sĂ©parant I1 de I2 ou de II2. Or, cet intervalle situĂ© entre les « états » (I1 II1 et I2 II2 ou I3 II3, etc.) est prĂ©cisĂ©ment la durĂ©e. Pour exprimer par un nouveau groupement opĂ©ratoire le systĂšme des durĂ©es, il suffit alors de noter que, mĂȘme si l’« état » I2 II2 reste toujours postĂ©rieur Ă  l’état I1 II1, l’intervalle qui les sĂ©pare reste le mĂȘme que la pensĂ©e procĂšde de I1 II1 Ă  I2 II2, c’est-Ă -dire suive le cours du temps, ou qu’elle remonte de I2 II2 Ă  I1 II1 . Les intervalles sont donc Ă  reprĂ©senter par un ensemble de relations symĂ©triques :

(4) I1 II1 a↔ | I2 II2 ; I2 II2 a’↔ | I3 II3 ; I3 II3 b’↔ | I4 II4 ; etc.

ce qui se lit : « intervalle entre les niveaux I1 et II1 inclusivement et les niveaux I2 et II2 exclusivement ; etc. » En outre, si l’on dĂ©finit ces rapports de forme ↔ comme l’ensemble de toutes les relations de co-appartenance au mĂȘme intervalle entre les niveaux possibles entre I1 et I2, etc., on a alors le droit d’additionner ces rapports les uns aux autres, sous la forme suivante qui constitue une premiĂšre forme de l’addition des durĂ©es :

(4 bis) (I1 II1 a↔ | I2 II2) + (I2 II2 a’↔ | I3 II3 ) = (I1 II1 b↔ | I3 II3 ) ; etc.

Mais en quoi consistent ces intervalles sĂ©parant les niveaux successifs sĂ©riĂ©s en (1), en (2) et en (3) ? En quoi consiste, autrement dit, la durĂ©e elle-mĂȘme ? On a assez vu, au cours de tout ce chapitre, que la durĂ©e s’évaluait aux mouvements de l’eau mais que la grande difficultĂ©, pour les petits, Ă©tait de comprendre qu’une mĂȘme durĂ©e pouvait correspondre Ă  des mouvements de vitesses diffĂ©rentes (abaissement lent des premiers niveaux I1 I2, etc., et Ă©lĂ©vation rapide des niveaux II1 II2, etc.). On peut donc dire que l’enfant comprend ce qu’est la durĂ©e dĂšs qu’il la conçoit comme le mouvement lui-mĂȘme, mais rapportĂ© Ă  sa vitesse. S’il s’agissait d’opĂ©rations mĂ©triques, on aurait donc t = e/v, par transformation de v = e/t. Mais il ne s’agit que d’opĂ©rations qualitatives, et la chose se prĂ©sente alors sous la forme trĂšs simple que voici. Supposons que le sujet parte de l’écoulement I1 I2 : il considĂ©rera alors l’espace parcouru e1 entre I1 et I2 comme mesurant Ă  la fois une durĂ©e et une vitesse. Il constate ensuite que l’espace parcouru entre II1 et II2, soit e2, est plus grand, et, comme I1 et I2 sont simultanĂ©s et I2 et II2 Ă©galement, il conclura que la vitesse v2 (II1 II2) est plus grande que la vitesse v1 (I1 I2). S’il arrive alors Ă  Ă©galiser la durĂ©e (I1 I2) et la durĂ©e (II1 II2) c’est donc qu’il considĂšre l’augmentation d’espace parcouru e’1 (= e2 − e1) comme annulĂ©e, du point de vue de la durĂ©e, par l’augmentation de vitesse v’1 (= v2 − v1). On aura donc, en appelant α cette durĂ©e commune :

(5) αe1v1 = αe2v2 parce que (e’1) × (− v’1) = 0

c’est-Ă -dire « la durĂ©e α d’un mouvement de vitesse v1 parcourant un espace e1 est la mĂȘme que celle d’un mouvement de vitesse v2 parcourant un espace e2 ». Si l’augmentation d’espace parcouru correspond (= multiplication logique) Ă  une augmentation de vitesse de mĂȘme valeur (celle-ci Ă©tant portĂ©e en nĂ©gatif puisqu’elle annule e’1 la multiplication logique par la relation nĂ©gative, Ă©quivalant Ă  la division mathĂ©matique e(v)), c’est donc cette opĂ©ration (5) qui permet l’égalisation des durĂ©es synchrones : I1 I2 = II1 II2 ; I2 I3 = II2 II3 ; etc.

Or, si chaque intervalle de durĂ©e se dĂ©finit ainsi par l’espace parcouru rapportĂ© Ă  la vitesse (ou par le travail accompli rapportĂ© Ă  la puissance, c’est-Ă -dire Ă  la force et Ă  la vitesse rĂ©unies) la durĂ©e est alors assimilable Ă  une totalitĂ© rĂ©elle dont les parties s’emboĂźtent les unes dans les autres :

(6) α + α’ = ÎČ ; ÎČ + ÎČ’ = γ ; 
 etc.

oĂč les termes α, α’, ÎČ’, etc., ont le sens dĂ©fini en (5), tout en correspondant aux intervalles de (4) et de (4 bis). Telle est l’opĂ©ration fondamentale de l’emboĂźtement des durĂ©es (groupement additif de partition).

Quant aux opĂ©rations constitutives de la mĂ©trique temporelle, nous avons vu comment, dans le cas particulier de l’écoulement de l’eau, la pensĂ©e de l’enfant procĂšde en son dĂ©veloppement. Au point de dĂ©part, la comparaison d’une durĂ©e actuelle avec les prĂ©cĂ©dentes ou les suivantes n’a point de signification, faute de rĂ©versibilitĂ© mentale : la mesure du temps n’est donc pas mieux comprise que l’égalisation des durĂ©es synchrones (5) ou que l’emboĂźtement des durĂ©es (6). Au point d’arrivĂ©e, au contraire, les temps successifs sont comparĂ©s entre eux, grĂące Ă  l’égalitĂ© des quantitĂ©s d’eaux Ă©coulĂ©es Ă  la mĂȘme vitesse, cette Ă©galitĂ© se reconnaissant elle-mĂȘme Ă  celle des diffĂ©rences de niveaux dans la colonne d’eau du bocal cylindrique II. En ce cas, chaque diffĂ©rence II1 II2 = II2 II3 = etc., Ă©tant elle-mĂȘme Ă©gale aux diffĂ©rences I1 I2 ; I2 I3; etc., l’enfant obtient ainsi un systĂšme d’unitĂ©s I1 II1 (α) I2 II2 = I2 II2 (α’) I3 II3 = I3 II3 (ÎČ’) I4 II4 = etc., permettant de conclure que ÎČ = 2α ; γ = 3α ; etc.

À la diffĂ©rence des opĂ©rations qualitatives, qui se bornent toujours Ă  comparer une durĂ©e partielle Ă  la durĂ©e totale dont elle constitue un Ă©lĂ©ment α < ÎČ, ou Ă  comparer deux durĂ©es synchrones (partielles ou totales α1 = α2 ou ÎČ1 = ÎČ2), mais sans jamais connaĂźtre les rapports des durĂ©es successives entre elles (α, α’, ÎČ’, etc.), les opĂ©rations mĂ©triques consistent donc en une comparaison des durĂ©es successives elles-mĂȘmes : pour ce faire, elles reportent une unitĂ© α par Ă©galisation de α = α’ = ÎČ’ = etc., ce qui permet de compter les unitĂ©s intervenant en chaque durĂ©e totale ÎČ = 2α ; γ = 3α ; etc., et fournit ainsi une mesure du temps. On a donc, par simple Ă©galisation des durĂ©es successives, la transformation de (6) en un systĂšme d’emboĂźtements mĂ©triques :

(7) α + α (= α’) = 2α (= ÎČ) ;

2α (= ÎČ) + α (= ÎČ’) = 3α (= γ) ; etc.

oĂč α, α’, ÎČ, ÎČ’, etc., signifient I1 II1 (α) I2 II2 ; I2 II2 (α’) I3 II3 ; I1 II1 (ÎČ) I3 II3 ; etc.

Seulement, il faut bien comprendre que, si simples que soient ces opĂ©rations en leur forme d’équilibre finale, elles ont en rĂ©alitĂ© nĂ©cessitĂ© une Ă©laboration fort complexe en fonction d’une structuration spatiale et matĂ©rielle d’ensemble.

Pour effectuer l’égalisation de deux durĂ©es successives α = α’ l’opĂ©ration qualitative de synchronisation (5) ne saurait en effet suffire. Car si, en (5), l’enfant parvient Ă  comprendre que αe1v1 = αe2v2 en rapportant Ă  la vitesse l’augmentation d’espace parcouru, c’est qu’il peut comparer les vitesses v1 et v2 Ă  cette circonstance que les deux mouvements dĂ©butent et prennent fin simultanĂ©ment : cette double simultanĂ©itĂ© permettrait mĂȘme Ă  elle seule d’égaliser les durĂ©es (en vertu de la prop. 4) et en fait elle y conduit parfois d’emblĂ©e. Mais dans le cas des durĂ©es successives il n’est plus question de synchronisation, et pour Ă©galiser α et α’ il n’est que deux mĂ©thodes, l’une et l’autre bien plus complexes :

1° Les durĂ©es α et α’ Ă©tant liĂ©es chacune Ă  un espace parcouru et Ă  une vitesse (en vertu de 5 et de 6) on peut alors les Ă©galiser, si ces espaces parcourus et ces vitesses sont eux-mĂȘmes Ă©gaux :

(8) αev = α’e’v’ si e = e’ et v = v’

C’est le cas lorsque le sujet, Ă  l’examen des niveaux du bocal II, constate que la hauteur II1 II2 Ă©gale les hauteurs II2 II3, etc., l’eau montant Ă  une vitesse constante. D’oĂč e = e’ ; v = v’ donc α = α’.

2° Les durĂ©es α et α’ seront Ă©gales, de façon plus gĂ©nĂ©rale, si les travaux accomplis r sont Ă©gaux Ă  puissances constantes (la puissance p Ă©tant dĂ©finie par la vitesse multipliĂ©e par la force) :

(8 bis) αrp = α’r’p’ si r = r’ et p = p’

C’est le cas lorsque le sujet ne se borne pas Ă  mesurer le temps par l’espace parcouru entre les deux niveaux successifs mais invoque la quantitĂ© d’eau dĂ©placĂ©e Ă  vitesse Ă©gale (= dĂ©placement d’un poids Ă  une certaine vitesse).

Or, on constate que dans l’une et l’autre de ces deux mĂ©thodes interviennent des mesures nouvelles, inutiles aux opĂ©rations (1) Ă  (6) : une quantification soit de l’espace parcouru (e1 = e’1) soit du travail effectuĂ© (quantitĂ© d’eau dĂ©placĂ©e, etc.) et surtout une quantification de la vitesse permettant de concevoir une conservation de celle-ci sous les espĂšces d’un mouvement uniforme.

Bref, plus encore que le temps qualitatif, le temps mĂ©trique suppose Ă  la fois une gĂ©omĂ©trie, une cinĂ©matique et une mĂ©canique puisque, en plus du rapport entre les travaux accomplis et leurs vitesses, dĂ©jĂ  en jeu dans la synchronisation, il suppose des vitesses constantes (mouvement rectiligne et uniforme ou pĂ©riodicitĂ© rĂ©guliĂšre). Au total le temps apparaĂźt ainsi solidaire de toute la construction de l’univers. Les quatre grandes catĂ©gories de la pensĂ©e qui rĂ©sultent de l’exercice des opĂ©rations infralogiques ou spatio-temporelles constituent, en effet, un tout indissociable : l’objet (ou substance) et l’espace, la causalitĂ© et le temps. Car, s’il n’existe pas d’objet sans espace ni d’espace sans objets, les actions des objets les uns sur les autres dĂ©finissent la causalitĂ©, et le temps n’est prĂ©cisĂ©ment pas autre chose que la coordination de ces actions ou mouvements. C’est de la causalitĂ© qu’il tire son ordre de succession, puisque les causes sont nĂ©cessairement antĂ©rieures aux effets, et c’est la causalitĂ© qu’expriment ses durĂ©es, puisque la durĂ©e n’est que le rapport, qualitatif ou mĂ©trique, entre l’espace parcouru et la vitesse (ou, ce qui revient au mĂȘme, entre le travail accompli et la « puissance »).