Le DĂ©veloppement de la notion de temps chez l’enfant ()

Conclusions a

L’interprĂ©tation psychologique des notions temporelles Ă  laquelle nous ont conduits les Ă©tudes rĂ©unies dans ce volume est que le temps constitue une coordination des mouvements de diffĂ©rentes vitesses : mouvements de l’objet, pour le temps physique, ou mouvements du sujet pour le temps psychologique. Nous disons mouvements, c’est-Ă -dire mouvements rĂ©els, par opposition aux « dĂ©placements » ou mouvements idĂ©aux de la gĂ©omĂ©trie. Ceux-ci sont de simples changements de position ou de « placement », abstraction faite des vitesses : c’est pourquoi le dĂ©placement est encore une notion spatiale, tandis que le temps apparaĂźt avec le mouvement proprement dit, c’est-Ă -dire avec les vitesses. Tant que l’idĂ©e de vitesse n’est pas acquise sous une forme opĂ©ratoire, c’est-Ă -dire comme un rapport entre l’espace parcouru (ou le travail fourni, etc.) et cette dimension commune aux diffĂ©rentes vitesses qu’est prĂ©cisĂ©ment le temps, l’ordre temporel se confond avec l’ordre spatial et la durĂ©e avec le chemin parcouru. Inversement, tant que l’ordre temporel n’est pas lui-mĂȘme constituĂ©, la vitesse se rĂ©duit Ă  une intuition insuffisante et parfois trompeuse, celle du dĂ©passement, c’est-Ă -dire Ă  nouveau d’une intuition spatiale, caractĂ©risĂ©e par le changement de position respective des mobiles. La construction du temps commence donc quand les vitesses diffĂ©rentes sont comparĂ©es entre elles, vitesses des activitĂ©s humaines comme des mouvements matĂ©riels, et cette construction s’achĂšve avec la coordination de ces vitesses : les notions de temps et de vitesse sont donc corrĂ©latives.

I

La forme la plus Ă©lĂ©mentaire du temps est l’organisation temporelle sensori-motrice, que nous avons Ă©tudiĂ©e ailleurs chez le nourrisson, de la naissance Ă  l’apparition du langage 1, et sur laquelle nous ne sommes pas revenus dans ce volume. Lorsque, criant de faim, le bĂ©bĂ© rĂ©clame son repas avec plus ou moins de succĂšs, il connaĂźt certaines durĂ©es telles que celle de l’attente, et lorsque, cherchant Ă  rapprocher un objectif Ă©loignĂ©, il se pourvoit au prĂ©alable d’un intermĂ©diaire appropriĂ© (support ou bĂąton), il Ă©tablit un ordre de succession entre les moyens et le but. Il y a donc, dĂšs l’intelligence sensori-motrice, organisation d’un systĂšme temporel. Mais ces durĂ©es et ces successions pratiques ne prouvent en rien l’existence d’un schĂšme du temps homogĂšne, mĂȘme inconscient et limitĂ© au plan de l’action pure : elles ne sont que les coordinations d’actions particuliĂšres, dont l’ordre temporel se confond avec celui des dĂ©placements, les vitesses n’étant pas diffĂ©renciĂ©es. Cette indiffĂ©renciation initiale de l’ordre temporel et de l’ordre spatial est mĂȘme si forte que les progrĂšs accomplis par le nourrisson dans la dĂ©couverte de la succession des Ă©vĂ©nements sont liĂ©s de trĂšs prĂšs Ă  ceux de la coordination spatiale des mouvements dans la constitution graduelle du groupe empirique des dĂ©placements. Aux niveaux primitifs, auxquels il n’y a pas encore d’objet permanent, donc pas de retours possibles sous forme de mouvements rĂ©versibles, la succession des Ă©vĂ©nements ne donne d’abord lieu qu’à des automatismes rĂ©flexes et perceptivo-moteurs puis Ă  ces sortes de schĂšmes Ă©gocentriques que nous avons appelĂ©s « sĂ©ries subjectives », caractĂ©risĂ©s par des inversions brusques de l’avant et de l’aprĂšs : par exemple le bĂ©bĂ© voyant une personne sortir du local oĂč il se trouve la cherchera aussitĂŽt Ă  cĂŽtĂ© de son berceau (oĂč elle Ă©tait juste auparavant). Du point de vue de l’espace les dĂ©placements de l’objet ne sont ainsi pas « groupĂ©s » en trajectoires indĂ©pendantes du moi, mais l’objet est conçu comme devant rĂ©apparaĂźtre lĂ  oĂč il a Ă©tĂ© atteint une premiĂšre fois par l’action propre. Du point de vue du temps il y a alors inversion de l’ordre de succession, comme si l’horloge constituĂ©e par l’objet remontait brusquement le cours des instants ou repartait sans continuitĂ© avec la durĂ©e prĂ©cĂ©dente. Ce n’est qu’une fois constituĂ©s les groupes spatiaux empiriques de dĂ©placement que le temps lui-mĂȘme sera objectivĂ©, ou, pour mieux dire, dĂ©centrĂ©, sur le seul plan pratique, cela va sans dire, sous la forme Ă©lĂ©mentaire de sĂ©ries rectilignes et Ă  sens unique. Par exemple vers un an l’enfant regardera dans la direction oĂč une personne est partie et esquissera un geste d’adieu pour marquer ce dĂ©part, lorsque l’on prononcera le nom de l’absent : le cours des choses se constitue ainsi temporellement en mĂȘme temps que spatialement. L’élaboration d’une causalitĂ© spatialisĂ©e allant de pair avec cette objectivation ou dĂ©centration gĂ©nĂ©rale contribue de son cĂŽtĂ© Ă  la construction de ces sĂ©ries temporelles. Mais, rĂ©pĂ©tons-le, il n’est point question, sur ce plan pratique ou sensori-moteur, d’un entrecroisement de sĂ©ries de vitesses diffĂ©rentes, c’est-Ă -dire d’un temps homogĂšne reliant entre elles les actions propres, celles d’autrui et les trajectoires des choses : le temps pratique est un temps spĂ©cialisĂ© par rapport Ă  chaque action, et il existe autant de sĂ©ries temporelles que de schĂšmes d’action sans qu’un temps unique les relie les unes aux autres, car ce temps unique supposerait la pensĂ©e.

Lorsque, avec l’acquisition du langage et des concepts verbo-moteurs, l’intelligence enfantine dĂ©passe le plan sensori-moteur pour atteindre celui de la pensĂ©e, les notions temporelles se prĂ©sentent alors telles que nous les avons dĂ©crites en cet ouvrage au stade appelĂ© stade I puisqu’il est Ă©lĂ©mentaire du point de vue de la pensĂ©e comme telle. Il faudrait naturellement distinguer encore une pĂ©riode s’étendant entre 1 œ et 4 ans environ, durant laquelle tout interrogatoire est encore impossible mais peut ĂȘtre remplacĂ© par l’observation directe. C’est ainsi que Decroly et Mlle Degand ont notĂ© le progrĂšs des notions temporelles en fonction du langage mĂȘme de l’enfant 2. Ils ont observĂ© notamment l’extension progressive des notions temporelles dans la double direction du futur et du passĂ© ainsi que la difficile conquĂȘte, sur laquelle avaient dĂ©jĂ  insistĂ© Cl. et W. Stern, de la relativitĂ© des localisations dans le temps, qui changent de signification au fur et Ă  mesure que le futur devient prĂ©sent (« demain » se transforme en « aujourd’hui ») et que le prĂ©sent devient passĂ© (« aujourd’hui » se mue en « hier »).

On constate donc que, selon une loi gĂ©nĂ©rale, qui caractĂ©rise le passage du plan sensori-moteur Ă  celui de la pensĂ©e naissante (voir La Construction du rĂ©el chez l’enfant, Conclusions), l’enfant commence par rĂ©apprendre, sur ce dernier plan, ce qu’il possĂ©dait dĂ©jĂ  de façon toute pratique. Alors qu’il sait dĂ©jĂ , dans l’action mĂȘme, utiliser et prĂ©voir une suite d’évĂ©nements (en actualisant successivement les donnĂ©es anticipĂ©es puis en les localisant dans le passĂ© immĂ©diat) ou tenir compte de certaines durĂ©es, il lui faut ensuite reconstruire les mĂȘmes notions par le fait que les actions rĂ©elles pourront ĂȘtre dorĂ©navant remplacĂ©es par des actions virtuelles, ou simplement esquissĂ©es, et qu’au lieu de se reconnaĂźtre Ă  leurs seuls indices perceptifs elles devront ĂȘtre traduites en signes et en reprĂ©sentations : la reconstruction prĂ©alable des notions antĂ©rieurement « agies » suppose donc en rĂ©alitĂ© un rĂ©apprentissage vĂ©ritable et nouveau. C’est pourquoi, Ă  4-5 ans encore, nous avons vu des enfants peiner Ă  reconstituer une sĂ©rie temporelle simple sur le plan des signes (et mĂȘme des dessins), alors qu’il sait la percevoir et la manier pratiquement sans difficultĂ©. Quoi de plus facile, par exemple, que de faire couler de l’eau d’un bassin supĂ©rieur dans un bocal infĂ©rieur et de prĂ©voir que les niveaux successifs seront toujours plus bas dans le premier et de plus en plus hauts dans le second ? Il suffit cependant qu’au lieu de se borner Ă  cette sĂ©riation sensori-motrice l’enfant de 4-5 ans soit appelĂ© Ă  sĂ©rier les dessins qu’il vient de faire lui-mĂȘme de ces divers niveaux pour qu’il retombe dans les erreurs Ă©tudiĂ©es en notre chapitre I (§ 2 et 3) : il y a lĂ  un exemple frappant de ces rĂ©apprentissages.

Telle est donc l’Ɠuvre de la pensĂ©e naissante durant le stade I : construire en tant que notions les rapports Ă©lĂ©mentaires de succession et de durĂ©e Ă  partir des schĂšmes sensori-moteurs dont ils tirent leur substance. Mais cette construction ne dĂ©passe guĂšre, durant cette premiĂšre pĂ©riode, le niveau de ce qu’étaient ces mĂȘmes rapports Ă  l’état de schĂšmes pratiques. Ils sont abstraits de leurs contextes particuliers et gĂ©nĂ©ralisĂ©s par le fait mĂȘme de leur traduction conceptuelle, c’est entendu. Mais ils ne parviennent pas Ă  dĂ©passer d’emblĂ©e, pour autant, les limites que connaissait dĂ©jĂ  l’organisation temporelle sensori-motrice : l’indiffĂ©renciation du temps et des structures spatiales. En effet, le temps du stade I c’est simplement l’ordre des successions et l’emboĂźtement des durĂ©es d’une seule sĂ©rie linĂ©aire d’évĂ©nements, indĂ©pendamment de sa vitesse et de ses entrecroisements avec d’autres sĂ©ries de vitesses diffĂ©rentes. Autrement dit, pour un seul personnage qui suit son chemin, l’enfant pourra dire qu’il Ă©tait en B aprĂšs avoir Ă©tĂ© en A et en C aprĂšs avoir Ă©tĂ© en B ; il pourra dire en outre qu’il lui a fallu plus de temps pour aller de A en C que de A en B. Mais en un tel cas il est clair que la succession temporelle se confond avec l’ordre spatial de parcours et les durĂ©es avec la distance des dĂ©placements, et c’est en quoi le temps de ce niveau reste indiffĂ©renciĂ© des changements d’ordre spatial. Il suffit, par exemple, de faire comparer ce dĂ©placement de A en C avec un autre mouvement, selon le mĂȘme chemin AC, mais de vitesse diffĂ©rente, pour que l’enfant ne comprenne plus le rapport temporel : il ne sait quand l’un des mobiles arrive par rapport Ă  l’autre, dĂšs que l’ordre des successions dans le temps ne correspond plus Ă  l’ordre spatial, et cela mĂȘme sur le plan de la perception directe, sans reconstitution aprĂšs coup.

Le temps du stade I est donc un temps local au double sens d’un temps non gĂ©nĂ©ral mais variant d’un mouvement Ă  l’autre et d’un temps se confondant avec l’ordre spatial propre Ă  chaque dĂ©placement dans le sens positif du parcours. Il est donc, pourrait-on dire, un temps sans vitesses, ou un temps qui ne pourrait ĂȘtre rendu homogĂšne que si les vitesses Ă©taient toutes les mĂȘmes et toutes uniformes. DĂšs que des actions se dĂ©roulent Ă  des vitesses diffĂ©rentes, sont comparĂ©es entre elles, l’« avant » et l’« aprĂšs » temporels perdent toute signification ou ne gardent qu’un sens spatial (chap. III), la simultanĂ©itĂ© est niĂ©e pour peu qu’il n’y ait plus coĂŻncidence en un mĂȘme point de l’espace (chap. IV), l’égalitĂ© de deux durĂ©es synchrones ne prĂ©sente donc pas de sens non plus en cas de vitesses diffĂ©rentes (chap. V), l’emboĂźtement des durĂ©es elles-mĂȘmes en est en ce mĂȘme cas rendu inopĂ©rant (chap. VI et VII) et a fortiori toute mĂ©trique (chap. VIII). MĂȘme la notion de l’ñge, qui semblerait imposĂ©e par les connaissances acquises, est interprĂ©tĂ©e spatialement, puisque les inĂ©galitĂ©s de croissance abolissent la comprĂ©hension de l’ordre de succession des naissances ainsi que de la permanence des diffĂ©rences d’ñge (chap. IX). Enfin le temps psychologique lui aussi est parfois estimĂ© selon le critĂšre spatial des rĂ©sultats extĂ©rieurs de l’action (chap. X). Toutes ces observations convergent donc vers la mĂȘme conclusion : pas de temps homogĂšne sans coordination des vitesses, les intuitions du temps antĂ©rieures Ă  cette coordination ne pouvant que rester soumises Ă  l’intuition spatiale du dĂ©placement comme tel.

Il va d’ailleurs de soi que, dans la mesure oĂč la notion du temps demeure intuitive, le concept de vitesse conserve de son cĂŽtĂ© le mĂȘme caractĂšre. C’est ce que nous montrerons ailleurs 3. Lorsqu’un mobile en dĂ©passe un autre ou que, partant du mĂȘme point, et allant dans la mĂȘme direction, il parvient plus loin que lui, tous les petits s’accordent Ă  dire qu’il va plus vite : l’intuition Ă©lĂ©mentaire de la vitesse est donc celle du dĂ©passement. Mais si le dĂ©passement est invisible (les courses se faisant sous deux tunnels dont l’un est cependant reconnu plus long) ou s’il n’y a pas dĂ©passement (les courses ayant lieu en des directions diffĂ©rentes, ou bien dans la mĂȘme direction, mais sur deux pistes concentriques dont l’extĂ©rieure est visiblement bien plus grande) l’estimation des vitesses est alors inexacte : la vitesse n’est donc pas encore un rapport entre le temps et l’espace parcouru, et cela va de soi, puisque l’ordre temporel n’est prĂ©cisĂ©ment pas construit. C’est mĂȘme une simple tautologie que de l’affirmer si vraiment le temps est la coordination des vitesses (ou des mouvements rĂ©els) : faute de cette coordination la vitesse ne peut que demeurer Ă  l’état d’intuition fragmentaire, et c’est la construction simultanĂ©e de l’idĂ©e opĂ©ratoire de vitesse (la vitesse rapport ou v = e/t) et de l’idĂ©e opĂ©ratoire du temps (t = e/v) qui permettra Ă  l’enfant de comparer Ă  la fois les vitesses entre elles, lorsqu’il n’y a pas dĂ©passement visible, et les temps entre eux, lorsque les vitesses sont diffĂ©rentes. Bref, au niveau du temps local, la vitesse demeure prĂ©opĂ©ratoire et perceptive, faute de l’indispensable instrument de comparaison des vitesses entre elles que sera le temps homogĂšne et uniforme, mais, inversement, c’est la coordination comme telle des vitesses qui constituera prĂ©cisĂ©ment le temps homogĂšne, et uniforme puisque l’ordre de succession des points parcourus par des mobiles animĂ©s de vitesses diffĂ©rentes est un ordre qui dĂ©borde le spatial et suppose une nouvelle dimension au tableau des coordonnĂ©es : le temps lui-mĂȘme !

Mais alors, pourquoi l’enfant ne parvient-il pas d’emblĂ©e Ă  coordonner entre eux les mouvements rĂ©els avec leurs vitesses ? Tel est le vrai problĂšme. Si cette coordination n’est autre chose que le schĂšme lui-mĂȘme du temps, pourquoi l’intuition de ce temps reste-t-elle, durant des annĂ©es, spatialisĂ©e sous la forme d’une intuition de dĂ©placements Ă  vitesses communes et indiffĂ©renciĂ©es. Et pourquoi l’intuition des diffĂ©rentes vitesses demeure-t-elle liĂ©e Ă  la perception d’un dĂ©passement, comme s’il s’agissait d’une exception momentanĂ©e Ă  la rĂšgle de ces vitesses communes et d’une simple interversion des positions des mobiles dans l’ordre de la succession spatiale ? Il suffit pour comprendre cette incoordination initiale des mouvements de vitesses diffĂ©rentes de gĂ©nĂ©raliser l’explication entrevue Ă  propos du temps psychologique, dans les conclusions du chapitre X.

Comprendre le temps, c’est s’affranchir du prĂ©sent : non pas seulement anticiper l’avenir en fonction des rĂ©gularitĂ©s inconsciemment Ă©tablies dans le passĂ©, mais dĂ©rouler une suite d’états dont aucun n’est semblable aux autres et dont la connexion ne saurait s’établir que par un mouvement de proche en proche, sans fixation ni repos. Comprendre le temps c’est donc transcender l’espace par un effort mobile : c’est essentiellement faire acte de rĂ©versibilitĂ©. Suivre le temps, selon le seul cours irrĂ©versible des Ă©vĂ©nements, ce n’est pas le comprendre, mais le vivre sans en prendre conscience. Le connaĂźtre, c’est au contraire le remonter ou le redescendre, en dĂ©passant sans cesse la marche rĂ©elle des Ă©vĂ©nements. Le temps rationnel ou systĂšme des opĂ©rations constituant la notion du temps est donc aussi rĂ©versible que le temps empirique, ou suite des Ă©vĂ©nements eux-mĂȘmes, est irrĂ©versible et le premier ne parviendrait pas Ă  apprĂ©hender le second, pas plus que le second Ă  dĂ©passer la nature idĂ©ale du premier sans cette opposition fondamentale. Il est, dĂšs lors, facile de comprendre pourquoi le petit enfant parvient si mal Ă  dominer le temps.

Le propre de la pensĂ©e, Ă  ses dĂ©buts, est en effet de considĂ©rer comme absolues les perspectives momentanĂ©es dans lesquelles elle est engagĂ©e, et par consĂ©quent de ne pas les « grouper » selon des liens de relations rĂ©ciproques. Ce rĂ©alisme initial est Ă  la fois une forme d’égocentrisme, puisqu’il revient Ă  situer l’état de conscience actuellement vĂ©cu au centre de tout, et un facteur d’irrĂ©versibilitĂ© puisque ainsi l’immĂ©diat succĂšde Ă  l’immĂ©diat sans construction d’ensemble. Plus prĂ©cisĂ©ment, Ă©gocentrisme et irrĂ©versibilitĂ© sont une seule et mĂȘme chose, et caractĂ©risent tous deux l’état d’« innocence » qui prĂ©cĂšde la construction critique. Dans le domaine du temps psychologique, une telle attitude conduit Ă  vivre le seul prĂ©sent et Ă  ne connaĂźtre le passĂ© que par ses rĂ©sultats : d’oĂč les difficultĂ©s de « rĂ©flexion » (au sens propre du terme), que nous avons notĂ©es, et la double incapacitĂ© de reconstituer un ordre de succession exact et d’emboĂźter les durĂ©es selon un systĂšme d’estimations cohĂ©rentes. C’est que l’achĂšvement opĂ©ratoire des notions relatives au temps intĂ©rieur suppose Ă  la fois la mise en relation du temps propre avec le temps d’autrui et avec le temps physique en un systĂšme de rĂ©ciprocitĂ©s qui dĂ©passe l’égocentrisme, et la mise en relation du prĂ©sent, avec le passĂ© en un systĂšme rĂ©versible qui dĂ©passe l’immĂ©diat. Dans le domaine du temps physique, l’égocentrisme irrĂ©versible conduit au temps local, c’est-Ă -dire Ă  ce temps qui caractĂ©rise un seul mobile Ă  la fois et qui nĂ©glige les diffĂ©rences de vitesses faute de pouvoir relier plusieurs points de vue simultanĂ©s les uns aux autres. Bref, Ă©gocentrisme et irrĂ©versibilitĂ© sont les deux aspects complĂ©mentaires d’une mĂȘme incoordination, qui explique elle-mĂȘme le caractĂšre propre du temps primitif, c’est-Ă -dire l’indiffĂ©renciation de l’ordre temporel et de l’ordre spatial, tous deux Ă©tant soumis aux limitations de la perspective immĂ©diate.

Comment, ensuite, l’enfant parvient-il Ă  nuancer ses intuitions temporelles primitives, c’est-Ă -dire Ă  passer du niveau I au niveau II ou stade des « intuitions articulĂ©es » ? Il est facile de l’expliquer par le progrĂšs des rĂ©gulations intuitives qui modĂšrent dĂšs le principe les dĂ©formations excessives dues Ă  la centration irrĂ©versible dĂ©crite Ă  l’instant. L’intuition articulĂ©e marque donc un dĂ©but de dĂ©centration s’engageant dans la direction de l’opĂ©ration sans la rejoindre encore. Dans le cas des durĂ©es, cette dĂ©centration rĂ©gulatrice se marque au fait que l’intuition, au lieu de demeurer centrĂ©e sur le rĂ©sultat de l’acte, introspecte dorĂ©navant le temps qui s’écoule pendant l’action elle-mĂȘme, d’oĂč le rapport inverse entre les temps et les vitesses qui ouvre la voie Ă  un emboĂźtement correct des durĂ©es. Pour ce qui est de l’ordre de succession, il suffit que, au lieu de rester centrĂ©e sur les points d’arrivĂ©e des mouvements, l’intuition tende Ă  les anticiper et Ă  les reconstituer selon leurs dĂ©roulements mĂȘmes pour que l’ordre temporel commence Ă  se dissocier de l’ordre spatial. Bref, sans sortir encore du domaine de l’intuition, la dĂ©centration de cette derniĂšre par rapport Ă  ses points d’applications initiaux suffit Ă  introduire des corrections qui aboutissent elles-mĂȘmes Ă  certaines coordinations. Seulement, nous avons vu que la mise en relation de la vitesse et de la durĂ©e n’entraĂźne pas sans plus l’ordre de succession exact, pas davantage que l’inverse : ces coordinations naissantes n’atteignent donc pas d’emblĂ©e le niveau de l’opĂ©ration, et ne constituent que des intuitions articulĂ©es, c’est-Ă -dire des intuitions susceptibles de rĂ©gulations relativement constantes.

II

De mĂȘme que les erreurs propres aux intuitions primitives du temps sont des modĂšles de pensĂ©e irrĂ©versible, de mĂȘme le temps opĂ©ratoire est prototype de pensĂ©e rĂ©versible, et il serait difficile de trouver un exemple plus clair que cette construction pour montrer comment les opĂ©rations rationnelles, chez l’enfant, tendent, par leur mode mĂȘme de formation, Ă  prendre la forme de « groupements ». À cet Ă©gard, le dĂ©veloppement du temps est une illustration meilleure encore que celle du nombre, car la rĂ©union opĂ©ratoire de l’emboĂźtement des classes et de la sĂ©riation des relations asymĂ©triques aboutit d’emblĂ©e, dans le cas du nombre, Ă  un « groupe » proprement dit, c’est-Ă -dire Ă  un systĂšme mathĂ©matique, tandis que dans l’exemple du temps l’emboĂźtement des durĂ©es et la sĂ©riation des rapports asymĂ©triques de succession ne fusionnent pas d’emblĂ©e l’un avec l’autre : ils constituent deux « groupements » logiques, Ă  la fois distincts et susceptibles de correspondre l’un Ă  l’autre de façon biunivoque sur le plan qualitatif, tout en pouvant par ailleurs ĂȘtre rĂ©unis en un seul tout comme c’est le cas du temps mĂ©trique.

Du point de vue psychologique, on est surtout frappĂ©, dans cette construction des « groupements » temporels qui marquent le passage du stade II au stade III, par deux faits paradoxaux, sur lesquels nous avons d’ailleurs dĂ©jĂ  souvent insistĂ©. En premier lieu, l’enfant parvient toujours Ă  construire le mĂȘme systĂšme complet de groupements temporels correspondants, mais il y aboutit par deux voies diffĂ©rentes, selon celle des deux intuitions articulĂ©es possibles par laquelle il a dĂ©buté : tantĂŽt il dĂ©couvre la succession temporelle avant de savoir emboĂźter les durĂ©es, tantĂŽt il suit la marche inverse, mais le fait intĂ©ressant Ă  constater, du point de vue qui nous occupe maintenant, c’est qu’il retrouve dans les deux cas le mĂȘme rĂ©sultat opĂ©ratoire, qui consiste Ă  appuyer les successions sur les durĂ©es et rĂ©ciproquement. Or, il y a lĂ  un premier fait curieux. Il existe en d’autres domaines des « types » distincts, par exemple les abstraits et les visuels en mathĂ©matiques, mais ils ne se rejoignent jamais complĂštement et disent les mĂȘmes vĂ©ritĂ©s en deux langages qui restent malgrĂ© tout diffĂ©rents jusqu’à la fin. Il n’y a par contre pas deux types d’intelligence temporelle, l’un qui ferait primer la succession et l’autre la durĂ©e, mais simplement deux mĂ©thodes ou deux itinĂ©raires et le rĂ©sultat final reste indĂ©pendant du chemin parcouru. Le deuxiĂšme fait digne de remarque est le caractĂšre relativement rapide de la pĂ©riode de transition entre le stade II et le stade III, c’est-Ă -dire de construction opĂ©ratoire du temps. On a l’impression d’une rĂ©organisation brusque et aussitĂŽt totale, aprĂšs les innombrables tĂątonnements qui marquent le dĂ©roulement des stades I et II. Sans doute on peut trouver, Ă  propos de chaque problĂšme, un sous-stade II B qui assure le passage entre le niveau intuitif supĂ©rieur, mais encore prĂ©opĂ©ratoire, et le niveau opĂ©ratoire : c’est le sous-stade caractĂ©risĂ© par la dĂ©couverte de l’opĂ©ration en cours mĂȘme d’interrogatoire. Mais on a constamment le sentiment, Ă  propos du dĂ©veloppement du temps beaucoup plus qu’au sujet de l’évolution d’autres notions, de ne jamais arriver Ă  saisir le moment mĂȘme oĂč le sujet organise la totalitĂ© du systĂšme, tellement ce moment est fugitif : on voit parfois comment l’enfant rectifie une erreur, mais tout se passe comme si un mĂ©canisme d’ensemble Ă©tait alors dĂ©crochĂ©, fonctionnant Ă  une vitesse qui dĂ©passe la prise de conscience et aboutissant d’emblĂ©e Ă  l’équilibre final : entre la derniĂšre erreur observĂ©e et la dĂ©couverte de la solution d’ensemble il manque toujours un chaĂźnon, comme si la structuration du « groupement » avait Ă©chappĂ© Ă  toute formulation verbale.

Or, cette solution d’ensemble du problĂšme du temps tient en une seule formule : le temps opĂ©ratoire est constituĂ© lorsque l’ordre des successions peut se dĂ©duire de l’emboĂźtement des durĂ©es, et rĂ©ciproquement. Comment donc interprĂ©ter ce systĂšme de deux groupements corrĂ©latifs du point de vue du dĂ©veloppement de l’intelligence elle-mĂȘme ?

I. Partons de l’ordre des successions qui, du point de vue formel, constitue un groupement additif des relations asymĂ©triques (sĂ©riation qualitative) d’« avant » et d’« aprĂšs ». Or, un groupement de telle forme n’est nullement inaccessible Ă  l’enfant de 6 œ Ă  7 ans, Ă  l’ñge oĂč il a encore de grandes difficultĂ©s du point de vue du temps lui-mĂȘme. SĂ©rier des bĂątons du plus petit au plus grand en une suite A < B < C < 
 est un exemple de ce groupement, et cette conduite implique la capacitĂ© de les disposer en un ordre spatial A → B → C →
 Au contraire, dans le domaine temporel, on voit l’enfant hĂ©siter longtemps entre diffĂ©rents ordres ACB, BAC, etc., avant de trouver le bon. Comment y parvient-il ? 1° Ce peut ĂȘtre d’abord par diffĂ©renciation progressive de l’ordre temporel et de l’ordre spatial, comme au stade II : si B est arrivĂ© plus loin que C mais que C marche encore un instant aprĂšs l’arrĂȘt de B, l’avant et l’aprĂšs temporels se distinguent de l’ordre spatial et le sujet parviendra, par constatation empirique, Ă  sĂ©rier ABC au lieu de ACB. Tant que les donnĂ©es restent perceptibles il peut y avoir alors sĂ©riation intuitive aussi bien qu’opĂ©ratoire, mais si le sujet construit la sĂ©rie temporelle aprĂšs coup, sur la foi de dessins ou autres signes reprĂ©sentatifs, l’opĂ©ration intervient nĂ©cessairement (voir chap. I et IX) et l’observation montre qu’en ce cas le sujet sait aussi dĂ©duire les durĂ©es des successions. 2° Le sujet peut Ă©galement construire le groupement des successions en le dĂ©duisant de celui des durĂ©es : « Si, Ă  dĂ©parts simultanĂ©s, B a marchĂ© plus longtemps que A, alors A s’est arrĂȘtĂ© avant B », tel est le prototype de ces raisonnements : il va de soi que l’ordre des successions est alors de nature opĂ©ratoire.

Mais, du point de vue de la structure des opĂ©rations ainsi construites, en quoi consiste le groupement des successions et surtout en quoi se distingue-t-il des opĂ©rations constitutives de l’ordre spatial ? Il suffit, Ă  cet Ă©gard, de s’appuyer sur le dĂ©veloppement mĂȘme des notions et de partir de cette constatation fort juste des petits (mais seulement insuffisamment gĂ©nĂ©ralisĂ©e par eux, par exemple dans le cas de l’ñge et de la taille) que le temps consiste en modifications de l’espace : l’ordre temporel n’est ainsi que l’ordre des transformations spatiales, ou, si l’on prĂ©fĂšre, l’ordre de succession des « états » rĂ©sultant de ces transformations, qu’il s’agisse de mouvements extĂ©rieurs relatifs Ă  l’espace physique ou de mouvements intĂ©rieurs, c’est-Ă -dire des opĂ©rations de l’esprit sur l’espace. À une immobilitĂ© complĂšte de l’univers correspondrait donc l’inexistence du temps, mais il suffit d’une modification sur un seul point pour que l’« état » total soit par dĂ©finition transformĂ©. Dire que le temps est l’ordre des transformations spatiales revient d’ailleurs simplement Ă  le concevoir, ainsi que tous les faits successivement analysĂ©s en ce volume nous y ont conduits, comme une coordination (au sens de l’ordination simultanĂ©e) des mouvements. Un « état » sera donc sans plus une absence de mouvement. Nous appellerons en outre « instantané » un Ă©tat punctiforme (un point de temps).

Cela dit, la forme la plus simple du groupement sera la sĂ©riation des instantanĂ©s soit d’un mobile passant successivement par des points spatiaux diffĂ©rents, soit d’un point spatial sur lequel passent successivement des mobiles diffĂ©rents (oĂč se produisent des Ă©vĂ©nements diffĂ©rents) :

(1) O a→ A a’→ B b’→ C c’→ 
 etc. oĂč a + a’ = b ; b + b’ = c ; etc.

qui se lit : A aprÚs O ; B aprÚs A ; C aprÚs B, etc., donc B aprÚs O ; C aprÚs O ; etc.

I bis. D’autre part, il est facile de tirer de ces additions de relations de succession le cas particulier de la simultanĂ©itĂ©. En conformitĂ© prĂ©cise avec ce que nous ont appris les faits psychologiques, la simultanĂ©itĂ© doit en effet ĂȘtre conçue comme un cas limite de la succession, et cela dans les diffĂ©rents sens que voici :

1° Dans le cas oĂč les Ă©tats (ou Ă©vĂ©nements) envisagĂ©s coĂŻncident, ou presque, sur le mĂȘme point de l’espace, la simultanĂ©itĂ© est simplement une succession nulle, ou une succession qui tend vers zĂ©ro :

(2) A1 0→ A2 d’oĂč, si A2 0→ A3 alors A1 0→ A3

2° Mais dans le cas oĂč A1 et A2 ne coĂŻncident pas spatialement et oĂč la comparaison de ces deux Ă©vĂ©nements suppose soit un dĂ©placement des regards, soit un Ă©change de signaux physiques, alors A1 et A2 seront simultanĂ©s si le mouvement de A1 Ă  A2 fait paraĂźtre A1 antĂ©rieur Ă  A2, si le mouvement de A2 Ă  A1 fait paraĂźtre A2 antĂ©rieur Ă  A1 et si ces deux mouvements rĂ©ciproques se compensent parce qu’étant du mĂȘme ordre (a, ou b, etc.). Soit :

(2 bis) A1 a→←a A2 = A1 0→ A2 ; A1 b→←b A2 = A1 0→ A2 ; etc.

Notons que c’est ainsi que les choses se passent en particulier dans l’allumage simultanĂ© des deux lampes du chapitre IV (§ 4) : selon que le sujet centre le regard sur l’une ou l’autre de ces lampes il aura l’impression qu’elle s’allume antĂ©rieurement Ă  l’autre, mais si le regard est « dĂ©centré », rĂ©ellement ou virtuellement, c’est-Ă -dire s’il va et vient entre les deux lampes, il corrigera cette illusion par son inverse.

3° En outre, puisqu’à une relation de succession entre deux Ă©vĂ©nements A1 et A2 correspond toujours une durĂ©e dĂ©finie comme l’intervalle sĂ©parant ces deux instantanĂ©s, on peut naturellement aussi dĂ©finir la simultanĂ©itĂ© en termes de durĂ©e, soit comme le rapport entre deux Ă©vĂ©nements sĂ©parĂ©s par une durĂ©e nulle (en parallĂšle avec la prop. 2), soit comme le rapport entre deux Ă©vĂ©nements tels que le mouvement conduisant de A1 Ă  A2 prĂ©sente une durĂ©e Ă©gale Ă  celle du mouvement de mĂȘme vitesse conduisant de A2 en A1 (en parallĂšle avec la prop. 2 bis). Notons qu’ici encore l’opĂ©ration correspond bien au mĂ©canisme psychologique : lorsque le regard passe de A1 en A2 et voit ces deux termes successifs, il arrive que l’on puisse annuler la durĂ©e de ce mouvement jusqu’à conclure, grĂące Ă  cette correction, Ă  la simultanĂ©itĂ©.

On a souvent distinguĂ© la simultanĂ©itĂ© empiriquement constatĂ©e et la simultanĂ©itĂ© dĂ©duite (ou construite), cette derniĂšre s’obtenant par un calcul d’ordre ou de durĂ©e. Dans son axiomatique du temps, M. Jean de La Harpe reprend cette distinction, qui conserve naturellement sa valeur pratique dans les cas extrĂȘmes. Mais elle ne nous paraĂźt guĂšre fondĂ©e ni psychologiquement ni axiomatiquement 4, car si, de ces deux points de vue, la simultanĂ©itĂ© est toujours Ă  concevoir comme un cas limite de la succession, au sens de (2 bis) (la prop. 2 ne vaut que pour un seul et mĂȘme point de l’espace) elle prĂ©sente alors nĂ©cessairement un aspect de construction, et la diffĂ©rence entre les extrĂȘmes n’est que de degrĂ©.

I ter. Étant donnĂ© le fait des simultanĂ©itĂ©s, le groupement complet des successions ne se prĂ©sente pas sous la forme additive (1) mais sous la forme multiplicative suivante, qui est celle des « co-sĂ©riations » :

(3)

c’est-Ă -dire sous la forme de plusieurs sĂ©ries de successions dont les instantanĂ©s sont simultanĂ©s entre eux. La forme multiplicative de ce groupement ne signifie d’ailleurs pas, contrairement au cas gĂ©nĂ©ral des groupements multiplicatifs, que le temps soit Ă  deux (ou plusieurs) dimensions : la dimension verticale (simultanĂ©itĂ©s) Ă©tant toujours nulle il faut maintenir, en accord d’ailleurs avec la thĂ©orie topologique des dimensions, le caractĂšre essentiellement unidimensionnel des successions temporelles 5.

II. Quant aux durĂ©es, il convient de dĂ©gager quelles sont les opĂ©rations qualitatives qui permettent Ă  l’esprit de les grouper. Nous avons en effet constatĂ© que l’enfant y parvient, avant mĂȘme de pouvoir constituer une mĂ©trique temporelle. À cet Ă©gard, il est clair que, si deux instantanĂ©s A et B sont successifs, il s’écoulera une durĂ©e entre eux. Or, contrairement Ă  l’ordre de succession, qui est asymĂ©trique (si B vient aprĂšs A alors A vient avant B), la durĂ©e apparaĂźt logiquement comme un intervalle entre les termes successifs et par consĂ©quent comme un rapport symĂ©trique : il y a la mĂȘme durĂ©e entre A et B qu’entre B et A (qu’elle soit Ă©coulĂ©e ou non). En effet l’addition des durĂ©es est commutative tandis que celle des relations d’ordre ne l’est pas : si a, a’ et b’ sont des durĂ©es, on a aussi bien a + a’ + b’ = c que a’ + a + b’ = c ou que b’ + a’ + a = c, tandis que l’interversion de l’ordre AB constitue un autre ordre BA.

On peut donc dĂ©finir la durĂ©e Ă©coulĂ©e entre A et B comme l’intervalle qui les sĂ©pare. Nous dirons qu’il y a un intervalle entre deux Ă©vĂ©nements instantanĂ©s A et B s’il existe d’autres Ă©vĂ©nements instantanĂ©s entre eux 6, tels que X ou Y. Or, il est clair que, si X est situĂ© dans le temps entre A et B, il est Ă©galement situĂ© entre B et A. Autrement dit, l’intervalle est indĂ©pendant de l’ordre de parcours suivi, ou du fait que la pensĂ©e descend ou remonte le cours des Ă©vĂ©nements : c’est pourquoi l’intervalle ou durĂ©e constitue un rapport symĂ©trique.

Il est alors facile de formuler les opĂ©rations constitutives du groupement des durĂ©es puisqu’il suffit de faire correspondre Ă  la sĂ©riation des relations asymĂ©triques de succession le groupement corrĂ©latif de l’addition des relations symĂ©triques d’intervalles. On est en effet toujours en droit d’effectuer cette correspondance 7. Si nous dĂ©signons par 0 →│A l’intervalle compris entre O et A (exclusivement) nous avons alors :

(4) O a↔│A a’↔│B b’↔│C
 etc.

Ou O a↔│A + A a’↔│B = O b↔│B ; O b↔│B + B b’↔│C = O c↔│C ; etc.

Or, il existe un parallĂ©lisme frappant entre cette formulation logistique et la construction psychologique correspondante, ce qui prouve d’ailleurs simplement que la thĂ©orie des groupements opĂ©ratoires se borne une fois de plus Ă  axiomatiser les opĂ©rations rĂ©elles de l’esprit.

Rappelons d’abord que la grande difficultĂ© Ă©prouvĂ©e par les petits pour Ă©laborer la notion de durĂ©e provient prĂ©cisĂ©ment de sa commutativitĂ©. Nous avons citĂ© par exemple (chap. II, § 3, cas de Mog) des petits qui se refusent Ă  comparer entre elles des durĂ©es successives, parce que, l’eau Ă©tant dĂ©jĂ  versĂ©e, le temps observable au moyen des niveaux actuels est hĂ©tĂ©rogĂšne aux durĂ©es passĂ©es : il leur paraĂźt alors impossible d’additionner ces durĂ©es indĂ©pendamment de leur ordre d’écoulement, faute de pouvoir reproduire celui-ci en rĂ©alitĂ©. L’irrĂ©versibilitĂ© de leur pensĂ©e est donc bien, dans le cas particulier, relative Ă  l’incomprĂ©hension de la commutativitĂ© des additions de durĂ©es, tandis que celle-ci sera admise sans plus au cours du troisiĂšme stade.

Mais surtout, rappelons comment l’enfant parvient Ă  grouper les durĂ©es, antĂ©rieurement Ă  l’emploi d’une mĂ©trique : c’est, pour une part essentielle, en s’appuyant justement sur le groupement des successions. Au dĂ©but la durĂ©e est Ă©valuĂ©e au moyen de l’espace parcouru, indĂ©pendamment des vitesses : d’oĂč la nĂ©gation de l’égalitĂ© des durĂ©es synchrones, l’impossibilitĂ© d’emboĂźter les durĂ©es comme telles et l’absence de temps homogĂšne. Puis, au cours du stade II, ou bien le sujet dĂ©couvre l’ordre temporel, mais sans application immĂ©diate aux durĂ©es, ou bien il dĂ©couvre la relation inverse du temps et de la vitesse, mais sans relation avec l’ordre de succession. Le stade III dĂ©bute toujours, par contre, et avec lui le groupement des durĂ©es, dĂšs que l’enfant comprend qu’à simultanĂ©itĂ© des dĂ©parts le mobile qui a marchĂ© le plus longtemps est celui qui s’est arrĂȘtĂ© le dernier. Le fait est particuliĂšrement net pour la notion d’ñge, la comprĂ©hension exacte des Ăąges commençant Ă  partir du moment oĂč ils sont dĂ©finis en fonction de la succession des naissances. Bref, psychologiquement comme logiquement, les durĂ©es sont donc, pour une part, des intervalles dont le systĂšme est dĂ©terminĂ© par le groupement des successions, et cela tout en constituant un groupement indĂ©pendant, puisque les relations Ă©lĂ©mentaires en sont symĂ©triques et que l’opĂ©ration formatrice en est commutative.

Enfin, nous avons contrĂŽlĂ© au chapitre VII que l’additivitĂ© et l’associativitĂ© des durĂ©es allaient toujours de pair : l’additivitĂ© fournit Ă  cet Ă©gard un critĂšre permettant de distinguer le synchronisme opĂ©ratoire du synchronisme encore intuitif et l’associativitĂ© qui accompagne toujours cette additivitĂ© atteste l’interdĂ©pendance des opĂ©rations du groupement.

Bref, le groupement des successions permet d’engendrer celui des durĂ©es, puisque ce dernier est constituĂ© par le systĂšme des relations symĂ©triques (ou des intervalles) issues de la sĂ©riation asymĂ©trique qui dĂ©finit le premier. Mais, inversement, on peut reconstituer les successions Ă  partir des durĂ©es. Or, cette double situation correspond bien Ă  la construction psychologique. Ces successions sont construites intuitivement avant que les durĂ©es puissent l’ĂȘtre intĂ©gralement, et leurs intuitions articulĂ©es aboutissent Ă  des sĂ©riations empiriques correctes, tandis que les progrĂšs des intuitions de durĂ©es ne s’achĂšvent pas en systĂšmes exacts indĂ©pendamment des successions. Mais, sitĂŽt les deux systĂšmes coordonnĂ©s entre eux, ils deviennent simultanĂ©ment opĂ©ratoires, d’oĂč l’impossibilitĂ©, au dĂ©but du troisiĂšme stade, de dire lequel dĂ©termine l’organisation de l’autre. Le systĂšme opĂ©ratoire d’ensemble, propre au temps qualitatif, constitue donc bien un tout indissociable, psychologiquement comme logiquement.

II bis. Mais la durĂ©e n’est pas seulement un intervalle entre deux Ă©vĂ©nements instantanĂ©s successifs. Elle l’est certes toujours, mais elle est plus encore et peut se dĂ©finir par ses caractĂšres positifs, en relation nĂ©cessaire avec la vitesse. Or, cette seconde marche que nous allons exposer maintenant est prĂ©cisĂ©ment celle qu’un ensemble important de sujets suivent, en opposition avec les prĂ©cĂ©dents : ceux de cet autre type que nous avons constamment distinguĂ© au cours du stade II et qui parviennent Ă  saisir les rapports de durĂ©e avant ceux de succession.

Nous sommes, en effet, partis de cette constatation que le temps apparaĂźt avec les modifications de l’espace, comme une coordination des mouvements de vitesses diffĂ©rentes. À cet Ă©gard, l’ordre temporel de succession est donc donnĂ©, d’abord comme la suite des positions d’un mobile sĂ©riĂ©es dans le sens du mouvement (prop. I), puis, grĂące aux simultanĂ©itĂ©s ou correspondances entre positions de sĂ©ries diffĂ©rentes (prop. II bis), comme la suite des positions correspondantes de mouvements multiples (prop. 3). Mais alors, si l’ordre de succession temporelle consiste en une coordination des mouvements, elle implique aussi une coordination des vitesses et c’est prĂ©cisĂ©ment ce point qui intĂ©resse les durĂ©es.

À quoi se rĂ©duit, en effet, la grandeur des intervalles dĂ©finis sous le chiffre II ? À l’ensemble des positions instantanĂ©es occupĂ©es par un mobile entre les Ă©tats privilĂ©giĂ©s choisis pour dĂ©crire l’ordre de succession. Mais les instantanĂ©s sont des points du temps sans durĂ©e, ce qui revient Ă  dĂ©finir l’intervalle de durĂ©e par sa seule distance indĂ©pendamment du dynamisme en jeu. En rĂ©alitĂ©, la grandeur de l’intervalle, donc la durĂ©e s’étendant entre deux points temporels successifs, ce sera le mouvement lui-mĂȘme, mais rapportĂ© Ă  sa vitesse, autrement dit l’espace parcouru ou le travail accompli mais relativement Ă  leurs vitesses.

Rien n’est plus clair, Ă  cet Ă©gard, que l’évolution des notions enfantines du second type que nous rappelions Ă  l’instant. Au point de dĂ©part, la durĂ©e s’évalue, selon ces sujets, en fonction simplement du chemin parcouru ou du travail accompli : on a ainsi t = v puisque plus la vitesse est grande et plus s’accroĂźt le rĂ©sultat atteint qui mesure le temps. Au contraire, lorsque l’intuition articulĂ©e de la durĂ©e permet de la dissocier du rĂ©sultat de l’action ou du mouvement, la durĂ©e elle-mĂȘme est alors conçue comme inverse de la vitesse : cela signifie donc que pour un mĂȘme chemin parcouru ou un mĂȘme travail accompli le plus rapide prend le moins de temps. De façon gĂ©nĂ©rale l’enfant saisit donc, et tel sera le point de dĂ©part du second mode d’emboĂźtement des durĂ©es, que le temps Ă©coulĂ© est Ă©gal au chemin parcouru rapportĂ© Ă  la vitesse. En termes mĂ©triques, on aurait ainsi t = e/v. Mais, comme il ne s’agit que d’évaluations qualitatives, contentons-nous de l’expression logistique t = e × (− v) (temps = espace parcouru, multipliĂ© par l’inverse de la vitesse), ce qui signifie qu’à espace parcouru Ă©gal une augmentation de temps Ă©quivaut Ă  une diminution de vitesse, et rĂ©ciproquement ; qu’à vitesse Ă©gale, une augmentation de temps Ă©quivaut Ă  une augmentation d’espace parcouru ; et qu’à temps Ă©gal une augmentation d’espace parcouru Ă©quivaut Ă  une augmentation de vitesse b et rĂ©ciproquement. Or, ce sont bien lĂ  les trois points que le sujet parvient Ă  comprendre dĂšs qu’à l’intuition articulĂ©e des durĂ©es succĂšde l’opĂ©ration elle-mĂȘme.

On peut donc dĂ©finir la durĂ©e par le chemin parcouru relatif Ă  la vitesse ou ce qui revient au mĂȘme par le travail accompli relatif Ă  la « puissance » 8. Du point de vue mĂ©trique, cela est Ă©vident, puisqu’on ne peut mesurer le temps que par l’intermĂ©diaire d’un mouvement Ă  vitesse rĂ©glĂ©e. Mais il importe de comprendre qu’il en est de mĂȘme du temps qualitatif : on ne voit ni ne perçoit jamais le temps comme tel, puisque, contrairement Ă  l’espace ou Ă  la vitesse, il ne tombe pas sous les sens. On ne perçoit que les Ă©vĂ©nements, c’est-Ă -dire les mouvements et les actions, leurs vitesses et leurs rĂ©sultats. Tandis que l’ordre des Ă©vĂ©nements dĂ©termine alors les successions temporelles, ce sont les mouvements eux-mĂȘmes, c’est-Ă -dire les espaces parcourus par rapport Ă  leurs vitesses, ou les actions elles-mĂȘmes, c’est-Ă -dire les travaux accomplis relativement Ă  l’activitĂ©, qui manifestent les durĂ©es. Le temps qualitatif, lorsqu’il est opĂ©ratoire et pas seulement intuitif, c’est-Ă -dire lorsqu’il est exact et non pas illusoire, n’échappe pas Ă  cette nĂ©cessitĂ© de s’appuyer sur des vitesses et pas seulement sur les espaces parcourus ou les travaux accomplis. Il est un rapport entre la vitesse et le mouvement ou entre l’activitĂ© et le travail, exactement comme le temps mĂ©trique, la seule diffĂ©rence Ă©tant que cette relation se traduit qualitativement par de simples sĂ©riations et surtout par de simples emboĂźtements, sans unitĂ© mobile susceptible de faire leur synthĂšse, tandis que le temps mĂ©trique connaĂźt l’itĂ©ration de cette unitĂ© grĂące Ă  un systĂšme de sĂ©riation et d’emboĂźtement combinĂ©s : mais dans les deux cas le temps est essentiellement coordination des vitesses.

Seulement, comme la vitesse est elle-mĂȘme la relation donnĂ©e entre l’espace parcouru et le temps, en quoi avance-t-on les choses en concevant la durĂ©e comme un rapport qui semble l’impliquer elle-mĂȘme ? C’est ici qu’il faut bien comprendre la diffĂ©rence entre le point de vue qualitatif, qui traduit le processus de construction rĂ©elle des notions, et le point de vue mĂ©trique qui donne Ă  celles-ci leur forme la plus simple. Du point de vue qualitatif, la vitesse, c’est-Ă -dire l’ensemble des jugements de relation « plus vite », « moins vite » et « aussi vite », ne suppose en effet pas la durĂ©e mais simplement la simultanĂ©ité : de deux mouvements α et ÎČ qui dĂ©butent et prennent fin simultanĂ©ment le plus rapide est celui qui parcourt le plus grand espace, et, si l’un s’arrĂȘte avant l’autre, il suffit de savoir oĂč Ă©tait le mobile encore en mouvement lors de l’arrĂȘt du premier pour juger Ă  nouveau de la vitesse en fonction du chemin parcouru. Nous ne prĂ©tendons nullement, cela va sans dire, Ă©puiser par lĂ  l’analyse de l’idĂ©e qualitative de vitesse, mais simplement montrer comment l’enfant parvient Ă  grouper les vitesses indĂ©pendamment de la durĂ©e. Or, cela Ă©tant, supposons que le sujet choisisse comme mesurant une durĂ©e α pendant laquelle un certain mobile parcourra l’espace e1 Ă  la vitesse v1, tandis qu’un second mobile, partant et s’arrĂȘtant simultanĂ©ment, parcourra l’espace e2 Ă  la vitesse v2. Nous dirons alors qu’il y a comprĂ©hension opĂ©ratoire de la durĂ©e si l’enfant saisit que la durĂ©e est la mĂȘme que la durĂ©e parce que le rapport des espaces parcourus et des vitesses reste invariant e1/v1 = e2/v2. Pour formuler la chose qualitativement, il suffit que le sujet, choisissant ainsi l’espace parcouru e1 comme indice commun de la durĂ©e α et de la vitesse vl, comprenne que la diffĂ©rence des espaces parcourus e2 − e1 = e’1 est compensĂ©e par celle des vitesses v2 − v1 = v’1, puisque cette diffĂ©rence des vitesses v’1 se mesure prĂ©cisĂ©ment par celle des espaces, e’1 (c.-Ă -d. v’1 = e’1). D’oĂč exprimĂ© logistiquement :

(5) αe1v1 = αe2v2 parce que e’1 × (− v’1) = 0

Ces durĂ©es α, ÎČ, Îł, etc., ainsi dĂ©finies s’emboĂźtent alors selon le mode de l’addition des classes ou parties, c’est-Ă -dire de l’emboĂźtement des parties, en totalitĂ©s hiĂ©rarchiques :

(6) α + α’ = ÎČ ; ÎČ + ÎČ’ = γ ; γ + γ’ = Ύ ; 
 etc.

Bref, dĂ©finir les durĂ©es comme espaces parcourus relatifs aux vitesses (ou des travaux relatifs aux puissances) revient Ă  nouveau Ă  les dĂ©finir comme des intervalles entre Ă©vĂ©nements instantanĂ©s successifs, mais Ă  cette diffĂ©rence prĂšs que l’intervalle est cette fois conçu en fonction de son contenu, c’est-Ă -dire des actions ou mouvements eux-mĂȘmes dont la coordination constitue le temps.

III. Il n’a point Ă©tĂ© question du temps mĂ©trique dans ce qui prĂ©cĂšde (I et II). Du point de vue logistique, la mesure du temps s’explique aisĂ©ment en correspondance exacte avec ce que nous avons vu prĂ©cĂ©demment de la constitution du nombre : l’itĂ©ration de l’unitĂ© de durĂ©e rĂ©sulte de la fusion opĂ©ratoire du groupement de l’emboĂźtement des durĂ©es (analogue Ă  celui de l’emboĂźtement des classes) avec celui de la sĂ©riation des successions (analogue Ă  celle des relations asymĂ©triques). Mais il ne faut pas confondre cette fusion opĂ©ratoire avec la complĂ©mentaritĂ© dĂ©crite sous le chiffre II. Dans le systĂšme du temps qualitatif, les deux sortes d’opĂ©rations sont en effet seulement complĂ©mentaires, c’est-Ă -dire que les unes peuvent se dĂ©duire des autres, mais que toutes deux ne peuvent ĂȘtre effectuĂ©es simultanĂ©ment dans le mĂȘme groupement : si A, B et C sont trois Ă©vĂ©nements successifs, α la durĂ©e Ă©coulĂ©e entre A et B et α’ entre B et C, on peut ou bien sĂ©rier les successions d’évĂ©nements, mais alors l’ordre ABC est seul exact par opposition Ă  BAC, etc. (addition sĂ©riale non commutative), ou bien additionner les durĂ©es, et alors on a α’ + α = ÎČ aussi bien que α + α’ = ÎČ (addition non sĂ©riale commutative), mais on ne peut pas rĂ©unir les deux additions en une seule sans sortir du temps qualitatif. Il est d’ailleurs Ă©vident, et presque inutile de le prĂ©ciser, que si l’addition commutative des durĂ©es peut intervertir leur ordre, c’est simplement parce que la pensĂ©e a le pouvoir de sauter d’une durĂ©e Ă  une autre pour les rĂ©unir, tout en maintenant constant l’ordre des successions. Mais les durĂ©es qualitatives sont si peu mobiles que chacune n’est comparable qu’aux totalitĂ©s de divers degrĂ©s dont elle fait partie et non pas aux durĂ©es suivantes ou aux prĂ©cĂ©dentes. Ces opĂ©rations qualitatives ignorent en effet la comparaison des parties successives entre elles : on a α < ÎČ ; ÎČ < γ ; etc., parce que α + α’ = ÎČ ; ÎČ + ÎČ’ = γ, etc., mais on ne sait rien des rapports entre α et α’, ÎČ’, γ’, etc.

Au contraire, le propre du temps mĂ©trique est l’égalisation des durĂ©es successives α = α’ = ÎČ’ = γ’, etc., par rĂ©pĂ©tition de la durĂ©e initiale α choisie comme unitĂ©. En ce cas l’emboĂźtement (6) permet le dĂ©nombrement des unitĂ©s puisque, si α = α’, alors ÎČ = 2α puisque ÎČ = α + α’. L’emboĂźtement (6) se transforme donc en :

(7) α + α (= α’) = 2α (= ÎČ) ;

2α (= ÎČ) + α (= ÎČ’) = 3α (= γ) ; 
 etc.

Mais comment cette Ă©galisation de deux durĂ©es successives est-elle possible ? Il est clair, en effet, que sauf dans le cas de l’égalisation de deux durĂ©es synchrones, il n’existe pas de congruence temporelle comme il existe une congruence spatiale par application d’un Ă©lĂ©ment sur un autre. Pour Ă©galiser la durĂ©e α Ă  la durĂ©e suivante α’, il s’agit donc de dĂ©finir α non pas par l’intervalle seul entre deux Ă©vĂ©nements successifs, comme en (4), mais par son contenu, c’est-Ă -dire par un espace parcouru Ă  une certaine vitesse, soit αev, comme en (5) et en (6). Il s’agit en outre de pouvoir reproduire ce mouvement, c’est-Ă -dire de retrouver, par un nouveau dĂ©placement, un nouvel espace e’ Ă©gal Ă  e, parcouru Ă  une mĂȘme vitesse v’ Ă©gale Ă  v. C’est ainsi que dans l’exemple des bocaux du chapitre II le sujet doit comprendre, pour Ă©galiser deux durĂ©es successives, que l’eau coulant Ă  la mĂȘme vitesse donnera lieu Ă  une mĂȘme diffĂ©rence de niveaux. Dans le cas du sablier (chap. VIII) la situation est analogue (Ă©coulement du sable) et, dans le cas de l’horloge, c’est le mouvement de l’aiguille qui doit rester uniforme pour donner lieu Ă  des dĂ©placements Ă©gaux sur le cadran. On aura donc, de façon gĂ©nĂ©rale, Ă©galitĂ© entre les deux durĂ©es α et α’ :

(8) αev = αe’v’ si e’ = e et v’ = v

De façon plus gĂ©nĂ©rale encore, on peut Ă©galiser les durĂ©es de deux « travaux » successifs r et r’ (le travail Ă©tant le dĂ©placement d’une force, par exemple la chute d’une certaine quantitĂ© d’eau comme au chapitre II) s’ils sont exĂ©cutĂ©s Ă  la mĂȘme « puissance » (la puissance Ă©tant le travail rapportĂ© au temps, donc la vitesse multipliĂ©e par la force, puisqu’un dĂ©placement rapportĂ© au temps est une vitesse). On a donc en ce cas :

(8 bis) αrp = αr’p’ si r’ = r et p’ = p

Ce second cas (8 bis) est plus gĂ©nĂ©ral que le cas (8), en ce qui concerne la mesure du temps, car il s’applique ainsi, comme nous l’avons vu sous II, au temps psychologique. Quant au temps physique, il revient exactement au mĂȘme puisqu’il suffit de simplifier le rapport r/p en supprimant la force au numĂ©rateur et au dĂ©nominateur pour retrouver le rapport e/v.

Or, ces opĂ©rations supposent des relations toutes nouvelles entre la durĂ©e ou systĂšme des intervalles et l’ordre des successions, c’est-Ă -dire prĂ©cisĂ©ment qu’il y a synthĂšse opĂ©ratoire et non plus seulement complĂ©mentaritĂ©. En effet, tandis que dans le temps qualitatif les durĂ©es sont emboĂźtĂ©es d’une maniĂšre rigide les unes dans les autres et l’ordre des successions donnĂ© sans permutation possible, l’esprit seul conservant assez de mobilitĂ© pour dĂ©rouler cet ordre dans les deux sens ou pour rĂ©unir les durĂ©es indĂ©pendamment des successions (commutativitĂ©), dans le cas du temps mĂ©trique, au contraire, l’égalisation des durĂ©es successives permet de faire circuler librement dans le temps une durĂ©e Ă©talon dont l’identitĂ© est devenue indĂ©pendante de l’ordre des successions rĂ©elles. En ce cas, la seule diffĂ©rence entre une unitĂ© α et une autre unitĂ© α est que l’une des deux prĂ©cĂšde la seconde dans l’ordre du dĂ©nombrement, mais cet ordre est vicariant en ce sens que si l’on compte la deuxiĂšme en premier lieu elle devient la premiĂšre. On peut donc dire que l’addition mĂ©trique α + α = 2α est Ă  la fois sĂ©riale et commutative et que son caractĂšre sĂ©rial ne l’empĂȘche pas d’ĂȘtre commutative puisqu’il s’agit d’un ordre vicariant.

Bref, dans le domaine du temps comme dans tous les autres domaines spatiaux et physiques, la mesure apparaĂźt comme une synthĂšse des deux systĂšmes fondamentaux d’opĂ©rations : celles de dĂ©placement et celles de partition. On se rappelle, en effet, que le nombre constitue une synthĂšse de l’emboĂźtement des classes avec la sĂ©riation des relations asymĂ©triques. Or, de mĂȘme, lorsque les opĂ©rations logico-arithmĂ©tiques sont remplacĂ©es par les opĂ©rations spatio-temporelles et qu’ainsi l’emboĂźtement des classes devient partition ou emboĂźtement des parties en totalitĂ©s hiĂ©rarchiques, et que la sĂ©riation des relations devient succession ou placement spatio-temporel (y compris le changement de placement ou dĂ©placement), la mesure rĂ©sulte de la substitution possible des parties entre elles grĂące Ă  leur dĂ©placement ou Ă  celui d’une partie Ă©talon choisie comme commune mesure. Dans le cas du temps, la durĂ©e-unitĂ© est donc celle d’un mouvement de vitesse constante que l’on reproduit Ă  volontĂ©, c’est-Ă -dire que l’on dĂ©place dans le temps pour le synchroniser avec les durĂ©es partielles Ă  mesurer.

Or, psychologiquement, cette construction converge exactement avec la marche de l’esprit dans sa constitution d’une mĂ©trique temporelle. La difficultĂ© pour l’enfant, c’est d’admettre qu’une durĂ©e partielle quelconque, par exemple le temps nĂ©cessaire Ă  l’écoulement de l’eau entre deux niveaux, dans les bocaux des chapitres I et II, sera Ă©gale Ă  une autre durĂ©e, non pas synchrone (sans quoi il y aurait identitĂ© qualitative et non pas Ă©galitĂ© mĂ©trique), mais antĂ©rieure ou ultĂ©rieure : il s’agit donc d’admettre qu’une durĂ©e qualitativement liĂ©e Ă  des Ă©vĂ©nements ou Ă  des mouvements prĂ©cis puisse se dĂ©tacher de ce contexte qualitatif et se reproduire telle quelle dans un autre contexte, qui n’existait pas encore lors de la premiĂšre durĂ©e et qui abolit l’existence du premier lors de la seconde. Nous avons, en effet, constatĂ© la rĂ©pugnance des petits Ă  effectuer ce genre d’égalisation (chap. II, § 3). C’est comme si on leur demandait de considĂ©rer comme Ă©quivalentes une heure de jeux, qui est une durĂ©e remplie de mouvements, et une heure de calcul : en quoi la premiĂšre peut-elle ĂȘtre comparable Ă  la seconde, alors que le travail n’avait pas commencĂ©, et comment rĂ©duire la seconde Ă  la premiĂšre alors que les jeux ont pris fin ? Ce sont pourtant lĂ  deux unitĂ©s Ă©gales quoique successives, mais Ă  la condition de les vider de leur contenu et de les rapporter au mouvement d’une horloge qui se dĂ©roule d’une façon toute pareille dans les deux cas et qui aurait mĂȘme marquĂ© deux heures aussi si la seconde avait prĂ©cĂ©dĂ© la premiĂšre.

Il resterait Ă  comprendre comment se constitue la notion d’un mouvement Ă  vitesse uniforme, puisque nous venons de voir que cette notion est indispensable Ă  la construction d’une mĂ©trique temporelle. Or, on voit d’emblĂ©e le cercle oĂč semble s’engager le problĂšme : si la mesure du temps implique une vitesse uniforme, comment comprendre qu’une vitesse se conserve sinon en constatant que deux espaces Ă©gaux sont parcourus en deux durĂ©es successives Ă©gales elles aussi ? Donc comment juger d’un mouvement uniforme sans mĂ©trique temporelle ? La question psychogĂ©nĂ©tique ainsi posĂ©e est d’autant plus intĂ©ressante que le cercle est le mĂȘme sur le terrain de la mesure scientifique du temps : le rĂ©glage des horloges repose sur la rĂ©gularitĂ© des mouvements de la nature, de l’isochronisme des petites oscillations Ă  la pĂ©riodicitĂ© majestueuse des mouvements cĂ©lestes, mais que saurions-nous de la chronologie naturelle sans notre chronomĂ©trie 9 ? En rĂ©alitĂ©, et cela est fort significatif de la marche de l’esprit au niveau de l’organisation opĂ©ratoire progressive, la dĂ©couverte de la conservation des vitesses uniformes par l’enfant et celle de la mesure du temps sont simultanĂ©es et procĂšdent des mĂȘmes opĂ©rations. C’est ce que nous avons cherchĂ© Ă  Ă©tablir ailleurs (dans l’ouvrage intitulĂ© Les Notions de mouvement et de vitesse chez l’enfant).

IV. Cette nouvelle corrĂ©lation entre la construction de l’idĂ©e de vitesse et celles de la notion de temps conduit Ă  examiner maintenant comment s’effectue psychologiquement le groupement opĂ©ratoire des relations temporelles, ainsi que l’élaboration des trois attributs fondamentaux du temps rationnel : son homogĂ©nĂ©itĂ©, sa continuitĂ© et son uniformitĂ©.

Or, de mĂȘme que le temps intuitif nous a paru s’expliquer par le caractĂšre Ă©gocentrique et irrĂ©versible de la pensĂ©e du petit enfant, de mĂȘme la construction opĂ©ratoire du temps n’est que le produit d’une mise en relations rĂ©versibles. La rĂ©versibilitĂ© de la pensĂ©e se marque, en effet, par l’inversion de deux sortes de tendances, ou, si l’on prĂ©fĂšre, par la dĂ©centration de deux sortes de centrations. D’une part, la pente naturelle de la pensĂ©e Ă©tant de suivre le cours de l’action elle-mĂȘme, la rĂ©versibilitĂ© consistera Ă  apprendre Ă  le remonter : d’oĂč le dĂ©veloppement des opĂ©rations d’ordre ou de succession qui font correspondre Ă  l’opĂ©ration directe de descente, prolongeant l’anticipation intuitive, l’opĂ©ration inverse de retour, prolongeant la reconstitution esquissĂ©e dĂšs l’intuition. D’autre part, tandis que le point de vue propre constitue une centration privilĂ©giĂ©e, la rĂ©versibilitĂ©, dans le domaine des relations symĂ©triques, conduit Ă  la rĂ©ciprocitĂ© des points de vue : d’oĂč le dĂ©veloppement de la synchronisation et de la coordination des durĂ©es propres aux mouvements de diffĂ©rentes vitesses. Bref, dĂ©rouler le temps dans les deux sens, en dĂ©couvrant que le prĂ©sent n’est qu’un instantanĂ© pris sur un processus continu, et coordonner en un seul tout des trajectoires multiples, qui s’entrelacent et font de chaque instantanĂ© un milieu commun Ă  d’innombrables Ă©vĂ©nements simultanĂ©s, tels sont les deux rĂ©sultats de cette dĂ©centration qui, du temps Ă©gocentrique, aboutit au groupement rĂ©versible.

Sur le plan qualitatif, dĂ©jĂ , les opĂ©rations temporelles atteignent ainsi deux rĂ©sultats remarquables Ă  eux seuls : elles rendent le temps homogĂšne et continu. Par contre, les opĂ©rations mĂ©triques sont nĂ©cessaires pour assurer Ă  la durĂ©e un dĂ©roulement uniforme (uniforme tout au moins pour les petites vitesses qui caractĂ©risent notre milieu d’action habituel).

Le temps homogĂšne est un temps commun Ă  tous les phĂ©nomĂšnes et il s’oppose ainsi au temps local de l’intuition initiale. Mais l’homogĂ©nĂ©itĂ© n’implique pas l’uniformitĂ© des durĂ©es successives : le temps pourrait ĂȘtre commun Ă  tout l’univers, mĂȘme si son flux s’accĂ©lĂ©rait ou se ralentissait sans cesse, et mĂȘme s’il variait d’une Ă©poque Ă  l’autre. Il est donc clair que l’homogĂ©nĂ©itĂ© du temps est l’Ɠuvre des synchronisations et autres opĂ©rations qualitatives de coordination temporelle des mouvements. Par contre, ces opĂ©rations se bornant Ă  emboĂźter une durĂ©e partielle α ou α’ dans une durĂ©e totale ÎČ, sous la forme α + α’ = ÎČ, ÎČ + ÎČ’ = γ, etc., elles demeurent incapables d’assurer l’uniformitĂ© des durĂ©es successives, puisque, sans opĂ©ration mĂ©trique, on ne sait rien des rapports entre α et α’, ÎČ’, etc., qui peuvent ĂȘtre >, < ou =.

Quant Ă  la continuitĂ© du temps, il est remarquable qu’elle ne soit nullement admise Ă  tous les niveaux du dĂ©veloppement mental, pas plus que l’homogĂ©nĂ©itĂ© elle-mĂȘme : pour les petits, en effet, le temps est discontinu aussi bien que local, puisque chaque temps s’arrĂȘte avec le mouvement. L’ñge, par exemple, reste le mĂȘme pour les adultes qui ne grandissent plus ; une pierre a un Ăąge si elle pousse mais elle n’a plus d’ñge lorsqu’elle ne s’accroit plus, etc. Ce n’est qu’avec le temps opĂ©ratoire que la durĂ©e est conçue comme un flux continu, et, loin d’ĂȘtre intuitive, la continuitĂ© temporelle apparaĂźt comme le rĂ©sultat d’une construction vĂ©ritable. En quoi consiste cette construction ? Elle n’est pas autre chose que le systĂšme des emboĂźtements qualitatifs eux-mĂȘmes, qui aboutissent Ă  dĂ©couper la durĂ©e selon n’importe quelle distribution et en Ă©tant certain de pouvoir toujours poursuivre la partition indĂ©finiment. Certes, les diverses conceptions du continu que nous offre la topologie font appel Ă  la quantitĂ© extensive (l’axiome de Dedekind, celui de Cantor ou la notion des points d’accumulation, p. ex.) ou mĂȘme mĂ©trique (l’axiome d’ArchimĂšde). Mais puisque, sans l’admettre au dĂ©part, l’esprit en arrive Ă  concevoir le temps comme continu, il faut bien qu’il construise un continu qualitatif (quantitĂ© intensive) en s’appuyant sur les emboĂźtements de la proposition (6), avant que ceux-ci donnent lieu Ă  une quantification mathĂ©matique.

Il reste l’uniformitĂ© du flux continu propre Ă  la durĂ©e. Sur ce troisiĂšme point, les opĂ©rations qualitatives Ă©tant donc impuissantes, puisque l’idĂ©e d’un dĂ©roulement uniforme de la durĂ©e est liĂ©e Ă  celle d’une vitesse elle-mĂȘme uniforme, il faut attendre la constitution d’une mĂ©trique temporelle pour l’élaboration de ces deux notions solidaires. Seulement, comme dans le domaine du temps aussi bien que dans tous ceux que nous avons Ă©tudiĂ©s jusqu’ici (nombre, quantitĂ© de matiĂšre, poids et volume physique) les opĂ©rations mĂ©triques et extensives se constituent aussitĂŽt achevĂ© le groupement des opĂ©rations qualitatives ou intensives, l’uniformitĂ© de la durĂ©e est pratiquement reconnue en corrĂ©lation immĂ©diate avec son homogĂ©nĂ©itĂ© et sa continuitĂ©.

Telle est donc l’Ɠuvre de la rĂ©versibilitĂ© de la pensĂ©e en sa dĂ©centration progressive, dans la double direction du dĂ©roulement des successions ou asymĂ©tries selon les deux sens possibles, et de la rĂ©ciprocitĂ© des points de vue symĂ©triques : un groupement gĂ©nĂ©ral, Ă  la fois qualitatif et mĂ©trique, des rapports temporels, assurant au temps son unicitĂ© homogĂšne (Ă  notre Ă©chelle), sa continuitĂ© et son uniformitĂ© (Ă  notre Ă©chelle Ă©galement). Comme l’a profondĂ©ment senti Kant le temps n’est pas un concept, c’est-Ă -dire une classe d’objets multiples, mais un schĂšme unique, c’est-Ă -dire une forme d’ensemble commune Ă  tous les objets ou, si l’on veut, un objet formel ou une structure. Seulement, du fait que le temps n’est pas une classe logique, Kant concluait Ă  sa nature intuitive (voir plus haut chap. II, § 2) : il serait une « forme a priori de la sensibilité », comme l’espace et contrairement aux catĂ©gories de l’entendement et au schĂ©matisme du nombre. Or, l’analyse gĂ©nĂ©tique nous a conduits Ă  une vision toute diffĂ©rente, puisque seul le dĂ©veloppement d’un mĂ©canisme opĂ©ratoire parvient Ă  le constituer sous la forme d’un schĂšme total et unique et que ce mĂ©canisme prĂ©sente la mĂȘme forme de groupements et de groupes que les rĂ©alitĂ©s logico-arithmĂ©tiques. La seule diffĂ©rence est qu’il ne s’agit prĂ©cisĂ©ment pas d’opĂ©rations logiques (emboĂźtement de classes ou sĂ©riation de relations) ou arithmĂ©tiques, portant sur les rapports entre objets invariants, mais d’opĂ©rations infralogiques (partitions et dĂ©placements), c’est-Ă -dire de celles qui interviennent dans la construction mĂȘme des objets — des objets emboĂźtĂ©s les uns dans les autres jusqu’à la constitution de cet objet total qu’est l’Univers spatio-temporel 10. C’est pourquoi le temps, comme le voulait Kant, forme bien un objet unique ou l’une des structures de cet objet unique, mais cela ne contredit en rien sa nature opĂ©ratoire. La situation est naturellement la mĂȘme en ce qui concerne l’espace mais il n’est pas de notre propos de nous en occuper ici.

III

Pour ce qui est, enfin, du temps psychologique, nous avons pu constater qu’il n’est pas seulement intuitif, comme on l’a soutenu abusivement, mais que les mĂȘmes opĂ©rations s’y retrouvent exactement, puisque la durĂ©e vĂ©cue met en Ɠuvre une suite indĂ©finie de comparaisons, conscientes ou inconscientes, qui procĂšdent de la façon la plus continue des rĂ©gulations perceptives ou intuitives au groupement opĂ©ratoire proprement dit.

La sĂ©riation des instantanĂ©s, tout d’abord, est aussi essentielle au temps psychologique qu’au temps physique. L’image cĂ©lĂšbre du courant de conscience ne saurait, en effet, nous faire oublier qu’à chaque moment particulier de ce flux intĂ©rieur on se trouve en prĂ©sence, non pas d’un point sur une ligne, mais d’un Ă©tat multiple et complexe rĂ©sultant d’un enchevĂȘtrement de courants distincts. On peut ĂȘtre Ă  la fois joyeux de son travail, inquiet d’une situation politique, confiant dans l’attente des nouvelles d’un proche, etc., et chaque tranche du continu temporel intĂ©rieur apparaĂźt comme un tissu d’évĂ©nements simultanĂ©s, comme un « instantané » au sens oĂč l’on emploie ce mot dans la photographie d’un systĂšme physique quelconque. Reconstituer une sĂ©rie d’évĂ©nements internes, ce sera donc toujours construire une co-sĂ©riation.

Mais c’est en ce qui regarde les durĂ©es que le caractĂšre opĂ©ratoire du temps psychologique Ă©chappe le plus souvent Ă  l’analyse, Ă  cause de la confusion vulgaire des opĂ©rations qualitatives avec l’intuition, quand elles sont implicites, ou avec la mĂ©trique, quand elles sont explicites : la durĂ©e intĂ©rieure ne comportant habituellement pas de mĂ©trique, on s’imagine alors qu’elle se passe aussi bien des opĂ©rations gĂ©nĂ©rales d’emboĂźtement. Il est pourtant Ă©vident que dans la mesure oĂč l’on peut sĂ©rier des Ă©vĂ©nements internes O, A, B, C, etc., on se donne par cela mĂȘme les durĂ©es α (entre O et A), α’ (entre A et B), ÎČ’ (entre B et C), etc. Or, sans pouvoir Ă©valuer ces durĂ©es par des nombres, ni juger si elles sont uniformes, et sans mĂȘme connaĂźtre quels rapports existent entre α, α’ et ÎČ’, on saura toujours que α + α’ = ÎČ (ÎČ Ă©tant la durĂ©e entre O et B) ; ÎČ + ÎČ’ = γ (entre O et C) ; etc. Donc que α < ÎČ < γ
 , etc., c’est-Ă -dire que ces durĂ©es s’emboĂźtent les unes dans les autres. On dira que c’est un bien maigre savoir. Mais c’est celui qui suffit Ă  la logique des classes tout entiĂšre. Et surtout c’est celui qui, joint Ă  la sĂ©riation des instantanĂ©s, permet Ă  l’enfant de construire le temps physique antĂ©rieurement Ă  la connaissance des heures et des minutes.

Mais il y a plus. Ces durĂ©es vĂ©cues ne sont pas simplement des intervalles, et sur ce point M. Bergson a insistĂ© avec raison : elles sont « l’étoffe mĂȘme de la rĂ©alité ». Seulement, loin de les opposer aux durĂ©es physiques, ce contenu rĂ©el des intervalles ne peut se concevoir que de façon analogue pour le temps psychologique et pour le temps extĂ©rieur : il est (cf. prop. 5) un « travail » rapportĂ© Ă  la puissance ou activitĂ© (laquelle comprend la vitesse). Ce n’est pas, certes, un espace parcouru, puisque la vie intĂ©rieure n’est pas spatialisĂ©e, ni, en gĂ©nĂ©ral, un travail mesurable, puisque l’on ne compte guĂšre les idĂ©es que l’on conçoit ni les perceptions dont on est le siĂšge. Mais c’est un travail que l’on peut Ă©valuer en + ou en − . « Le temps est crĂ©ation, ou il n’est rien du tout », a dit encore M. Bergson, ce qui est la vĂ©ritĂ© mĂȘme, mais Ă  la condition de prĂ©ciser que le travail spirituel ne se traduit en durĂ©e, comme le « travail » physique, que mis en relation avec sa puissance (donc avec sa rapiditĂ©). Que cette traduction s’accompagne des erreurs systĂ©matiques bien connues, selon lesquelles le travail rapide ou intense paraĂźt court durant l’instant vĂ©cu et long Ă  la rĂ©trospection, c’est entendu, mais ces illusions se corrigent en partie, et prĂ©cisĂ©ment grĂące aux comparaisons opĂ©ratoires que l’esprit effectue sans cesse et presque automatiquement.

Les opĂ©rations du temps psychologique se limitent en gĂ©nĂ©ral au qualitatif pur. Mais n’existe-t-il pas de mĂ©trique temporelle interne ? Les plus belles des images dont abonde l’Ɠuvre de M. Bergson sont empruntĂ©es Ă  la musique et, lorsque ce maĂźtre de l’introspection veut rendre ce que la durĂ©e crĂ©atrice comporte d’irrĂ©ductiblement intuitif et d’antirationnel, c’est en termes de mĂ©lodie, de rythme et de symphonie qu’il s’exprime. Mais la musique, c’est prĂ©cisĂ©ment la mathĂ©matique intĂ©rieure, et, bien avant que Pythagore ait dĂ©couvert les proportions simples inhĂ©rentes aux accords harmonieux, le pĂątre antique chantant ses mĂ©lopĂ©es ou tirant un air de son chalumeau construisait des gammes et savait, sans les nommer, qu’une blanche vaut deux noires et qu’une noire vaut deux croches. Le rythme musical est mĂȘme la plus directement intuitive des mĂ©triques temporelles et ce n’est certainement pas du monde extĂ©rieur qu’il s’est imposĂ© Ă  nous 11. Il en est de mĂȘme des temps longs ou brefs qui qualifient les articulations du langage commun et surtout de la versification : or, ici encore, ce n’est pas le thĂ©oricien mais l’aĂšde qui inventa les « mĂ©triques » de la poĂ©sie excluant ainsi d’avance toute contradiction entre l’arithmĂ©tique Ă©lĂ©mentaire et l’expression des rythmes de la vie intĂ©rieure. Il y a mĂȘme lĂ  un fort bel exemple de la continuitĂ© qui relie les rythmes perceptifs Ă  l’opĂ©ration temporelle spontanĂ©e.

On peut donc conclure Ă  la gĂ©nĂ©ralitĂ© des opĂ©rations qui caractĂ©risent le temps sous toutes ses formes et Ă  la parentĂ© fondamentale du temps psychologique et du temps physique : tous deux sont des coordinations de mouvements de diffĂ©rentes vitesses, qu’il s’agisse de parcours dans l’espace extĂ©rieur ou d’actions en partie internes, et tous deux donnent lieu aux mĂȘmes « groupements » de dĂ©part. La chose va d’ailleurs de soi puisqu’ils ont la mĂȘme origine, dĂ©rivant l’un et l’autre du temps pratique ou sensori-moteur, qui s’appuie Ă  la fois sur les rapports entre les objets et sur l’action propre. Au fur et Ă  mesure de la diffĂ©renciation de l’univers extĂ©rieur et du monde intĂ©rieur, ils se diffĂ©rencient en retour, mais en s’appuyant l’un sur l’autre en une interaction continue et nĂ©cessaire.

Que le temps psychologique utilise le temps physique pour se dĂ©velopper, cela va de soi puisque la coordination des vitesses des actions suppose des travaux effectuĂ©s et que tout travail s’insĂšre tĂŽt ou tard dans le monde extĂ©rieur. Et, de fait, la mĂ©moire propre est une mĂ©moire des choses et des actions dĂ©ployĂ©es Ă  l’extĂ©rieur autant et bien plus que des Ă©tats intĂ©rieurs. Mais que le temps physique implique le temps psychologique, cela est non moins clair : la succession des phĂ©nomĂšnes n’est accessible que relativement Ă  un observateur qui les dĂ©passe et qui, par un moyen ou par un autre, parvient Ă  rĂ©tablir le passĂ© quand ce passĂ© n’est plus. M. Stueckelberg, qui a consacrĂ© une Ă©tude rĂ©cente au problĂšme du temps, a mĂȘme cherchĂ© Ă  montrer que, le temps mĂ©canique demeurant rĂ©versible, et celui de la thermodynamique ainsi que de la microphysique Ă©tant sujet Ă  des fluctuations, on ne saurait ĂȘtre assurĂ© du sens d’orientation du temps physique qu’en mettant les trajectoires extĂ©rieures en correspondance avec une suite de souvenirs, seul le temps de la mĂ©moire psychologique et biologique Ă©tant orientĂ© de façon univoque. Il est intĂ©ressant de voir un physicien invoquer ainsi le temps psychologique Ă  titre de support plus solide que le temps physique, comme si la mĂ©moire Ă©tait un enregistreur exact et automatique de souvenirs 12, tandis que les psychologues, sachant la part de reconstruction active qui intervient en tout acte de mĂ©moire, et de reconstruction se fondant prĂ©cisĂ©ment sur les Ă©vĂ©nements du monde extĂ©rieur, seraient tentĂ©s de choisir le temps physique comme support du temps intĂ©rieur. La vĂ©ritĂ© est assurĂ©ment que les sĂ©ries physiques et psychologiques s’appuient les unes sur les autres parce que toutes les deux sont des reconstitutions d’ordre causal. Le temps est, dans les deux cas, une coordination des mouvements : son sens d’orientation ne saurait donc ĂȘtre dĂ©fini qu’en fonction des connexions causales puisque les causes sont nĂ©cessairement antĂ©rieures aux effets. Or, si la causalitĂ© est le systĂšme total des opĂ©rations permettant de relier les Ă©vĂ©nements physiques les uns aux autres, il est clair que pour Ă©tablir expĂ©rimentalement un rapport causal il s’agit de mettre en relation les mesures successives que l’on prend et par consĂ©quent de faire appel Ă  sa mĂ©moire ou aux modes de reconstitution propres au temps psychologique. C’est en ce sens que le temps physique implique le temps psychologique : il n’est de coordination des mouvements extĂ©rieurs que relativement Ă  la coordination des actions de l’observateur, et vice versa.

Quant au temps de la relativitĂ©, loin de faire exception Ă  ce schĂ©ma gĂ©nĂ©ral 13, il apparaĂźt plus que tout autre comme une coordination des mouvements et de leurs vitesses. Rappelons d’abord que, en aucun cas, il n’aboutit Ă  inverser l’ordre des phĂ©nomĂšnes en fonction des points de vue : si A est antĂ©rieur Ă  B, d’un certain point de vue, il ne sera jamais ultĂ©rieur Ă  B, d’un autre point de vue, mais tout au plus simultanĂ©. Les retouches apportĂ©es Ă  la notion du temps par la mĂ©canique einsteinienne portent donc uniquement sur la non-simultanĂ©itĂ© Ă  distance et par consĂ©quent sur le fait que les durĂ©es se dilatent aux grandes vitesses. Or, l’une et l’autre de ces consĂ©quences vont de soi si l’on dĂ©finit le rapport de simultanĂ©itĂ© comme un cas limite de la succession, rĂ©sultant de la composition de deux mouvements de signalisation orientĂ©s en sens inverse et dont les rapports de succession s’annulent par consĂ©quent l’un l’autre (prop. 2 bis). La simultanĂ©itĂ© sera donc toujours relative Ă  l’instrument, organique ou physique (Ɠil et mouvements du regard, ou signaux optiques, etc.), de transmission : or, comme la vitesse relative de la lumiĂšre est constante et constitue ainsi une sorte d’absolu, la simultanĂ©itĂ© dĂ©pendra, dans le cas des grandes vitesses, des mouvements rĂ©ciproques de l’observateur et du phĂ©nomĂšne observĂ©, ainsi que de leur distance. Et, par le fait mĂȘme que les simultanĂ©itĂ©s seront donc relatives aux vitesses, la mesure des durĂ©es dĂ©pendra elle aussi de la coordination de ces vitesses mĂȘmes. Le temps relativiste n’est donc qu’une extension aux grandes vitesses, et au cas particulier de la vitesse relative de la lumiĂšre, d’un principe valable dĂšs les stades les plus humbles de la formation du temps physique et psychologique, dĂšs la genĂšse du temps chez le petit enfant 14.