Le Développement de la notion de temps chez l’enfant ()

Chapitre X.
Le temps de l’action propre et la durée intérieure 1 a

Les résultats décrits au cours du chapitre précédent nous ont appris que la notion d’âge ne résulte pas, chez l’enfant, d’une intuition directe du temps individuel intérieur, comme ce serait le cas (et comme ce sera le cas en particulier chez l’homme mûr et chez le vieillard) si la mémoire avait retenu et sérié chronologiquement les événements de la vie propre et du milieu extérieur pour en tirer un système de durées emboîtées : l’âge c’est, au début, tout simplement la taille, c’est-à-dire l’indice le plus spatial et le plus extérieur de la croissance physique, elle-même conçue comme se déroulant à un rythme uniforme. D’où l’aberration de ces réponses, qui jugent de l’âge des proches indépendamment de l’ordre de succession des naissances et qui admettent un chevauchement possible des différences d’âge, selon que les individus « se rattrapent » en cours de route par des accélérations imprévues. Il n’est qu’un cas où l’on pourrait croire à une notion d’âge fondée sur le temps intérieur de la mémoire : c’est celui où l’enfant se croit né avant son père et sa mère parce qu’il n’a pas de souvenirs de ce qu’ils étaient antérieurement à sa propre existence. Mais chacun s’accordera à admettre qu’en ce cas la mémoire joue un rôle essentiellement négatif, et que le facteur primaire, en une telle croyance, est l’égocentrisme, pour ainsi dire épistémologique, du point de vue propre.

Le moment est donc venu d’examiner en lui-même le problème crucial du temps psychologique. Nous poserons la question comme suit : l’enfant échoue-t-il, avant le troisième stade, à construire un temps physique cohérent parce qu’il se contente de projeter dans l’univers une durée intérieure déjà organisée — mais de façon spécifique et purement psychologique — ou bien au contraire ne possède-t-il pas davantage, au début, de système temporel interne qu’extérieur et construit-il peu à peu son temps propre en s’appuyant sur le temps extérieur et en procédant selon les mêmes mécanismes après avoir connu les mêmes errements ?

Or, tout ce que l’on sait de la mémoire enfantine, en particulier par les beaux travaux de Stern, est de nature à appuyer la seconde de ces deux solutions : l’enfant retient une foule d’impressions et de souvenirs avec une vivacité souvent déconcertante (car ils peuvent être inexacts aussi bien qu’exacts), mais il ne les ordonne pas en séries cohérentes et n’estime (ou n’emboîte) les durées qu’avec les plus graves confusions. La chose va d’ailleurs de soi si l’on conçoit la mémoire, en opposition avec la « mémoire pure » de la philosophie bergsonienne et du freudisme orthodoxe des débuts, une « mémoire-élaboration », c’est-à-dire une mémoire qui reconstitue le passé par une construction ou reconstruction perpétuelle et qui est, pour tout dire, un « récit » selon l’heureuse expression de Pierre Janet. En tout cas, et même si l’on admet que pour une part cette fonction de reconstitution intellectuelle, en conservant l’hypothèse de traces mnémoniques et d’un contenu mnésique de nature psychophysiologique que la mémoire-activité devrait sans cesse réorganiser, il va de soi que le temps intérieur donnera lieu aux mêmes comparaisons, c’est-à-dire aux mêmes sériations d’états successifs et aux mêmes emboîtements de durée que le temps physique comme tel. Bien plus, en classant ses souvenirs, le sujet devra bien s’appuyer sur le résultat extérieur de ses actions — c’est-à-dire sur le temps physique lui-même, aussi bien que pour ordonner un ensemble d’événements physiques il s’appuie nécessairement sur sa mémoire.

Mais comment saisir les opérations propres à cette organisation du temps psychologique ? Nous ne pouvions songer à incorporer à ce volume déjà trop copieux une étude systématique de la mémoire ou de la structure des récits chez l’enfant. Nous nous bornerons sur ce point à nous référer aux deux études antérieures que nous avons consacrées à « La structure des récits et l’interprétation des images de Dawid chez l’enfant » et à « La notion de l’ordre des événements et le test des images en désordre » 2. D’autre part, saisir expérimentalement la « durée pure » dans une introspection provoquée se heurte à la difficulté fondamentale que cette « pureté », loin de constituer une « donnée immédiate de la conscience » au sens où une perception, par exemple, pourra être étudiée de façon directe, est le produit d’une abstraction très subtile et très intellectualisée. Le temps psychologique immédiat, c’est donc tout simplement, si l’on procède par élimination des reconstitutions intellectuelles, le temps de l’action en cours. Ce n’est donc pas le temps du rêve, de la rêverie ou de l’évocation spontanée des souvenirs, dans lequel le moi se replie loin de l’univers pour vivre des états en réalité dérivés et secondaires, qui tendent même à la pathologie sitôt que l’individu n’en est plus maître (voir ce qu’est devenue la durée bergsonienne dans les analyses de Charles Blondel !), mais le temps de l’action actuelle, dans lequel le moi se construit lui-même, par le seul fait qu’il façonne les choses ou les autres personnes.

Laissant de côté, parce que déjà discutée dans les deux articles antérieurement cités, la question de l’ordre de succession, et nous bornant donc à la durée, nous avons donc tout simplement fait exécuter à nos sujets certaines tâches usuelles, en les priant de comparer les durées auxquelles elles correspondent (première technique) ou en les priant d’exécuter les mêmes tâches plus (ou moins) rapidement mais durant le même temps (seconde technique). Or, ces quelques essais, sans prétention aucune, nous ont d’emblée mis en présence d’un fait qui nous a paru digne d’analyse : quand l’action en cours est un travail, et non pas une contemplation passive, les plus jeunes sujets n’évaluent pas le temps de l’action propre en termes d’états de conscience, c’est-à-dire par introspection directe, mais en termes objectifs ou plutôt « réalistes », en se fondant sur les résultats de l’action ou sur sa vitesse, et en invoquant par conséquent des critères exactement analogues à ceux qu’ils emploient dans l’estimation du temps physique. Les grands, au contraire, raisonnent en termes d’états de conscience, mais il est alors clair que la construction de cette durée interne procède par intériorisation progressive des notions antérieures, simplement appliquées à l’activité propre et affinées ou corrigées au fur et à mesure du progrès des opérations temporelles.

§ 1. Les réactions à la vitesse de l’action

Pour nous rendre compte si nous sommes d’accord avec le sujet quant à la désignation verbale des durées, nous commençons par frapper deux coups sur la table, avec, entre deux, un intervalle court d’abord et long ensuite : quand l’enfant a déclaré que le second moment est « plus long » ou « plus grand » que le premier, ou qu’il y a eu « plus longtemps » entre les deux derniers coups qu’entre les deux premiers, nous en venons alors à l’interrogatoire lui-même. Nous le prions de dessiner sur un papier des barres, bien faites et aussi soigneusement que possible. Nous l’arrêtons après 15’’ et le prions de dessiner des mêmes barres mais cette fois aussi vite qu’il le peut. Nous l’arrêtons à nouveau après 15’’ et demandons si l’un des moments a été plus long que l’autre, et lequel. À cette technique I doit être adjointe la technique de reproduction (II) : faire dessiner au sujet les barres aussi vite que possible en le priant de s’arrêter lui-même après le moment qu’il jugera égal au premier 3. Cette technique II est malheureusement à peu près inutilisable avec les enfants de 4 et souvent encore de 5 ans, parce qu’ils ne parviennent pas à juger du temps écoulé au moment même où ils travaillent, mais ce fait même, qui est gênant du point de vue des comparaisons statistiques, est fort instructif du point de vue de l’analyse et nous y reviendrons.

Il n’est pas question, dans ce domaine du temps psychologique, d’établir des stades nettement caractérisés, comme pour les problèmes de temps physique. La continuité demeure, en effet, beaucoup plus grande entre les réactions des petits et celles des grands et les illusions qui interviennent dans l’appréciation des durées se présentent sous des formes qualitatives communes à l’enfant et à l’adulte lui-même. Il faut à cet égard distinguer trois éléments au problème. Il y a d’abord l’illusion comme telle, c’est-à-dire l’erreur systématique qui fait juger un temps vécu long ou court, selon certains facteurs d’activité et de tension intérieure. Il y a ensuite la réaction à cette illusion, dans le sens d’une acceptation précritique de la donnée perceptive ou au contraire d’une correction progressive s’effectuant par un jeu de régulations d’abord et, en fin de compte, de comparaisons opératoires. Il y a, en troisième lieu, et ceci est essentiel, la différence entre l’impression vécue au moment même de l’action et l’estimation de la durée évaluée après coup par la reconstruction mnésique, avec l’intervention des raisonnements qu’elle comporte. Chacun sait, en effet, qu’une durée paraissant très courte à l’instant où elle est vécue s’allongera considérablement dans le souvenir parce que, durant l’action, les vitesses en jeu font paraître le temps court tandis qu’après l’action le nombre des événements survenus le dilatent d’autant. Au contraire une durée vide paraît longue durant l’action à vitesse ralentie tandis qu’elle semble courte au souvenir, et cela précisément en tant que vide. Il va de soi que le pouvoir d’introspection du sujet jouera, dès lors, un grand rôle dans l’estimation du temps vécu : si les petits pèchent par défaut d’introspection, comme nous venons de le faire prévoir à l’instant, et se bornent à une rétrospection qui est une reconstitution, ils renverseront donc le sens des estimations que feront les grands. Il s’y ajoute que jugeant après coup du temps par le nombre des événements qui l’ont rempli ils débuteront par une justification tirée des résultats extérieurs de l’action et leur notion du temps psychologique se confondra donc, comme nous l’avons fait prévoir (et on comprend maintenant pourquoi), avec leur temps physique. Les grands procéderont au contraire par introspection directe : seulement tous les intermédiaires seront donnés entre deux, puisque l’introspection est en réalité un système de représentations qui se construit comme un autre, mais à propos du monde intérieur et non pas extérieur. Ces trois ensembles de facteurs permettront donc d’opposer les réactions des grands à celles des petits, mais sans toutefois pouvoir parler de stades proprement dits. Examinons ainsi les réactions âge par âge en cherchant simplement à marquer les différences progressives.

De 4 ans à 5 ; 0 les enfants examinés ont été unanimes à juger que la confection rapide des barres avait pris plus de temps que celle des barres dessinées lentement, et cela en se fondant naturellement sur le résultat de l’action plus que sur le sentiment interne de la durée. En effet, aucun d’eux, sauf un sujet particulièrement intelligent, ne paraît avoir pris conscience de l’impression vécue au moment même du travail :

Ed (4 ; 6) représente le niveau le plus bas, celui où la comparaison elle-même est impossible : « Tu sais ce que c’est qu’un petit moment ? — Non. —  Et un grand moment ? — Non. —  Quand tu viens de la maison à l’école c’est un grand moment ou un petit ? — Un grand moment. — (Les deux coups frappés à intervalles différents.) Quand ça a été le plus long moment, la première fois ou maintenant ? — … — Eh bien regarde tu vas faire des barres les plus jolies que tu pourras (il s’exécute 15’’). Tu as travaillé pendant un petit moment ? — Oui. —  Maintenant tu vas les faire très vite, très très vite (arrêt après 15’’). Tu as travaillé un petit ou un long moment ? — Un petit moment. —  Tu as travaillé plus longtemps maintenant ou avant ? — … — C’était un petit moment plus petit ou plus grand quand tu as dessiné vite ? — … »

Ros (4 ; 7) distingue 20 et 25’’ aux coups frappés. On lui fait dessiner les barres lentement puis rapidement (25’’ chaque fois) : « Tu as travaillé pendant le même temps ? — Non. —  Quand c’était plus longtemps ? — Là (rapides). — Pourquoi ? — Sais pas. —  Quand c’était le plus petit moment ? — Celles-là (lentes). »

Mit (4 ; 11) : « Tu as travaillé le même petit moment ? — Non. —  Quand tu as travaillé le plus de temps ? — En allant vite. »

Mir (5 ; 0). L’expérimentateur frappe deux coups sur la table à 20’’ d’intervalle : « C’est un petit moment ou un long ? — Un petit moment. — (Id. à 25’’). C’était la même chose ? — Non, c’était plus longtemps. —  (Barres.) Tu les dessineras joliment (20’’). Petit ou grand moment ? — C’était un petit moment. —  Et maintenant très vite (20’’ également). C’était un petit ou un grand moment ? — Un petit moment, mais c’était un plus grand moment qu’avant. —  Pourquoi ? — Parce que c’était plus long. » On recommence dans l’ordre inverse, pour éviter l’influence possible de la comparaison initiale : même résultat.

Tout se passe donc comme si ces sujets jugeaient simplement du temps au résultat de l’action : ayant dessiné plus de barres, quand l’action était rapide, cette seconde action est jugée plus longue. On objectera peut-être qu’en ce cas l’enfant répond à côté de la question posée : ne comprenant pas qu’on lui demande d’évaluer la durée telle qu’il l’a vécue au moment même de l’action, il juge alors du temps physique nécessaire pour faire 10 à 12 barres au lieu de 5 ou 6 et l’évalue plus long sans tenir compte des vitesses. Seulement le problème se pose de savoir si ces sujets sont capables de faire une telle distinction, et si la conscience du temps de l’action propre n’est pas d’abord périphérique pour devenir, ensuite seulement, centrale. La prise de conscience serait ainsi centripète : le sentiment de la durée de l’action débuterait par la conscience du résultat obtenu. Il s’agit donc de chercher laquelle de ces deux hypothèses semble la mieux fondée.

En attendant que la suite du développement permette de décider entre elles, notons d’abord ceci. La meilleure preuve que nos questions sont compréhensibles dans leur forme même et n’ont donc pas donné lieu à un malentendu sur leur signification verbale, c’est précisément qu’un de nos sujets de 4 ans a déjà pu faire la distinction entre le temps vécu au moment même de l’action et le temps évalué une fois l’action terminée, et, notons-le bien, en faisant d’ailleurs primer ce dernier. Si les autres sujets ont ignoré la même nuance, c’est donc sans doute qu’ils en étaient intellectuellement encore incapables. Voici le cas du sujet avancé :

Pau (4 ; 9) distingue 20 et 25’’ aux coups frappés. Il dessine les barres lentement puis rapidement : « Tu as travaillé pendant un même moment, ici et là ? — Non, un plus grand moment ici (rapides). — Pourquoi ? — Ça a passé plus vite quand j’ai fait vite. —  Alors quel moment a été le plus long ? — Celui-là (rapides) c’est plus long. —  Mais pourquoi ? — Parce que c’est plus long. »

Le sujet Pau manie donc déjà suffisamment l’introspection pour noter que « ça a passé plus vite quand j’ai fait vite » et cependant il conclut que le temps de l’action rapide « est plus long ». Au rebours des cas précédents, Pau distingue donc le temps vécu pendant l’action et le temps de la rétrospection, jugeant déjà des deux selon la double erreur systématique (plus court pendant et plus long après) qui dure jusque chez l’adulte. Pourquoi attribue-t-il alors plus de valeur au jugement rétrospectif, confirmant ainsi le crédit que l’on peut accorder aux réponses des sujets précédents ? Peut-être n’est-il pas encore assez accoutumé à l’introspection pour la préférer au jugement construit après coup. Mais surtout, celui-ci peut s’appuyer sur les résultats de l’action : plus de barres ont été dessinées, donc le temps est plus long. Bien qu’en avance sur ses contemporains, le sujet Pau reste ainsi réaliste : c’est donc ce primat du réalisme par rapport à l’introspection — primat irréfléchi chez la plupart des sujets faute de capacité introspective, et réfléchi chez Pau — qui définit la réaction initiale de l’enfant, ce qui est d’ailleurs conforme à la règle générale de l’égocentrisme.

Notons encore, entre parenthèses, combien cette réaction initiale explique le jugement courant des petits dans le domaine du temps physique : « plus vite = plus de temps », En effet, si le temps psychologique correspondant à un mouvement rapide n’est pas jugé plus court introspectivement, mais seulement plus long rétrospectivement, donc avec une attention centrée sur le résultat de l’action plus que sur son déroulement comme tel, il va de soi qu’il en sera a fortiori de même du temps physique extérieur propre.

Cette difficulté d’introspection, qui rend donc compte de la notion à la fois réaliste et égocentrique du temps chez les petits, explique naturellement le fait que la technique II soit inapplicable à ce niveau. Nous allons voir, en effet, ce qu’elle donne encore l’année suivante.

Entre 5 ; 1 et 6 ; 0 on trouve 90 % des réponses qui jugent toujours le travail rapide plus long que le travail lent :

Pie (5 ; 6). On frappe à intervalles de 20’’ et de 25’’ : « Quand c’était le plus long moment ? — La deuxième fois (juste). — Et maintenant ? — La première fois (juste). — Maintenant, on va faire des barres. Fais les premières le plus joliment possible. Bien. Et maintenant fais-les le plus vite possible. Bien (20’’ chaque fois et 7 barres de plus la seconde). Un moment était plus long que l’autre ? — Oui. Le deuxième. —  Ça t’a semblé plus long en dessinant ? — Oui. —  Pourquoi ? — … »

Jap (5 ; 7) : « Un petit moment » pour le travail lent, puis, pour le travail rapide : « Un grand moment. —  Un des moments était plus grand que l’autre ? — Oui, là (rapides). — Pourquoi ? — Parce que c’est plus long. »

Fred (5 ; 11). Même début : « La deuxième fois j’ai pris plus longtemps. —  Pourquoi ? — Parce qu’il y en a plus. »

Chel (5 ; 10). 15’’ et 15’’ : « La deuxième fois plus de temps. —  Pourquoi ? — Parce qu’il y a plus de barres. —  Mais la première fois ça t’a semblé plus long ou moins long ? — Moins longtemps. »

Gis (6 ; 0). On commence par les barres rapides pour contrôler que ce n’est pas simplement le second comme tel des deux travaux qui paraît le plus long : « Tu vas faire des barres comme ça, mais très vite (25’’). C’était un grand ou un petit moment ? — Un grand moment. —  Et maintenant fais-les en t’appliquant bien, sans te presser (25’’ également). Un grand ou un petit moment ? — Un petit moment. —  Quand as-tu travaillé plus longtemps ? — Là (rapides). — Pourquoi ? — C’est un grand moment là, parce qu’il y en avait plus. »

Et voici des exemples de la technique II en plus de la technique I :

Jan (5 ; 9). 20’’ lentes : « Un petit moment. — (20’’ rapides.) — Maintenant j’ai travaillé longtemps. — Pourquoi crois-tu que c’est longtemps ? — Parce que je vois que j’ai fait plus de lignes. »

Technique II. On l’arrête après 12’’ pour le travail lent : « Maintenant tu vas le faire aussi vite que possible et tu t’arrêteras quand ça sera le même moment qu’avant. — (Il ne s’arrête pas.) — Recommençons. Tu ne t’es pas arrêté au bon moment. — (Il ne s’arrête pas non plus.) — Encore une fois (on l’arrête après 10’’ au lieu de 12). C’est plus ou moins longtemps maintenant ? — C’est déjà plus… »

Lil (6 ; 0). Travail lent (20’’) : « C’est un petit moment. — Tu vas maintenant travailler de nouveau pendant un même moment mais en faisant aussi vite que possible. — (Lil fait alors le même nombre de barres et s’arrête à 13’’.) — C’est le même moment ? — Oui. » On cache naturellement le premier dessin pendant que l’enfant cherche à reproduire la même longueur de temps : on voit que Lil s’est néanmoins borné à refaire le même nombre.

Voici enfin un exemple des cas où l’enfant hésite entre l’estimation habituelle de ce niveau et son contraire :

Clan (5 ; 8). Barres lentes (25’’) : « Grand ou petit moment ? — Un grand moment. —  Et maintenant très vite (25’’). C’est le même moment ? — Plus longtemps avant. —  Est-ce qu’un des deux moments était plus grand que l’autre ? — Oui, un plus grand. —  Lequel ? — Le premier. —  Pourquoi ? — Parce que j’ai travaillé plus. —  Où tu as travaillé plus ? — Ah ! maintenant. C’est maintenant un moment plus grand parce que j’ai travaillé plus. »

Ces cas de 5 à 6 ans sont intéressants par la plus grande précision de leur argumentation. Comme on le voit, ils sont, à peu de chose près, unanimes à attribuer le plus long moment au travail plus rapide « parce que c’est plus long » disent simplement les plus jeunes et « parce qu’il y a plus de barres » ajoutent les plus explicites, c’est-à-dire, dans les deux cas, que le travail fourni a été plus grand. À cet égard, les hésitations de Clan sont très significatives. Ce sujet n’est certain que d’une chose : c’est que le temps a été plus long quand il a travaillé plus. Mais a-t-il travaillé plus lorsqu’il cherchait la qualité (travail lent) ou la quantité (rapidité) ? Il semble qu’une lueur d’introspection lui fait sentir le temps comme plus long dans la première situation, mais le critère du travail accompli le fait ensuite pencher en faveur de la seconde, en conformité avec le jugement usuel de ce niveau.

Quant à la technique II on voit que Jan n’arrive pas à la comprendre faute d’introspection de la durée au moment même du travail et que Lil, qui fait semblant d’estimer le temps comme tel, le mesure en réalité au nombre des barres dessinées, sans s’occuper de la vitesse.

Entre 6 ; 1 et 7 ; 0, on trouve encore 80 % de cas estimant le travail rapide plus long :

Rot (6 ; 4). On commence par les dessins rapides (20’’) : « C’est un moment long ou court ? — Un moment court. —  Le temps a passé vite ou pas ? — Ça passait vite. —  Et maintenant (travail lent : 20’’ aussi) ? — C’était plus long avant. —  Pourquoi ? — Parce qu’il y avait moins de barres maintenant et qu’il y en avait plus avant. »

Jac (6 ; 7) : « Essaie d’en faire de jolies (15’’). — Un moment court. —  Fais-les maintenant très vite (15’’). C’est un petit moment ? — Oui. —  Un des moments a été plus long que l’autre ? — Le second. —  Pourquoi ça t’a paru plus long ? — Parce que c’était plus long à faire (les rapides !). »

Syl (6 ; 8). 5 barres lentes et 15 barres rapides, toutes deux en 20’’ : « Là (rapides) c’était plus court, mais j’ai travaillé plus longtemps. » (Cf. le cas de Pau à 4 ; 9.)

Jos (6 ; 9) : « Ça a été plus long quand j’ai dessiné les barres vite. »

Et voici des exemples de la technique II :

Kat (6 ; 10). Barres lentes : 20’’. Reproduction 15’’ : « C’est la même chose. » Donc estime 15’’ de travail rapide égales à 20’’ de travail lent, les nombres de barres dessinées étant cette fois bien différents.

Cha (6 ; 11). Lent 20’’. Rapides : s’arrête à 20’’ également mais croit s’être trompé : « C’était plus longtemps parce qu’il y a plus de barres et puis j’ai été plus vite. »

Voici maintenant un exemple de réaction intermédiaire entre les précédentes et les supérieures et un exemple (le premier cas franc) de ces dernières :

An (6 ; 3) : « C’était plus long pour celles-là (lentes). — Tu as travaillé plus longtemps une des deux fois ? — Oui. —  Quand ? — Pour celles-ci (lentes). — Combien on pourrait compter de temps ici (lentes) ? — Jusqu’à trois. —  Et là (rapides) ? — Jusqu’à six. » An reste donc accroché à l’idée que le temps des barres rapides est plus long.

Dor (6 ; 9), avec la technique II, identifie 20’’ de travail rapide à 15’’ de travail lent. Le premier lui paraît donc plus court.

On voit ainsi que l’évaluation reste la même. Seul Dor fait exception avec netteté. À noter les réactions de Rot et de Syl qui, comme Pau à 4 ; 9, distinguent l’impression de « court » pour le temps vécu au moment même du travail et l’estiment néanmoins plus long après coup. À remarquer aussi l’expression caractéristique de Jac qui dit des barres à dessiner rapidement : « C’était plus long à faire », ce qui montre bien le peu d’introspection que l’on rencontre ordinairement à cet âge.

De 7 à 8 ans, par contre, 50 % seulement des sujets évaluent le temps comme les petits et 50 % en s’appuyant déjà sur l’introspection de la durée vécue. Voici des exemples du premier cas (réaction inférieure) :

Phi (7 ; 2). Lentement (20’’). « Et maintenant à toute vitesse. — C’est pour voir combien de minutes ? — Oui vas-y (20’’). — Ça (lentement) c’était un petit moment et ça (rapides) c’était plus long. —  Pourquoi ? — Parce qu’il y en a plus. »

Fra (7 ; 6) de même : « Un plus grand moment parce que j’ai fait de plus grandes barres. »

Et avec la technique II :

Sel (7 ; 3). Lentement : « Un petit moment (17’’). — Dessine maintenant aussi vite que possible mais le même moment. — (14’’) C’est le même temps. »

Voici par contre des exemples de réactions supérieures :

Aud (7 ; 4). 20’’ lentement et rapidement (techn. I) : « Les deux moments étaient la même chose. — Pourquoi ça t’a semblé ainsi ? — Parce que là (rapides) il y en a plus et là (lentes) moins, mais c’était aussi long à faire. »

Til (7 ; 8). Technique I (20’’) : « Quand as-tu travaillé plus longtemps ? — En premier. — Pourquoi ? — Parce qu’on y a fait lentement. — « Tu aurais pu compter jusqu’à combien ? — Une minute. — Et l’autre fois ? — Aussi une minute. —  Alors c’est pareil ? — Oui. —  Quand ça a passé plus vite ? — La seconde fois (rapides). »

Ky (7 ; 3). Technique II. Identifie 15’’ à 15’’ : « C’est pareil ? — Oui. Là je suis seulement allé plus vite, mais c’est le même temps. »

On voit combien ces trois derniers cas, par opposition aux trois premiers, marquent une étape supérieure : tous les trois identifient les mêmes temps et de plus en soulignant chacun que, psychologiquement, le temps de l’action lente paraît plus long que l’autre.

Enfin, sur quelques sujets de 10 à 13 ans examinés à titre de contrôle, le tiers seulement réagissent comme les petits tandis que les deux tiers présentent la réaction dont nous venons de voir les premiers exemples. Voici des cas de réaction inférieure (retardés) :

Mar (10 ; 11) : « Moins de temps ici (lentes) parce que j’allais plus lentement. » Et à la technique II 11’’ de travail rapide lui paraissent égales à 13’’ de travail lent.

Al (13 ; 1) : « C’était plus court pour ça (lentes) parce que ça allait plus lentement. » Technique II : 10’’ de travail rapide lui paraissent « à peu près la même chose » que 20’’ de travail lent.

Et voici des exemples de réactions supérieures :

Sim (10 ; 8). Technique I : « (20’’ lentes.) Assez long. —  Et maintenant (20’’ rapides) ? — À peu près pareil. —  Une fois paraissait plus longue ? — La première fois, peut-être un peu plus long. »

Od (12 ; 8). Technique I. 20’’ : « Pas très long (lentes). — Et ça (rapides) ? — À peu près la même chose. —  Une fois t’a paru plus longue ? — Non, presque pareil. »

Technique II. 20’’ de travail rapide = 21’’ de travail lent. Donc pratiquement correct.

Cec (12 ; 2). Technique I : « (20’’ rapides.) — Ça passait vite. —  Et maintenant (lentes 20’’) ? — C’est la même chose. J’ai été plus lentement, mais il me semble que c’est le même moment. »

Trois choses frappent dans ces réactions des grands (y compris ceux de 7-8 ans à réponses supérieures) comparées à celles des petits. La première est que les grands évaluent le temps de l’action propre en se fondant à peu près exclusivement sur la prise de conscience des impressions vécues au cours même de l’action et non plus sur les résultats extérieurs de celle-ci. Ce n’est pas seulement le contenu de leurs notations qui est significatif à cet égard, mais la forme elle-même : des expressions telles que « à peu près », « il me semble que », etc., montrent assez qu’ils se placent cette fois au point de vue de l’introspection et non plus à celui des produits matériels faciles à estimer.

En second lieu, on remarque les progrès de l’estimation elle-même. Il n’y a pas seulement, en effet, inversion de l’erreur systématique des petits, en ce sens que c’est le travail le plus lent qui est estimé le plus long dans le temps, mais dans la majorité des « réactions supérieures » on trouve en fin de compte ce jugement que les deux moments sont pratiquement équivalents. Il y a sans doute, au point de départ de cette correction de l’illusion, une simple régulation. Et, comme les régulations perceptives augmentent de précision avec l’âge 4, il est normal qu’il en soit de même quant à la perception du temps intérieur. Mais il y a sans doute plus : des opérations proprement dites semblent intervenir comme nous allons le relever à l’instant.

D’une manière générale, en troisième lieu, si l’on compare ce temps psychologique naissant au temps physique des petits et même au temps physique qualitatif mais opératoire dont la constitution, au troisième stade, se retrouve sous de nouvelles formes en chacun des chapitres de cet ouvrage, il semble évident que le premier constitue une différenciation intériorisée du second, et cela sous une double forme : 1° Les illusions propres à l’évaluation des durées vécues ne sont que le prolongement des erreurs systématiques qui caractérisent le temps intuitif et égocentrique des débuts (temps physique et psychologique à la fois, c’est-à-dire temps des mouvements perçus du dehors mais en fonction de l’activité propre). Par exemple « un plus grand moment parce que j’ai fait plus de barres » disent les petits, en connexion étroite avec l’erreur que nous avons rencontrée sans cesse au cours du premier stade du temps physique « plus vite = plus de temps = plus de chemin parcouru ou de travail accompli ». Inversement, l’illusion suivant laquelle le mouvement lent prend plus de temps n’est que l’application, avec généralisation abusive, du rapport physique correct « plus vite = moins de temps » découvert dès le second stade. 2° Et surtout, si les erreurs systématiques propres aux estimations du temps psychologique ne sont que la réplique intérieure de celles du temps intuitif en général, physique aussi bien psychique, on peut dire inversement, et en s’appuyant sur les mêmes raisons, que la correction de ces erreurs, c’est-à-dire la construction d’une notion plus exacte de la durée intérieure, est le produit des mêmes opérations qualitatives que celles conduisant au temps physique objectif et logique. En effet, quand Aud (7 ; 4) dit : « Là il y en a plus et là moins mais c’était aussi long à faire », donc « les deux moments étaient la même chose », quand Ky (7 ; 3) dit : « Là je suis seulement allé plus vite, mais c’est le même temps », quand Cec (12 ; 2) dit : « J’ai été plus lentement, mais il me semble que c’est le même moment », etc., ils soumettent en réalité leurs propres actions à un ensemble de jugements opératoires, c’est-à-dire de relations logiques cohérentes analogues à celles qui unissent sur le plan physique le temps, la vitesse et l’espace parcouru. Dans la mesure où l’action propre est réfléchie, et non plus seulement vécue intuitivement, dans la mesure, pourrait-on presque dire, où il y a analyse réflexive et non plus seulement introspection, les résultats de cette action, sa rapidité ou cadence et les divers événements dont elle est constituée s’intègrent en une totalité cohérente dans laquelle l’ordre de succession, d’une part, et l’emboîtement des durées, d’autre part, s’appuient l’un sur l’autre exactement de la même manière que dans la construction du temps physique. Pour mieux dire, le sujet ordonne son temps propre en utilisant le temps physique dans lequel il intègre ses actions comme il ordonne le temps physique en utilisant sa mémoire et son activité d’organisme participant, à titre d’élément parmi les autres, aux modifications du milieu ambiant. Bien plus, si les illusions temporelles sont, ainsi que nous l’avons vu, peu à peu réduites par un système de corrections progressives, il est clair qu’il existe une continuité complète entre les opérations qualitatives qui sont à la source de la construction logique du temps (intérieur comme extérieur) et les régulations intuitives, puis même perceptives, dont les compensations approchées annoncent dès le départ la réversibilité opératoire.

Bref, le développement du temps psychologique, dont les résultats de ce premier paragraphe permettent déjà d’esquisser les grandes lignes, est à la fois la réplique intériorisée et l’explication du temps physique intuitif puis opératoire : il en est la réplique, puisque ce sont les mêmes intuitions et ensuite les mêmes opérations qui rendent compte des mêmes erreurs, puis de la même cohérence ; mais il en est aussi l’explication puisque c’est dans la mesure où le sujet ne parvient pas à dissocier son activité propre des conditions extérieures et des résultats de celle-ci qu’il demeure intuitif, alors que la double construction opératoire du temps physique et du temps psychologique résultera de la réflexion simultanée sur l’action propre et sur les choses.

§ 1 bis. Appendice : Vérification au moyen du métronome

Nous avons cherché à contrôler si le rapport direct du du temps et de la vitesse observé chez les petits au § 1 et le rapport inverse observé chez les grands subsistaient au cas où l’enfant n’agit pas sous forme d’un travail actif mais se borne à écouter des sons à un rythme lent ou rapide. Nous avons à cet égard présenté aux sujets, durant 15’’, un métronome frappant ses coups lentement ou à une cadence plus vive, et avons appliqué à cette expérience les techniques I et II décrites précédemment.

Or, de 4 à 8 ans, les deux tiers des cas, sur une trentaine d’enfants examinés, ont estimé que le métronome rapide marchait plus longtemps :

Pau (4 ; 8) : « Il a mis plus de temps la deuxième fois, parce qu’il allait plus vite. »

Mil (5 ; 0) : « Un grand moment. Il a marché longtemps parce qu’il a marché vite. »

Phi (7 ; 0) : « Plus longtemps parce qu’il allait plus vite. »

Avec la technique II, Tan (5 ; 9) identifie 10’’ de mouvement rapide à 20’’ de mouvement lent et Rob (5 ; 9) 20’’ du premier à 50’’ du second ! Kat (6 ; 10) va jusqu’à identifier 20’’ rapide à 75’’ lent. On lui donne alors 10’’ de mouvement lent et il l’identifie à 6’’ rapide. On redonne 15’’ lent et il arrête le mouvement rapide à 7’’ !

Sur le tiers des restants, environ les deux tiers, soit deux neuvièmes du tout, estiment que le métronome lent a marché plus longtemps :

Fred (5 ; 11) : « Quand ça allait vite, ça m’a semblé plus court. »

Pau (7 ; 8) : « Plus de temps quand c’était lentement, parce que ça a duré un plus long moment. »

Technique II : 15’’ de mouvement rapide = 10’’ de mouvement lent.

Et un neuvième de l’ensemble penchent pour l’égalité :

Gis (6 ; 0) : « Un petit moment les deux fois. » Technique II : 18’’ de mouvement lent = 22’’ de mouvement rapide.

Par contre, chez les sujets de 10 à 12 ans, nous en trouvons la moitié en faveur de l’égalité. Par exemple :

Oda (12 ; 8) : « À peu près la même chose. » Technique II : 20’’ de mouvement lent paraissent égales à 19’’ de mouvement rapide.

L’autre moitié se répartit en deux tiers qui trouvent que le métronome lent a marché plus longtemps (p. ex. 20’’ lent = 25’’ rapide ou 20’’ rapide = 13’’ lent, etc.) et un tiers soit un sixième de l’ensemble qui présentent la réaction résiduelle des petits (mais à la technique II les écarts sont moins grands).

On constate, en conclusion, que les réactions sont exactement semblables à celles de l’expérience des barres à dessiner : d’une part, inversion avec l’âge du rapport du temps et de la vitesse, et, d’autre part, diminution de la valeur absolue des illusions.

§ 2. Le rapport entre l’estimation des durées et la difficulté de l’action

Le sondage effectué au § 1 sur le rôle de la rapidité de l’action ne constitue naturellement qu’un échantillon des analyses que l’on pourrait poursuivre sur ce thème et sur chacun des autres facteurs influençant le temps psychologique. Sans avoir aucunement la prétention d’être complets en ce chapitre destiné simplement à mettre en évidence l’analogie des intuitions et des opérations intervenant dans le temps intérieur comme dans le temps physique, nous avons désiré cependant faire deux autres sondages. Dans les quelques expériences dont la description va suivre, nous avons d’abord mis aux prises le facteur rapidité avec le facteur difficulté de l’action.

À difficultés pratiquement égales (dessiner des barres lentement ou rapidement), le temps paraît donc proportionnel à la vitesse chez les petits et à la lenteur chez les grands, mais avec des corrections atténuant peu à peu l’illusion. Qu’en sera-t-il lorsque l’on fera comparer les durées de deux petits travaux de difficultés inégales ? Nous présentons, par exemple, aux enfants une boîte dans laquelle il s’agit de placer d’une manière régulière un certain nombre soit de plaques de plomb rectangulaires, soit de plaquettes de bois triangulaires, sans les toucher avec les mains mais en les saisissant et en les disposant au moyen de petites pinces. Le plomb étant à la fois plus lourd et moins maniable à la pincette, il donnera l’impression de « plus de travail » : cette impression conduira-t-elle donc à une surestimation du temps employé ou bien au contraire le nombre supérieur des plaques de bois rangées dans le même temps et par conséquent la vitesse supérieure de ces derniers déplacements feront-ils pencher la balance des durées en leur faveur ?

Analysons comme précédemment, pour répondre à ces questions, les réactions des enfants âge par âge, faute de pouvoir constituer des stades nets, mais, pour abréger, procédons deux ans par deux ans.

De 4 à 6 ; 0 on trouve les réactions suivantes. Il y a d’abord, entre 4 ; 0 et 4 ; 6 ceux qui demeurent incapables de comparer les deux temps, ne parvenant pas à attribuer de signification à la question même de la comparaison :

Ed (4 ; 6) réagit comme pour les barres à dessiner.

Ros (4 ; 7), qui a su comparer les durées dans le cas des barres, trouve les moments peu longs dans le cas des plaques mais ne parvient pas à les comparer entre eux : « (Après expérience.) Il y a eu un moment plus long que l’autre ? — Oh non. —  Il y a eu un moment plus court que l’autre ? — Oh oui. —  Tu as travaillé pendant un plus long moment pour mettre le fer ou pour mettre le bois ? — Oh… oh… un petit moment. »

D’autre part, une petite minorité croit que le transport des morceaux de bois dure plus que celui des morceaux de plomb :

Pau (4 ; 11) commence par le plomb et dit : « Ça fait un long moment. —  (Bois.) Plus ou moins long ? — Un peu plus long avec ceux de bois parce que j’en ai mis plus (il se trompe d’ailleurs sur ce point : il en a mis un tiers des deux en 20’’ chaque fois). »

C’est donc la réaction à laquelle nous sommes habitués par le paragraphe précédent dans le cas de la facilité égale des travaux à comparer (ce qui est donc bien le cas pour Pau). Par contre la majorité des cas (entre les deux tiers et les trois quarts) croit que le déplacement des morceaux de plomb dure plus longtemps :

Jea (5 ; 6) travaille assidûment pour le plomb : « Un plus long moment pour le plomb. —  Pourquoi ? — Parce que c’est plus grand. » (20’’ et 20’’.)

Clau (5 ; 8). 45’’ les deux : « Un plus long moment avec le plomb. —  Pourquoi ? — Parce qu’il y en avait plus (inexact). — Regarde ce que tu as mis. — Ah non. —  Tu crois vraiment qu’un des temps était plus long que l’autre ? — Oui, plus long pour le plomb. »

Rob (5 ; 9) trouve aussi le plomb plus long. Avec la technique II il commence par le bois (37’’) puis, pour le plomb, s’arrête à 17’’ comme si c’était égal. Il dit même que « ça a été un plus grand moment avec les morceaux de plomb. —  Pourquoi ? — Il y en a un qui s’est accroché. » On recommence : même estimation.

Fred (5 ; 11) : « Pour mettre les plaques de bois c’était plus court. — Pourquoi ? — C’est moins lourd. »

Gis (6 ; 0) plus long « avec le plomb : il y en a plus (erreur) ».

Lil (6 ; 0) : « Avec le plomb, ça fait plus long, ça fait lourd. » Avec la technique II ce sujet arrive cependant à égaliser 33’’ (plomb) avec 34’’ (bois).

On voit que, malgré la pauvreté des données introspectives, ces enfants s’accordent cependant à trouver plus long le travail avec le plomb parce que plus laborieux ou difficultueux : « c’est plus grand », « un s’est accroché », « c’est plus lourd », etc., et surtout plusieurs sujets ont l’illusion d’avoir déplacé davantage d’éléments de plomb que de bois ce qui est toujours erroné. Mais cette erreur même (cf. Clau et Lil) est significative de la tendance des petits à établir une proportionnalité simple entre le temps employé, la vitesse et le travail accompli. Remarquons à cet égard que le seul sujet parvenu à identifier les deux temps objectivement égaux fonde son jugement sur le nombre des pièces déplacées en se trompant d’ailleurs dans son dénombrement :

Jep (5 ; 6) : « C’est la même chose de temps. —  Pourquoi ? — Parce que j’ai mis la même chose dedans. —  Tu les as comptés ? — Oui. Il y en a 15. (En réalité 15 plombs et 17 bois.) »

Au total, il est donc permis de conclure qu’en cette épreuve encore le temps est d’abord évalué en fonction du travail accompli. Celui-ci est simplement jugé, d’ordinaire, à son caractère plus ou moins laborieux et à l’effort fourni plus qu’au nombre des pièces déplacées. Mais ce dernier critère est néanmoins fréquemment invoqué, et à tort. Quant au critère de la difficulté, qui joue donc ici dans le sens contraire à celui de la rapidité, invoquée par les petits du § 1, il est remarquable de constater qu’aucun de ces sujets ne pose l’équivalence : « plus laborieux = plus lent = plus de temps ». C’est au contraire en termes extérieurs et objectifs (réalistes) qu’ils s’expriment, comme si le poids du plomb, sa grandeur, etc., constituaient des résistances entraînant une plus grande durée de travail indépendamment de la lenteur de l’action. En effet, chacun de ces mêmes sujets, dans l’épreuve du § 1, partait de l’hypothèse « plus vite = plus de temps » (sauf Clau qui est à la limite mais conserve en partie cette idée) : il est donc naturel qu’ils n’invoquent point ici la lenteur des déplacements du plomb, mais simplement son poids, etc., c’est-à-dire les résistances augmentant le travail à accomplir. C’est en effet le travail accompli qui est le dénominateur commun à toutes ces réactions : dans le cas de la vitesse il se marque en termes d’espace parcouru (ou du nombre des barres dessinées, etc.) et dans le cas de la lenteur il se traduit en termes de poids, de grandeur, etc.

Entre 6 ; 1 et 8 ans, on trouve encore quelques sujets qui croient plus long le déplacement du bois, à cause du nombre des pièces déplacées. Un peu plus d’un tiers continuent à penser que le plomb donne lieu à un travail plus long, mais toujours sans invoquer la lenteur et en s’en tenant aux critères objectifs vrais ou faux :

Joj (6 ; 9) : « Un plus grand moment quand j’ai mis les plaques de plomb. — Pourquoi ? — Il y en avait beaucoup. »

Ul (7 ; 8) : « Plus longtemps quand j’ai mis les plombs, parce que c’est plus lourd. » Et avec la technique II 13’’ pour le plomb sont jugées égales à 15’’ pour le bois.

Un peu plus d’un tiers, enfin, penchent pour l’égalité et, chose intéressante, ce sont en général ceux qui pour la première fois invoquent la plus grande lenteur du travail avec le plomb :

Jac (6 ; 7) : « Ça doit être les deux la même chose. C’est plutôt un peu plus long avec le plomb, mais les deux moments étaient pareils. » Technique II : 15’’ (bois) = 16’’ (plomb).

Cha (6 ; 11) : « Un moment long avec le plomb, parce qu’il faut les enfiler un par un. — Et avec le bois plus court ? — Non, parce que j’enfilais un peu plus vite, mais ça faisait la même chose de temps. »

À comparer maintenant aux sujets précédents, un groupe d’enfants de 9 à 12 ans, nous constatons que, si une légère illusion subsiste (comme chez l’adulte d’ailleurs) en faveur d’un temps plus long pour le transport des morceaux de plomb, elle est, d’une part, motivée par la lenteur des mouvements que nécessite la plus grande difficulté de ce travail, et, d’autre part, presque toujours réduite par une correction réfléchie :

Sim (10 ; 8) « : Ça doit être le même moment. J’avais envie de dire que les plombs étaient plus longs à mettre mais j’ai pensé que ça devait être la même chose. — Pourquoi ? — Parce que j’ai mis plus de morceaux de bois que de plomb » (cf. cet argument invoqué en sens contraire des petits). Technique II : 25’’ (bois) = 24’’ (plomb).

Mar (10 ; 11) : le plomb paraît « encore assez long. Le temps des bois passait plutôt plus vite que quand on a mis les plombs, mais je crois que j’ai travaillé le même moment (37’’) ».

Ali (12 ans) : « Un moment un peu plus long pour le plomb parce que je les ai mis un à un. — Et pour le bois ? — À peu près la même chose. »

En résumé, les résultats de ce bref sondage confirment bien ceux du § 1. En faisant intervenir la difficulté de l’action, nous conduisions implicitement les sujets à mettre le temps employé en relation avec la lenteur des mouvements et poussions ainsi les petits à contredire leur affirmation habituelle de la durée proportionnelle à la vitesse. Or, on a vu que les jeunes sujets ne se contredisent nullement, au moins dans la forme, mais invoquent simplement les caractères objectifs du travail accompli (poids et grandeur des morceaux de plomb), de même que dans le cas de la vitesse proportionnelle au temps ils pensent au chemin parcouru. Seuls les grands opposent les déplacements du plomb à ceux du bois en termes de lenteur et de vitesse. Mais alors l’illusion, quoique subsistant chez certains (cf. Ali), est en moyenne corrigée par des opérations intellectuelles, explicites comme celle de Sim (les plombs sont plus longs à mettre mais moins nombreux, et les bois plus rapides mais plus nombreux, d’où l’égalité de durée) ou implicites comme chez Mar. Nous retrouvons ainsi les conclusions du § 1.

§ 3. Le temps de l’attente et celui de l’intérêt

Le résultat des deux sondages précédents est que le temps de l’action est évalué par les petits en fonction des résultats du travail fourni (nombre des barres dessinées, au § 1) ou encore des résistances que rencontre ce travail (poids et grandeur des morceaux de plomb, au § 1), c’est-à-dire, dans les deux cas, du travail accompli, tandis que les grands se placent davantage au point de vue de la durée intérieure, c’est-à-dire que le temps écoulé leur paraît en raison inverse de la rapidité de l’action. On peut alors se demander ce que seront les estimations du temps lorsque l’action ne consistera plus en un travail actif, à résultats extérieurs tangibles, mais restera interne comme une attente ennuyeuse ou une contemplation sans mouvement mais avec intérêt (cf. celle du § 1 bis). On peut en ce cas prévoir que l’estimation restera la même à tout âge : l’intérêt diminuera l’impression de durée et l’ennui la dilatera plus ou moins notablement. Mais nous avons tenu à vérifier la chose par un bref sondage.

Pour ce qui est de l’attente, nous avons simplement prié nos sujets de croiser les bras pendant 15’’ et pour ce qui est de l’intérêt nous leur avons montré une image amusante pendant également 15’’. Dans certains cas, nous avons fait durer l’attente 30’’ et la présentation de l’image 45’’ pour voir si vraiment les différences d’appréciation étaient aussi fortes qu’il le semblait.

Or, les résultats obtenus sont fort simples : sauf un ou deux sujets entre 4 ; 0 et 4 ; 6 qui restent incapables de comparer deux durées, nous avons trouvé de 4 à 12 ans 100 % de réactions semblables : le temps de l’attente paraît beaucoup plus long que celui consacré à regarder l’image. Il n’y a eu qu’une exception : un garçon de 7 ; 4 fatigué par l’interrogatoire précédent a trouvé plus court le temps passé à se croiser les bras « parce que j’étais tranquille », a-t-il précisé. Tous les autres réagissent comme suit :

Clan (5 ; 8) trouve « un grand moment » le temps passé à ne rien faire et « un court moment celui de l’image. On lui dit qu’ils sont égaux, mais il se refuse à le croire : « Non, le second était moins long. »

Jan (5 ; 9) croise les bras pendant 30’’ et trouve que c’est « un long moment » puis regarde l’image 45’’ : « C’est un petit moment. —  Eh bien, sur la montre le second était plus long ? — C’est vrai ? —  Alors tu t’es trompé ? — Non, c’était beaucoup plus long quand on a croisé les bras. »

Nel (6 ; 2) : « Avec l’image ça a passé plus vite » (15’’).

Pie (6 ; 4) : « Ça m’a paru court et l’autre long. »

Sui (10 ; 8) : « À peu près la même chose (30’’ et 45’’ !). Quand on attend c’est plutôt plus long. »

Mar (10 ; 11) : « L’image a été un peu plus courte (45’’) parce que ça distrait. »

Cec (12 ; 1) : « L’image plus court, et même assez court » (45’’). Etc.

Ces résultats sont trop naturels pour que nous nous y attardions. L’évaluation est donc la même chez les petits et chez les grands. La seule différence est que, jusque vers 6 ans, l’enfant motive son jugement comme s’il s’agissait d’une différence objective, donnée dans le temps extérieur, tandis que dès 6-7 ans le sujet traduit son estimation en termes d’introspection et de durée intérieure : « ça m’a paru », « ça distrait », etc.

Mais si banales que soient ces observations, deux remarques s’imposent néanmoins, en relation avec tout ce qui précède. La première est que, au chapitre IX, à propos de la notion d’âge, l’enfant semblait raisonner comme si le temps ne coule plus lorsqu’un état devient permanent : pourquoi donc attribue-t-il alors une plus grande durée à un état vide et immobile comme celui au cours duquel il se croise les bras sans rien faire ? La réponse est simple. Vu du dehors, un état stable est une cessation d’action, et si le temps est conçu relativement à l’action, il est normal qu’il soit alors regardé comme aboli. Une attente, au contraire, pour celui qui la vit, est une action véritable, et même fort « coûteuse », comme dirait P. Janet : elle consiste à freiner la motricité, la parole, bref toute action extérieure et à endiguer les énergies qui tendent à se déployer. Croiser les bras, pour un enfant, est une espèce de supplice, sauf précisément pour le petit de 7 ; 4 que notre interrogatoire commençait à fatiguer et qui trouve alors le temps court « parce que j’étais tranquille », autrement dit parce qu’il s’abandonnait alors à la « conduite du repos » comme dirait encore notre maître Janet. Le temps de l’attente est donc à comparer à celui du travail difficultueux (§ 2) mais en négatif et non en positif, et c’est parce que difficultueux qu’il semble plus long.

Quant au temps de l’intérêt, il va de soi qu’il sera court si l’intérêt, comme le veut Claparède, est un « dynamogénisateur » de l’énergie en réserve, donc un régulateur d’accélération, au sens de Janet. Le temps de l’action exécutée avec intérêt est donc assimilable au temps de l’action rapide ou facile, même si cette action n’est qu’une conduite d’attention perceptive.

Il est donc parfaitement exact que le sentiment de la durée dépend des régulations affectives de l’action, comme l’a bien montré P. Janet en ses études sur le temps 5 : l’intérêt et l’effort spontané, ou au contraire l’ennui et la fatigue, bref les régulations d’accélération ou de freinage donnent lieu à des évaluations toutes différentes de la durée écoulée, et, malgré les corrections d’ordre intellectuel, ces illusions subsistent chez l’adulte. Nous avons fait, à cet égard, de fréquentes observations sur l’estimation des temps durant les marches en montagne : lorsqu’on brasse une neige épaisse montant jusqu’au-dessus des genoux, dix minutes d’effort imposé et de montée lente en paraissent au moins vingt, tandis qu’un pas aisé donne lieu à des appréciations normales et que l’intérêt pour le paysage renverse l’illusion. Chez l’enfant, de telles erreurs systématiques sont fortes dès le début, d’autant plus fortes sans doute que le sujet est plus jeune et plus susceptible de déséquilibre affectif. Seulement, comme nous l’avons vu au cours des § 1 et 2, ces facteurs permanents d’évaluation de la durée interfèrent chez les petits avec cet autre processus fondamental, selon lequel la prise de conscience de l’action propre, et par conséquent de sa durée, va de la périphérie au centre et non pas l’inverse : le résultat extérieur de l’action, quand celle-ci constitue un travail productif, joue alors un rôle essentiel dans l’estimation du temps qu’elle a employé. Ce n’est qu’à résultats extérieurs égaux, ou dans l’action passive, que la rapidité de l’action devient d’emblée agent de contraction de la durée, tandis que, à résultats extérieurs inégaux, elle paraît aux petits dilater la durée parce qu’alors la vitesse conduit à un résultat plus grand et que ce résultat influence en retour l’évaluation du temps.

Ces circonstances suffiraient à elles seules à montrer que le temps intérieur n’est pas la forme primitive du temps. Si, de plus, on se rappelle que le schème pratique du temps s’élabore dès le niveau de l’intelligence sensori-motrice 6, on est conduit à supposer que la forme originelle du temps est un schème dépendant à la fois de l’organisation de l’univers physique et de l’action propre, donc un temps égocentrique, ce qui ne signifie nullement interne à l’état pur. C’est ce que nous allons maintenant chercher à établir.

§ 4. Conclusion : le temps psychologique

Au vu de ces quelques résultats, reprenons maintenant la discussion du problème énoncé dans l’introduction de ce chapitre : les illusions ou erreurs systématiques de l’intuition du temps physique, avant 7-8 ans, proviennent-elles du fait qu’ils projettent dans l’univers extérieur une durée intérieure déjà tout organisée, ou bien leur intuition du temps physique est-elle d’abord indifférenciée de celle du temps de l’action propre, et, en ce cas, la notion du temps intérieur se construit-elle, après 7-8 ans, au moyen des mêmes opérations que celles du temps extérieur ?

Comme le temps physique, le temps psychologique repose sur deux systèmes distincts et fondamentaux, d’intuitions d’abord, puis d’opérations : l’ordre de succession des événements et l’emboîtement des durées qui les relient. La seule différence est qu’il s’agit d’événements vécus, soit à la fois extérieurs et intérieurs, soit purement intérieurs, et non pas seulement d’événements constatés indépendamment de l’action propre — différence, on le voit d’emblée, de simple degré et nullement de nature.

Pour ce qui est de l’ordre de succession, il peut être directement appréhendé par la conscience au moment même de la production des événements, auquel cas l’intuition n’est trompeuse que pour les temps très courts (voir chap. IV, § 4) et exacte pour les intervalles usuels. Mais sitôt les événements passés, c’est-à-dire après quelques minutes, quelques heures et surtout quelques jours, leur ordre de succession doit être reconstitué faute de se conserver tel quel. Car par quel miracle se conserverait-il sans plus ? Grâce à la mémoire ? Peut-être, si la mémoire était cet enregistrement intégral et passif auquel certains auteurs ont songé, comme s’il suffisait de consulter le registre de ses souvenirs pour en retrouver les pages en bon ordre et pourvues d’une table des matières répondant d’avance à toutes les classifications possibles. Or, cette mémoire, chacun sait que les petits ne l’ont pas. S’ils se rappellent tout mieux que nous, ils entassent leurs souvenirs pêle-mêle, et c’est peut-être parce que nous nous souvenons de moins en moins que nous sommes obligés de suppléer à la mémoire intuitive par l’intelligence et de construire un fichier mental bien classé pour nous y retrouver au moins mal.

Cette partie active de la mémoire, dans laquelle certains auteurs ont voulu voir toute la mémoire, ce qui est sans doute l’exagération inverse de celle des doctrines de la « mémoire pure », c’est donc la reconstitution, non seulement des souvenirs, ou de certains souvenirs, mais encore et surtout de l’ordre des successions : c’est le « récit », c’est-à-dire la conduite qui consiste à reconstruire la suite des événements lorsque cette suite ne peut plus être l’objet d’une perception directe.

Or, la conduite du récit chez l’enfant, que nous avons étudiée à plusieurs reprises autrefois 7, passe exactement par les mêmes phases, eu égard au temps psychologique ou temps de l’action propre, que les conduites de sériation ou d’ordination des événements matériels dans le domaine du temps physique : d’abord intuitive ou non opératoire, et remplaçant simplement la perception des événements racontés par leur représentation plus ou moins exacte ou plus ou moins imaginaire et fabulée, et ensuite opératoire ou logique parce que constituant une sériation raisonnée.

Avant 7-8 ans, les récits enfantins, y compris par conséquent ce récit intériorisé qu’est la mémoire active, relient, en effet, les événements par des liens essentiellement égocentriques, c’est-à-dire tissés du point de vue de l’intérêt actuel plus que de l’ordre réel du temps. Que l’on présente aux enfants un récit à reproduire ou le début et la fin d’une histoire à reconstituer (images de Dawid) ou encore des images en désordre à sérier en une histoire simple, on retrouve, en effet, ce que nous ont appris les dessins du chapitre I à propos du temps physique : exactement comme dans la vie quotidienne, lorsqu’un enfant de 2 à 4 ans veut raconter une promenade, une visite chez des amis ou les aventures d’un voyage, il y a entassement incohérent d’une foule de détails simplement « juxtaposés » dont chacun s’associe à un autre par couples ou petites suites, mais dont l’ordre général échappe à nos habitudes d’esprit. Y a-t-il alors simplement absence d’ordre pour autrui, c’est-à-dire un défaut d’exposition, ou le désordre de la narration traduit-il l’état intérieur ? Tout ce que nous savons des relations entre le comportement social et le comportement intellectuel de l’enfant conduit à supposer que ces deux sortes d’incohérences n’en font qu’une et que c’est en apprenant à raconter à autrui que l’enfant saura se raconter les choses à lui-même et organisera ainsi sa mémoire active. Rappelons, de ce point de vue, les principaux aspects du « récit » enfantin, antérieur à 7-8 ans, pour les mettre en relations avec les problèmes de l’ordre de succession dans le temps physique.

Un premier fait nous a frappés jadis, et il est à remarquer que nous l’avons précisément retrouvé au chapitre IX (§ 4) à propos des figures relatives à la croissance des arbres : c’est la difficulté des sujets à considérer comme identiques à eux-mêmes les personnages individuels qui reviennent plusieurs fois de suite en des images différentes. Or, ce n’est pas faute de recognition perceptive que l’enfant se comporte ainsi : c’est tout simplement qu’il trouve plus simple de juxtaposer pêle-mêle une suite de petites histoires disparates que d’en construire une seule dans laquelle les mêmes personnages réapparaissent en des situations différentes. Cette non-identification des personnages constitue ainsi une sorte d’indice clinique de la difficulté à construire des récits ordonnés. Elle s’est présentée aux différents âges avec la fréquence suivante (nombres absolus observés sur 120 récits par âge) :

 

4 ans 5 ans 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans 11 ans
94 85 70 46 10 6 7 0

 

En second lieu, et par conséquent, la sériation même des images, dans le cas de petites suites très faciles à comprendre, n’est réussie qu’à 7-8 ans en moyenne. De même, dans le cas des images de Dawid représentant le début et la fin du récit, celui-ci n’est reconstitué que vers 8 ans pour les plus simples des histoires. Jusque-là il y a soit énumérations sans suite, soit vision d’ensemble imaginaire, une scène inventée quelconque suppléant à l’ordre chronologique réel. En particulier, les images à sérier étant disposées au hasard, l’enfant s’arrange fréquemment à imaginer une connexion syncrétique telle que cet ordre fortuit en soit justifié subjectivement.

En troisième lieu, l’ordre établi par l’enfant n’est donc ni proprement chronologique ou causal, ni déductif : il s’exprime par la conjonction caractéristique « et puis », dans laquelle le « et » présente une signification encore indifférenciée, à mi-chemin entre le « et » de l’addition sériale (l’opération + non commutative) et le « et » de simple réunion (le + commutatif).

Mais, en quatrième lieu, si l’ordre adopté paraît ainsi arbitraire à l’observateur et pouvant être renversé à volonté, il se cristallise d’emblée dans l’esprit du sujet comme paraissant constituer le seul ordre possible. Il y a là un phénomène comparable aux « séries rigides » décrites lors de la sériation des niveaux au chapitre I (§ 3 sous 4°). La raison en est que l’ordre établi traduit d’emblée un schéma syncrétique et que si ce schéma ne se traduit parfois que par une énumération incohérente il correspond néanmoins à une vision d’ensemble interne qui se fige, aussitôt formée, à la manière des structures perceptives.

Enfin, en cinquième lieu — et là est sans doute l’enseignement le plus utile des épreuves d’images à sérier — , lorsque, après avoir admis qu’il s’est trompé, l’enfant est prié de refaire une histoire, ou même de la raconter d’après l’ordre correct qu’on lui aide à trouver, il se révèle incapable de bâtir à frais nouveaux et se borne à reproduire, en tout ou en partie, l’histoire précédente pourtant reconnue fausse. C’est ainsi que, sur 100 nouveaux récits, les pourcentages suivants reproduisent l’ancien :

 

5 ans 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans
90 % 84 % 30 % 15 % 11 % 9 %

 

Or, cette difficulté à reconstruire un autre récit, donc à revenir en arrière pour s’engager dans une autre direction, ou, d’une manière générale, à considérer un récit comme une hypothèse que l’on peut au besoin annuler pour en concevoir de nouvelles, résulte directement de celte irréversibilité de la pensée des petits, toujours dirigée dans le sens de l’action à la manière d’une pure expérience mentale sans retour ni mobilité opératoire : c’est l’expression la plus significative du caractère intuitif et préopératoire de la pensée primitive.

Nous sommes ainsi au nœud de la question : comme nous l’avons vu aux chapitres I et II à propos du temps physique, c’est le contenu seul du temps, c’est-à-dire les événements comme tels de la réalité, extérieure ou psychologique, qui sont irréversibles, tandis que le temps lui-même, à titre de schème organisateur, consiste en un système d’opérations réversibles. En particulier, l’ordre de succession, en tant que sériation des événements les uns par rapport aux autres, suppose nécessairement un jeu d’opérations susceptibles de parcourir ces événements en pensée dans le sens régressif aussi bien que progressif, puisque toute série implique deux sens de parcours ou d’orientation, sans cesser pour autant d’être asymétrique. En d’autres termes, ordonner les événements, c’est aussi bien les suivre dans l’ordre « A avant B ; B avant C ; … etc. » que dans l’ordre « … ; C après B ; B après A ». Or, pour savoir si l’on a accompli X avant Y ou l’inverse, il est précisément de remonter des effets aux causes ou de descendre des causes aux effets selon toutes les combinaisons possibles jusqu’à ce que soit trouvée une solution cohérente avec l’ensemble des séries déjà construites : c’est en ce sens que l’ordre des successions suppose la réversibilité de la pensée.

Mais pourquoi faut-il attendre environ 7-8 ans pour que ces évidences frappent l’esprit de l’enfant ? C’est que, dans le cas de presque chaque récit à faire ou de presque chaque souvenir à remémorer, les séries, au lieu d’être simples et uniques, sont complexes et enchevêtrées, et que les vitesses des processus reliant les événements les uns aux autres, au lieu d’être communes et uniformes, sont en général différentes d’une série à l’autre et susceptibles d’accélérations positives ou négatives. Une seule série d’événements, comme le travail d’un écolier fourni dans une branche bien définie de la vie scolaire, peut assez rapidement être reconstituée jusqu’à être parcourue dans les deux sens par la mémoire, mais elle interfère avec d’autres séries, comme le travail dans les autres branches, les événements familiaux, l’histoire des camaraderies, etc. : revivre le passé ce sera donc reconstituer ces divers déroulements, mais avec leurs cadences propres, si l’on veut rétablir leurs points d’interférences c’est-à-dire l’ordre de succession entre événements appartenant à des séries différentes. Or, la réversibilité n’est déjà pas simple pour les petits lorsqu’il s’agit d’une seule trajectoire linéaire à vitesse uniforme : voir la difficulté à sérier les niveaux de l’eau dans le temps physique (chap. I, § 2). Elle suppose a fortiori un système complexe d’opérations déductives dès qu’il s’agit de reconstituer un ensemble réel d’événements à trajectoires interférentes et vitesses variables. Le temps des actions psychologiques comme le temps physique est ainsi une coordination de mouvements et de vitesses, et c’est pourquoi avant 7-8 ans l’enfant éprouve une difficulté systématique à reconstituer l’ordre des événements faute de réversibilité opératoire. Dans le domaine du temps psychologique comme dans celui du temps physique, l’intuition est en effet déformante, par sa tendance à tout ramener à des processus simples, de vitesses communes et uniformes : d’où les illusions constantes de succession comme de durée.

À partir de 7 à 8 ans, au contraire, les mêmes épreuves permettent de constater une autre attitude d’esprit (avec toute continuité entre deux, cela va sans dire). Soucieux de l’ordre dans le temps, le sujet cherche à reconstituer les récits selon la succession la plus simple et la plus probable des événements. Il tiendra compte de l’ensemble des données en les ramenant à un tout cohérent au lieu de pulvériser le détail ou de se contenter d’un tout imaginaire. Capable de réversibilité, il saura refaire plusieurs constructions avec le même matériel et les comparer entre elles en les déroulant en tous sens : bref, il introduira dans le temps psychologique comme dans le temps physique une succession raisonnée, par reconstruction opératoire et non plus seulement reconstitution intuitive.

C’est cette opposition entre la succession intuitive des débuts et l’ordre de succession opératoire des grands qui explique sans doute les résultats analysés dans le présent chapitre en ce qui concerne l’évaluation des durées elles-mêmes. Les durées vécues ne sont pas autre chose, en effet, que les temps écoulés dans les intervalles entre les événements. À l’ordre de succession de ceux-ci correspondra donc, dans le temps psychologique comme dans le temps physique, un emboîtement opératoire des durées tel que, si l’événement A précède B, et si B précède C, la durée AB emboîtée dans la durée AC sera nécessairement plus courte que cette dernière (et cela même si nous ne pouvons les mesurer faute de connaître le rapport entre AB et BC). Il est donc naturel qu’à la constitution de la sériation corresponde (et réciproquement) la construction d’un système cohérent de durées, même si celles-ci ont tendance à se dilater ou à se contracter en fonction des divers facteurs de l’action propre.

Mais en quoi consiste cette évolution des notions propres à la durée intérieure ? Supposons un être vivant imaginaire qui, de sa naissance à sa mort, exécuterait sans arrêt le même travail et à la même vitesse, tel que de construire une muraille de Chine. Le temps psychologique se confondrait pour lui avec le temps physique : l’action se prolongeant toujours à la même cadence, sa durée se mesurerait sans plus aux dimensions de l’édifice en cours et le sentiment du temps écoulé resterait homogène et uniforme, car il se confondrait avec la contemplation du travail fourni. Dès que les actions se différencient, au contraire, et s’enchevêtrent les unes dans les autres à des vitesses différentes, non seulement le temps psychologique se dissocie du temps physique, mais encore les différentes vitesses ou cadences des actes particuliers compliquent à la fois la question des durées et celle de l’ordre des successions. On peut même dire, à cet égard, que l’existence des différences de vitesses domine le problème des durées intérieures exactement de la même manière que celui des durées physiques. Si l’on songe, en son propre passé, à des séries d’événements à la fois indépendantes et interférentes (p. ex. les quatre séries suivantes : dates relatives à l’aspect administratif de sa carrière ; suite de publications ; vie privée et déroulement, d’événements politiques), on s’aperçoit que ces séries ont beau demeurer chacune très vivante dans la mémoire, on est incapable sans procéder à des reconstitutions raisonnées et par conséquent opératoires : 1° de dire si tel événement de l’une des séries précède ou non tel autre d’une série interférente (et pourtant pour chaque série l’ordre de succession reste bien connu), et 2° d’évaluer approximativement (en + ou en −) les durées respectives écoulées entre deux événements appartenant à des séries distinctes : telle suite d’événements privés ou politiques paraîtra par exemple très longue et il faudra des dates précises pour voir combien elle était courte par rapport aux autres séries, etc. Bref, l’ensemble des réalités vécues est comparable à l’espace parcouru par un système complexe de mouvements physiques, les rythmes ou cadences des suites particulières d’action étant eux-mêmes analogues aux vitesses : le problème du temps psychologique se réduit alors comme celui du temps physique à la coordination des mouvements et de leurs vitesses, et, en l’espèce, à celle des actions et de leurs rapidités respectives.

La chose est encore plus claire dans la question des durées présentes et c’est la comparaison de celles-ci avec les durées passées qui fournit la clef du problème. En principe une action rapide ou accélérée donne lieu, pendant qu’elle est vécue, à une contraction du temps (en vertu de la proportion inverse du temps et de la vitesse), tandis que sa durée se dilate dans le souvenir (parce qu’elle est jugée alors au chemin parcouru ou au travail accompli). L’action lente et surtout ralentie donne lieu aux estimations inverses. Quant aux temps caractéristiques de l’ennui, de la fatigue, du vide, ou au contraire de l’intérêt et de l’effort spontané, on peut toujours, comme l’a profondément montré P. Janet, réduire ces états à des modifications de la vitesse de l’action, et par conséquent interpréter à nouveau ces variations de la durée intérieure par celles de la vitesse. Au total, le moi serait donc à considérer comme un système d’actions de différentes vitesses ou accélérations, et, suivant que les actions sont successives ou contemporaines, le temps qu’elles représentent est évalué par comparaison avec les précédentes ou par comparaison entre elles, la vitesse jouant le rôle essentiel dans ce dernier cas et le chemin parcouru (ou travail accompli, résultat de l’action, etc.) un rôle d’autant plus grand que la comparaison porte sur un passé plus lointain. Ces comparaisons peuvent rester inconscientes, auquel cas elles participent toujours des mécanismes perceptifs ou intuitifs, avec leurs régulations propres, ou devenir conscientes parce que fondées sur des jugements intelligents et opératoires.

Les résultats observés sur l’enfant quant à l’évaluation des durées de l’action s’expliquent alors aisément, en corrélation avec ses réactions à l’ordre des récits et avec ses notions relatives au temps physique lui-même. En ces domaines, comme partout, le développement de l’enfant apparaît, en effet, comme un passage de l’égocentrisme intuitif et irréversible au groupement opératoire ou coordination objective et réversible dans laquelle le moi se situe à titre d’élément. Or, ce sont ces mêmes causes qui expliquent chez les petits les difficultés d’introspection eu égard au temps propre et l’incompréhension des relations inverses du temps et de la vitesse, et qui rendent compte, chez les grands, de la dissociation du temps psychologique par rapport au temps physique et de la mise en relations exactes du temps et de la vitesse. Chez les petits, le caractère égocentrique, c’est-à-dire immédiat et irréversible de la pensée, est un obstacle à toute introspection : la prise de conscience de l’action propre débute donc par celle de ses résultats et ne remonte qu’ensuite, par un double effort d’inversion par rapport à cette orientation initiale, et de décentration ou comparaison, à la conscience du mécanisme même de cette action. C’est pourquoi les petits jugent d’abord de la durée de l’action d’après la quantité du résultat obtenu (barres à dessiner) ou du travail fourni (les morceaux de plomb plus longs à déplacer parce que « lourds », « grands », etc.) et non pas d’après la vitesse des mouvements. C’est seulement lorsqu’il n’y a pas de résultats extérieurs à l’action (attente ou perception d’une image) qu’ils jugent du temps comme les grands, en fonction des mêmes régulations d’ennui ou d’intérêt mais sans donner de motifs et en croyant fournir des jugements objectifs, faute à nouveau d’attitude introspective. Or, les mêmes facteurs d’immédiateté et d’irréversibilité qui font obstacle à l’introspection chez les petits, et expliquent ainsi leurs évaluations « réalistes » du temps de l’action propre, les empêchent également de comprendre la relation inverse de la rapidité et du temps et par conséquent de coordonner les vitesses selon la dimension temporelle. En effet, penser que « plus vite » signifie « plus de temps », comme le font tous les petits, sur le plan physique comme psychologique, c’est simplement assimiler l’impression de la vitesse de l’action (impression naturellement consciente puisque cette vitesse est intentionnelle) à la durée jugée, non pas durant l’acte lui-même (on vient de voir pourquoi), mais après coup et d’après ses résultats : plus de chemin parcouru ou plus de travail accompli, donc plus de temps. Cette confusion est d’autant plus naturelle, pour des esprits non portés à l’introspection de la durée, que c’est précisément elle qui caractérise l’illusion propre à la rétrospection adulte par opposition à celle de l’introspection : un temps paraît long à la mémoire dans la mesure où il a été le siège d’actions plus rapides et qu’ainsi les événements qui le remplissent ont été plus nombreux (il a au contraire été raccourci d’autant au moment de l’action vécue, et en fonction du même facteur de vitesse). Après quoi vient l’intuition articulée des enfants du deuxième stade : « plus vite » donne alors « moins de temps » parce que le sujet distingue, par un progrès introspectif, le temps du moment présent et celui des résultats contemplés après coup : d’où le renversement des illusions et, en fonction des mêmes facteurs, les régulations intuitives qui tendent à les atténuer. Enfin, chez les grands, il s’ajoute aux régulations introspectives les corrections dues à la réversibilité opératoire qui aboutissent ainsi à faire du temps psychologique un cas particulier, propre aux actions du sujet lui-même, de cette coordination générale des mouvements et de leurs vitesses, en laquelle consiste le Temps.