Le Développement de la notion de temps chez l’enfant ()

Avant-propos a

Cet ouvrage est né d’une suggestion qu’a bien voulu nous faire M. Albert Einstein lorsqu’il présida, il y a plus de quinze ans, les premiers cours internationaux de philosophie et de psychologie, à Davos. L’intuition subjective du temps est-elle primitive ou dérivée, et d’emblée solidaire, ou non, de celle de la vitesse ? Ces questions présentent-elles une signification concrète dans l’analyse de la genèse des notions chez l’enfant ou bien la construction des notions temporelles est-elle terminée avant de se traduire sur le plan du langage et de la réflexion consciente ? Depuis lors nous avons consacré chaque année quelque recherche à l’étude des concepts de temps, il est vrai sans grand espoir, au début, tant paraissaient embrouillés les rapports construits par les petits et verbale leur compréhension des notions imposées par l’adulte. Mais, après avoir cherché à interpréter, grâce à la méthode d’analyse des opérations fondée sur la notion de « groupement », l’élaboration des idées de nombre et de quantités chez l’enfant 1, nous avons appliqué les mêmes hypothèses à l’étude du développement des idées de mouvement, de vitesse et de temps : les problèmes de la durée et de l’ordre temporel se sont alors présentés sous une forme notablement simplifiée. Ce sont les résultats de ces dernières analyses que nous résumons dans ce volume, en réservant pour un second ouvrage 2 celles des notions de mouvement et de vitesse.

Mais la notion de temps n’intéresse pas seulement la psychologie de la pensée dans ses connexions avec le développement des concepts scientifiques. Toute la philosophie de M. Bergson, ainsi que les travaux innombrables qui ont été influencés par elle en psychologie proprement dite, ont mis en évidence l’importance des concepts de durée intérieure et de temps psychologique. Or, chose curieuse, loin de tirer parti des convergences possibles entre le temps einsteinien et la durée vécue, M. Bergson a cherché lui-même à les opposer en un petit ouvrage qui a fait quelque bruit 3. Nous verrons, dans la troisième partie de notre étude, ce que la recherche génétique conduit à penser de ce divorce apparent.

En troisième lieu, la psychopathologie rencontre fréquemment le problème du temps. Or, on sait assez combien l’interprétation des notions pathologiques est conditionnée par l’étude génétique des notions correspondantes en psychologie infantile. En ce qui concerne le temps lui-même, M. J. de La Harpe a déjà fait justice de la prétention d’un aliéniste connu qui entendait fonder son analyse de la durée sur les seules données du bergsonisme et de la phénoménologie, écartant par principe la question de savoir comment se forment les concepts temporels chez le petit enfant 4. Nous espérons que les résultats qui vont suivre pourront être utiles aux psychopathologistes lorsqu’ils cherchent à s’appuyer sur les lois du développement réel, et non pas sur une simple dialectique a priori.

Enfin, les éducateurs et la psychologie pédagogique se heurtent sans cesse aux problèmes que soulève l’incompréhension du temps chez les enfants d’âge scolaire. La connaissance des processus constructifs qui engendrent les notions fondamentales de l’ordre temporel, de la simultanéité, de l’égalité et de l’emboîtement des durées, à partir d’un état où l’enfant ne soupçonne pas encore l’existence d’un temps commun à tous les phénomènes, leur sera peut-être de quelque secours et c’est, entre autres raisons, en pensant aux applications pédagogiques possibles que nous avons multiplié les exemples concrets dans l’ouvrage qui va suivre.

Le plan que nous avons adopté, pour l’exposé de ces diverses questions, est le suivant. Une première partie de ce volume (chap. I et II) est consacrée tout entière, à titre d’introduction, à la discussion d’un exemple synthétique d’expérience (écoulements d’un liquide d’un bocal en un autre, et reconstitution des niveaux successifs par le dessin) montrant l’enfant aux prises avec des problèmes de sériation des événements dans le temps et d’estimation des durées. La seconde partie (chap. III à VIII) reprend une à une l’étude des opérations constitutives du temps physique (ordre, simultanéité, synchronisation, emboîtement et addition des durées, mesure). La troisième partie (chap. IX et X) analyse enfin le « temps vécu » (la notion d’âge et la durée psychologique), à la lumière des résultats des deux premières sections, c’est-à-dire de l’étude préalable des schèmes temporels construits par le sujet dans son adaptation au monde extérieur. Certains lecteurs préféreront peut-être suivre l’ordre inverse et passer de la partie III à la partie II pour terminer par la première et les conclusions : l’essentiel est de comprendre la solidarité étroite des parties II et III.