Le Développement de la notion de temps chez l’enfant ()

Chapitre III.
La succession des événements perçus 1 a

Comme nous avons pu le constater au cours du chapitre I l’enfant ne parvient que difficilement à reconstituer l’ordre de succession d’une suite d’événements aussi simples à comprendre que les phases d’écoulement d’un liquide. La cause en serait-elle que deux problèmes distincts sont mêlés en une telle question : l’ordre à reconstituer, d’une part, c’est-à-dire l’ordre des événements du récit ou de la reconstitution graphique, et l’ordre perçu comme tel, c’est-à-dire l’ordre des événements au moment même où ils se produisent et où ils frappent directement les organes des sens du sujet ? Il convient donc d’étudier maintenant les notions de succession dans le domaine des événements actuels et lors de leur perception.

Mais encore faut-il préciser comment se pose ce problème de la succession et de la simultanéité des mouvements perçus. Présentons à l’enfant deux mobiles se déplaçant l’un à côté de l’autre et à la même vitesse et arrêtons-les soit successivement, soit simultanément. À aucun des stades précédemment décrits le sujet n’éprouvera, sans doute, de difficultés à constater cette succession ou cette simultanéité des arrêts. Mais c’est que, les deux mouvements étant semblables et concourants, il ne s’agit, pour ainsi dire, que des phases d’un seul et même mouvement : or, nous savons maintenant qu’en ce cas l’ordre temporel reste indifférencié de l’ordre spatial et qu’en croyant interroger l’enfant sur le temps nous n’obtenons de lui que des réponses portant sur l’ordre de parcours géométrique. Le temps étant le système des co-déplacements, il s’agit donc, pour analyser les notions de succession temporelle au moment de la perception, de faire comparer des mobiles animés de vitesses différentes. On peut conserver, pour simplifier, des trajectoires parallèles et maintenir simultanés, soit les départs, soit les arrivées, mais il importe de se souvenir constamment — et là est l’essentiel — de ne pas poser de questions telles que l’ordre temporel se confonde nécessairement avec l’ordre spatial de parcours.

Ces précautions prises, le sujet parviendra-t-il à situer dans un même champ spatio-temporel les événements liés à des vitesses différentes, ou bien maintiendra-t-il deux champs temporels hétérogènes sans parvenir à réunir les deux mouvements en un temps unique et homogène ? Tel est le problème que nous allons étudier ici.

§ 1. La technique des expériences et les résultats généraux

Les dispositifs utilisés pour analyser les notions de succession (chap. III) et de simultanéité (chap. IV), au moment de la perception, sont d’une simplicité élémentaire. On peut les ramener à deux, le premier, plus concret mais moins précis, servant de simple introduction à l’emploi du second, lequel permet alors toutes les mises au point désirables.

Le premier consiste sans plus à courir avec l’enfant dans la salle d’expérience. On frappe jusqu’à trois pour donner le signal des départs simultanés et on s’arrête avant, après ou en même temps que l’enfant mais à une certaine distance de lui. On demande alors si les départs et arrivées ont été simultanés ou quel est l’ordre de succession. Mais la difficulté, pour l’enfant, est d’être à la fois spectateur et acteur, aussi l’interrogatoire n’a-t-il qu’exceptionnellement une valeur objective. La question ne sert donc habituellement que d’introduction aux vrais problèmes qui se posent ensuite de la manière suivante.

Le second dispositif consiste à représenter une course sur la table au moyen de petits bonshommes ou d’escargots que l’on fait avancer, soit en deux mouvements continus de vitesses différentes, soit, ce qui est en général préférable, par saccades, et en frappant à chaque saut la table. Il ne subsiste en ce cas aucun doute, au point de vue perceptif, sur le synchronisme réel des deux courses et sur la succession ou la simultanéité des arrêts terminaux. Les questions se posent alors comme suit :

1° On peut d’abord demander, mais nous ne posons en général cette question que tout à la fin et à titre de contrôle pour vérifier la compréhension des données elles-mêmes, si, lorsque l’un des bonshommes (I) s’est arrêté, l’autre (II) marchait encore, et réciproquement. Notons, en effet, d’emblée que cette question n’a pas nécessairement de signification pleinement temporelle pour les jeunes sujets. Appelons A1, B1, C1, etc., les points singuliers des trajets de I et A2, B2, C2 ceux de II, étant entendu que A1 B1 = A2 B2 ; que B1 C1 = B2 C2, etc. Supposons que I parcoure le trajet A1 D1 pendant que II parcourt A2 B2 ; puis ensuite que II parcoure B2 C2 pendant que I reste en D1. L’enfant reconnaîtra sans aucune difficulté que, quand I s’est arrêté en D1, II a marché encore (de B2 à C2) et que, quand II s’est arrêté en C2, I ne marchait plus. Mais nous verrons qu’il n’en conclut pas pour autant que I s’est arrêté plus tôt que II et affirme même ordinairement l’inverse. Il ira parfois jusqu’à dire que la durée écoulée entre A1 et D1 est plus grande qu’entre A2 et C2 parce que D1 est plus loin, etc. La question de savoir si I marchait encore quand II s’arrêtait et vice versa n’intéresse donc qu’un certain aspect, bien délimité, du temps : c’est ce qu’on pourrait appeler le temps perceptif, par opposition au temps intellectuel construit au moment de la perception et qui est le seul étudié en cet ouvrage. Le temps perceptif porte, en effet, uniquement sur ce qui est distingué en tant que successif ou fusionné en tant que simultané, mais indépendamment de la compréhension de ces notions, de même que l’oreille peut distinguer un accord d’une note simple sans que l’intelligence saisisse que le premier est formé de deux ou de plusieurs notes et la seconde d’une seule.

2° Soit donc I allant de A1 en D1 pendant que II va de A2 en B2, puis II allant de B2 en C2 après l’arrêt de I. On demandera alors lequel de ces deux mobiles s’est arrêté « d’abord ». Mais ici se pose une question de vocabulaire, qui est déjà significative à elle seule. On s’aperçoit, en effet, à vouloir exprimer au sujet l’idée d’une succession temporelle et non pas spatiale que l’enfant ne possède aucun terme dissociant nettement la première de la seconde. Si l’on dit « lequel s’est arrêté avant l’autre ? » le mot « avant » peut signifier « moins loin » ou au contraire « en avant ». « Arrêté le premier » présente la même ambiguïté : en tête ou avant dans le temps. Mais « lequel s’est arrêté d’abord » comme « plus tôt » présentent en général, chose curieuse, non pas un sens purement spatial, mais une signification indifférenciée qui traduit précisément la notion de temps d’avant 7-8 ans et qu’il s’agira d’analyser avec soin. Pour préciser les choses, nous avons souvent convenu que I s’arrête à « midi », c’est-à-dire selon les enfants eux-mêmes à « l’heure de manger », et avons alors demandé si II s’est arrêté « avant midi ou après midi » ?

3° On demandera ensuite (à titre de complément d’information et de préparation aux questions du chap. V) si I et II ont marché « le même temps », « la même chose longtemps », etc., ou, sinon, lequel a marché « plus longtemps ».

4° I s’arrête en C1 tandis que II s’arrête simultanément en B2 alors que tous deux sont partis au même moment de A1 et A2 : on demande alors si I et II se sont arrêtés « en même temps » ou « au même moment », ou non. Sinon, lequel s’est arrêté « d’abord ». Cette question (4), jointe également à (3), sera examinée au chapitre IV.

On peut enfin varier les questions de diverses manières : départs à des moments différents et arrêts simultanés ; points de départ simultanés ou successifs mais d’endroits différents et arrêts simultanés au même point, etc.

Cela dit, les résultats obtenus se laissent répartir en trois stades correspondant à ceux que nous avons distingués jusqu’ici. Au cours du premier, toutes les relations temporelles, tant de succession que de durée, demeurent indifférenciées de l’espace parcouru : « plus longtemps » équivaut à « plus loin » ; « d’abord » signifie « devant » ou parfois « derrière » et les différences de vitesses excluent le synchronisme ou renversent le rapport des durées. Au cours d’un second stade, ces intuitions initiales commencent à se différencier ou à « s’articuler », soit que l’avant et l’après temporels se dissocient de l’ordre spatial, soit que la simultanéité puisse être reconnue indépendamment des positions ou des vitesses, soit enfin que la durée devienne inverse de la vitesse. Mais le point sur lequel une intuition commence à s’articuler varie d’un sujet à l’autre et ce début n’entraîne pas immédiatement l’articulation de l’ensemble des intuitions temporelles. Autrement dit, les intuitions même articulées du second stade ne sont pas composables entre elles en un groupement d’ensemble, d’où l’incohérence des réactions de ce stade, dans lesquelles il ne faut chercher aucun principe constant, sinon un début de dissociation entre l’ordre du temps et l’ordre spatial. Enfin, au stade III, il y a groupement opératoire de tous les rapports en un système cohérent intéressant à la fois les durées et l’ordre de succession.

§ 2. Le premier stade : successions temporelles et spatiales indifférenciées

Pour comprendre les premiers stades de la construction des rapports de succession, il faut donc se persuader du fait qu’ils ne comportent aucune logique. C’est au stade III seulement, lorsque les rapports d’« avant » et d’« après » sont coordonnés à ceux de durée en deux groupements corrélatifs, que les affirmations de l’enfant deviennent cohérentes. Au cours des deux premiers stades, par contre, les intuitions simples, ou même articulées, de la succession et de la durée donnent lieu à des contradictions sans cesse renouvelées, d’où leur remaniement continuel et le fait que les réponses justes voisinent avec les fausses sans aucun système stable. Essayons cependant de sérier les réponses obtenues, depuis les plus primitives jusqu’aux supérieures, en une gradation plus ou moins régulière.

Voici d’abord des exemples du niveau le plus bas rencontré chez nos sujets :

Hes (4 ; 5). Le bonhomme jaune I s’arrête en D1 avant le bleu (II). Celui-ci est en B2 quand I est en D1 et il parcourt encore le trajet B2 C2 : « Ils se sont arrêtés en même temps ? — Non. —  Lequel d’abord ? — Le bleu (II) s’arrête avant l’autre. —  Lequel a marché plus longtemps ? — Le jaune (I). — Quand (I) s’est arrêté, c’était midi. Et quand (II) s’est arrêté, c’était avant ou après midi ? — C’est avant midi. —  Mais lequel s’est arrêté en premier, lequel s’est arrêté d’abord ? — Le jaune (I) s’arrête le premier. Le bleu (II) s’est arrêté d’abord. Le jaune (I) a marché plus longtemps. —  Mais regarde si le bleu marche encore quand le jaune s’arrête (on reproduit les courses). — Le jaune (I) s’arrête le premier. Le bleu marche ensuite. Le jaune a marché plus longtemps. —  Mais lequel s’arrête avant l’autre ? — Le bleu (II). »

Reg (4 ; 6). Même dispositif : « Ils sont arrivés en même temps ? — Non, le jaune (I) s’arrête avant l’autre. —  Lequel s’est arrêté en premier ? — Le bleu (II). — Lequel plus tôt ? — Le bleu (II). — Midi, c’est l’heure de quoi faire ? — De dîner. —  On dira que le jaune s’arrête quand il est midi. Quand s’arrête le bleu (on montre à nouveau les courses), à midi aussi, avant midi ou après midi ? — Avant midi. —  Regarde (on recommence). — Oui, le jaune (I) s’arrête en premier. Il a marché plus longtemps. —  Et l’autre (II) ? — Il s’arrête avant midi. —  Regarde bien (on recommence). — Oui, le jaune (I) a marché plus longtemps. Il s’est arrêté là (D1), il s’est arrêté le premier. —  Mais quand il s’est arrêté, l’autre a marché encore ? — Oui. —  Alors lequel s’est arrêté d’abord ? — Le bleu. »

Cor (5 ; 6). Même dispositif : « Qu’as-tu vu ? — Le jaune (I) s’est arrêté et l’autre (II) marche encore. —  Alors lequel s’est arrêté d’abord ? — Le bleu (II). — Lequel en premier ? — Le bleu (II). — Lequel a marché plus longtemps ? — Le jaune (I). — On dira que (I) s’arrête à midi. Alors regarde, celui-là (II) à midi aussi, ou avant ou après ? — Avant… à midi. » À titre de contrôle nous orientons les trajectoires en sens inverse l’une de l’autre. I et II partent de A mais I va en D1 sur la droite pendant que II arrive en B2 sur la gauche et II continue jusqu’en C2. Tout est alors juste : I « s’est arrêté le premier » ou « d’abord » et II « a marché plus longtemps ».

Dom (6 ; 6) : « Ils se sont arrêtés en même temps ? — Non. » II « s’est arrêté avant », « plus tôt », « le premier », etc. « Lequel a marché plus longtemps ? — Celui-là (I), parce qu’il a été plus loin. —  Quand (I) était arrêté, est-ce que (II) marchait encore ? — Oui. —  Et quand (II) s’est arrêté (I) marchait encore ? — Non. —  Alors lequel a marché plus longtemps ? — Le jaune (I). — Pourquoi ? — Parce qu’il a été plus loin. —  (I) s’est arrêté à midi. Alors celui-là (II) à midi aussi, ou avant ou après ? — Avant midi. »

Arl (7 ans) : « (II) s’est arrêté avant l’autre » et I a marché « plus longtemps, parce qu’il a été plus loin. —  Mais lequel a marché un plus grand moment ? — Celui-là (II), non celui-là (I). — Et le plus longtemps ? — (I). — Et lequel s’est arrêté d’abord ? — (II). — Si (I) s’est arrêté à midi, quand s’est arrêté (II) ? — Avant le midi. —  Pourquoi ? — Parce qu’il s’est arrêté là, avant celui-là (montre l’espace qui les sépare). »

Précisons d’abord que ces réactions ne sont nullement dues à des erreurs perceptives : tous ces sujets sont d’accord pour affirmer qu’à l’arrêt du bonhomme I II marchait encore et qu’à l’arrêt de II I ne marchait plus. Il y a donc succession perceptive nette. Pourquoi donc l’enfant s’obstine alors à affirmer que II s’est arrêté « avant » I, ou « plus tôt », « d’abord », etc. ?

On pourrait soutenir que c’est là pure question de mots, l’enfant employant les termes « avant » et « après » dans un sens spatial faute de comprendre verbalement que le problème porte sur le temps. Mais nous avons souvent répété, à titre de contrôle, les mêmes questions en inversant le sens des trajectoires : en ce cas (voir p. ex. les réponses finales de Cor), l’enfant répond juste, sans difficultés, parce que, ne pouvant plus comparer les vitesses entre elles, il ne cherche pas à coordonner les deux déplacements et regarde simplement les arrêts et les continuations de mouvement comme les épisodes d’une histoire unique. Lorsqu’au contraire les deux mobiles I et II vont dans le même sens, le temps, l’espace et la vitesse ne peuvent être dissociés, ce qui constitue donc une confusion logique et non pas verbale 2. Cela est d’autant plus vrai que, dans le cas des durées, ces sujets précisent que I marche « plus longtemps » parce qu’il arrive « plus loin », ce qui suppose à la fois une différenciation verbale entre l’espace et le temps et une indifférenciation logique.

En quoi consiste donc cette indifférenciation du temporel et du spatial ? Pour ce qui est des durées, l’explication ne fait pas de difficultés. Sous sa forme habituelle, que nous avons déjà rencontrée au chapitre II et que nous retrouverons au cours de tout cet ouvrage, elle se présente comme une confusion du temps et de la vitesse. L’enfant raisonne alors à peu près comme suit. 1° Quand on va plus vite, on va plus loin (donc la vitesse est proportionnelle à l’espace parcouru). 2° Quand on parcourt plus d’espace, on met plus de temps (donc l’espace parcouru est proportionnel au temps). 3° Si l’on va plus vite, on met donc plus de temps parce qu’on arrive plus loin, chacun de ces trois « plus » entraînant les deux autres.

Cela admis, il est aisé d’expliquer la confusion de l’ordre de succession temporelle et de l’ordre de parcours spatial, non pas que l’enfant de ce stade fonde ses notions d’ordre sur celles de durée, ou l’inverse, mais parce que toutes deux se construisent selon la même logique. La question la plus claire à cet égard est celle qui porte sur la succession des arrivées par rapport à « midi ». Étant admis que le bonhomme I s’arrête à midi, nos sujets sont unanimes, tout en reconnaissant que II marche encore un instant lorsque I cesse d’avancer, à affirmer que II s’arrête « avant midi ». Pourquoi ? Le sujet Arl l’explique en toute clarté : II s’est arrêté « avant le midi, dit-il, parce qu’il s’est arrêté là, avant celui-là (I) ». Autrement dit, par définition, il est midi lorsqu’on arrive à la maison pour déjeuner, et le fait de n’y être point parvenu à l’instant voulu implique, non pas qu’il soit plus tard (= « après » midi), mais au contraire que le temps lui-même n’a point atteint l’heure de midi sans nous. C’est pourquoi les termes d’« avant », « le premier », « plus tôt », « d’abord », etc., sont pris à tour de rôle dans le sens spatial et dans le sens temporel, sans que l’enfant éprouve le besoin de distinguer les deux ordres de succession : c’est que, les moments du temps se reconnaissant aux événements spatiaux qui les caractérisent, le fait de n’être pas arrivé au lieu de tel événement signifie n’avoir pas atteint tel instant. L’ordre de parcours spatial correspondant effectivement à l’ordre de succession temporelle, dans le cas d’un seul mouvement de vitesse uniforme, l’enfant de ce stade applique simplement ce même schéma au cas de deux mouvements de même sens et de vitesses distinctes. Parce que, pour un seul mobile, aller « plus loin » signifie mettre « plus de temps », et arriver « après », l’enfant en conclut que le bonhomme I s’est arrêté « après » II, quoique I n’avançât plus quand II courait encore. Faute de pouvoir se libérer du temps attaché à la trajectoire d’un seul mobile, les enfants de ce stade I l’appliquent donc simplement, par assimilation égocentrique, aux deux mobiles à la fois, au lieu de décentrer les rapports temporels de l’ordre spatial propre à chaque mouvement et de construire un temps commun aux co-déplacements comme tels.

Bref, l’ordination temporelle des successions perçues n’est pas supérieure, à ce stade, à ce qui était la reconstitution de l’ordre dans le cas des dessins à sérier, au § 2 du chapitre I, et cela pour les mêmes raisons : reconstituer les étapes d’un mouvement d’ensemble, lorsqu’il n’est plus visible, ou coordonner deux mouvements visibles de vitesses différentes, c’est dissocier, par un effort de relativité de la pensée et de réversibilité, la succession temporelle de l’ordre spatial. Dans le cas de la trajectoire unique à reconstituer, l’ordre de parcours n’étant plus visible, il faut choisir entre deux ordres spatiaux possibles l’ordre temporel effectif et, dans le cas des deux mouvements visibles, il faut relier les positions des deux mobiles par un rapport de succession distinct des successions spatiales : dans les deux cas, un temps unique et homogène est donc à construire, qui dépasse le temps égocentrique et immédiatement vécu, propre au déroulement actuel d’un mouvement isolé ou d’une action momentanée. L’étude des notions de succession appliquées aux données actuellement perçues confirme donc et dépasse même en enseignements ce que nous avait appris l’analyse des reconstitutions temporelles (chap. 1).

§ 3. Le deuxième stade,1) le sous-stade II A : début de différenciation entre l’ordre temporel et l’ordre spatial, et intuitions temporelles articulées

Parmi les sujets qui ne répondent ni comme au premier stade, en inversant l’ordre de succession ainsi que l’emboîtement des durées, ni comme au stade III en dominant d’emblée tous les rapports, on en trouve environ 45 % qui commencent à dissocier la succession temporelle de l’ordre spatial, mais sans corriger leurs évaluations de la durée (plus loin = plus de temps), environ 45 % qui corrigent ces dernières mais sans réviser la succession temporelle et environ 10 % qui reconsidèrent simultanément ces deux sortes de notions (succession et durée). Mais encore, chez ceux-ci l’une des deux progresse plus rapidement que l’autre, de telle sorte que l’on peut toujours les classer, eux aussi, dans l’une des deux catégories précédentes. Une telle évolution est fort intéressante et montre que le progrès des notions de durée peut entraîner celui des notions des successions aussi bien que l’inverse, et cela à proportions sensiblement égales.

Voici des exemples du premier processus : progrès dans l’idée de succession mais avec progrès moindre (dernier sujet) ou encore nul (trois premiers sujets) dans l’idée de durée :

Pail (5 ½). Même dispositif qu’au § 2, I s’arrête en D1 quand II est en B2, et II poursuit ensuite de B2 à C2 : « Ils se sont arrêtés en même temps ? — Non. —  Lequel s’est arrêté le plus tôt ? — (II.) — Lequel en premier ? — (II.) — Lequel a marché plus longtemps ? — (I.) — Pourquoi ? — Parce qu’il est allé plus loin. —  (On recommence.) Ils se sont arrêtés ensemble ? — Non. —  Lequel s’est arrêté avant l’autre ? — (II.) — Lequel plus tôt ? — (II.) — On dira que (I) s’est arrêté à midi. Alors (II) avant midi ou après midi ? — Après midi parce qu’il est arrivé en retard (juste). — Alors lequel a marché plus longtemps ? — (I.) »

Ios (5 ½). Même dispositif : « Lequel s’est arrêté plus tôt que l’autre ? — (II.) — Et lequel s’est arrêté d’abord ? — (I.) — Pourquoi ? — Parce qu’il a marché plus longtemps. —  (On recommence.) Alors lequel s’est arrêté plus tôt ? — (II.) — Quand (I) s’est arrêté, est-ce que (II) a marché encore ? — Oui. —  Alors lequel a marché plus longtemps ? — C’est celui-là (II), parce qu’il a fait un plus petit… non, c’est (I) parce qu’il est allé plus loin. —  Mais lequel s’est arrêté d’abord ? — (II.) — On dira que (I) s’arrête à midi. Alors (II) ? — À quatre heures parce qu’il est arrivé après l’autre. —  Bien, alors lequel a marché plus longtemps ? — (I) parce qu’il a été plus loin. »

Yva (6 ans) dit spontanément, avant toute question : « C’est celui-là (I) qui a marché plus longtemps, parce qu’il est parti en premier (= parce qu’il a dépassé II). — Lequel s’est arrêté avant l’autre ? — (I.) C’est le plus gros (I) qui s’est arrêté en premier parce qu’il a marché plus longtemps (I). — Lequel s’est arrêté le plus tôt ? — (I.) — Et en premier ? — (I.) — Et avant l’autre ? — (I.) — Quand (I) s’est arrêté, l’autre marchait encore ? — Oui. —  Alors lequel a marché plus longtemps ? — (I.) » Nous recommençons, mais en faisant aller cette fois II jusqu’en D2, où il s’arrête, tandis que I est en B1, et continue ensuite de B1 à C1 : « Lequel s’est arrêté avant l’autre ? — I (faux). — Lequel s’est arrêté plus tôt ? — I (faux). — Et lequel a marché plus longtemps ? — I (juste). »

Dan (6 ½). Dispositif ordinaire : « Ils se sont arrêtés en même temps ? — Non, un avant l’autre. —  Lequel avant l’autre ? — (II.) — Lequel s’est arrêté plus tôt que l’autre ? — (II.) — Pourquoi ? — Parce qu’il est là (= moins loin). — Lequel a marché plus longtemps que l’autre ? — (I.) — Pourquoi ? — Parce qu’il a été plus loin. —  On dira qu’il s’est arrêté à midi. Alors (II) aussi à midi, ou avant, ou après ? — Après midi, parce qu’il a marché plus lentement. —  Alors lequel a marché plus longtemps ? — Celui-là (I). — Et lequel s’est arrêté avant l’autre ? — (I, ce qui est juste.) — Quand (I) s’est arrêté, (II) marchait encore ? — Oui. —  Alors lequel a marché un plus grand moment ? — (II.) — Pourquoi ? — Parce que quand l’autre était arrêté, il marchait encore (juste). — Bien. Alors combien de temps a marché le (I) ? — Cinq minutes. —  Et le (II) ? — Trois minutes. —  Lequel a marché plus longtemps ? — (I.) »

Et voici maintenant des cas du second type, présentant le mécanisme contraire d’une évaluation correcte de la durée, par inversion du rapport entre le temps et la vitesse (plus vite = moins de temps), mais de progrès nuls ou moindres dans l’idée de succession :

Char (5 ½) : « Ils se sont arrêtés en même temps ? — Non. —  Lequel s’est arrêté plus tôt ? — (II.) — Et arrêté le premier ? — (II.) —  Lequel a marché plus longtemps ? — Celui-là (II) parce qu’il est allé à une moyenne vitesse (juste). — Et lequel a marché moins longtemps ? — Celui-là (I) parce qu’il est allé à grande vitesse. —  (I) s’est arrêté à midi. Et celui-là (II) ? — Avant midi (faux). »

Chri (6 ½) : « Le (II) a marché plus longtemps, parce qu’il avait du retard (juste). — Alors lequel s’est arrêté en premier ? — Le jaune (I) s’arrête en premier, le bleu (II) continue (juste). — On dira que le jaune (I) s’est arrêté à midi. Alors le bleu (II) s’arrête aussi à midi, ou avant, ou après ? — Le (II) s’est arrêté à 10 heures. —  C’est avant ou après midi ? — C’est avant midi. —  Pourquoi il s’est arrêté avant midi ? — Parce qu’il est seulement là. »

Mar (6 ½) : « Le (II) a marché plus longtemps. —  Ils sont partis en même temps ? — Oui. —  Et arrêtés ensemble ? — Non. —  Lequel d’abord ? — (II.) — Et le plus tôt ? — (II.) », etc.

Ces deux sortes de cas sont d’un grand intérêt pour la psychologie du temps, bien qu’ils paraissent comporter deux enseignements contradictoires.

Les sujets du premier type comprennent, en effet, que le bonhomme II s’arrête après I puisqu’il marche encore quand I est arrêté : si I s’arrête à midi, II arrive donc « après midi ». Mais ils continuent à penser que I marche plus longtemps que II parce qu’allant « plus loin ». Il semble alors que l’intuition de la succession temporelle précède celle de la durée. Mais les cas du second type affirment, au contraire, que le bonhomme II marche plus longtemps « parce qu’il avait du retard », dit Chri, ou qu’« il est allé à une moyenne vitesse », dit Char. Seulement, tout en marquant les mêmes hésitations que les premiers quant aux mots « d’abord », « plus tôt » ou « en premier », ces cas du second type s’accordent à penser que II arrive « avant midi », et cela précisément parce qu’étant en retard on le trouve, en suivant le sens de la trajectoire, avant I et non pas après. Il semble donc ici que ce soit l’intuition correcte de la durée qui précède celle de la succession temporelle.

En réalité, ces deux sortes de réactions n’ont rien d’inconciliable, si l’on comprend qu’aucune des deux n’atteint encore le niveau opératoire : dans les deux cas, il ne s’agit que d’un progrès intuitif, dû à une différenciation d’ordre régulatoire, par conséquent sans généralisation ni « groupement » d’ensemble des relations en jeu. Il est alors naturel qu’une dissociation de telle nature entre le temps et l’espace s’effectue d’abord sur un point seulement — succession ou durée — sans rejaillir immédiatement sur les autres, tandis que si la différenciation était d’ordre opératoire elle conduirait d’emblée à une restructuration générale des notions temporelles.

En quoi consiste donc cette différenciation intuitive et en quel sens peut-on la comparer à une régulation d’ordre perceptif ? C’est qu’il s’agit d’une « décentration » graduelle, qui va conduire le sujet, du temps initial « centré » sur l’action propre ou le mouvement isolé, au temps de coordination, qui relie plusieurs points de vue les uns aux autres et finit par constituer un système de co-déplacements.

Dans le cas de l’ordre de succession, le sujet commence, en effet, par confondre l’ordre temporel avec l’ordre de parcours spatial, parce qu’il centre sa représentation intuitive sur la trajectoire elle-même, en négligeant les différences de vitesses. De ce point de vue initial, le mobile parti de A est en B avant d’être en C et en C avant d’être en D : le bonhomme II qui poursuit sa route de B2 en C2 alors que I est déjà en D1 s’arrête donc « avant » I, parce que C est « avant » D sur la trajectoire. Quant aux sujets (et ils sont fréquents eux aussi) qui déclarent I arrêté « avant » II, ils ne pensent pas non plus au temps mais désignent par « avant » le fait d’être en tête spatialement. Or, de cette perspective initiale, centrée sur la trajectoire abstraction faite des vitesses, les sujets Pail et Ios se libèrent sur un point particulier, de la manière suivante. Le bonhomme I étant censé arriver à midi, la question est de savoir si II s’arrête avant ou après midi. Pour les sujets du stade I, « midi » étant défini par la position D1, le point C2 est donc « avant midi », ce qui est conforme à la centration primitive des représentations temporelles sur la trajectoire elle-même. Mais Pail et Ios, en présence de la question, ne se bornent plus à considérer statiquement le bonhomme II en C2 : pour le comparer à I en D1, ils prolongent en pensée le mouvement de II jusqu’en D et « décentrent » ainsi leur représentation par une anticipation si vivante qu’ils parlent de II en D2 au présent de l’indicatif, comme s’il y était réellement : Il arrive « après midi, dit Pail, parce qu’il est arrivé en retard » et « à quatre heures, d’après Ios, parce qu’il est arrivé après l’autre ». Prolongeant le mouvement du bonhomme II, par une anticipation représentative, qui est une vraie décentration de l’intuition, ces sujets réintroduisent donc implicitement les différences de vitesses, et peuvent alors juger correctement de la succession temporelle par l’arrivée des deux bonshommes au même point D. C’est ce que fait aussi Yva, qui appelle « en premier » l’ordre correspondant à la vitesse supérieure de I. Mais, comme il ne s’agit que d’un progrès représentatif (d’une intuition « articulée » par sa décentration), ces sujets ne tirent encore aucune conséquence de leur découverte en ce qui concerne les durées, et continuent de les évaluer par le point d’arrivée des trajectoires.

Inversement, les sujets du second groupe parviennent à corriger, par décentration de l’intuition primitive, leur estimation de la durée, mais sans que ce progrès d’ordre représentatif ne rejaillisse sur leurs notions de succession. En effet, pour ces enfants, le bonhomme II marche plus longtemps que le I, mais non pas parce que, parti avec lui, il s’arrête après I : c’est uniquement parce qu’il marche plus lentement. Ainsi, pour Char, II s’arrête « plus tôt », etc., que I mais met plus de temps parce qu’allant « à une moyenne vitesse ». La réaction de Chri est encore plus curieuse. « Le II a marché plus longtemps parce qu’il avait du retard », commence-t-il par dire, ce qui semble impliquer une bonne coordination de la durée et de la succession. Et il ajoute même que I s’est arrêté en premier. Seulement si I s’arrête à midi, II « s’est arrêté à 10 heures », c’est-à-dire « avant midi » : « en retard » n’avait donc qu’un sens de moindre vitesse et Chri ne comprend pas l’ordre de succession en fonction de la durée. Comment ces enfants raisonnent-ils donc ? En réalité, ils se bornent à inverser le rapport du temps et de la vitesse, mais ils ne pensent nullement à ceux de la durée et de la succession. Pour saisir le rapport « moins vite = plus de temps », sans faire appel aux relations de succession ou d’ordre, il suffit, comme nous l’avons vu au chapitre II (§ 2), de dissocier l’introspection des actions de leurs résultats : le mouvement le plus lent aboutit au trajet le plus court (ce qui au stade I signifie peu de temps), mais s’accompagne d’un sentiment de plus grande durée. Contrairement aux sujets du premier type, qui corrigent leur intuition initiale de succession par une anticipation représentative du prolongement des mouvements perçus, ceux du second type corrigent donc leur intuition initiale de durée par une reconstitution représentative de ces mouvements, mais sans que cela n’implique non plus aucun groupement opératoire de l’ensemble de leurs relations temporelles.

Bref, les sujets qui caractérisent les débuts de ce stade II témoignent tous d’un progrès des intuitions temporelles dans la direction de l’« intuition articulée » ou intuition des rapports. Ce progrès s’effectue grâce à un mécanisme de décentration représentative comparable à celui de la décentration perceptive, c’est-à-dire que les qualités privilégiées données dans l’intuition égocentrique initiale (confusion du temps avec la continuation de l’action, donc avec le travail accompli ou l’espace parcouru) sont peu à peu décentrées soit par une anticipation représentative qui prolonge les mouvements perçus, soit par une reconstitution représentative qui leur restitue une valeur d’introspection distincte des résultats de l’action. Dans les deux cas, les intuitions initiales sont donc corrigées par un jeu de compensations analogues aux régulations perceptives, mais sans que les intuitions ainsi « articulées » aboutissent à une coordination d’ensemble entre la succession et la durée : il y a donc progrès local, si l’on peut dire, dans tel ou tel secteur de l’intuition initiale, mais non pas « groupement d’ensemble ».

§ 4. Le deuxième stade, 2) le sous-stade II B : début de coordination opératoire entre les intuitions articulées

Comment l’enfant procédera-t-il de ces intuitions différenciées ou articulées, mais encore contradictoires entre elles quant à la totalité du système temporel, aux opérations d’ensemble qui constitueront le temps homogène lui-même ? C’est ce que les cas de transition entre les stades II et III vont nous montrer maintenant. On peut réunir ces cas intermédiaires sous la désignation de stade II B, car ils correspondent bien au sous-stade II B distingué au cours du chapitre I. En voici quelques exemples :

Den (6 ½). Même dispositif : « Ils se sont arrêtés en même temps ? — Non. —  Lequel d’abord ? — Celui-là (I : juste). — Lequel s’est arrêté plus tôt que l’autre ? — II (faux). — Lequel s’est arrêté en premier ? — II (faux). — Lequel a marché plus longtemps ? — Celui-là (II : juste). — Pourquoi ? — Parce qu’il marchait encore quand l’autre s’est arrêté. —  Et lequel a marché moins longtemps ? — (I juste). — Pourquoi ? — Parce qu’il s’est arrêté d’abord. —  (I) s’est arrêté à midi. Et (II) ? — Après, parce qu’il a marché plus longtemps. »

Lil (7 ½) : « « Lequel s’est arrêté avant l’autre ? — Celui-là (I : juste). — Lequel d’abord ? — (I.) — Lequel a marché plus longtemps ? — C’est (I) parce qu’il s’est arrêté le premier. Ah non, c’est (II) parce qu’il s’est arrêté après l’autre. —  Celui-là (I) s’est arrêté à midi. Et celui-là (II) ? — Après midi, parce qu’il était en retard. »

Rog (8 ½) : « Ils se sont arrêtés en même temps ? — Non. —  Lequel avant l’autre ? — Le (I) avant le (II) (juste). — Lequel a marché plus longtemps ? — Celui-là (I : faux). — Le plus de temps ? — (I.) — Pourquoi ? — Parce qu’il était plus en avant. —  (I) a marché combien ? — 5 minutes. —  Et (II) ? — 4 minutes. —  Et quand (I) s’est arrêté, est-ce que (II) marchait encore ? — Oui. —  Alors lequel des deux a marché plus longtemps ? — (I.) — Et si (I) s’est arrêté à midi, quand s’est arrêté (II) ? — Après midi (juste). — Alors lequel a marché plus longtemps ? — II (juste). — Pourquoi ? — Parce qu’il est arrivé après midi. —  Alors ? — Celui-ci (I) a mis moins de temps et celui-là (II) plus de temps. —  Pourquoi ? — Parce qu’il a marché plus lentement (montre II). »

La réponse fournie par ces sujets est donc parfaitement claire. Les cas francs du deuxième stade (sous-stade II A) n’avaient encore, on s’en souvient, aucun soupçon du fait que l’emboîtement des durées et que l’ordre de succession des événements présentent nécessairement quelques rapports entre eux. C’est précisément cette absence de coordination entre les deux aspects fondamentaux du temps, qui caractérise l’état intuitif. La durée n’est pas autre chose, à ses débuts (stade I), que l’intuition d’une certaine continuation cumulative de l’action (travail accompli, trajet parcouru, etc.) ou d’une simple préparation de l’acte (attente, etc.). Quand la durée se dissocie, au sous-stade II A, des résultats de l’action, c’est simplement que le sujet découvre grâce à une reconstitution représentative qu’un certain travail exécuté lentement peut paraître plus long qu’un autre travail exécuté rapidement. Mais cette différenciation de l’intuition en « plus vite = moins de temps » ne comporte encore aucune connexion avec la succession comme telle. Inversement, la succession n’est au début (stade I) que l’intuition des positions inhérentes à un seul déplacement. Puis cette intuition se dissocie de la spatialité (sous-stade II A), lorsque deux mouvements de vitesses distinctes sont comparés l’un à l’autre grâce à une anticipation représentative qui prolonge l’un des deux jusqu’à une position commune avec l’autre. Mais cette dissociation de l’ordre temporel et de l’ordre spatial demeure intuitive tant qu’elle ne s’appuie pas sur la durée. La grande nouveauté des réactions du sous-stade II B, c’est précisément qu’elles conduisent à cette découverte de la nécessité de fonder les rapports de succession sur ceux de durée et réciproquement : c’est ce mutuel appui qui explique alors le passage de la régulation intuitive à l’opération.

Le cas de Rog est particulièrement net à cet égard. Après avoir soutenu que I marche plus longtemps que II « parce qu’il était plus en avant », il découvre que si I s’est arrêté à midi, et II après midi, c’est ce dernier qui a marché plus de temps, « parce qu’il est arrivé après midi ». De même Zil, après avoir affirmé que I a marché plus de temps, change d’avis spontanément parce que II « s’est arrêté après l’autre » et Den motive à tour de rôle la durée par la succession et l’inverse : I a marché moins longtemps « parce qu’il s’est arrêté d’abord », et II s’est arrêté après midi « parce qu’il a marché plus longtemps ». La durée se définissant ainsi par la succession seule — par l’intervalle entre les événements ordonnés — la succession peut en retour se déduire de la durée et c’est pourquoi, avec ces sujets, le temps intuitif est dépassé par un début d’opération qui annonce le troisième stade.

Comment expliquer cette naissance de l’opération ? Nous avons vu que les régulations intuitives consistent, comme les régulations perceptives, à dépasser les mouvements centrés initialement, par un jeu d’anticipations et de reconstitutions représentatives : il va de soi, dès lors, que la limite de telles régulations ne saurait être que l’opération elle-même, puisque (nous l’avons vu au cours des chap. I et II) les opérations temporelles comme les autres se définissent par leur réversibilité. C’est donc dès l’instant où les mouvements à comparer peuvent être déroulés par la pensée dans les deux sens, de leur point de départ à leur point d’arrivée et même, au-delà, à leur point fictif de jonction possible, que les relations temporelles constituent une totalité véritable, d’ordre opératoire. C’est à quoi les enfants de ce stade II B parviennent par régulations progressives, tandis que ceux du stade III y arrivent d’emblée.

§ 5. Le troisième stade : succession et durée opératoires. Conclusions

À la différence des derniers sujets, qui débutent par l’intuition pour parvenir peu à peu aux réponses correctes dues à l’opération, ceux que nous classons dans le troisième stade répondent donc dès l’abord selon le mode opératoire :

Dani (6 ½) : « Ils se sont arrêtés en même temps ? — Non. Le (I) d’abord. —  Pourquoi ? — Parce que, quand il s’est arrêté, l’autre a marché encore. —  Lequel a marché plus longtemps ? — (II.) — Pourquoi ? — Parce qu’il a marché après l’autre. »

II en D2 et I en B1 puis de B1 à C1. Réponses également correctes.

Gin (7 ans) : « Lequel s’est arrêté d’abord ? — (I.) — Pourquoi ? — Parce que l’autre a marché plus longtemps. —  Si I s’est arrêté à midi, l’autre quand ? — Après midi. —  Combien de temps a marché I ? — Cinq minutes. —  Et II ? — Plus de cinq minutes. —  Pourquoi ? — Parce que celui-là (I) s’est arrêté avant l’autre. »

Iac (8 ½) : « (I) s’est arrêté avant (II). — Pourquoi ? — Parce que quand il s’est arrêté l’autre a encore marché. —  Lequel a marché plus longtemps ? — (II.) — Pourquoi ? — Il a marché moins vite. »

On constate que ces sujets déduisent indifféremment la durée de la succession et l’inverse. Il s’ensuit que la succession est définitivement abstraite de l’ordre spatial et que la durée est, pour les mêmes distances parcourues, inversement proportionnelle aux vitesses. Les relations temporelles constituent donc, enfin, un système d’ensemble à la fois autonome et cohérent, dont on peut, comme aux chapitres I et II, définir les « groupements » par la coordination des co-déplacements.

Si nous cherchons maintenant à résumer, pour conclure, les enseignements de ce chapitre, nous constatons que la comparaison des deux courses demandées à nos sujets nous met effectivement sur la voie d’une explication génétique des opérations de mise en succession temporelle.

L’opération, étant une action réversible, n’apparaît pas ex abrupto au cours du développement mental. Elle est la forme d’équilibre finale d’une longue évolution, préparée dès les mécanismes sensori-moteurs par les processus de régulation que l’étude de la perception nous a récemment permis de mettre en évidence 3. De ce point de vue les parentés notées au § 3 entre les régulations intuitives et les régulations perceptives nous paraissent très significatives. Dans le domaine de la perception, une figure ou un rapport sont d’abord surestimés, dans la mesure où ils sont « centrés », mais l’erreur initiale peut être corrigée par l’intervention d’autres centrations, cette « décentration » jouant alors le rôle d’une régulation progressive. La décentration perceptive, due aux mouvements réels ou virtuels de l’œil, procède en particulier, comme l’a montré A. Auersperg, par un jeu d’« anticipations » et de « reconstitutions » sensori-motrices, qui permettent de percevoir selon des formes stables les objets en mouvements 4. Or, dans le cas de l’intuition représentative, on se trouve en présence d’un mécanisme analogue, mais plus large. Les intuitions initiales sont, elles aussi, centrées sur tel ou tel rapport, privilégié parce que lié aux débuts de la prise de conscience de l’action propre. Cette surestimation d’un rapport par centration privilégiée est ce que nous avons depuis longtemps appelé l’« égocentrisme » de la pensée. Puis, par un jeu d’anticipations et de reconstitutions représentatives, les divers rapports centrés se corrigent les uns les autres en fonction des contradictions qu’ils entraînent : ils se « décentrent » donc, non point encore grâce à un mécanisme opératoire, mais par simples régulations intuitives ou compensations globales. Or, une fois les anticipations et reconstitutions représentatives assez poussées pour permettre au sujet de prolonger les mouvements à comparer jusqu’à leur jonction en un point fictif et de remonter d’autre part jusqu’à leur origine, le système des co-déplacements devient opératoire, de par cette réversibilité même, et ses compositions ainsi réglées par le groupement des opérations directes et inverses engendrent les relations temporelles.