Un quart d’heure avec M. Denis de Rougemont : Hitler, grand-prêtre de l’Allemagne (11 janvier 1939)a b
Voici le livre le plus actuel que j’aie lu sur l’Allemagne hitlérienne. Il y a pourtant deux ans qu’il a été écrit. Son auteur, M. Denis de Rougemont, me dit pourquoi il a attendu ce temps pour le publier.
C’est un journal où j’ai noté pour moi-même mes impressions sur ce que je voyais et sur ce que j’entendais, pendant un séjour de huit mois dans une grande ville d’Allemagne en 1935-1936. Que valaient ces impressions ? Quand je suis revenu, je n’étais pas sûr qu’elles n’eussent pas décrit des aspects passagers du régime. Les choses vont peut-être changer, me disais-je. Pour savoir si j’avais observé, sur l’Allemagne, une vérité durable, il fallait attendre. J’ai attendu.
La vérité durable avait chance, alors, d’apparaître comme une vérité essentielle. C’est celle que votre livre met en évidence : que le fait hitlérien est un fait religieux.
Oui. Cela a été déjà beaucoup dit. N’importe. Il ne faut pas craindre de le répéter, et surtout de le faire bien comprendre. Les nazis, eux, ont compris que le socialisme économique n’est que la moitié d’une doctrine : l’État ne sera maître de l’argent que s’il est maître des esprits. Un État totalitaire ne peut pas être totalitaire à moitié. Il lui faut la fameuse confiance, et une confiance disciplinée, à toute épreuve. Seule, la mystique nationaliste peut la lui donner.
Cette vérité sur l’âme de l’Allemagne hitlérienne vous est-elle apparue dès que vous êtes arrivé en Allemagne ?
Je crois l’avoir discernée peu à peu, mais assez vite. Cependant, elle ne s’est imposée à moi que le jour où j’ai assisté à un discours du Führer, en présence de 40 000 personnes. Mais, ce jour-là, ce fut pour moi foudroyant. Je me souviens qu’avant de me rendre à cette réunion, j’avais dit à quelqu’un : « Vous y croyez, vous, à l’âme collective ? Est-ce que ce n’est pas une formule grandiloquente pour désigner l’absence d’âme personnelle chez les individus charriés par une foule ? » Il m’a répondu : « Allez écouter le Führer, nous en reparlerons ensuite ».
Est-ce donc une révélation que de voir Hitler ?
Ce qui est une révélation, ce qui, du moins, en a été une pour moi, c’est de voir quels liens unissent Hitler à une foule à laquelle il parle. Essayez de vous représenter une salle immense qui est soudain plongée dans la pénombre, tandis qu’un coup de projecteur fait apparaître un petit homme au sourire extatique. Et tandis que cet homme s’avance lentement, en saluant d’un geste épiscopal, quarante mille bras se lèvent, et le tonnerre rythmé des heil commence. Et cela dure plusieurs minutes, ce qui est très long, jusqu’à ce que commence le chant du Horst Wessel Lied, comme un cantique. C’est alors que j’ai compris. Je me croyais à un meeting de masses, à quelque manifestation politique. Mais c’est leur culte que ces Allemands célébraient. C’était une liturgie qui se déroulait, c’était la grande cérémonie sacrale d’une religion dont je me sentais écrasé. L’âme des masses, oui, j’ai compris alors ce que c’était : j’ai entendu son râle d’amour, le râle d’une nation possédée par l’homme au sourire extasié.
Mais cet homme lui-même, qu’en pensez-vous ?
Je ne l’ai vu que le jour dont je vous parle. Je l’ai vu de près, à la sortie de la réunion, debout dans sa voiture qui longeait très lentement une rue étroite. Une seule chaîne de SS le séparait de la foule. J’étais au premier rang, à deux mètres de lui. Un bon tireur l’eût descendu très facilement. Mais ce bon tireur ne s’est jamais trouvé dans cent occasions analogues. Voilà le principal de ce que je sais sur Hitler. Vous pouvez réfléchir là-dessus.
Quelles sont vos propres réflexions ?
C’est qu’on ne tire pas sur un homme qui n’est rien et qui est tout. On ne tire pas sur un petit-bourgeois qui est le rêve de 60 millions d’hommes. On tire sur un tyran, ou sur un roi, mais les fondateurs de religion sont réservés à d’autres catastrophes.
J’achève votre raisonnement : puisqu’il n’y a pas d’attentats contre Hitler, c’est qu’Hitler n’est ni un tyran ni un roi, mais un fondateur de religion. Cependant, tout ne s’explique pas par le sentiment religieux dans l’hitlérisme. La politique, l’économie, jouent leur rôle aussi.
Évidemment, il sera toujours possible d’expliquer l’avènement, puis la montée d’Hitler, par les lois économiques, les forces relatives des partis et des classes avant 1933, les circonstances politiques de l’Europe, le traité de Versailles, etc. Mais tout cela retrace le comment cela s’est fait. Il reste à trouver le pourquoi. Là-dessus, les réponses varient, mais chacune d’elles est toujours la même. Les marxistes vont répétant : « défense du capital ». Les rationalistes déclarent : « hystérie collective ». Les démocrates disent : « tyrannie ».
Or, tout cela est démenti par les faits. Ce n’est pas pour défendre le capitalisme que les mineurs de la Sarre ont voté leur rattachement au IIIe Reich. Ce n’est pas en parlant d’hystérie qu’on peut comprendre le phénomène fondamental de la reconstruction d’une communauté autour d’un sentiment sacré. Et ce n’est pas la soif d’une tyrannie, au sens politique et légal, qui a jeté l’Autriche dans les bras du Führer. Mais c’est l’attraction passionnée qu’exerce une religion naissante, si basse qu’elle soit, sur les masses décomposées par des siècles d’individualisme.
J’ai reçu récemment d’Allemagne une lettre qui ne dit rien d’autre que ce que je viens de vous exposer brièvement. Elle est d’un jeune national-socialiste, qui m’explique d’abord que le régime hitlérien est né de la pauvreté et du malheur de son pays — ce qui est très juste. Mais il ajoute : « La pauvreté et le malheur ne peuvent expliquer que des phénomènes extérieurs. La raison profonde d’un mouvement comme le nôtre est irrationnelle. Nous voulions croire à quelque chose, nous voulions vivre pour quelque chose. Nous avons été reconnaissants à celui qui nous apportait cette possibilité de croire. Le christianisme, probablement par la faute de ses ministres, ne satisfaisait plus depuis bien longtemps au besoin de croire de la majorité du peuple. Nous voulions croire à la mission du peuple allemand. Nous voulions croire à l’immortalité du peuple et peut-être réussirons-nous à y croire. » Voilà qui dit bien où est la force de l’Allemagne nouvelle.
Quelle force croyez-vous donc qu’on puisse opposer à cette force-là ?
Rien d’efficace, si ce n’est pas une force spirituelle. Rien de pratique, si ce n’est un grand effort moral. Quand j’ai envoyé à des amis de France le récit de la journée où j’ai vu Hitler en communion avec son peuple, je n’ai ajouté que ceci en conclusion : « Chrétiens, retournez aux catacombes ! Vos cérémonies modestes, vos petites assemblées, vos chants traînants, tout cela sera balayé. Il ne vous restera que la foi. Mais la vraie lutte commence là. » Et je crois toujours que le problème est là : c’est celui d’une renaissance spirituelle qui ne peut se faire sans une foi.