Du mythe de Tristan et Iseut à l’hitlérisme (14 juillet 1939)a b
Il était juste que Denis de Rougemont, cet homme sans domicile, ou plutôt aux innombrables domiciles, me reçut à la NRF.
Pourrait-on s’imaginer, en effet, l’ex-« intellectuel en chômage », qui traîna ses méditations et sa machine à écrire de la Vendée en Languedoc, et de la province à Paris, installé dans ses meubles, avec une suspension et des draperies qui lui appartinssent en propre ?…
Le voici à Paris pour ma chance et fort Parisien, à ce qu’il me semble.
Entre deux averses de cet été inclément, nous pouvons profiter du petit jardin de la NRF. C’est un lieu ordonné et aménagé avec goût comme tout ce qui touche à la maison de la rue Sébastien-Bottin. Une tonnelle verte invite aux conversations littéraires. Un fin gravier protège les pieds des hommes de lettres contre un contact salissant avec la glèbe impure. Une bordure de géraniums rouges offre à l’œil un opportun et gracieux point d’appui.
Tout invite à un entretien parfait. Tout, jusqu’au Journal d’André Gide, un fort volume de treize cents pages qui vient de paraître dans la collection de la Pléiade et qui, posé sur la table, imprime à notre rencontre la note de la maison.
Que dire de Denis de Rougemont ? À peine connu il y a trois ou quatre ans, en dehors de quelques revues aussi sincères que peu répandues, ce jeune écrivain est en passe de se faire dans la littérature une place bien à lui et qui n’est pas des moindres. Ce fils de la libre Suisse, qui a hérité de la conscience et du sérieux de ceux de sa race, qui s’attelle aux problèmes avec conviction, pour ne les lâcher qu’à la fin du sillon, possède en même temps une ironie affectueuse et amusée qui allège ce que ses sujets et sa manière risqueraient d’avoir de légèrement pédant. Denis de Rougemont anime les plus arides méditations et donne des ailes à la plus austère exégèse. Peut-être est-ce parce qu’il sait « penser avec ses mains ».
Mais revenons au jardin de la NRF, où je suis venue lui parler de l’amour, ou plutôt de L’Amour et l’Occident, son dernier livre.
Si ma question ne vous paraît pas trop indiscrète, je voudrais savoir ce qui vous a poussé à écrire ce livre, si différent par son caractère intemporel de vos derniers livres, tous liés à l’actualité. Je songe au Journal d’un intellectuel en chômage, et surtout au Journal d’Allemagne qui fut accueilli avec une telle faveur par tous ceux qui pensent librement.
Toutes les questions sont indiscrètes, répond Denis de Rougemont avec ce demi-sourire en coin qui fait son charme.
Mon dernier livre me paraît au contraire comme plus actuel que beaucoup d’autres. La crise du mariage est un des problèmes les plus brûlants de la société d’aujourd’hui, et c’est surtout à cet aspect de la question que j’ai songé en me mettant à l’œuvre.
J’ai voulu d’abord faire un livre court traitant du mythe de Tristan et de la décadence de la conception du mariage. Les idées me sont venues en travaillant. Les livres que j’ai lus m’ont mis sur la piste d’une liaison du mythe de Tristan avec la tradition courtoise, les troubadours et le catharisme. C’est ainsi que les livres II à V de L’Amour et l’Occident, consacrés aux origines religieuses du mythe, à passion et mysticisme, au mythe dans la littérature, à l’amour et la guerre, ont été trouvés en cours de route. Mais les hypothèses historiques que j’y développe ne sont pas indispensables à l’essence du livre qui pourrait se concevoir en dehors d’elles.
Denis de Rougemont parle lentement, en pensant ce qu’il dit. Parfois s’établissent entre nous des silences qui me font dire qu’il a fini et que je dois poser une question. Mais non, le voici qui reprend.
Au début, je ne songeais qu’au problème individuel de l’amour et du mariage. C’est en creusant les conceptions sociologiques, peut-être sous l’influence du Collège de sociologie, et en partant non plus des relations économiques, mais de ce qui est sacré dans la sociologie, que j’en suis arrivé à envisager les problèmes collectifs.
Tristan symbolise la manière dont le xiie siècle considérait l’amour. Le mythe n’est pas un sujet individuel inventé par un romancier. C’est une légende reprise dans cinq textes officiels et certainement dans de plus nombreuses versions non connues.
D’où vient, selon vous, cette conception de l’amour ?
J’ai cherché ce qui lui ressemblait le plus, et j’ai trouvé que c’était la poésie des troubadours. Quant à savoir d’où vient cette dernière, c’est un problème sur lequel les érudits eux-mêmes sont en désaccord, au point de renoncer à toute explication.
Mais vous avez sans doute une hypothèse personnelle ?
La voici. À la même époque que les troubadours, fleurissait dans le Languedoc, en Provence, dans une partie de l’Espagne et de l’Italie, le mouvement cathare. D’après ce que nous en savons, il comportait des notions tout à fait comparables à celles des troubadours : refus de la consommation de l’amour, exaltation de l’amour chaste, par exemple. Par ailleurs, on sait que certains troubadours étaient cathares, des travaux tout à fait récents, publiés en même temps que mon livre, l’ont établi avec certitude pour un bon tiers d’entre eux. C’est sur des faits de cet ordre et sur toute une série d’analogies dans l’expression, que j’ai fondé mon raisonnement.
Qui pourrait laisser penser qu’avant le xiie siècle on ne savait pas ce que c’était que la passion, ne puis-je m’empêcher de compléter.
Je ne le crois pas, réplique Denis de Rougemont. La passion a des racines naturelles. L’antiquité et l’Orient connaissaient les mêmes germes, seulement la passion y était considérée comme une maladie ou folie.
À partir du xiie siècle, sous l’influence de la mystique cathare et de la poésie des troubadours, la passion reçoit droit de cité. Elle peut s’exprimer dans le langage du mythe sous une forme voilée. Ce seuil une fois franchi, elle se répand à travers toute la littérature qui ne fait que refaire éternellement, avec plus ou moins de succès, le roman de Tristan et Iseut.
Vous soutenez cette opinion paradoxale que Tristan et Iseut, couple de parfaits amants, ne s’aimèrent pas.
À la manière dont Denis de Rougemont répond : « C’est exact, en effet », on sent qu’il ne lui déplait pas de se faire le champion d’un paradoxe.
Tristan aime sa passion, explique-t-il. Il n’aime pas Iseut de charité, dans son être véritable. À la différence d’Agapè, l’amour chrétien de la personne, Éros, le désir sans fin n’est que la projection de l’idéal de l’amant sur un autre être. On ne peut pas épouser une femme comme Iseut, parce qu’alors on verrait la femme réelle. Iseut épousée cesse d’être Iseut pour devenir madame Tristan, ce qu’on ne saurait imaginer.
Pour conserver leurs illusions, deux êtres ne peuvent s’aimer que dans l’atmosphère où ils se sont rencontrés. N’est-ce pas d’ailleurs le thème constant de tous les romanciers ?
Ainsi, selon vous, il n’est pas de synthèse possible entre Éros et Agapè ?
J’ai tenté une esquisse de synthèse à la fin de mon livre, en partant des mystiques. Je traiterai ce problème plus à fond dans un second volume, que je prépare actuellement. Pour commencer, j’ai voulu marquer les deux cas extrêmes de l’amour, afin d’y voir clair avant de passer à la synthèse.
En écrivant L’Amour et l’Occident, vous avez réhabilité les problèmes de la passion qui n’étaient pas jusqu’à présent objet de littérature sérieuse.
Il est rare, en effet, qu’on en ait parlé en France comme de problèmes sérieux, acquiesce l’écrivain. Mais il en va différemment dans d’autres pays. Les traductions de mon livre montrent que l’étranger s’intéresse à une étude où l’on parle de l’amour sans ironie comme sans sentimentalisme. Et j’ai surtout rencontré la faveur du public féminin content de voir examiner impartialement « son » problème.
Comment en êtes-vous venu à envisager le parallélisme entre la guerre et l’amour ? Je ne peux me retenir plus longtemps de poser cette question qui me brûlait la langue depuis le début de notre entretien, lequel prend de plus en plus figure de conversation amicale à bâtons rompus, tant je me sens de plain-pied avec cet auteur si peu imbu de sa personne.
Mon interlocuteur rejette tout de suite une objection possible :
Il va sans dire qu’il convient dès l’abord d’écarter de ce parallélisme la guerre moderne telle qu’on la fait depuis 1915.
Mais à l’époque de l’amour courtois il n’existait pas de distinction entre l’amour et la guerre. Le lansquenet de l’ancien temps avait le goût de la guerre pour elle-même ; peu lui importaient les raisons pour lesquelles il se battait. La guerre constituait une espèce de jeu avec des règles, un commencement et une fin, ce qui est la définition même du jeu.
Certes, on ne peut pas passer directement des relations individuelles des amants au fait collectif de la guerre. Mais on peut — en usant ici du concept nouvellement consacré d’« inconscient collectif » — dire que tout se passe comme si les sociétés réagissaient comme l’inconscient d’un individu.
De nombreux faits viennent à l’appui de cette thèse. Les peuples connus pour être des peuples guerriers sont aussi les peuples qui aiment l’amour. Les peuples les plus guerriers sont l’Espagne et la France ; l’Allemagne ne vient que loin derrière, — l’Allemagne d’avant le romantisme s’entend.
Car avec le romantisme, l’Allemagne change de nature. Les trois générations de romantiques allemands, individualistes en dehors de toute sociologie, bien qu’ayant vécu un drame personnel, n’en ont pas moins exercé sur la nation entière une influence qui se fait sentir aujourd’hui.
Vous voulez parler de l’hitlérisme ?
Il y a certainement une source commune à Hitler et aux romantiques allemands ; il y a certainement une analogie profonde entre les réactions collectives des Allemands et les rêves d’un Allemand.
Quand les formes se disloquent, le mythe n’est plus un mythe, mais une réaction antisociale ; l’anarchie des mœurs aboutit alors fatalement à une mise au pas faute de laquelle toute vie serait impossible. C’est ce qui se produit en Allemagne ou en Russie.
C’est en ce sens que mon livre est actuel. Je n’ai pas choisi ce qu’on appelle communément un sujet d’actualité, parce que je crois que la véritable signification des questions qui se posent au niveau le plus profond a été négligée aussi bien par le marxisme que par l’économie bourgeoise. Et cette négligence se venge maintenant en suscitant des mouvements passionnels, tel l’hitlérisme.
En homme prudent. Denis de Rougemont me recommande pour terminer d’insister sur le fait qu’il n’a pas voulu faire œuvre d’historien.
Même si les historiens trouvent que j’ai tort sur un point particulier, précise-t-il, cela m’est indifférent. Les faits que je rapporte servent davantage à illustrer ma thèse qu’à la prouver.
Mais sans doute cette précaution lui paraît-elle insuffisante, puisqu’il me demande de revoir son interview avant la publication. Saurait-on lui en vouloir de marquer une si grande méfiance à l’égard des journalistes ?
Pour ma part, je lui en veux d’autant moins que c’est chez lui qu’il me reçoit, un chez-lui tout provisoire, puisqu’il loge présentement dans un clair studio qui lui a été prêté par un de ses confrères en matière de « journal ». La NRF continue d’étendre sa présence autour de Denis de Rougemont.