Nicolas de Flue : naissance d’un drame (Noël 1939)a
Le mercredi 28 septembre de l’an dernier, au milieu de l’après-midi, je fus appelé au téléphone par un ami. Était-ce la guerre qu’on attendait d’une heure à l’autre ? C’était Munich, c’était la paix, cela n’arrangeait pas mes affaires. Car voici ce qui m’était arrivé.
Deux semaines auparavant, à Venise, j’écoutais Honegger dirigeant son Nocturne dans le théâtre goldonien de la Fenice et je me disais une fois de plus : j’écrirai quelque chose pour cet homme-là. Sur quoi la guerre fit un pas lourd dans notre Europe, et cette approche assourdissante fascina tout entendement. C’est à ce moment que l’on m’offrit d’écrire une pièce pour l’Exposition de Zurich. Je ris un peu de tant de flegme… L’Exposition, d’abord, n’aurait pas lieu ; ensuite, j’allais mettre mon casque ; enfin je n’avais pas de sujet, et je défiais quiconque d’en trouver un, en Suisse, qui fût de taille à occuper l’énorme scène dont j’avais vu les plans. On insista, je demandai trois jours « pour réfléchir », et n’en fis rien. J’étais certain qu’avant le terme, la catastrophe réglerait tout. Sur quoi, le coup de téléphone que j’ai dit, et toute la vie qui se reprend à vivre, les délais à courir, le sujet à me fuir… Le soir même, rentrant de voyage, ma femme m’apporte un livre qu’on lui a prêté : une biographie de Nicolas de Flue, signée Anne-Marie de Gourlet1. Genre édifiant, hagiographique. Je parcours distraitement quelques pages. Ce Nicolas ne m’avait jamais paru très excitant : souvenir d’école primaire, c’est tout dire. Mais tout d’un coup, me voilà pris ! Je découvre une vie d’homme réel, un siècle décisif de notre histoire, un grand drame religieux au seuil de la Réforme, — et déjà des dialogues esquissés, ces relations faites par des pèlerins montés seuls ou en troupe au Ranft… Quelque chose se dessine dans l’espace : la cellule silencieuse de l’ermite, au centre, et tout autour le jeu bruyant du monde, et ces deux files de pèlerins, l’une qui descend à droite, l’autre qui vient de la gauche, — il faudrait une scène à étages… C’est justement celle de Zurich !
Nuit blanche. Trois actes se composent, irrésistiblement, impitoyablement. Dans l’obscurité et la fièvre, je perçois mille correspondances. Cette Diète de Stans où le message de Nicolas sauve la paix à la onzième heure, ce n’est plus un souvenir de manuel, c’est le Munich des Suisses, c’est l’éternel miracle du don de la paix, toujours immérité… Au matin, la pièce était faite. Non pas écrite, bien entendu, mais tout entière organisée et déployée dans mon esprit. Elle ne s’est guère modifiée depuis lors.
Dès les premiers instants, le paradoxe technique de ce drame m’était clairement apparu : il s’agissait de peupler une scène immense autour d’un seul personnage important. Revenir au théâtre grec, avec son chœur mobile prenant part à l’action. C’était évidemment la solution formelle. Encore fallait-il l’adapter à l’esprit chrétien du sujet. Un catholique eût sans doute recouru à l’inspiration liturgique. Protestant, je songeai [p. 2] tout de suite au style lyrique monumental des prophètes et des psalmistes. Nul autre ne possède, dans notre tradition, cette violente simplicité qui peut s’accorder à la fois à la déclamation d’un chœur en marche et au dialogue, forcément sans nuances, de personnages quasi mythiques. Tout cela créait l’appel au musicien… Sans un instant d’hésitation, je m’adressai à Honegger.
En trois mois, tout fut terminé. Mois heureux, où le temps s’écoulait au rythme même de l’œuvre en marche. L’accord du musicien et de l’auteur était si parfaitement préétabli que je ne fus pas étonné de retrouver, dans la partition d’Honegger, certains traits mélodiques que j’avais inventés en composant mes chœurs et mes récitatifs, — et que je m’étais bien gardé de lui chanter !
On sait la suite : tout était prêt, quand septembre 1939 vint détruire ce qu’avait engendré Munich. Ainsi ma pièce, née d’un croisement fortuit d’une série de petits faits privés et d’une série de faits européens, devait subir, à partir de ce jour, le sort même de la paix qu’elle chantait.
Je vous ai raconté cette histoire pour apporter un témoignage assez précis au vieux débat de l’inspiration. On voit la part déterminante que l’occasion et les données de fait ont joué dans cette création (scène de Zurich, chœurs et fanfares disponibles en pays neuchâtelois). On devine aussi à quelles nécessités intimes répondait cet appel du dehors. Mais le mystère qui subsiste, c’est celui du hasard apparent qui présida au recoupement de deux séries de faits sans aucun lien…
Quel sera le destin de ce drame ? Celui de la paix, je le répète. Joignons alors notre prière à celle du peuple suisse, invoquant du fond des vallées l’intervention de Nicolas :
Parmi nous, peuple, parmi nous — parmi la foule en lourd tumulte avant le jour — aveugle proie de l’horreur désirée — prêtant l’oreille au martelant galop du cheval roux de notre Apocalypse — parmi nous, foule, parmi nous.
Descends ! clémente et pacificatrice — ô voix pareille à la rosée ! — Viens te poser sur le cœur de violence — apaise-nous, colombe en ce tumulte — miraculeuse !
Jusqu’au jour incertain où nous pourrons chanter ce final entonné par tous les chœurs du drame :
Éclatez, éclatez en cris de joie !
Oui, tous en chœur, levez-vous et chantez !
Dans la paix que notre Dieu nous envoie
Oui, tous, encor, jubilez et riez !
Battez des mains, peuple, pour Nicolas,
Unissez-vous à l’éclat des fanfares
Vous tous, au loin, et quiconque entendra :
Louez la paix, mémorable victoire !
Alléluia ! Alléluia ! Alléluia !