La Suisse que nous devons défendre. II : Sommes-nous libres ? (2 mars 1940)a
« Nous défendrons nos libertés, répétons-nous dans nos discours patriotiques, — ces libertés que nos pères nous ont acquises au prix de leur héroïsme civique et militaire, et qui sont un modèle pour l’Europe. » Oui, certes. Mais, en fait, que sont devenues ces libertés illustres et antiques, ces privilèges démocratiques qu’on nous envie ? Avons-nous bien le droit de nous en vanter encore, et suffit-il de s’en vanter pour qu’elles subsistent ?
La liberté n’est pas seulement un privilège que l’on « hérite ». C’est une conquête perpétuelle. Elle est sans doute un héritage « politique ». Mais rien ne se déprécie plus rapidement que les privilèges politiques, si le peuple qui en jouit ne sait pas les mériter par ses manières d’être et de penser.
Un jour, écrit Goethe, les Suisses se délivrèrent d’un tyran. Ils purent se croire libres un moment : mais le soleil fécond fit éclore du cadavre de l’oppresseur un essaim de petits tyrans. À présent, ils continuent à répéter le vieux conte. On les entend dire, jusqu’à satiété, qu’ils se sont affranchis un jour et qu’ils sont demeurés libres. En vérité, derrière leurs murailles, ils ne sont plus esclaves que de leurs lois et de leurs coutumes, de leurs commérages et de leurs préjugés bourgeois.
Je n’oublie pas que Goethe écrivait cela au xviiie siècle. Les petits tyrans dont il parle étaient peut-être alors les petites oligarchies que la Révolution devait renverser un peu plus tard. Mais sommes-nous bien certains que pour autant le jugement de Goethe n’est plus du tout valable de nos jours ? Sommes-nous bien certains que la tyrannie de l’opinion publique vaut mieux que celle des aristocrates ? Sommes-nous bien certains que les Suisses sont, plus que d’autres, libérés des préjugés bourgeois ? Sommes-nous bien certains, enfin, qu’il a suffi à nos pères de s’affranchir un jour pour que nous ayons le droit de répéter à tout jamais : nous sommes libres !
Ayons le courage de le reconnaître en toute franchise : la Suisse actuelle est un pays où l’on a peu de « véritable » liberté d’esprit. C’est un pays où l’on tolère fort mal les opinions non conformistes, les exceptions, les bizarreries, ou simplement les idées imprévues. Certes, nous avons peu de polémiques personnelles : mais c’est peut-être moins par tolérance réelle que par prudence. Les adversaires politiques ou religieux, chez nous, ne se fréquentent pas, ne se parlent pas, et souvent ne se saluent plus ! On dirait presque qu’ils croient que l’autre, celui qui pense différemment, doit être un type dangereux ou très méchant. Ceci pour le plan des idées. Sur le plan de la morale, c’est pire encore. Je ne vais pas refaire ici, après tant d’autres, le procès de notre moralisme intolérant. Qu’il me suffise de remarquer que si nous étions plus chrétiens, nous serions beaucoup plus tolérants dans ce domaine, nous aurions beaucoup plus de liberté dans nos jugements, nous respecterions beaucoup mieux les façons de vivre de notre voisin et le mystère de son existence.
On me dira peut-être que ces considérations n’ont pas grande importance, actuellement, et que les libertés qu’il s’agit de défendre, en ce mois de mars 1940, sont avant tout nos libertés politiques. Je répondrai que nos libertés politiques ne sauraient subsister et garder leur valeur concrète que si nous conquérons une plus grande liberté morale et intellectuelle. Car les unes ne vont pas sans les autres, et toute notre histoire en témoigne. « Une politique de liberté ne peut être faite que par des esprits libres. » Les deux libertés, l’extérieure et l’intérieure, ont toujours été liées dans notre histoire. C’est parce que les premiers Suisses avaient la passion de leurs libertés sociales, civiles et quotidiennes qu’ils ont voulu se libérer du joug autrichien. Et c’est parce que les Suisses du xviiie siècle ne jouissaient plus d’une véritable liberté intérieure qu’ils ont été une proie facile pour l’étranger, pour les armées de la Révolution française.
Je voudrais insister sur ce point : si nous perdons le sens et le goût de la liberté quotidienne, celle qui se manifeste dans la diversité infinie des manières de penser et de vivre, nos libertés politiques ne pourront subsister longtemps, et alors c’en sera fait de noire liberté vis-à-vis de l’étranger, c’est-à-dire de notre indépendance nationale.
Il ne suffit donc pas de protéger notre indépendance par des fortifications. C’est l’intérieur du pays qu’il nous faut maintenant fortifier, moralement, si nous voulons que notre armée défende quelque chose de valable.
Or, quels sont les ennemis intérieurs de notre liberté ? Je n’en désignerai ici que deux, qui vous paraîtront peut-être assez inattendus. Ce sont la paresse d’esprit et l’égalitarisme.
Voici ce que j’entends par la paresse d’esprit : les Suisses jouissent d’une instruction publique remarquable, mais ils ont la plus grande méfiance à l’endroit de la véritable culture. Ils ont horreur de tout ce qui leur paraît « compliqué ». Ils jugent suspect tout ce qui ne rentre pas à première vue dans des catégories moyennes et bien connues, telles que bon ou méchant, droite ou gauche, ami de l’ordre ou esprit subversif. Ils exigent toujours des choses simples. Au besoin, ils les simplifient terriblement. C’est ainsi que certaine doctrine totalitaire a pu passer chez nous, pendant longtemps, pour un « rempart contre le bolchévisme ». Pourquoi ? Parce qu’on se contentait de dire : elle est pour l’ordre, les bolchévistes sont pour le désordre. Sans se demander un seul instant de quelle espèce d’ordre il s’agissait. Or, prenons-y bien garde ! Cette passion maladive pour les choses « simples » tend à supprimer pratiquement toute possibilité de jugement libre, toute véritable liberté d’esprit.
Notre « égalitarisme » est, lui aussi, une forme de paresse d’esprit, bien plus encore qu’une forme de l’envie, comme on l’a peut-être trop dit. Autrefois, les Suisses se méfiaient des personnalités trop affichées, parce qu’ils craignaient qu’elles n’entraînassent le pays dans des aventures dictatoriales. Il y avait quelque chose de sain et de profondément démocratique dans l’effacement volontaire des plus grands Suisses de ce temps-là. Mais aujourd’hui, l’égalitarisme hérité du xixe siècle n’est plus qu’une dégénérescence de cet instinct démocratique. Il veut tout unifier, réglementer, centraliser. Il veut tout faire rentrer dans le rang. Il persécute à petits coups d’épingles tout ce qui « paraît » vouloir se distinguer. Pourquoi ? Parce que c’est bien plus simple, et plus facile de tout ramener à des mesures médiocres et uniformes. C’est bien plus simple et plus facile que de tenir compte des vivantes complexités, des vocations infiniment diverses — celles que suppose notre fédéralisme, dans la vie quotidienne comme dans la politique.
Un mot encore, pendant que j’en suis à ronchonner. (La prochaine fois, nous parlerons d’une manière « positive », c’est promis !) « Si quelque chose aujourd’hui menace la liberté, ce n’est pas comme jadis la superstition… c’est la préoccupation, la passion du bien-être matériel. Sa pente, n’en doutons pas, est du côté de la tyrannie. » C’est Vinet qui parlait ainsi, il y a longtemps, tout au haut de la pente…