Le petit nuage (avril 1940)a
Au mois d’août de l’année dernière, le jour du pacte germano-soviétique, j’ai fait deux choses. Primo, j’ai bouclé mes dossiers, lettres et papiers personnels, je les ai mis en lieu sûr et j’ai sorti mes uniformes pour les aérer. Secundo, j’ai envoyé à un certain nombre de mes amis la phrase suivante : « Au plus fort de la persécution entreprise par Julien l’Apostat contre les chrétiens, quand tout espoir humain était perdu, tout horizon bouché, Athanase prononça ces mots : nubicula est, transibit, c’est un petit nuage, il passera. » La semaine passée, je reçois une lettre de « quelque part dans le Proche-Orient », et une autre des États-Unis. La première me dit : « Le petit nuage n’est pas passé. Il passera, et nous serons encore une fois assis au café des Deux Magots. La vie reprendra. Cela paraît irréel. » La seconde me dit : « Le petit nuage passera, oui… et nous avec ! » Selon l’humeur du jour, je donne raison à l’une ou à l’autre de ces lettres1. Pas d’importance. Ce qui est important, c’est la certitude « qu’il passera ».
Que sont nos petits accès de découragement, ces brumes qu’un léger vent d’avant-printemps suffit à dissiper en cinq minutes ? Qu’est-ce que cela au regard de la menace énorme qui domine l’Europe d’aujourd’hui ?
Eh bien, cette menace énorme, à son tour, n’est qu’un tout petit nuage, au regard du Règlement des comptes universels que sera notre jugement au dernier jour de tous les temps.
Karl Barth nous le disait l’autre jour à Tavannes : comme chrétiens, nous n’avons à redouter que le Prince de tous les démons, et non pas tel ou tel démon qu’il nous délègue de temps à autre. Le combat que nous devrons peut-être engager militairement contre l’un de ces petits personnages, ce combat, si « total » qu’il soit, ne saurait figurer pour nous qu’un exercice, une première escarmouche, un entraînement pour le « combat final » où Dieu seul pourra nous sauver, lorsque le Malin en personne nous accusera, au Jugement dernier.
Voilà les dimensions réelles que le chrétien se doit d’envisager. Elles ne sont pas démesurées. Elles doivent au contraire nous donner la vraie mesure de nos soucis, de nos misérables cafards, de nos craintes dérisoires et mesquines. « C’est un petit nuage, il passera. » Ce mot me fut comme parole d’Évangile quand je le lus l’année dernière.
Et je ne me trompais guère, vous allez le voir. Voici ce que je viens de trouver dans un livre interdit (mais je ne pense pas que ce soit à cause de ce passage). L’auteur est l’un des chefs d’un parti que l’on devine ; écœuré, il vient de démissionner (la scène se passe en 1935) et il s’attend à être abattu par l’un de ces anciens amis. Réfugié dans un hôtel chrétien, un Christliches Hospiz, il sent peser sur lui d’une manière insupportable le sombre avenir de son pays. « Dans mon désespoir, j’eus recours à l’Évangile qu’on trouve sur toutes les tables de nuit de ces hospices. Je le feuilletai et mon premier regard tomba sur cette parole consolante : Ils ne continueront pas toujours, car leur folie devient évidente aux yeux de tous. »
Plt D. de Rougemont