La Suisse que nous devons défendre. III : Pourquoi nous devons rester neutres (9 mars 1940)a
Comment justifions-nous, dans cette guerre-ci, aux yeux de l’Europe et à nos propres yeux, notre situation privilégiée de neutres ?
Il semble que depuis quelques années, nous avons renoncé, et c’est heureux, à regarder notre neutralité comme une chose qui irait de soi, qui aurait existé de tout temps, sans commencement ni fin imaginables, qui nous serait due sans discussion et même sans contrepartie, et qui représenterait, en somme, un privilège de droit divin. Nous savons que la neutralité est une conception menacée ; qu’elle est en quelque sorte contre nature, car l’instinct normal de tout homme le pousse toujours à prendre parti ; et qu’enfin nous devons la justifier, sous peine de passer pour des lâches, ou des tièdes, ou des inconscients. Que valent les justifications qu’on nous propose, au regard des bouleversements historiques dont la guerre actuelle est le signe ?
Pour certains, qui se disent réalistes, si nous sommes neutres, c’est uniquement en vertu de nécessités toutes matérielles : parce que nous sommes un trop petit pays, parce que notre situation géographique centrale nous exposerait à de trop grands dangers en cas de guerre, enfin, parce que notre diversité raciale et religieuse risquerait d’entraîner la dislocation de notre fédération, si nous venions à prendre parti. Notons que cet argument de la nécessité n’est guère valable que pour nous, Suisses. Nos voisins n’ont aucune raison d’en tenir compte, bien au contraire. Dire : nous sommes neutres uniquement parce que nous sommes trop faibles pour faire la guerre, c’est induire nos voisins dans la tentation de profiter de cette faiblesse.
Vient ensuite l’argument juridique. Nous devons rester neutres, nous dit-on, parce que les traités nous y forcent. Et certes, aux yeux d’un chrétien et d’un Suisse, les traités ne seront jamais de simples chiffons de papier ! La Confédération reste fondée sur la fidélité à la parole jurée, le nom l’indique, et surtout [p. 2] en allemand : Eid-Genossenschaft, communauté de ceux qui ont fait serment. Mais ici encore, il nous faut bien voir que cette raison a peu de poids en dehors de nos frontières.
Enfin, l’on donne parfois une justification militaire à notre neutralité : il serait de l’intérêt des puissances belligérantes de ne point utiliser le passage par la Suisse, qui les découvrirait sur leur flanc. Mais cette raison dite d’équilibre stratégique peut tomber d’un jour à l’autre. Et la preuve que nous ne la prenons pas au sérieux, c’est que nous restons mobilisés.
Je ne discuterai même pas ici l’argument de l’impartialité morale, qui put jouer un rôle en 1914-1918 lorsque le fameux « fossé » séparait Welches et Suisses allemands. Aujourd’hui, nous sommes unanimes…
Que reste-t-il donc à répondre à ceux qui nous demanderaient d’entrer en guerre ?
Ni l’argument des réalistes, ni celui des juristes, ni celui des stratèges, ne suffiraient à justifier notre refus de « payer notre part ». Je ne dis pas que ces arguments ne valent plus rien. Je dis seulement qu’ils ne représentent plus une raison suffisante de s’abstenir, et d’autre part, qu’ils n’ont plus guère de force convaincante pour nos voisins, et par suite, ne sont plus pour nous cette garantie morale dont nous avons un besoin réellement vital.
Si maintenant et malgré tout j’affirme que la Suisse a le devoir de rester neutre, ce ne peut donc être qu’au nom d’une réalité qui ne sera ni matérielle ni légale, mais spirituelle au premier chef ; au nom de la mission de la Suisse dans la communauté européenne.
Non, la neutralité de la Suisse ne saurait être un privilège, c’est une charge ! Et ce serait bien mal la défendre que de la défendre au nom de nos seuls intérêts, car elle ne peut et ne doit subsister qu’au nom de l’intérêt de l’Europe entière.
Seule, la mission positive de la Suisse rend un sens et un poids aux arguments que nous jugions tout à l’heure insuffisants. Notre position géographique, par exemple, est un péril certain si l’on ne s’attache qu’à l’aspect matériel des choses. Mais elle devient un avantage dès qu’on la considère dans la perspective de notre mission médiatrice. De même, la garantie légale de notre neutralité n’est qu’un chiffon de papier, si l’on veut y voir simplement une garantie de nos privilèges. Mais elle devient notre meilleure sûreté dès qu’on la considère comme une mesure d’intérêt général en Europe. Rester neutres au nom d’un traité signé à Vienne il y a plus de cent ans, soit ! Mais il ne faudrait pas retenir de ce traité uniquement ce qui nous semblerait y garantir notre sécurité ; car le texte dit autre chose, dit beaucoup plus : « Les Puissances signataires de la déclaration du 20 mars 1815 reconnaissent authentiquement par le présent Acte que la neutralité et l’inviolabilité de la Suisse, et son indépendance de toute influence étrangère, sont dans les vrais intérêts de la politique de l’Europe entière. »
Et j’en arrive, ici, au centre même de tout ce que je voulais dire dans cette série d’articles : le seul moyen réel et réaliste de conserver nos privilèges, c’est de les considérer dorénavant comme des charges, dont nous sommes responsables vis-à-vis de la communauté européenne.
Je voudrais marquer d’une devise ce point central. Au Moyen Âge la noblesse représentait une charge autant qu’un privilège, et même le privilège était subordonné à la charge ; il n’avait d’autre but que d’en faciliter l’exercice. C’est pourquoi l’on disait : Noblesse oblige. Disons-nous pareillement que tous nos privilèges, même naturels, n’ont d’autre sens et d’autre raison d’être que de nous permettre d’accomplir notre mission spéciale de Suisses. Disons-nous donc : Beauté du sol oblige, liberté oblige, neutralité oblige !
À quoi ? C’est ce que je préciserai dans un dernier article, sur la vocation de la Suisse et ses conséquences pour nous tous.