Nicolas de Flue vu par Denis de Rougemont (8 juillet 1939)a b
Dans ce studio parisien, dont les larges fenêtres regardent un des boulevards les plus bruyants de Montmartre, deux hommes penchés sur une liasse de papier mettent au monde une œuvre nouvelle. Un seul coup d’œil et on les reconnaît : puissant, massif, les cheveux noirs en bataille, le geste large et le sourire généreux, voici Honegger, le musicien. À ses côtés, plus réticent, plus replié sur lui-même, le regard intelligent et un visage buriné par de longues méditations, voici Denis de Rougemont qui abandonne pour quelques semaines la bure du philosophe pour revêtir la toge du poète.
Deux immenses pianos, encombrés de manuscrits tiennent conseil au centre de la pièce. Des livres envahissent des placards. Une rangée de pipes — toutes espèces et toutes tailles — en disent long sur la méditation qui a conduit à maturité des chefs-d’œuvre comme : Les Cris du Monde, David, Pacific 231.
Sur une table s’étale une feuille de papier aux trois quarts achevée : c’est la partition de Nicolas de Flue, la nouvelle œuvre qu’Honegger met en musique sur un texte de Denis de Rougemont. Elle sera représentée à l’Exposition de Zurich et offerte au public suisse par le canton de Neuchâtel.
Il y a quelque chose de profondément émouvant dans ce don : un canton offre à son pays une œuvre suisse, faite par un des musiciens les plus célèbres de son temps — suisse, ne l’oublions pas — et par un des écrivains les plus intelligents de sa génération. Neuchâtelois de naissance — et d’origine. Bel exemple de fédéralisme.
Notre Nicolas de Flue comprend trois parties, j’hésite à dire trois actes tant notre travail diffère du genre purement théâtral, répond Denis de Rougemont à une de mes questions.
Et ces différences sont ?
Il a fallu se plier aux conditions données par la scène, ce qui restreint sensiblement la liberté d’un auteur. Mais par contre cette limitation oblige à creuser en profondeur. Tout ce qui est inutile devient ennuyeux et lourd, car il ne faut pas songer au talent des acteurs pour sauver un texte si besoin est…
Et pourquoi donc ?
La scène de Zurich est immense et se trouve dans une salle ouverte. En outre, la scène comprend trois étages ou, si vous préférez, trois plans superposés. Dès lors tout se clarifie. Immédiatement on sent que les effets à obtenir ne seront pas le résultat d’une action individualiste, mais collective.
Et comment avez-vous traduit, dans la pratique, ces nécessités ?
M. Denis de Rougemont, un instant, songe, puis répond :
Il y a donc un personnage central, c’est Nicolas de Flue. Il évolue du plan inférieur au plan supérieur et entraîne avec lui un des composants du spectacle, soit la foule, soit le chœur. Il est l’axe autour duquel tourne cette légende dramatique.
Outre ces dispositions techniques, vous en avez certainement pris pour faire du texte une suite s’adaptant à l’action ?
Certainement, quand Nicolas de Flue parle, il parle en slogans, si on peut dire ainsi. Ses paroles sont très concentrées et expriment une vérité massive qui doit frapper le public… D’ailleurs certaines de ces formules ont un sens général si net qu’elles prennent, de par leur esprit et leur forme, une actualité vivante.
Mais comment faites-vous pour isoler le personnage qui parle, car de la place du public on ne voit pas très bien qui a la parole ?
C’est fort simple, un seul parle souvent, c’est Nicolas de Flue. On le met en vedette par des lumières et les autres composants restent dans la pénombre… Je précise encore que la salle est ouverte, et que la légende sera plus collective qu’individuelle.
Maintenant, je me tourne du côté d’Arthur Honegger qui a suivi, la pipe à la bouche, notre conversation.
Et la musique ?
D’abord, je vous dirai qu’il y a 30 parties musicales et que le choral du premier acte par exemple forme le centre même de l’action. Ensuite, je puis vous préciser que l’orchestre n’aura que les cuivres.
Si je comprends bien, les chœurs seront l’acteur numéro 1 du spectacle.
Exactement. Et j’ai composé ma musique en tenant compte de cette particularité. Les chœurs avanceront, monteront au premier « étage » à moins qu’ils ne descendent du ciel vers la terre, car nous avons appelé « ciel » la partie supérieure de la scène, là où se trouve le chœur céleste. En outre, souvent les chœurs s’expriment comme les chants d’oratorios et la musique les soutiendra. Seul un mot, parfois une phrase, émergera de la masse sonore. Ce sera comme un cri répété plusieurs fois.
Et la conversation continue longuement sur les thèmes toujours riches de la mise en scène, du jeu d’acteurs, des réactions de la foule.
Ce que Denis de Rougemont pas plus qu’Honegger n’avouent, c’est la joie qu’ils ont eue à créer une œuvre saine et forte. C’est aussi l’inquiétude d’en connaître les résultats.
Qu’ils se rassurent ! Quand on a œuvré avec son cœur et sa probité artistique, le public apprécie et s’incline.
Cette résurrection de Nicolas de Flue le prouvera en même temps qu’elle donnera une grande leçon de tolérance et d’humanité.