Les Suisses sont-ils « à la hauteur » de la Suisse ? (20 janvier 1940)a
La Suisse est neutre. La Suisse est belle. On a fait avec cela beaucoup de littérature de manuels, — et en même temps un peu d’argent, je crois. Tant pis pour les manuels et tant mieux pour l’argent. Mais il y a sans doute autre chose à tirer de nos « privilèges », si nous voulons les préserver.
Neutralité et beautés naturelles ont été trop longtemps considérées soit d’un point de vue purement sentimental — comme privilèges de droit divin du peuple suisse — soit d’un point de vue purement utilitaire ou touristique. C’est-à-dire trop haut et trop bas. Il est grand temps d’abandonner cette attitude que beaucoup d’étrangers, hélas, ont pu confondre avec l’esprit même de la Suisse, « peuple d’instituteurs et d’hôteliers », comme chacun sait…
Qu’on y prenne garde : si nous sommes neutres, si nos Alpes sont belles et nos glaciers « sublimes », il n’y a pas là de quoi nous vanter. D’abord, ce n’est pas notre faute. Car vraiment, nous ne sommes pour rien, nous autres Suisses du xxe siècle, dans notre histoire et notre géographie. Ensuite, si nous bénéficions de privilèges considérables, il s’agirait de nous en rendre dignes, avant même que de les défendre. Le seul moyen de conserver un privilège, après tout, c’est de le mériter. Et de prouver en fait que l’on est seul à pouvoir l’exercer dignement.
Or, nous chantons nos lacs d’azur, nous chantons nos glaciers qui touchent aux deux, et nous en retirons d’importants bénéfices, mais nous oublions trop souvent que tout cela précisément peut tenter certains de nos voisins… Ne seraient-ils pas aussi capables que nous de chanter et de gagner de l’argent, si nous étions contraints de leur céder la place ? Sommes-nous vraiment plus dignes et plus conscients que d’autres des « charges » que supposent de pareils avantages ?
Chaque fois que je vous entends vanter notre nature « incomparable », je ne puis m’empêcher de songer, avec une horrible malice, à certain passage de Hugo contemplant du haut du Pilate le panorama de nos Alpes. Qu’on me permette de le citer ici comme une sorte de parabole :
C’était un ensemble prodigieux de choses harmonieuses et magnifiques, pleines de la grandeur de Dieu. Je me suis retourné, me demandant à quel être supérieur et choisi la nature servait ce merveilleux festin de montagnes, de nuages et de soleil, et cherchant un témoin sublime à ce sublime paysage.
Il y avait un témoin, en effet, un seul, car du reste l’esplanade était sauvage, abrupte et déserte. Je n’oublierai cela de ma vie. Dans une anfractuosité du rocher, assis les jambes pendantes sur une grosse pierre, un idiot, un goitreux, à corps grêle et à face énorme, riait d’un air stupide, le visage en plein soleil, et regardait au hasard devant lui. Ô abîme ! les Alpes étaient le spectacle, le spectateur était un crétin.
Je me suis perdu dans cette effrayante antithèse : l’homme opposé à la nature ; la nature dans son attitude la plus superbe, l’homme dans sa posture la plus misérable…
Eh bien, je ne dis pas que le peuple suisse représente dans son ensemble « la posture la plus misérable de l’homme ».
Et je suis loin de penser que nous sommes des crétins ! Je dis seulement qu’en face de cette nature dans son attitude superbe, il s’agit d’être moralement « à la hauteur ».
Non, ce n’est pas si facile que cela d’habiter et de posséder un pays dont l’altière beauté menace sans cesse d’écraser l’homme qui voudrait simplement s’y complaire, et qui oublie qu’on peut aussi l’y comparer.
Être Suisse, ce n’est pas un « filon ». C’est plutôt une « mission spéciale ». Il y faut aujourd’hui l’endurance, la longue audace et la maîtrise de soi de l’« alpiniste » justement, et non pas seulement la sympathie distante du spectateur, touriste ou hôtelier, qui suit d’en bas, à la lunette, la caravane en plein effort sur les glaciers. En avant donc, pour mériter cette Suisse qui nous fut donnée !