La Suisse que nous devons défendre. I : Les voix que rien n’arrête (24 février 1940)a b
Nous sommes là, nous sommes prêts. Nous avons élevé autour de ce pays une barrière. Nous avons creusé un fossé.
Nous avons hermétiquement fermé toutes les fissures, et plus rien ne passe. Murailles naturelles, Alpes, fleuves, Jura ; larges haies barbelées, ceinture fortifiée, pièces chargées et, derrière tout cela, l’armée qui guette et qui travaille encore dans les forêts, dans les ravins et dans les champs neigeux ; et derrière l’armée, un peuple entier qui guette, et qui travaille lui aussi jour et nuit, dans les bureaux et les usines — pour que rien ne passe. Frontières closes, pays forclos, reclus dans ses sécurités. Et rien ne passe.
Sommes-nous bien sûrs que réellement plus rien ne passe ? Certes, toutes ces barrières doivent suffire et suffiront pour arrêter les hommes, les chars d’assaut et les armées d’envahissement. Mais les plus épaisses murailles ne peuvent arrêter certaines voix, voix insinuantes, tentatrices, voix comparables à ces sifflements pleins de mystère qui circulent au-dessus de l’Europe et que, parfois, quand vous cherchez un poste à la radio, vous captez sans le vouloir, en passant. Que signifient ces parasites gênants ? Pourquoi ne tenterions-nous pas, une fois pour toutes, de déchiffrer ces messages secrets que rien ne saurait empêcher de passer, et qui peut-être vont nous apporter des nouvelles beaucoup moins rassurantes que les discours patriotiques et officiels ?
Figurez-vous que vous êtes, en cet instant, devant un poste de radio, et que j’arrête tout exprès le petit trait lumineux du cadran sur l’un de ces endroits indéfinis d’où nous vient l’inquiétante voix. Le son s’amplifie, se précise. C’est la voix de l’Europe moderne. Que nous dit-elle ? J’essaierai de l’interpréter.
Depuis une dizaine d’années, et plus précisément depuis 1933, la face de l’Europe a changé. Il est temps de nous en rendre compte. Autrefois, et naguère encore, il suffisait à une nation de déclarer son sol sacré, pour avoir le droit de le défendre jusqu’à la dernière goutte du sang des citoyens. Assurer les armes à la main l’intégrité du sol de la patrie, voilà qui ne faisait pas de question. Il n’y avait pas d’autre raison à chercher et à proclamer que cette raison tout instinctive. À cette époque, on ne pouvait en effet conquérir un pays qu’au moyen d’une armée, et les armées n’ont jamais occupé autre chose que du terrain. C’était donc le terrain qu’on avait à défendre, le territoire, symbole unique, symbole « sacré » de la nation.
Or voici que depuis quelques années, ce ne sont plus les armées qui conquièrent un pays. Mais c’est d’abord la propagande. Ce n’est plus le territoire qu’on cherche à envahir, mais c’est en premier lieu la conscience nationale. Souvenez-vous des tragédies autrichienne et tchécoslovaque. L’armée ne vient qu’en dernier lieu, quand le principal a été fait par les agents secrets et les propagandistes. Et que disent ces propagandistes ? Ils proclament une doctrine politique tout à fait nouvelle en Europe. Ils prétendent que les nations « n’ont pas toutes les mêmes droits à l’existence ». Autrefois, l’on croyait volontiers que chaque État était voulu de Dieu, et qu’il jouissait par conséquent d’une légitimité indiscutable. La propagande dont je parle dit autre chose : elle dit que certains États modernes n’ont pas été créés par Dieu, mais par le traité de Versailles. Et c’est bien vrai. Elle dit aussi que d’autres États, et en particulier les petits États, ont été créés, eux aussi, par d’autres traités plus anciens, qui se trouvent en contradiction avec l’évolution récente de l’Histoire. Elle proclame que les nations « jeunes » et « dynamiques » ont droit à un espace vital, lequel espace englobe, comme par hasard, tous les pays voisins qui sont trop petits pour se défendre seuls. Au nom de ce concept d’espace vital, elle déclare donc que ces États n’ont plus de « raison d’être historique ». Pour peu qu’elle arrive à le faire croire, soit aux masses, soit plutôt à certains dirigeants, la victoire lui est acquise d’avance. Et les ceintures de fortifications les mieux conçues ne serviront de rien, au jour choisi par l’attaquant, parce que des centres vitaux du pays, les ordres seront déjà donnés dans la langue de l’envahisseur.
Voici alors ce que nous disent ces voix européennes que rien n’arrête : elles [p. 2] nous demandent à nous les Suisses, si nous avons encore une raison d’être, si nous osons encore le proclamer, et si nous en gardons une conscience claire et forte. Elles nous mettent au défi de produire le « pourquoi » de notre défense et de notre volonté d’autonomie. Elles nous forcent, non sans brutalité, à « dire » enfin ce qui naguère allait sans dire, à dire pourquoi nous voulons que notre sol n’appartienne qu’à nous seuls, à nous Suisses. Elles nous demandent quelle est la Suisse que nous sommes décidés à défendre.
Voilà le défi que nous adresse l’Europe moderne. Il s’agit maintenant d’y répondre. Nous ne pouvons plus nous contenter de déclarer que notre Confédération fut « autrefois » voulue par Dieu, il nous faut nous demander, maintenant, si vraiment Dieu la veut encore.
Nous avons fait serment, le 2 septembre, de défendre la Suisse jusqu’à la mort. Eh bien, il serait fou de mourir pour une Suisse dont nous ne serions pas sûrs qu’elle a le droit et le devoir d’exister, devant Dieu. On n’a pas le droit de mourir pour quelque chose qui ne fournit pas des raisons de vivre. Notre serment nous engage donc aussi à prendre une conscience sérieuse des raisons de vivre de la Suisse, et de nos raisons de vivre en tant que Suisses.
Il nous faut tout d’abord écarter un certain nombre de fausses raisons et d’illusions, de phrases toutes faites et de clichés patriotiques. Que mes lecteurs ne s’étonnent donc pas trop si je consacre mes premiers articles à la « critique », pour ne pas dire au dégonflage de ces clichés. Ce n’est pas pour le stérile plaisir de démolir. Bien au contraire ! Mon entreprise serait inutile, si nous ne cherchions pas ensemble, et surtout si nous ne trouvions pas, par-dessous les grandes phrases habituelles, certaines réalités solides qui valent la peine d’être affirmées sans rhétorique.
Je vous ai parlé déjà de notre « nature »1. Je vous parlerai la semaine prochaine de nos fameuses « libertés », puis de notre « neutralité ». Et ce sera pour découvrir le sens positif de ces termes, pour les sauver de la banalité scolaire, officielle ou journalistique, et pour en dégager enfin la vocation concrète de la Suisse.