Campus n°121

La Graine Manquante de la sapotacée malgache

Après une longue enquête, des botanistes genevois ont découvert à Madagascar une nouvelle espèce d’arbre endémique. Cette trouvaille a débouché sur la création d’un nouveau genre et la définition d’une nouvelle tribu dans l’arbre phylogénétique des plantes

Ce n’est pas tous les jours qu’un botaniste peut accrocher une nouvelle branche au grand arbre de la vie. C’est pourtant ce qu’a accompli Laurent Gautier, conservateur aux Conservatoire et Jardin botaniques de Genève (CJB) et chargé de cours au Département de biologie végétale (Faculté des sciences). Le chercheur a en effet décrit dans la revue Taxon du mois d’octobre 2013 un arbre de Madagascar de la famille des sapotacées jusque-là inconnu de la science. Mais le chercheur ne s’est pas contenté de découvrir une nouvelle espèce. Grâce notamment aux analyses génétiques réalisées par sa collègue Yamama Naciri, chercheuse au CJB et chargée de cours au Département de biologie végétale, il a également pu prouver que ce végétal appartient à un nouveau genre. Avec deux autres genres endémiques à Madagascar, il constitue même une nouvelle tribu, qui compte désormais au moins 25 espèces différentes.

La découverte de Bemangidia lowryi – c’est le nom de la nouvelle venue – résulte d’une longue quête que Laurent Gautier et Yamama Naciri relatent dans le journal des CJB, la Feuille verte de décembre 2014. Tout commence lors d’une visite de l’herbier de Paris en 1999. Comme souvent, Laurent Gautier jette un œil dans une collection comprenant des sapotacées indéterminées, dans le vague espoir de dénicher quelque chose d’intéressant. Il tombe alors sur un échantillon récolté dans les années 1960 dans la forêt de Bemangidy, au sud-est de Madagascar. Son expérience lui permet de confirmer qu’il s’agit d’un membre de la famille des sapotacées, sa spécialité, mais les quelques éléments séchés à disposition ne le rattachent à aucune espèce connue. Il manque surtout les fleurs et les fruits, raison pour laquelle la classification du végétal est restée si longtemps en souffrance.

Comparaison génétique

Laurent Gautier oublie totalement cet épisode jusqu’au jour où un collègue américain, Pete Lowry, chercheur du Missouri Botanical Garden, lui envoie en 2006 un autre échantillon d’arbre inconnu provenant de la même forêt malgache mais, cette fois-ci, agrémenté de fleurs. Le chercheur genevois se souvient alors du spécimen de Paris, en apparence très semblable. Il retourne dans la capitale française pour en prélever un petit morceau. Il se rend ensuite avec ses deux échantillons chez Yamama Naciri pour tenter une comparaison génétique.

«Le problème, c’est que l’ADN prélevé sur ces deux échantillons était très dégradé en plus d’être contaminé par du matériel génétique étranger, explique la chercheuse. Il a fallu pas mal batailler mais nous avons finalement pu constater que la plante de Paris, cueillie en 1962, et celle de Pete Lowry, prélevée en 2006, font partie de la même espèce.»

L’analyse morphologique de la fleur envoyée par le botaniste américain rapproche ces plantes inconnues des Tsebona, un genre de sapotacées qui ne compte pour l’instant qu’une seule espèce. La génétique confirme une parenté, mais plusieurs détails morphologiques (les nervures des feuilles et le nombre d’étamines notamment) ne collent pas. Le doute s’immisce. A-t-on affaire à une variété de Tsebona, à une espèce nouvelle ou encore à un genre nouveau? Pour lever ces doutes, il n’y a d’autre choix que de se rendre sur place et de mettre la main sur un fruit – qui manque toujours – et, surtout, sur sa graine. En effet, celle des Tsebona possède une caractéristique unique, à savoir un hile (la cicatrice causée par le détachement du funicule) couvrant les trois quarts de sa surface.

«Cela fait vingt ans que je me rends régulièrement à Madagascar, raconte Laurent Gautier. Je connais bien le terrain et je collabore toujours avec des chercheurs et des étudiants locaux avec lesquels j’organise aussi des échanges. Grâce à un partenariat avec l’Université d’Antananarivo, je peux obtenir sans problème des autorisations pour herboriser. Sans cela, c’est mission impossible.»

Au cours de ses dizaines de séjours, le botaniste a vécu pas mal d’aventures sur l’île. Entre autres, il a failli être assommé par une perche télescopique qui lui est tombée sur la tête d’une hauteur de 6 mètres, il a assisté à des échanges illégaux de grumes de bois de rose (très précieux) issus du parc national quasiment sous les fenêtres de son hôtel et il a été «aimablement» séquestré durant trois jours par la police à la suite d’un accident de voiture d’un de ses collègues. Cependant, comparée aux expéditions antérieures, celle de 2011 s’apparente à un long fleuve tranquille.

Au cours de ce séjour, le travail de terrain dédié à la forêt de Bemangidy est programmé sur seulement deux jours. Après avoir rencontré les autorités locales pour expliquer sa démarche et produire les autorisations nécessaires, Laurent Gautier peut recruter ses troupes. Il engage une dizaine de porteurs et deux cuisiniers. Le site d’exploration n’est qu’à 5 kilomètres de la piste la plus proche, ce qui permet au personnel de rentrer chez lui à la fin de chaque journée. En plus, Pete Lowry a eu la bonne idée de noter les coordonnées du lieu où il a trouvé l’arbre en 2006. C’est du gâteau: il suffit de suivre les indications d’un simple GPS et de se servir.

Sauf qu’après s’être rendu sur le lieu en question et avoir vérifié qu’il ne s’est pas trompé, Laurent Gautier regarde autour de lui et constate qu’il n’y a pas le moindre arbre dans les environs. Les coordonnées de Pete Lowry sont en fait approximatives et il se trouve au milieu d’une immense plaine déboisée comme il y en a de plus en plus à Madagascar. La tâche risque d’être plus ardue que prévu.

L’équipe se met alors en route à la rencontre de la vraie forêt qui commence un peu plus loin. Il lui faut toute la première journée avant de trouver le premier arbre tant convoité. Manque de chance, il est stérile. Dans le jour déclinant, les chercheurs – l’expédition compte aussi Richard Randrianaivo, affilié au Missouri Botanical Garden, et Ulf Swenson, du Musée d’histoire naturelle de Stockholm – fouillent la litière au pied de l’arbre. Après une heure d’efforts, alors que les autres membres de l’expédition pressent pour rentrer avant le coucher du soleil, ils trouvent enfin des restes de fruit. Mais toujours pas de graine.

Au cours du dernier jour, après une nuit de suspense, les botanistes découvrent finalement un deuxième arbre avec des fruits accrochés à 15-20 mètres du sol. Après les avoir cueillis à l’aide d’une gaule, Laurent Gautier en décortique un rapidement et la sentence tombe: la graine ne ressemble en rien à celle des Tsebona. Ce nouvel arbre représente bien un nouveau genre, que le chercheur baptise Bemangidia en l’honneur de la forêt qui l’héberge. L’espèce, quant à elle, prend le nom de Bemangidia lowryi, en hommage au premier botaniste qui l’a récoltée en fleur. Ce jour-là, grâce à l’obstination du botaniste genevois, trois autres arbres sont dénichés et autant d’échantillons récoltés. Certains sont directement placés dans du silicagel qui permet un séchage rapide et une conservation optimale de l’ADN.

La tribu des «Tsabonae»

Car après le terrain, c’est le laboratoire qui reprend ses droits. A Genève, Yamama Naciri confirme les liens de parenté entre le nouveau genre Bemangidia et celui des Tsebona mais en découvre d’autres avec celui des Capurodendron qui compte pas moins de 25 espèces différentes. Il s’avère qu’à eux trois, ces genres forment une lignée de Sapotacées totalement endémique de Madagascar, probablement issue d’une espèce ancestrale commune arrivée sur l’île il y a plusieurs dizaines de millions d’années. Il n’en faut pas plus pour que Laurent Gautier propose la création d’une nouvelle tribu (rang taxonomique situé entre le genre et la sous-famille) dont le nom, Tsebonae, est accepté par la communauté scientifique.

L’histoire n’est pas terminée pour autant. Une étudiante de biologie à l’UNIGE vient d’être engagée pour poursuivre le travail sur cette nouvelle tribu, en particulier sur les Capurodendron. Sa tâche consistera notamment à déterminer sa distribution géographique à partir de données de terrain et de modélisations informatiques. Il s’agit en d’autres termes d’établir les critères de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) de menace de ces arbres afin de pouvoir en assurer la sauvegarde.

«Ce sont de beaux arbres, assez grands, très prisés pour la charpente, par exemple, explique Yamama Naciri. Leur croissance est lente, ils représentent des marqueurs de forêt primaire. Ils sont donc particulièrement fragiles face à la pression anthropogénique qui est très intense à Madagascar.»

Anton Vos

Sauver ce qui peut encore l’être

Après quatre ans d’activité, un programme visant à former des naturalistes malgaches pour relever les défis de la conservation de la faune et de la flore de Madagascar, vient de prendre fin au mois de mars. Dotée d’un financement de 300 000 francs versé par la Fondation Vontobel et menée en collaboration avec l’Université d’Antananarivo, les Conservatoire et Jardin botaniques de Genève (CJB) et l’association malgache de zoologistes Vahatra, cette initiative a débouché sur la soutenance de sept mémoires de master (deux autres étant en cours de rédaction) et la publication d’une étude monographique sur la forêt de Beanka, dans l’ouest de la Grande Ile.

Madagascar, isolée depuis des dizaines de millions d’années, renferme une faune et une flore uniques au monde. Chez les végétaux, neuf espèces sur dix ne se trouvent nulle part ailleurs sur le globe. Les inventaires menés par les CJB au cours des vingt dernières années, dont certains dans le cadre de ce programme, ont permis de découvrir une centaine de nouvelles espèces de plantes, dont une trentaine ont déjà été décrites.

Le problème, c’est que l’écosystème de ce pays, pauvre et sujet à l’instabilité politique, est progressivement détruit par les activités humaines. La déforestation, causée principalement par l’agriculture, est galopante et ne laisse derrière elle que des reliquats de forêt primaire.

Cherchant à sauver ce qui peut encore l’être, le projet Vontobel a permis à une demi-douzaine d’étudiants malgaches en botanique et en zoologie de travailler sur le terrain, encadrés par des naturalistes expérimentés. Deux d’entre eux sont même venus se former à Genève durant deux ans. Leurs prospections dans des aires protégées ou en passe de le devenir ont permis d’aider les décideurs à arbitrer les priorités entre conservation et développement sans toutefois réussir à exclure totalement la vente de concessions minières gigantesques dans la presqu’île d’Ampasindava, riche en terres rares autant qu’en plantes médicinales. Le programme a également permis la restauration de l’herbier et de la collection de mammifères de l’Université d’Antananarivo.

Si le projet est désormais terminé, l’effort de conservation, lui, continue. Poursuivant sur leur lancée, les botanistes qui ont effectué leurs études en partenariat avec les CJB se sont structurés pour fonder l’association Famelona. Celle-ci a été récemment mandatée pour mettre en place la nouvelle aire protégée dans la presqu’île d’Ampasindava.