Campus n°143

Dans les mines de cobalt de Kolwezi

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Dorothée Baumann-Pauly s’est rendue dans le sud de la République démocratique du Congo pour identifier les actions permettant de régulariser les mines artisanales de cobalt de manière à ce qu’elles respectent les droits humains. Récit d’un voyage bref mais intense.

« À Mutoshi, en République démocratique du Congo (RDC), j’ai rencontré des femmes qui travaillent dans les mines artisanales de cobalt depuis plusieurs années et qui comptent bien poursuivre cette activité aussi longtemps que possible, lance Dorothée Baumann-Pauly, professeure titulaire à la Faculté d’économie et de management et directrice du Geneva Center for Business and Human Rights. Leurs revenus leur permettent de nourrir huit à dix enfants (le mari ayant en général disparu). Et, surtout, elles se sentent en sécurité sur leur lieu de travail. Dans une région où le viol est la norme et où la vie d’une femme n’a guère de valeur, un tel témoignage impressionne. »
Dorothée Baumann-Pauly impressionne aussi. Pour les besoins de sa recherche (Rendre l’exploitation minière sûre et équitable), elle n’a pas hésité à voyager seule à Kolwezi, le chef-lieu de la province de Lualaba dans le sud de la RDC. Durant son périple de dix jours en septembre 2019, elle a visité cinq mines de cobalt, dont celle de Mutoshi. Comme c’est souvent le cas dans cette région, les concessions minières sont exploitées par des compagnies privées mais elles sont aussi occupées par des mineurs indépendants – illégaux, estiment certains – qui extraient et traitent le minerai de manière artisanale et sans véritable autorisation. Sur ces sites « secondaires », il n’est pas rare de voir des enfants mis à contribution tandis que les normes sécuritaires sanitaires et environnementales sont négligées.
L’objectif de la chercheuse genevoise ne consiste pas à obtenir l’interdiction ou la fermeture de ces exploitations informelles. Au contraire. Cette myriade d’entreprises informelles représente une réalité économique incontournable en RDC et souvent l’unique source de subsistance pour des communautés locales démunies. Si Dorothée Baumann-Pauly est allée sur place, c’est pour identifier les mesures qu’il faudrait mettre en œuvre pour « formaliser » ces mines, c’est-à-dire les rendre plus sûres et socialement plus durables. Sur les cinq sites visités, elle a concentré son attention sur deux en particulier, Mutoshi et Kasulo, qui font justement l’objet, depuis quelques années, de projets de formalisation, bien que toute activité ait cessé ces derniers mois en raison de la pandémie de Covid-19. Ses conclusions et propositions font l’objet d’un rapport publié en septembre dernier par le World Economic Forum*.

Un enjeu majeur

« Le cobalt représente un enjeu majeur dans le commerce mondial, expose-t-elle. Il est un composant essentiel des batteries lithium-ion utilisées dans les téléphones et les ordinateurs portables ainsi que dans les véhicules électriques. Un smartphone n’en renferme que quelques grammes mais le dernier modèle de Tesla (Model 3) en contient 4,5 kilogrammes. Étant donné les perspectives commerciales plutôt favorables de ces différents produits, on s’attend à ce que la demande pour ce métal explose dans les prochaines années. Il se trouve que plus de 70% du cobalt disponible sur le marché proviennent de la RDC. Or, dans ce pays, entre 15 et 30% du minerai sont extraits de mines artisanales. Ce qui explique le choix de ma destination. »
Pourtant habituée à voyager dans des contrées pauvres à l’administration déficiente, Dorothée Baumann-Pauly remarque dès son arrivée sur le sol congolais que la RDC ne sera pas un terrain de travail de tout repos. À l’aéroport de Kolwezi, on lui interdit de passer la douane sous le prétexte que son carnet de vaccination n’est pas complet. Un vieux truc pour lui extorquer de l’argent. La chercheuse refuse toutefois toute compromission. « Je suis ici pour effectuer des recherches scientifiques, explique-t-elle. Si je commence à payer pour des actes de corruption, je perds toute crédibilité. »
Trois heures plus tard, le fonctionnaire véreux se lasse et laisse passer la chercheuse, à contrecœur et sans encaisser sa commission. Le chauffeur qui l’attend dehors ne comprend pas pourquoi elle n’a pas simplement payé son écot « comme tout le monde » pour se faciliter la vie. Une remarque qu’elle entendra souvent durant son séjour, en particulier de la part de représentants occidentaux de compagnies minières. « Cette manie de demander une « faveur » à toutes les occasions – et de devoir la refuser systématiquement – a quelque peu terni mon voyage », admet Dorothée Baumann-Pauly.
Hébergée dans un hôtel de la ville minière, elle fait l’expérience des fréquentes coupures d’électricité dès la tombée de la nuit et constate la présence en ville de soldats armés de kalachnikovs assurant la sécurité dans les rues. « Je n’ai jamais eu peur que l’on porte atteinte à mon intégrité physique, confie la chercheuse. J’étais nettement plus angoissée à l’idée de tomber malade dans une région aussi reculée et sans véritables ressources de soins. Le cuisinier de l’hôtel l’avait bien compris et a cuit tous mes aliments. Le plus terrifiant, cependant, c’est de prendre la route. On y croise sans cesse des piétons, des animaux… Et les voitures roulent tellement vite, sans lumières. J’ai toujours refusé que l’on prenne le volant la nuit. »

Formalisation réussie

Parmi ses contacts sur place figure Trafigura, une compagnie de courtage et de transport de matières premières dont le centre opérationnel se trouve à Genève. C’est elle qui négocie le cobalt avec la compagnie Chemaf, exploitant de la concession de Mutoshi. Elle lui fournit aussi le chauffeur qui lui assure tous ses déplacements.
C’est à Mutoshi que le processus de formalisation est le plus abouti. La plupart des mesures retenues par Dorothée Baumann-Pauly dans son rapport y sont mises en œuvre avec un certain succès. La concession est clôturée par une barrière dans laquelle sont aménagés des accès contrôlés. Les quelque 5000 ouvriers indépendants qui travaillent sur la zone sont représentés par Comiakol, une des coopératives de mineurs reconnues au niveau national. Des normes sécuritaires et sanitaires ont été établies – les ouvriers reçoivent notamment des équipements de protection comme des gants, des masques et des casques – et une organisation internationale à but non lucratif, Pact, veille à leur respect sur le terrain.
« Une des dispositions les plus importantes est le fait que la compagnie envoie systématiquement une pelle mécanique pour dégager un puits afin d’éviter que les mineurs ne creusent des tunnels, explique Dorothée Baumann-Pauly. Cette méthode dite semi-mécanique change tout. Les tunnels sont dangereux, ils peuvent s’écrouler, l’oxygène vient à manquer, la poussière très nocive pour les poumons n’est pas évacuée, etc. Les mines à ciel ouvert sont nettement plus sûres. C’est pourquoi on trouve des femmes dans les zones d’exploitation à Mutoshi alors même que, selon des superstitions tenaces, elles porteraient malheur dans les mines. »
Des tunnels, la chercheuse genevoise en a vu par contre à Kasulo. Sombres et peu engageants, certains plongent jusqu’à 10 mètres de profondeur, la limite maximale autorisée. Sur cette concession, le processus de formalisation n’est pas aussi avancé qu’à Mutoshi. Personne ne surveille sérieusement la mise en œuvre des normes de sécurité. Les ouvriers revendent d’ailleurs dès qu’ils le peuvent le matériel de protection qu’on leur fournit.
Ancien village, Kasulo symbolise aussi la folie qu’a représentée la ruée vers le cobalt à la suite du développement exponentiel de la production de piles lithium-ion. Le sous-sol regorgeant de ce métal, les habitants ont creusé des tunnels partout, au point de provoquer l’effondrement des rues. Le village a depuis été évacué pour laisser place à la mine actuelle.


Activité fructueuse

Il faut dire que l’exploitation du cobalt rapporte. Cinquante dollars suffisent pour acheter le matériel et se lancer dans l’affaire. Le travail d’extraction s’effectue par équipes de quatre à sept personnes. Les mineurs artisanaux sont indépendants et fiers de l’être. Sans patrons, ils ne travaillent souvent que le temps nécessaire pour gagner l’argent dont ils ont besoin pour vivre. Le revenu moyen, en septembre 2019 du moins, se monte à environ 300 dollars par mois. Une somme nettement supérieure à ce que gagnent les ouvriers dans d’autres branches, sans même parler des paysans. Elle permet à une femme de nourrir ses enfants. Elle attire aussi de nombreux migrants.
« Le prix du cobalt a baissé car on assiste actuellement à une sorte de correction du marché après une période de surproduction, nuance la chercheuse. Avant cela, en 2018, certains mineurs tiraient de leur travail un salaire pouvant atteindre 2000 dollars. Cela dit, tout le monde s’attend à un boom du cobalt en raison du développement des voitures électriques. Les prix devraient reprendre l’ascenseur, même si personne ne peut savoir exactement quand cela se produira. »
Dorothée Baumann-Pauly estime que tout effort visant à formaliser le secteur entier de l’extraction artisanale du cobalt (interdire le travail des enfants, établir des normes de sécurité, sanitaires et environnementales et les faire respecter, organiser les mineurs en coopératives pour négocier avec les compagnies, etc.) doit d’abord passer par les compagnies d’exploitation. Celles-ci doivent agir en accord avec les lois du pays, en concertation avec tous les acteurs du secteur minier du pays, tout en se donnant les moyens pour que ces standards soient respectés.
Cependant, les compagnies en question ne font en général pas le premier pas. Elles ne perçoivent pas toujours leur intérêt à se lancer dans la formalisation de leur mine, une opération par ailleurs coûteuse. Le prix pour aménager une mine à ciel ouvert se monte à 3 millions de dollars, par exemple. À chaque fois qu’il faut envoyer des machines pour enlever une nouvelle couche de terre, il faut compter 50 000 dollars supplémentaires. Et lorsque le prix du cobalt descend, la situation devient vite tendue.
Pourtant, l’établissement de normes communes visant à protéger les droits humains mais aussi à assurer une qualité industrielle de la production peut favoriser l’acceptation sur le marché international du cobalt produit par les mines artisanales. En effet, à l’heure actuelle, personne ne veut, officiellement, s’alimenter à cette source parce qu’il n’est pas certain que le cobalt qui en est issu ait été obtenu de manière responsable – en réalité, il s’agit surtout d’une posture car le minerai « informel » est mélangé avec le minerai extrait par la compagnie avant d’être vendu. Pour établir de telles normes, Dorothée Baumann-Pauly recommande dans son rapport la création d’une plateforme multipartite de consultation rassemblant les plus de 70 acteurs de toute la chaîne de valeur des batteries lithium-ion.
La façon la plus efficace d’encourager les compagnies minières à emprunter la voie de la formalisation reste la pression internationale et le soutien de sociétés à la tête de la chaîne de production. C’est pourquoi les marques telles que BMW, VW et Tesla ainsi que les grandes sociétés de négoce de matières premières comme Glencore et Trafigura doivent peser de tout leur poids dans la balance. Elles ont en effet le pouvoir de conditionner l’approvisionnement au respect des normes fondamentales des droits humains.

Réduire l’extrême pauvreté

« Quoi qu’il en soit, si l’opération est menée correctement, les emplois créés dans les mines artisanales formalisées aideront à réduire l’extrême pauvreté qui sévit en RDC et qui est une des causes du travail des enfants, estime Dorothée Baumann-Pauly. Les bénéfices sociaux et économiques sont nombreux : des emplois stables pour les adultes qui permettront de sortir les enfants des mines et de les envoyer à l’école, une réduction des accidents du travail, une augmentation de la productivité et donc des salaires, la promotion du travail des femmes, l’amélioration de la santé de tous les membres de la communauté, la création de nouvelles opportunités économiques, une autonomisation des mineurs, etc. »
Anton Vos


* https://www.weforum.org/whitepapers/making-mining-safe-and-fair-artisanal-cobalt-extraction-in-the-democratic-republic-of-the-congo