Journal n°129

«La confiance des citoyens envers les autorités est très morcelée»

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«Croire, faire croire». La thématique retenue cette année par le estival Histoire et Cité entre en résonance avec l’actualité en provenance d’Outre-Atlantique. A l’heure des Fake News, la vérité scientifique est-elle en passe de devenir une préoccupation désuète?

Sommes-nous entrés dans l’ère de la post-vérité? C’est ce que pourrait laisser penser la déferlante de «faits alternatifs» et de «Fake News» en provenance des Etats-Unis. Le festival Histoire et Cité évoquera cette question notamment par le biais d’une table ronde intitullée «Vérité et conviction dans les sciences», le vendredi 31 mars. Mise en bouche avec l’un des participants, Bruno Strasser, professeur à la Faculté des sciences, spécialiste de l’histoire des sciences et des techniques.

La place du savant dans la société semble s’être érodée au cours des dernières décennies. Les scientifiques et les experts sont régulièrement associés aux élites déconnectées des préoccupations du peuple. Comment en est-on arrivé à cette situation?

Bruno Strasser: On parle de crise d’expertise pour désigner ce processus de perte de confiance. On en situe l’origine dans les années 1960, avec les mouvements liés à la contre-culture et la remise en cause de toutes les formes d’autorité. Le mouvement se serait accentué avec les grands accidents technologiques et industriels comme Tchernobyl, puis les controverses autour de sujets scientifiques comme les organismes génétiquement modifiés (OGM) et, plus généralement, le génie génétique.

Comment caractériser cette perte de confiance?

Il faut d’abord la relativiser. La perte de confiance vis-à-vis des élites est un phénomène général, qui dépasse largement le cadre de la science. Par ailleurs, la vision du savant des XIXe et XXe siècles, qui aurait en quelque sorte pris la place du curé, distillant ses vérités sur le monde sans être contesté, est de plus en plus remise en cause par les historiens. On a certes connu des moments d’euphorie. Mais le développement scientifique s’est toujours accompagné d’un regard critique, surtout vis-à-vis de la science telle qu’elle se décline à travers les techniques. Dès le XVIIIe siècle, on a assisté à des révoltes contre les machines. Même durant les Trente Glorieuses, une période soit-disant optimiste quant aux progrès scientifiques, des voix se sont élevées pour critiquer les effets négatifs des avancées de la science et de la technologie sur l’environnement et la société.

Cette critique n’a-t-elle pas tendance à s’amplifier?

Pas nécessairement. Le public continue d’accorder davantage de confiance aux scientifiques qu’aux politiciens, par exemple. Ensuite, il faut distinguer entre la confiance en la science, la confiance vis-à-vis des scientifiques et celle accordée aux réponses que ces derniers apportent à des questions particulières. Ce n’est pas parce qu’un individu doute de l’utilité de consommer des OGM qu’il est forcément anti-science. Des études montrent que la confiance des citoyens envers les différentes formes d’autorité est très morcelée. Un même individu n’hésitera pas à entreprendre une chimiothérapie pour traiter une tumeur, tout en doutant des bienfaits de la vaccination. On a souvent présenté, à tort, les sciences comme une série de vérités universelles qu’il fallait acheter en bloc. Le climat intellectuel des dernières décennies du XXe siècle a aussi contribué à une méprise sur les attitudes du public à l’égard des sciences, en insistant sur une opposition radicale entre science et opinion. Ceci avec l’injonction de choisir son camp: soit on est du côté des scientifiques, soit du côté des idéologues. Or ces démarcations nettes ne correspondent pas aux attitudes plus pragmatiques du public.

La philosophie post-moderne et son relativisme absolu n’ont-ils pas contribué à décrédibiliser la science?

Le mouvement post-moderne a effectivement eu tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain, en déclarant que le discours scientifique est une croyance comme les autres. Cela dit, c’est exact que les scientifiques passent beaucoup de temps à essayer de faire croire en leurs résultats. A cette différence près que les règles qui nous autorisent à croire les vérités scientifiques sont assez bien définies – même si elles sont souvent contestées – contrairement à celle des «faits alternatifs». Les arguments admissibles en science sont basés sur des expériences empiriques, statistiquement vérifiables, etc. Quand le président des États-Unis twitte que son prédécesseur l’a mis sur écoute, il s’appuie apparemment sur un article d’une revue très marquée politiquement, sans citer d’autres sources. Ce n’est guère convainquant.

Est-on réellement entré dans l’ère de la post-vérité ?

Le terme me paraît inapproprié. Ce que l’on entend le plus actuellement à propos du président Trump ce sont les mots «menteur» et «fake». Cela dénote, au contraire, un attachement à la vérité.

Comment renforcer la confiance envers les sciences?

Un des enjeux aujourd’hui est de changer l’image monolithique et positiviste du scientifique délivrant des vérités à un public ignorant. Cette image a été nuisible à la science et explique en partie la méfiance du public envers les sciences. Il faut avoir la modestie d’admettre que les sciences comportent toujours un degré d’incertitude et avoir le courage de dire parfois qu’on n’a pas de réponse à telle ou telle question. La science participative ou citoyenne me paraît un des meilleurs vecteurs pour modifier cette image. Lorsque le public est invité à participer à des recherches scientifiques, il se rend compte à quel point il est difficile de produire des faits. Par ailleurs, cette démarche permet de lancer des projets d’études ancrés localement, qui ont une résonnance directe sur les préoccupations du public. Avec le Bioscope, un des laboratores publics du Scienscope de l’UNIGE, nous travaillons avec le grand public et des élèves sur un véritable projet de recherche sur la biodiversité du canton et préparons d’autres projets, sur la qualité de l’eau et de l’air. Est-ce que la science participative va servir de contre-pouvoir au populisme ou au contraire contribuer à fragiliser l’autorité des experts? C’est un des enjeux de ce début de siècle. —


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