Syphilis

Guerre

Issue de la troisième journée d’études Syphilis et cinéma, cette page web propose des commentaires croisés sur les liens entre la prévention, la santé sexuelle et les conflits armés, à partir de trois films sanitaires des années 1940 : Ein Wort von Mann zu Mann (réal. Alfred Stöger, GER, 1940), Sex Hygiene (réal. John Ford, USA, 1941), L’Ennemi secret (réal. J.K. Raymond-Millet, F, 1945). Redécouvrez ces films étonnants, qui restituent l’état de la prévention avant la révolution antibiotique et qui, à bien des égards, soulèvent des questions brûlantes d’actualité sur la manière de transmettre une information dans le domaine des IST

Défense de la santé et lutte contre la maladie

En temps de guerre, la santé des soldats représente un capital militaire et un enjeu stratégique pour les nations belligérantes. Or la guerre, avec ce qu’elle peut impliquer de déplacements de populations, de promiscuité parmi les troupes, de déstructuration des infrastructures sanitaires, est en soi iatrogène. Le lien entre les combats et l’infection – peste, typhus, choléra, fièvres typhoïdes, etc. – est établi de longue date, mais il prend sa pleine mesure lors de la Première Guerre mondiale, premier grand conflit globalisé après la théorie des germes.

La syphilis est considérée comme un péril de premier plan (en France, elle fait l’objet d’un plan d’action spécifique dès 1916), et cela aussi bien pour le collectif militaire que pour la société civile tout entière. De fait, on considère qu’elle menace le futur de la nation en affaiblissant les combattants sur le front, et en faisant peser sur la population générale le risque de tares héréditaires et de dégénérescence. En situation de conflit armé, elle fait l’objet d’une attention particulière de la part des services sanitaires des armées, comme en attestent notamment les nombreuses affiches de prévention (ill. 1 à 8) produites au cours de la Deuxième Guerre mondiale.

 

Ein Wort von Mann zu Mann (GER, 1940)

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Conscients de la force de conviction des images animées, les services cinématographiques des différentes armées produisent également des films de prévention. Par exemple, le film allemand Ein Wort von Mann zu Mann, expose les risques syphilitiques sous la forme d’un récit. Les soldats de la Wehrmacht, auxquels il s’adresse, doivent se reconnaître dans les différents personnages qui concourent à l’intrigue. Le film, tout en retenue, en appelle à leurs émotions, à leur honneur, à leur bonne foi, avant de marquer leur esprit par une partie finale présentant de façon très crue et explicite les lésions vénériennes.

La Guerre prophylactique

L’ennemi extérieur se double d’un ennemi intérieur d’autant plus fourbe qu’il s’agit d’un “ennemi secret”, comme le proclame le titre du film de 1945 réalisé de J.K. Raymond-Millet. L’agent infectieux, qui déploie ses effets au plus profond des organismes, n’est pas moins dangereux que le combattant armé du camp adverse. L’un et l’autre doivent être repoussés ou anéantis : la guerre conventionnelle se double donc d’une guerre sanitaire. Désormais, « the enemy is syphilis » (ill. 4) et les canons en batterie font directement feu sur les maladies vénériennes (ill. 3).

Au sein de cette guerre dans la guerre, les rôles assignés aux hommes et aux femmes par les services de propagande hygiénique restent très stéréotypés. Certain films et affiches tentent de prévenir la « syphilis des innocents » (celle de la fidèle mère au foyer contaminée par un mari de retour du front) ou mettent les jeunes femmes attirées par les dance halls en garde contre les trop séduisants soldats (ill.3). Néanmoins, dans la grande majorité des cas, la prophylaxie fait des femmes les vecteurs de l’infection : la victime est alors le soldat, qui s’est inconsidérément livré à une prostituée ou à une jeune fille à l’air candide (ill. 7) et pourtant « chargée » de germes infectieux comme un pistolet l’est de ses cartouches (ill. 8).

L’éducation sanitaire du soldat dépasse le moment de la guerre. Il s’agit, lors de son retour à la vie civile, de ne pas renvoyer auprès des épouses en attente des porteurs de l’infection, mais bien au contraire d’en faire des hérauts d’une attention hygiéniste renforcée.

L’arme infectieuse

L’image du combat contre la maladie est très ancienne. Mais on voit ici qu’en temps de conflit armé, elle prend une dimension très concrète. La guerre prophylactique, c’est la mission que se donnent les services de santé militaire de défendre les soldats contre toutes les maladies évitables.

 

Sex Hygiene (USA, 1941)

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De la crainte de la maladie à la crainte qu’elle ne soit intentionnellement propagée par l’ennemi, il n’y a qu’un pas, allégrement franchi par la propagande sanitaire. L’ennemi secret va de pair avec une « arme secrète » (ill. 9) : la jeune femme, la civile séductrice qui se donne aux soldats d’occupation pour les contaminer. Cette crainte, elle aussi, est ancienne. Maupassant en livre une expression saisissante dans Le Lit 29. La nouvelle parue en1884 raconte l’histoire d’Irma, prise de force par des soldats prussiens stationnés à Rouen. Elle venge son honneur et son pays en ne se soignant pas, et en contaminant le plus possible de soldats prussiens.

Lorsque le jeu des comparaisons propagandistes fait de l’ennemi une maladie et de la maladie un ennemi, alors on se rend bien compte que la guerre et la prophylaxie sanitaire vont de pair, que toutes deux se rejoignent dans leur dimension patriotique et idéologique. Sur les affiches d’époque, la maladie vénérienne (« V.D. »), sous les traits de la mort elle-même vêtue d’une éblouissante robe rouge sang, est pire que Hitler et Hirohito (ill. 11).

Ces derniers figurent encore avec Mussolini sur une affiche caractéristique du style du célèbre caricaturiste Arthur Szyk (ill. 12). Leurs armes sont les prostituées et des seringues chargées d’agents infectieux vénériens. Szyk, Juif polonais réfugié aux États-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale, rend ici la monnaie de sa pièce à Hitler qui, dans Mein Kampf, faisait de la syphilis une « maladie juive ».

Maladies vénériennes et santé sexuelle

De nos jours, la « propagande sanitaire » a changé de nom et les préoccupations en zone de conflit portent moins sur les maladies vénériennes que sur les violences sexuelles et la santé sexuelle des populations vulnérables. La dimension idéologique demeure néanmoins. Lorsque des belligérants refusent que des organisations non gouvernementales – CICR, MSF, etc. – interviennent en zones de conflits, au motif que leur protection ne peut être assurée, il plane toujours un soupçon d’instrumentalisation de l’aide médicale en faveur de l’un ou l’autre camp.

Ce que les films de prévention anciens montrent bien, c’est que la lutte contre la syphilis est à la fois individuelle et collective. L’enjeu est global : militaire, patriotique, démographique. La vigilance est individuelle, comme le démontre la contraignante et désagréable toilette intime que le soldat doit observer après tout rapport sexuel, dans Sex Hygiene.

 

L’Ennemi secret (F, 1945)

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Les trois films présentés ici marquent un sommet. D’une part parce qu’ils précèdent immédiatement la révolution antibiotique qui mettra un terme à des siècles de relative impuissance face à la syphilis. La pénicilline est mentionnée à la fin de L’Ennemi secret, mais furtivement. De fait, la production industrielle reste problématique et, bien que son efficacité contre le tréponème pâle soit avérée depuis 1943, elle n’a alors bénéficié qu’à un nombre restreint de militaires américains. D’autre part parce que ces films représentent le point de maturité de la prévention antisyphilitique et du cinéma sanitaire éducatif. Leur force expressive repose sur un savoir-faire filmique et préventif qui, au cours des 30 années suivantes, sera progressivement perdu. Au point que tout semble être à redécouvrir lorsqu’explose l’épidémie de sida au début des années 1980.

A.W.

 

Références

- Roger Cooter, “Of war and epidemics : unnatural couplings, problematic conceptions”, Social History of Medicine, 16 (2003), pp. 283-302

- Anne Rasmussen, La Grande Guerre prophylactique. Armée, santé, citoyenneté, 1900-1920, Paris, Les Belles Lettres, à paraître 2019.

- Mark Harrison, Medicine and Victory: British Military Medicine in the Second World War, Oxford, Oxford University Press, 2004.

- Christian Bonah, “‘A word from man to man’. Interwar Venereal Disease Education Films for Military Audiences in France”, Gesnerus 71/1 (2015), 15-39.

 

Affiche et/ou flyer