Réflexions autour du projet

Éducation à la sensibilité

Jean-Paul Payet
Professeur ordinaire, SATIE, SSED, Université de Genève

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« Vous êtes la souris. Chaque jour, vous vous faites piéger par notre système qui vous fait croire que notre bonheur se résume par quelques francs. Je suis bien triste pour vous. »

« Je veux pas que vous m’écoutiez et que vous fassiez le contraire. »

« J’aimerais vous expliquer un peu ce qui se passe dans le monde. »

« Avez-vous remarqué à quel point vous ressemblez aux autres ? Pourtant, je vous garantis, vous êtes différent. »

« Si je devais vous donner un conseil, ce serait de vous rendre compte que votre égoïsme et vos envies pressantes pour satisfaire vos besoins et vos pulsions vous poussent à consommer tout et tout de suite, et tant pis pour la planète. »

« Je désire vous faire voir la manière dont ce monde a évolué. »

« Plus personne ne parle avec qui que soit, les gens sont plongés dans les réseaux sociaux. Alors, essayez quelque chose, passez une journée sans écran, rien, aucun écran. Si vous n’en êtes pas capable, sachez que vous êtes devenu dépendant. Non, pas « accro », dépendant. »

« Si un mot doit vous remettre en question, c’est : pourquoi ? »

« Montrer à quel point les gens ont perdu la raison. Ils ne croient en rien, sauf en l’argent. Ils ne pensent qu’à eux. »

« Mon message : nous réveiller, sinon nous perdrons ce qui fait de nous des humains. »

« J’espère que vous agirez de façon juste. »

 

Qui parle ? Ce sont des enfants de onze, douze ans. À qui parlent-ils ? Aux adultes, et spécialement à ceux qui visitent l’exposition Danser sur les tombes dont, en tant qu’élèves, ils sont les artistes. Si on tentait l’expérience de sortir ces phrases de leur contexte, il n’est pas certain qu’on identifie aisément leurs auteurs et leurs destinataires. On pourrait tout aussi bien imputer ces phrases à des adultes s’adressant à des enfants. Ce que je voudrais souligner ici, c’est que le discours tenu par ces enfants aux adultes renverse l’asymétrie habituelle. Les enfants expliquent aux adultes le fonctionnement et le sens des choses, les moralisent, les enjoignent de changer de comportement, leur donnent des conseils. Cette inversion du rapport de pouvoir n’est ni une provocation facile ni une illusion dangereuse, même si elle peut produire cet effet sur nos esprits normalisés. Elle résulte d’une démarche éducative, d’un processus d’apprentissage, et vise des objectifs pédagogiques. Elle relève d’une pédagogie critique (Freire, 1996/2013).

La pédagogie critique entend donner aux personnes aliénées dans des rapports de pouvoir une capacité à comprendre leur situation, à neutraliser les explications individualistes qui les culpabilisent (« si tu en es là, c’est à cause de ton comportement, de ton caractère, de tes défauts, de tes vices… ») pour mettre au jour la dimension sociale et politique de leur condition, à les doter d’outils et de ressources (esprit critique, argumentation, confiance…) pour porter une voix à même de lutter contre les inégalités et les injustices.

Pour comprendre le sens et l’intérêt de la pédagogie critique, il faut donc faire l’hypothèse que les enfants sont pris dans des rapports de pouvoir qui les aliènent. C’est évidemment une hypothèse difficile à formuler et adopter dans nos sociétés occidentales emplies de valeurs d’humanité et de bienveillance à l’égard des enfants. Précisons alors de quoi les enfants sont privés, si ce n’est ni d’amour, ni d’attention, ni de sécurité, protégés qu’ils sont par les « droits de l’enfant ». Proposons l’idée que l’attention s’est accompagnée d’un contrôle puissant, que le soin ne s’est pas appuyé sur le désir de l’enfant mais sur ses besoins définis par des experts, que l’amour des enfants a plus été l’amour d’une enfance idéalisée que des enfants réels. Gageons que ce qui manque le plus aux enfants dans une société qui les scolarise de plus en plus tôt et de plus en plus longtemps, qui prévient tous les risques qu’ils encourent dans leur apprentissage de la vie, qui s’attache à les rendre compétents et efficaces en vue de leur insertion sociale et professionnelle… c’est un peu de considération et de liberté. De considération de leur valeur et de liberté à exercer une capacité à agir.

La pédagogie critique vise à émanciper les enfants. Le projet d’émancipation ne lui appartient pas et est très largement au fondement de l’idéal de l’école républicaine. C’est-à-dire, à la fin du XIXe siècle, affranchir les enfants, membres de la nation, futurs citoyens, de l’obscurantisme de la religion, de l’emprise des traditions communautaires, de la reproduction familiale. Mais, par la suite, l’école républicaine ne s’est jamais pensée comme faisant partie des oppresseurs potentiels de l’enfant, elle s’est toujours pensée en dehors des rapports de domination, elle a affiché la vertu supérieure d’un savoir universel pour libérer et développer des consciences libres. Les sociologues ont donné un coup de pied dans la fourmilière des croyances et des certitudes sur la neutralité de l’école… avec un résultat très relatif. Quant à la critique d’une forme scolaire « emprisonnant » l’enfant (Foucault, 1975), elle est tombée en désuétude. On considère désormais que, dans une société démocratique, les parents insatisfaits de la forme scolaire à l’œuvre dans l’école publique ont le choix des écoles privées alternatives (ce qui, dans la réalité, n’est possible que pour ceux d’entre eux qui en ont les moyens). C’est surtout une fin de non recevoir à l’interpellation faite à l’école publique.

Le projet pédagogique qui aboutit à cette exposition Danser sur les tombes s’est déroulé dans le cadre de l’école publique, mais représente une expérience pour le moins marginale et très éloignée, tant du credo institutionnel, que des pratiques enseignantes usuelles. Pourtant, lorsqu’on fait l’inventaire des thèmes traités par les enfants, ils relèvent tous des objectifs généraux de l’enseignement et sont habituellement classés sous le registre des « éducations à » – à la citoyenneté, au développement durable, à l’égalité des genres, etc. C’est bien plus dans la démarche pédagogique qu’il faut trouver une originalité et une posture résolument en rupture avec ce qui se pense et se fait habituellement dans les classes.

Que disent les élèves eux-mêmes, dans les commentaires qui accompagnent leurs œuvres, du processus d’apprentissage qu’ils ont vécu tout au long du projet pédagogique ? Primo, nos professeurs nous ont appris (ce qu’est le capitalisme). Secundo, chacun d’entre nous a travaillé (sur un sujet particulier : la pollution, la pauvreté, les inégalités, etc., à travers une recherche de documentation, des enquêtes et en utilisant des concepts – manipulation, choix, critique…). Tertio, maintenant que nous savons, nous avons eu envie d’agir (en produisant une œuvre pour communiquer un message). Quarto, nous entrons en dialogue avec vous (les adultes) dans un rapport nouveau, redéfinissant l’asymétrie traditionnelle, puisque nous sommes les savants et vous, les ignorants.

Ce parcours est celui d’une émancipation produite dans un cadre et selon une démarche pédagogique. Il s’agit d’une émancipation particulière, car elle concerne des enfants de onze, douze ans. La force de leurs œuvres, leur confiance en soi, leur maturité ne laissent d’étonner le visiteur. Il est bousculé dans ses représentations conventionnelles de l’enfance et de l’école. Des enfants sont-ils en mesure de porter de telles analyses critiques ? Sont-ils des sujets qui parlent pour eux-mêmes ou sont-ils l’objet d’une manipulation ? Est-ce qu’une telle démarche est légitime dans le contexte de l’école (publique) ?

La lecture des œuvres et des textes des élèves fournit les premières réponses. On n’y trouve nulle trace d’une rhétorique formatée, de formules toutes faites qui signent l’embrigadement idéologique. Les mots sont ceux de tous les jours, de leur âge, de leur époque. Surtout, dans les œuvres picturales[1] comme dans leurs titres et les commentaires qui les accompagnent, le plaisir de la créativité est patent. Plaisir à jouer de la force du langage (« Écrase ta planète », « Le crime de l’argent », « L’illusion présidentielle »), à jouer avec les mots (« Je serai qui je ne suis pas », « Blessure cérébrale »), à inventer de surprenants aphorismes (« Soit c’est nous qui changeons le monde, soit c’est personne », « Si on ne veut pas changer le monde pour soi, on doit au moins le faire pour les autres »), à s’approprier des expressions réservées aux adultes (« Un petit conseil… », « Essayez juste une fois ! »). Le plaisir n’est pas pur innocence ou naïveté, car les enfants sont très conscients du pouvoir qu’ils prennent. Mais, si leurs propos se font accusateurs vis-à-vis de l’inaction des adultes quant aux enjeux fondamentaux de notre temps, ils ne sont jamais agressifs, ils sont toujours compréhensifs, et conscients des grandes limites de leur condition d’enfant (« s’il vous plaît, on peut arrêter la guerre ? »). Leurs requêtes et leurs conseils sont toujours empreints d’humilité (« Non, je ne vous dis pas que je suis parfaite ») et de compassion à l’égard de cette condition d’adulte qui a l’air d’être si compliquée (« Même si c’est difficile, essayez de changer quand même »).

Ceci ouvre sur une autre dimension de la réflexion des élèves, bien loin de toute manipulation. Ce qu’ils expriment, ce qu’ils mettent en partage, ce sont leurs sentiments personnels, leur vécu intérieur, leur subjectivité (Korczak, 1928/2009). Ils engagent un dialogue avec cet autre, l’adulte, qu’ils appréhendent à la fois comme eux (une personne, à égalité) et différent d’eux (un « grand »). Cette identité/altérité de l’adulte est omniprésente dans leurs propos : il y a un mystère de l’adulte pour l’enfant. Mystère de quelqu’un qui, à l’origine était comme eux et qui est devenu autre, qui a oublié son enfance, qui a oublié son identité profonde. Les enfants font part de leur expérience de l’étrangeté du monde adulte et des adultes. Ils expérimentent aussi leur propre étrangeté, celle de leurs pensées, qu’ils n’osaient pas communiquer et qui deviennent légitimes dans le cadre du projet. L’enfant découvre sa propre normalité au regard de valeurs et de normes usées jusqu’à la corde dans les discours politiques mais retrouvant une fraîcheur dans le projet – l’éthique, le souci d’autrui, l’égalité, la liberté. C’est l’adulte, ses (non-)pensées et ses actes qui deviennent anormales. L’étrangeté change de camp.

D’autres réponses au doute suscité par le projet relèvent d’une interrogation critique de nos certitudes et de nos évidences concernant l’enfance ou l’école. Même si elles sont créatives, poétiques, les œuvres des enfants ne sont pas récréatives, divertissantes. Elles n’invitent pas à s’échapper, elles ne font pas l’apologie du loisir, de l’oubli, du laisser-faire et du laisser-aller. Tout au contraire, elles s’insurgent contre notre déni, notre propension à la non-conscience dans une société qui articule si étroitement abrutissement dans le travail et décompression dans le divertissement. Elles sont sérieuses, tragiques, désespérantes. Elles requièrent un regard de face. Tout cela peut contredire notre image idéalisée de l’enfance. Pourtant, tous les enfants se posent des questions existentielles. Déjà, à quatre ans, il est possible de philosopher avec des enfants. Dès qu’on leur laisse la possibilité de poser des questions, les enfants aiment réfléchir. Mais ils réussissent d’autant mieux à le faire lorsqu’ils sont engagés dans des projets qui leur offrent une réelle autonomie, un sentiment d’utilité et leur apportent une reconnaissance sociale (Honneth, 1992/2000).

Or, bien peu d’enfants ont l’occasion de pratiquer une pensée critique et d’accéder à une voix (Payet, 2017 ; Payet et al., 2008) pour exprimer leur point de vue, et encore moins ont la chance que cette voix résonne dans l’espace public. Il est de la responsabilité d’une école démocratique, préparant à une société juste et solidaire, de créer de telles occasions. La pensée technocratique qui nous gouverne accorde toute la légitimité et la confiance aux experts et fort peu aux individus ordinaires, et parmi ces derniers aucunement aux enfants. Pourtant ils habitent le même monde et éprouvent au quotidien les conséquences de nos choix, funestes pour une partie d’entre eux. Considérer que dix ans est un âge trop jeune pour réfléchir au fonctionnement inégalitaire de nos sociétés relève de la même logique qui enjoint les adultes de remettre leur jugement entre les mains des experts. L’idée d’une progressivité dans le droit à la critique constitue une illusion savamment entretenue. Car des enfants peu autorisés et peu entraînés à la critique font des adultes peu intéressés et peu habiles dans le maniement des idées concernant le bien commun. Le système a-t-il intérêt à entretenir des « gens qui dorment », qu’il est bien plus facile de gouverner ? Certes, mais l’école ? N’est-elle que le reflet de la société, de ses travers et ses mensonges, ou n’a-t-elle pas le devoir de former des individus en capacité de penser par eux-mêmes, et non pas seulement « comme il faut », comme il est convenu de penser ? N’est-ce pas là le rôle de l’école d’équiper les enfants de ressources de résistance au conformisme et à l’instrumentation par toutes sortes de pouvoirs ? Et cette éducation morale peut-elle se suffire de leçons et d’injonctions ou ne nécessite-t-elle pas des expériences éducatives qui permettront aux enfants, maintenant et plus tard, de vivre des expériences sociales plus complexes et plus riches qui sont la base et le but de la démocratie (Dewey, 1916/2018) ?

Sans doute, pour « danser sur les tombes », faut-il retrouver un peu de l’enfance, de ses cauchemars et de ses rêves, de son désespoir et de son espoir, de sa tristesse et de sa joie. Nous avons, adultes, appris la distance salutaire mais aussi le désenchantement mortifère ; nous avons appris d’un même mouvement le réalisme et le cynisme. Nous y avons gagné le confort trompeur de l’indifférence au prix d’un immense sentiment d’impuissance. C’est ce pouvoir en sommeil que les enfants nous enjoignent de réveiller, au risque de souffrir, mais au bénéfice de notre humanité. Une éducation à la sensibilité, qu’ils ont reçue, expérimentée et qu’ils désirent à leur tour transmettre.  « Il n’y a pas d’âge pour changer », nous assure l’un de ces enfants.

 

Références bibliographiques

Dewey, J. (1916/2018). Démocratie et éducation. Paris : A. Colin.

Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard.

Freire, P. (1996/2013). Pédagogie de l'autonomie. Toulouse : Érès.

Honneth, A., (1992/2000). La lutte pour la reconnaissance. Paris : Cerf.

Korczak, J. (1928/2009). Le droit de l’enfant au respect. Paris : Fabert.

Payet, J.-P. (2017). Participation des élèves, justice scolaire et décence de l’école. Des dispositifs aux réalisations. In P. Haeberli, M. Pagoni et O. Maulini (Eds), La participation des élèves : effet de mode ou nécessité ? (pp. 27-38). Paris : L’Harmattan.

Payet, J.-P., Giuliani, F. & Laforgue, D. (Eds) (2008). La voix des acteurs faibles. De l’indignité à la reconnaissance. Rennes : PUR.


[1] Une analyse iconographique pourrait le démontrer.